Paul Ollendorff (p. 171-225).

VI

À madame veuve Virginie Héricourt,
chez Messieurs Lyrisse,
au Château des Ducs,
par Varangeville-lez-Nancy, en Lorraine.


Paris, ce 18 septembre, l’an 1814.


« Ma bonne Virginie, je compte que la malle-poste t’a ramenée sans aventure jusque en Lorraine, avec Omer ; et que tu as trouvé le château libre de Cosaques, comme nous l’avait promis M. de Talleyrand. Il serait inopportun et malséant de feindre au regard de toi. Je m’ébroue encore après toute une grosse querelle avec le comte qui ne m’a point celé son ennui de tenir la promesse de fiançailles entre notre Denise et mon Édouard. La chute de Buonaparte et le retour triomphal de Louis le Désiré ont brouillé ses opinions de l’an 1800, où il m’épousa encore qu’entachée de roture, et autant ses opinions de 1789 quand, à l’âge de jouvenceau, il baisait les mains au comte de Mirabeau à la grille de l’Orangerie de Versailles. Il ne parle que de son émigration, de son voyage à Coblentz. L’hôtel est rempli de messieurs revenus d’Angleterre par la dernière marée, et qui se pavanent en redingotes à la La Rochejaquelein avec un sacré-cœur de drap rouge cousu sur la poitrine, comme si les soldats de Blücher n’avaient besogné qu’en manière d’arrière-garde, pour l’invincible armée des chouans. Mes sièges d’acajou neuf sont tout écorniflés par les guêtres de peau de bique, les souliers à clous, et les sarraux bis de tel et tel qui se vantent d’avoir combattu les Bleus avec les Vendéens du Bocage, qui penseraient tout perdre de leur loyalisme envers le trône et l’autel s’ils négligeaient à cette heure de s’affubler à la manière des partisans. On calcule pensions et compensations. C’est la curée chaude dans les antichambres de Monsieur Frère : et, de par suite, chez nous qui dépendons un tantinet de sa maison. Je te baille cet avis pour ta gouverne : car tu recevras sans doute en ce même courrier un message de mon époux par lequel il t’invite à envoyer Omer au collège, chez les jésuites de Saint-Éloi, où il retrouvera Émile et Édouard. Demain une Bernardine doit emmener, à la maison mère d’Esquermes-lez-Lille, Denise et ma Delphine, qui pleurent toutes les deux leurs fleuves de larmes à gros bouillons ; et moi, bête, avec elles. Je ne vois pas distinctement ce que j’écris, tant mes yeux se mouillent.

« Cependant rien ne fléchira la volonté du comte, qui est bien un dur Praxi-Blassans, si nous ne convenons de nous soumettre d’abord aux desseins de son ambition. Par ailleurs nous avons, toi et moi, trop de religion pour ne point embrasser la cause qui plaît à Dieu ; et pour ne point aider, dans la mesure de nos faibles forces, au triomphe de Notre Sainte Mère l’Église sur les athées et les régicides. Mon frère Augustin est venu des premiers à récipiscence. C’est décidément lui qui aida Marmont à rassembler, sur la route de Versailles à Fontainebleau, les troupes qui, après leur sédition, s’en retournaient devers Buonaparte en criant qu’elles ne voulaient point abandonner leur Empereur et qu’on les avait conduites par trahison, la nuit, dans les lignes de la Sainte Alliance. Monsieur l’abbé de Pradt a chaudement embrassé mon frère au retour, et l’a prié à déjeuner avec l’état-major du duc de Raguse, dont il sera d’ores en avant, ce qui lui vaudra bien du lustre. Sa chère Malvina triomphe du nouveau titre, bien qu’elle ne cache pas assez son faible pour le Buonaparte, ce qui pourrait nuire à la longue. Enfin, je t’explique par le menu la situation, dans l’idée que tu ne t’opposeras pas, sans raisons meilleures, aux visées du comte. Il serait capable de détruire sans rémission notre grand espoir d’unir nos deux enfants, de les voir s’aimer sous nos yeux quelque jour, comme nous avons adoré notre Bernard, toi avec un cœur d’épouse et moi avec une âme de sœur. Quelle loyauté, quelle grandeur de caractère avait notre héros ! Dans ce chaos d’intrigues et de commerces où notre société vit, depuis cinq ans, faubourg Saint-Honoré, son image m’est plus chère. Je pleure des larmes de sang devant son portrait. Je nous vois encore dans le château de Moravie où nous le retrouvâmes, le lendemain de la bataille d’Austerlitz, quand notre chaise de poste l’eut joint au milieu de ses dragons. Qu’il était beau, tout rayonnant de sa victoire ! Ses balafres lui composaient une manière de bandeau royal. Tu te souviens ? Alors, j’assistai à vos nobles effusions. Alors, je pus embrasser votre brûlant amour. Alors, je pus respirer vos souffles de volupté légitime. Je fus presque aimée autant que toi ma Virginie ! Tu le souffrais. Ton âme généreuse comprenait mon émoi. Au retour, tu portais dans ton sein le fruit d’une si touchante ardeur. Moi je ne rapportais qu’un souvenir ineffaçable et dont je brûle encore par les mille feux d’un regret atroce.

« Oh ! Cruelle Bellone, pourquoi ta fureur s’est-elle attaquée au plus chéri des frères ? pourquoi la vie du héros devait-elle être brisée dans sa fleur, par le hasard du canon, sous les murs de Presbourg ? Il ne me reste que notre Denise, sa fille, conçue de lui et née de toi, ma Virginie, en même temps que naissait mon édouard. Ne craignons point : l’un et l’autre ont toujours les mêmes yeux clairs de la petite bavaroise qui fut son amour de guerre : ces yeux qu’il dessinait à la sépia, d’après toi qui ressemblais à l’inconnue, toi, qu’il a choisie pour ce souvenir, sans doute… leurs yeux prennent le même éclat à mesure que leurs corps grandissent. Tu verras ! Nous vieillirons heureuses si ces yeux-là s’éblouissent par les regards d’un amour que nous leur aurons préparé, et que nous saurons ressentir en le voyant éclore. Ah ! Chère Virginie, à Dieu ne plaise que rien puisse anéantir notre espoir de cette heure-là… je te baise les joues bien fort, ma bonne. " Aurélie, comtesse de Praxi-Blassans. " à madame veuve Virginie Héricourt chez Messieurs Lyrisse, au château des ducs, par Varangéville-Lez-Nancy, en Lorraine : " ma belle-sœur, s. M. Le roi Louis Xviii désire connaître clairement les fidèles de la première heure ralliés aux principes de l’ordre et de la religion. Il importe que les nôtres donnent l’exemple de la confiance dans l’éducation chrétienne. S. A. R. Le comte d’Artois ne manquera point d’octroyer les faveurs de sa haute protection aux membres d’une famille amie du trône. Je ne doute point, ma belle-sœur, que vous n’obtempériez au commandement suprême, s’il vous tient à cœur de voir, dans l’avenir, votre fils et les miens pourvus de la bonne façon. Je n’ai point sujet de craindre que Buonaparte rétablisse jamais ses affaires. Dès ce jourd’hui l’enseignement de l’université donnera de mauvaises marques aux enfants qu’elle dérobe aux leçons de notre sainte mère l’église. Mes attaches avec M. Le prince de Bénévent et M. de Montesquiou sont garants de mon influence dans les conseils ; et, soit que vous destiniez mon neveu à la carrière ecclésiastique, ainsi que le mandent vos lettres, soit qu’il brigue une charge dans la magistrature royale ou un grade dans l’armée pour y suivre son oncle Augustin que sa majesté doit appeler sous peu à l’état-major de M. Le duc de Raguse, j’estime que la souveraine bienveillance aplanira seule et d’une manière satisfaisante les obstacles des débuts.

« Augustin Héricourt se range à mon avis, de même que la comtesse Aurélie de Praxi-Blassans. Apprenez qu’elle me renouvelle à toute occasion sa requête de fiancer, dès qu’ils seront en âge, votre fille Denise et mon fils Édouard ; elle maintient son intention de réaliser la dernière volonté de feu votre mari, son frère bien-aimé. Encore que je demeure petitement enclin aux nouveautés de ces unions entre gens de roture et personnes nées, j’aurais mauvaise grâce à me départir du respect que je dois aux vœux de la comtesse et aux motifs honorables qui les déterminent. Mais, de par cela même, j’entends m’arroger le privilège de considérer mon neveu Omer Héricourt tel que dépendant de mon autorité. Le soin de son éducation me touche vivement, car le frère de ma bru ne saurait d’aucune sorte se dérober aux traditions des Praxi-Blassans, que le pape et le roi de France eurent toujours à leur obéissance depuis l’an 1467. Dès lors, il est dans mes projets que mon neveu entreprenne les mêmes études que mes deux fils, Émile et Édouard, et au même collège, sous la règle des Pères Jésuites. Dans le même temps, nos chères Denise et Delphine seront confiées aux soins pieux des bernardines d’Esquermes-lez-Lille. Au cas où cette éducation commune de nos filles et fils aurait produit les résultats attendus, il nous serait loisible de songer au vœu si respectable du mort, lequel ne doit point manquer, à Dieu plaise, de servir de but à nos bons vouloirs.

« Caroline Cavrois a dû vous faire assavoir que les Pères Jésuites de Saint-Acheul en Amiénois forment le projet de fonder une succursale de leur maison à Saint-Éloi-lez-Arras, qu’ils se doivent fournir de blés et farines aux Moulins Héricourt pour les vivres de toutes leurs communautés, qu’ils sont d’ores et déjà en posture d’exercer par toute cette province la prépotence. Je vous laisse à priser au juste ce que pourra valoir, dans l’intérêt de nos Moulins Héricourt, leur amitié. Prenez donc, je vous prie, vos dispositions pour retenir, dans le coche d’Artois, la place de mon neveu. Je n’ignore point que vous éprouverez d’abord de la difficulté à persuader son bisaïeul, qui en est encore à ses imaginations d’illuminé allemand. Avancez que je m’oppose aux fiançailles entre Héricourt et Praxi-Blassans, si mon neveu se refuse à mes disciplines dans ce moment, et que vous ne sauriez ainsi aller à l’encontre de mes desseins, à moins de faillir aux devoirs les plus sacrés d’une épouse, d’une veuve et d’une mère. Force lui sera bien de céder et il rejettera son humeur sur le Sénat impérial qui s’est vendu plaisamment aux Bourbons.

« Sur quoi je vous salue, ma belle-sœur, et vous souhaite de vous porter mieux.

« Gaëtan, comte de Praxi-Blassans. »

VII

Aux pieds de la vierge Marie, entourée de feuilles en papier d’or que les Pères changeaient vers les dates de Noël, de Pâques et de la Fête-Dieu, Omer Héricourt, dix années durant, chaque matin, entre le mois d’octobre et le mois d’août, fit la génuflexion prescrite.

Avant et après cette dévotion, par méthode, il résumait le souvenir de la veille, l’espoir et la crainte du jour. En plâtre clair, les mains ouvertes, et la figure sans expression, la statuette évoquait plutôt, pour lui, quelque Fatalité antique, derrière la vitre ogivale qui la murait, elle et ses roses de carton, dans la niche bleue. Briser cette vitre, toucher la Mère divine, essuyer la poussière sur les plis rigides du manteau, secouer les rameaux artificiels, ce fut longtemps l’envie de l’écolier : au contact des doigts, le mystère se fût sans doute éclairci, que la religion célait sous cette apparence matérielle.

L’image occupait la place médiane au mur occidental du long corridor qui joignait l’escalier du dortoir et les salles d’étude, au rez-de-chaussée. Encore frissonnants de l’eau d’hiver où ils avaient à la hâte baigné leurs figures, Émile, Édouard De Praxi-Blassans, Dieudonné Cavrois, une trentaine d’autres garçons passaient là par groupes, chuchotant ; ils saluaient, moins fiévreux qu’Omer, pensait-il, la sainte vierge impassible. Lui se félicitait de son émoi constant.

D’abord, en la personne sacrée, il incarna la compassion de sa mère. Elle pensait à lui, probablement, dès cette heure matinale, dans le lit, au château de Lorraine, bien qu’à l’ordinaire elle dormît tard, puis, entre les draps, jusque vers midi, lût de pieux ouvrages, ou revisât des comptes agricoles. D’elle, il regrettait tout, la douceur et la sévérité même ; il regrettait aussi les fables maçonniques du bisaïeul, les câlineries de Céline, l’indépendance de Médor, la docilité de l’âne. Omer se voyait toujours, étranglé de sanglots et piqué de larmes brûlantes, au moment de quitter sa mère dans la cour du relais. Elle aussi pleurait, en ses habits d’éternelle veuve. Il gardait la vision de la pauvre figure pâle, sèche, rougie aux paupières, et tout entourée de boucles grisonnantes que serrait une mantille noire, à cause de fréquentes névralgies. Avec le geste même de la Sainte Vierge écartant ses mains pitoyables, Mme  Héricourt avait regardé fuir le bruyant attelage. Cette compassion, Omer Héricourt la reconnut longtemps aux yeux et aux lèvres de plâtre. Leur expression impersonnelle permettait qu’on y logeât toutes celles imaginaires.

Dur apprentissage fut la vie de collège. Les Pères n’usaient pas d’indulgence. Ils portaient des calottes noires hexagonales et surmontées de houppes ; cela se repliait en la forme d’un carnet et se glissait sous la couverture d’un bréviaire, quand ils entraient à la chapelle : et, de même que leurs coiffures, ils repliaient alors leurs physionomies et leurs caractères. Abîmés dans les oraisons, ils ressemblaient aux saints François et aux saints Ignaces des images pieuses. Un rayon solaire n’allait-il pas jaillir du vitrail où trônait Dieu et découvrir, sous la soutane instantanément consumée à cette place, un cœur ceint d’épines, orné d’une petite croix ? À certaines heures d’été, ce rayon jaillit, frappa de lumières violettes, rouges, orangées, les mains jointes des saints hommes, leurs visages extatiques, ou leurs corps prosternés.

Mais, au dehors, la calotte dépliée, replantée sur l’occiput, ils redevenaient des maîtres alternativement doucereux et sévères, les uns bedonnants, bavards, les autres étiques, muets. Ils reniflaient du tabac, confondaient leurs chapelets et leurs mouchoirs de couleur, s’ils les tiraient vite de la poche après l’éternuement. Leur barbe de plusieurs jours hérissait leurs joues. Ils laissaient après eux le sillage d’une odeur rance.

Sournois et patient, le père Corbinon enseignait les grammaires. En classe, il s’adossait à la muraille ; il enfonçait les poings dans sa ceinture à franges, et là, deux heures durant, il eût fait redire mille fois à Omer debout, l’ablatif pluriel de soror, marmor, puer, indoles le duel de vingt mots grecs choisis, l’aoriste de trois verbes irréguliers, ou soixante-huit vers omis du Jardin des racines grecques, sans que fléchit une seconde cette obstination froide, cruelle et sûre de vaincre. Le maître n’expliquait rien, ne commentait pas. Sa mémoire vérifiait, dans les mémoires des élèves, le bon état de syllabes enseignées par séries de déclinaisons, de conjugaisons. Il fut le tortionnaire de la vie. Les apparences du monde disparurent derrière les formes des génitifs douteux, les accusatifs des régimes au verbe introuvable, les solécismes inopinément apparus dans la phrase longtemps travaillée et d’une correction si probable ! Quand naissait, aux sourcils gris du père Corbinon, une ride angulaire, quand les deux branches se creusaient en divergeant vers la racine des cheveux drus, Omer pressentait sa faute.

― Cherchez le solécisme, je vous prie, monsieur ! commandait la voix sèche.

À chaque hypothèse de l’enfant :

― Non ! Grognait le maître.

En silence, la classe haletait devant la peine qui allait choir à la victime ahurie. Omer renonçait à la recherche difficile, car, tout à coup, transparaissaient, entre les lignes de sa copie, le château de Lorraine et les arbres en fleurs d’un printemps, le bond de Médor vers le vol du merle, enfin maman Virginie étendue sur le sofa dans le salon des colonnes, Céline chaude et son gros baiser humide, l’âne au trot par la rue ensoleillée du village, le cabinet jaune du bisaïeul, ses livres d’images, ses amicales gronderies, la lyre d’Orphée, les breloques maçonniques et le petit temple de bois… oh ! La terrible initiation du collège, plus atroce que celle de Moïse aux souterrains de Memphis ! Le silence persistait dans la classe lugubre, badigeonnée d’ocre. Entre les pupitres écornés, marchant de long en large, le père Corbinon ne se pressait point ; il regardait l’averse oblique rayer les fenêtres nues. Il allait jusque-là, revenait, repartait, sans impatience ni colère. Enfin la voix sèche interrogeait : ― combien notre-seigneur est-il tombé de fois sur le chemin du calvaire ? ― trois fois ! Répondait sourdement l’élève certain du pensum. ― eh bien, monsieur, vous copierez trois fois à genoux pendant la récréation, sur le banc du préau, le paragraphe 38 de la grammaire latine ; et vous offrirez cette peine au seigneur, en le remerciant de vous éprouver ainsi !… Monsieur Pierquin, quel est le solécisme ? Omer lâchait enfin le soupir de son angoisse. C’était une honte terrible que de rester ainsi muet parmi le silence de la classe, un gros quart d’heure parfois. L’ignorance du patient semblait au pilori. Il croyait au mépris des quatorze condisciples épars devant les tables et qui remuaient avec précaution les pages des cahiers, ou bien étouffaient le grattement des plumes d’oie. Hors de la classe, le père Corbinon recommandait certains exercices bizarres, comme d’aller, en hiver, nu-pieds, au lavabo, pour contraindre la délicatesse naturelle à subir les tyrannies de la volonté. Aux récréations, il exigeait des jeux violents, relevait un pan de sa soutane, courait, en dépit de ses quarante ans, aussi fort qu’Émile lui-même, le champion des barres. En aucun cas il ne pardonnait, ni ne remettait une punition.

― Il est déshonorant pour un homme d’implorer la miséricorde d’un homme, et pour un chrétien de prétendre éviter les châtiments de la Providence. Veuillez vous mettre en état, monsieur d’expier courageusement votre faute !

Ce fut par la terreur d’abord que cet homme domina l’esprit d’Omer et le munit d’impressions durables. L’enfant s’étonna de cette puissance contre quoi les autres jésuites et le supérieur lui-même étaient certainement dépourvus de toute force. Aux visites de l’évêque ou du Provincial, le Père Corbinon ne modifiait en rien la teneur de son cours. Insoucieux des erreurs grossières qu’il relevait, la mine sereine, il interrogeait, devant eux, l’élève faible. Ces potentats le prièrent respectueusement eux-mêmes de s’adresser à de meilleures mémoires. Lui semblait avoir le dédain de leur jugement, alors que tous les autres Pères s’enfiévraient pour les séduire en faisant valoir la récitation des disciples hors ligne, ou leurs brillantes méthodes pédagogiques. Cette indépendance singulière, point affectée, certaine, parut au jeune Omer un exemple de vie. Quelle ruse maîtresse cachait cette apparence ? D’après l’avis général, le père Corbinon gouvernait le collège. Aux vacances, il faisait quelques longs voyages. De Rome, de Vienne, de Madrid il rapportait des souvenirs qu’il racontait pendant les repas, au réfectoire, tout en mangeant avec gloutonnerie, fût-ce la soupe aux lentilles, le hareng au beurre et les haricots des mercredis, vendredis et samedis, jours maigres.

Omer s’expliquait mal qu’il méprisât les délicatesses de la nourriture : la quantité seule plaisait à ce dîneur étrange. Caroline adressait-elle au professeur de ses neveux, de son fils, une corbeille de victuailles, dindes miraculeusement truffées et rôties, poissons rares, vins de choix, primeurs ; c’était leur abondance qui délectait le Père Corbinon :

― Remercions la fécondité de la Divine Providence. Il faut se réjouir avec les fruits de la terre que Dieu créa pour donner aux hommes la communion perpétuelle de son corps et de son sang qui sont l’univers lui-même. Ce que nous prêtons de qualités aux mets vient de nous, de notre nature misérable et pécheresse ; les raffinements sont inspirés par le Diable qui nous induit en faute, qui nous amollit le cœur en y insinuant non pas le mal seul, mais encore la science du mal…

Et il intimait rudement l’ordre de se taire à Dieudonné Cavrois désireux de vanter la succulence d’une meringue.

Au bout des cours, il y avait un parc. Des pelouses larges s’étalaient entre des charmilles ; des quinconces bornaient leurs angles. Là bondissaient les sphères des ballons que les pères expédiaient au ciel par de vigoureux coups de pieds. Leurs manches retroussées laissaient voir les bras velus gonflés de veines. Ils tapaient aussi dur que les collégiens. Leurs éclats de voix n’étaient pas moins francs, si le maladroit culbutait, s’il recevait en plein visage le ballon. Omer étant tombé certain jour, étourdi jusqu’à ne plus rien percevoir que la vibration de ses os pendant une bonne minute, se retrouva dans une ronde formée par le Père Corbinon, de qui les gambades en bas reprisés soulevaient la soutane verdie, par le Père Anselme, de qui voltigeaient les boucles angéliques sur un col gras, par le Père Vadenat, secouant sa bedaine au rythme des sauts, par le Père Gladis, petit comme un gnome des légendes et qui chantait alors de tout cœur : « Vive Henri IV !… » Et bien que le sang coulât de ses narines, l’écolier dut rire de leurs masques en sueur, vraiment drôles.

Dieudonné Cavrois était leur victime ordinaire. Ils le criblaient de brocards, giflaient à la moindre occasion ses reins énormes, ou pinçaient les lourdes, les grandes joues de Caroline, déjà léguées à la face de son fils.

Les larmes aux cils, Dieudonné parfois allait gémir contre un arbre, la tête dans le bras. Mais on découvrait bientôt la consolation de ce chagrin : d’une main prudente, le boudeur sondait sa poche, et en retirait secrètement quelque friandise qu’il portait à sa bouche.

― Donne-m’en ! commandait Édouard, volontaire et âpre. Donne-m’en !

Le gros enfant tournait sa figure enflée, de coin, par la mastication ; il refusait de la tête, les poings en avant. Tous deux se battaient en silence, jusqu’à ce que Dieudonné succombât et fût dépouillé par Édouard, toujours victorieux. La nature de celui-ci était ardente et colérique. Quand le Père supérieur proclamait les notes et les places, Édouard, s’il se jugeait mal loti, trépignait, en proie à la rage. Les autres classes entendaient ses hurlements. Il fallait que deux jésuites le prissent aux bras et aux jambes, l’emmenassent au dehors, sous la pompe, afin de lui rafraîchir le visage. Tout lui devait appartenir : les meilleures récompenses, les sucreries des camarades, les plus beaux habits. Chaque mois environ, il recevait de sa mère un costume neuf, et l’endossait. Vaniteux, il démontrait alors les règles de l’élégance aux petits campagnards ébaubis.

― Voilà tout mon père ! Disait Émile de Praxi-Blassans.

Aux jeux, Édouard était le cocher de la diligence imaginaire, le Napoléon des troupes, et, vigoureux, rossait les aînés mêmes, quelquefois les Pères.

Eux lui pardonnaient en faveur de sa dévotion fort ardente. Il gardait, dans une boîte en velours bleu, qui s’ouvrait à deux battants, un crucifix d’ivoire ; le divin emblème occupait, à l’intérieur de son pupitre orné en manière de chapelle, la place centrale, parmi les livres. Sous la tablette levée du meuble. Édouard restait immobile de longs moments. Plusieurs fois, le Père Corbinon crut au dressage clandestin de vers à soie, à la lecture d’un livre défendu, à la confection secrète d’une tartine. Assourdissant le pas, il fondait sur le dévot sans être entendu. L’autre éloignait alors ses deux mains jointes de ses lèvres qui murmuraient la prière :

― Quoi ? Je demande à Jésus le sens du distique ! répondait-il brusquement.

Le Père Corbinon reprochait en vain cet abaissement de l’idée de Dieu. En fait, Jésus renseignait son fidèle : Édouard De Praxi-Blassans obtint presque toujours l’une des trois premières places.

Pour Omer, il se montrait fraternel, le louait de vouloir devenir évêque. S’il n’était solennellement engagé, par le désir de sa mère et du mort, au mariage avec Denise, le pieux disciple eût choisi cette profession. Mais il admettait un devoir de famille, celui de perpétuer la vie généreuse du colonel Héricourt, idole de sa mère. Soldat, il conquerrait. Que la patrie fût encore foulée par les kaiserlicks et les Cosaques, lui chasserait cette canaille jusqu’à Moscou ; et son frère l’aiderait.


La première année, les ennuis de l’internat s’aggravèrent d’une brusque déception. À l’occasion de fêtes inattendues, il fut décidé que les élèves ne quitteraient pas le collège, mais y passeraient la quinzaine du repos pascal. De magnifiques processions à travers le parc, l’inauguration d’un jeu de longue paume, et les bombances autorisés avec les comestibles innombrables, présents des familles, apaisèrent le chagrin.

Les cours avaient été repris depuis une semaine lorsque le capitaine Lyrisse, un dimanche, se fit annoncer au parloir. Il demandait Omer, les deux Praxi-Blassans et Dieudonné.

Les cheveux gris du soldat l’avaient bien changé. Seul, Émile n’hésita point à le reconnaître.

― Omer !… Omer, comme tu es grandi ! ― disait le svelte parent, botté à l’écuyère.

Il enleva le petit homme, le serra contre son plastron amarante et l’embrassa rudement :

― Gresloup ! C’est lui, c’est le fils de Bernard !

Un autre officier, court et trapu, sous un manteau blanc, sortit de l’ombre :

― J’aimais beaucoup votre père, monsieur, qui était mon colonel. Un caractère admirable !… Je suis heureux de vous voir.

― Omer, ― reprit le capitaine, ― me reconnais-tu, mon cher petit ?… Tu ne m’as pas vu depuis deux ans. J’ai été en Russie… J’ai bien souffert, va, dans les casemates de Grodno…

― C’est toi, mon oncle, qui es revenu de Moscou dans une charrette ?

― Mais oui, mais oui… Tu sais cela ! À la bonne heure… Es-tu content que l’Empereur soit en France ?

― Oui, ― dit à tout hasard Omer, qui ne comprenait pas, ― je l’ai vu entrer par la porte Saint-Denis.

― Non, non, tu as vu entrer le Roi, pas l’Empereur ; je te parle de l’Empereur Napoléon !…

― Ah ! fit Omer.

― Comment ! tu ne sais pas que l’Empereur a débarqué en France, qu’il est à Paris ?

― Mais oui, ― répondit Émile, ― le roi Louis a rappelé d’exil son lieutenant général Bonaparte, et lui a donné le commandement de ses troupes. Le Père Gladis nous l’a dit en récréation, jeudi.

Les deux officiers se regardèrent, puis sourirent derrière leurs bicornes, en se montrant de l’œil le jésuite qui surveillait le parloir, et qui soudain cherchait avec attention une page de son bréviaire. ― écoutez-moi, mes enfants, ― dit tout bas le capitaine : ― l’empereur est revenu ; et le roi s’est sauvé en laissant sur sa table, aux tuileries, le dîner tout prêt qu’a mangé Napoléon. Le roi est parti en oubliant sa bourse. C’est Mme Cavrois qui a fait prêter au comte d’Artois un million par la compagnie des moulins… si la tante Caroline le voit jamais, son million, les poules lui diront : " bonjour, ma chère ! " maintenant, nous allons combattre les valets des tyrans : les anglais, les hollandais, et les prussiens, en Belgique… et l’empereur m’a donné la croix… regarde, Omer… j’ai la croix de la légion d’honneur, le major Gresloup aussi. Et voilà !… hein, Gresloup ! Nous allons recommencer, avec Bonaparte repentant, l’œuvre de la révolution qu’il avait compromise, en 1810, dans une heure de folie. Nous sommes venus vous embrasser avant d’aller mettre à la raison les engliches ! à bientôt ! ― emmenez-moi, monsieur ! ― pria le petit édouard. Je suis très fort, vous savez… ― moi, ― dit Omer, ― je sais monter à âne : c’est comme à cheval… emmène-moi, mon oncle… ― et moi donc, ― renchérit émile… ― patience, patience !… on vous prendra. ― pourquoi n’es-tu revenu qu’aujourd’hui, mon oncle ? Maman t’attendait tout l’été. ― ça sentait trop le cosaque en France !… j’ai voyagé, j’ai été voir des amis en Espagne, à Naples… aux vacances, je t’emmènerai avec moi, si tu es sage… écoute… voilà une lettre de ton bisaïeul ?… ne la montre pas aux curés… hein ?… lis-la tout seul… tu ne l’as pas oublié, le vieux ? ― oh ! Non ! ― je le lui dirai… il sera bien content. Il est solide, le gaillard !

Cependant la cloche sonna, dans la chapelle, pour l’office du mois de Marie, et les dragons durent partir. Cœurs gros, les enfants virent disparaître les habits verts, les épaulettes d’argent, les plumets rouges. Ils écoutèrent tinter les éperons et les sabres. Ensuite, ils goûtèrent aux bonbons apportés par le visiteur. Quand ils proclamèrent, dans la cour, la fuite du roi, les jésuites assurèrent que les officiers avaient prétendu faire une plaisanterie très drôle. De Gand, le Roi dirigeait la guerre, tout simplement.


Il gouvernait sans conteste au palais des Tuileries, dès les vacances, malgré que les troupes françaises eussent été vaincues à Waterloo. Ce fut seulement de la tante Caroline, aux Moulins Héricourt, que les collégiens apprirent toute la vérité des Cent Jours, l’exil de Napoléon.

La tante Caroline reçut alors Mme  Gresloup qui ramenait de Bruxelles, dans une berline, au pas, son mari blessé, enfin transportable. L’étrangère était une grande dame élégante et mince, habillée à l’anglaise de robes plates et de petits chapeaux pareils à celui de la duchesse d’Angoulême, lors de l’entrée du roi. Pour l’épouser veuve, le major Gresloup avait soudain quitté, en 1810, les escadrons. Née dans un chou de leur jardin à Paris, rue Saint-Florentin, leur fille était un bébé rieur et chancelant qui pleura beaucoup lorsqu’elle sut le mal de son père.

― C’est un jacobin, un philadelphe, un fou… le pauvre homme ! Grommelait Caroline étalant des draps propres sur le lit de la chambre qu’elle lui préparait avec le secours d’une vieille servante familière. Cavrois, savez-vous bien, Brigitte, mon pauvre Cavrois a dû le sauver déjà quand le général Mallet s’est laissé prendre et fusiller à Grenelle. Un tantinet de plus, et le major faisait nombre dans le peloton des condamnés. Oh ! ces jacobins, ils ne resteront jamais tranquilles, il en renaît toujours et partout. Uno avulso, non deficit alter… Allons, traduis-ma ça, marmouset !

Elle aimait toujours citer le latin, qu’elle avait appris pendant la Révolution, d’un moine proscrit recueilli par son père et caché aux Moulins. Son neveu savait la satisfaire assez rarement.

― Tu ne seras jamais évêque si tu n’apprends pas le latin !… Enfin, tu l’apprendras… Tu marcellus eris !

La berline arriva sous une averse. Omer croyait voir un dragon sanglant et tenant à la main le tronçon brisé du sabre. Il ne reconnut pas un officier, dans ce gros homme que les meuniers tirèrent avec précaution de la voiture. Comme le général Lyrisse au retour de Leipzig, il avait une barbe hirsute, autour de sa mauvaise mine ; en un endroit, de la lèvre à la narine, elle n’avait plus repoussé sur les traces d’une cicatrice ancienne.

Un bonnet de police vert, galonné d’argent, était le seul vestige d’un uniforme que remplaçait une robe de chambre à rayures écossaises. On le monta difficilement, couché sur la civière, par l’escalier trop étroit.


De toutes les vacances, on ne l’aperçut. Muette et triste, Mme  Gresloup se promenait, le matin, et cueillait à son intention des fleurs.

― Si tu es soldat, tu auras mal, comme papa, dit un jour la petite Elvire, s’arrêtant de plonger dans la cuvette sa poupée déteinte.

De savoir son camarade futur évêque, elle eut de la surprise et de l’admiration.

L’été passa vite, en jeux divers. Édouard enlevait les forteresses de terreau que défendaient ses cousins. Dieudonné Cavrois dormait toujours, durant que la salive filait sur son menton. Il avait eu des prix nombreux.

Omer les bénissait tous, arborant pour dalmatique un vieux tapis, pour crosse un bâton, pour mitre un papier jaune. Denise Héricourt et Delphine De Praxi-Blassans imitaient les chantres. Leurs poupées étaient les dévotes très sagement prosternées.

Il était drôle d’aller voir, sur le polygone d’Arras, manœuvrer les Englisches écarlates avec des épaulettes en boudin, de grands shakos difformes et des pantalons flottants. D’autres avaient les genoux nus sous une jupe à carreaux, et des bonnets à grosses chenilles vertes. Coiffé d’un petit bicorne plat, cuirassé de galons d’or, un des officiers tendit les mains, gentiment, pour y attirer Elvire :

― Dire bonjour, s’il vous plaît… baby ?… moi aussi, avoir des babys, en Angleterre… Dire bonjour… baby ?…

Émile De Praxi-Blassans, qui comptait environ quinze ans à l’époque, prit brusquement la main de son amie et l’entraîna loin de l’étranger. L’officier rit de bon cœur. Omer sentait en soi tout son être se rétracter pour la fureur, contre les valets des tyrans.

Ensemble, Émile De Praxi-Blassans, Omer Héricourt se promirent de prendre les armes, dût-on oublier l’orgueil d’être évêque, ou bien ambassadeur. Seul, Émile se voulait général pour toute la vie, comme Turenne et Bonaparte.

De ce vif émoi, de cette rencontre avec l’ennemi, maître du sol français, Omer garda toujours un souvenir qui le grandissait à ses propres yeux. Il lui plut que la petite fille eût été soustraite par Émile et lui aux amabilités du vainqueur. Cela convenait à son propre caractère qu’il voulait chevaleresque.

Lors des vacances suivantes, Elvire séjournait encore aux Moulins avec sa mère. Mme  Gresloup revenait de Londres, où elle allait annuellement s’enquérir des rentes produites par un domaine affermé dans le pays de Galles. Le major et l’oncle Edme Lyrisse, mis à la demi-solde, voyageaient alors sur l’Océan, du côté de Sainte-Hélène. Ils essayèrent d’enlever Napoléon, à Hudson-Lowe. Cette longue absence fit demeurer la petite fille et sa mère près de deux ans chez la tante Cavrois ; elles lui payaient pension.

La bonne humeur d’Elvire et sa gentillesse malicieuse conquirent doucement l’intérêt du jeune garçon. Elle le préférait aux cousins, au grand Émile trop sévère, et qui préparait ses examens de Saint-Cyr, à Édouard trop turbulent qui la renversait parfois et se moquait d’elle, au gros Dieudonné Cavrois qui la méprisait brutalement, et lui volait des friandises. Pensant hériter d’un devoir, Omer consolait et protégeait la fille du major qui avait servi dans le régiment du colonel Héricourt.

L’oncle Edme ne reparut que pendant les vacances du troisième été. Des soleils lointains l’avaient bruni. La peau s’était séchée contre les os de sa rude figure vivante. Il maniait une tabatière d’or niellé dont les arabesques, insignifiantes à première vue, dissimulaient le dessin d’un aigle. Il le fit remarquer à l’attention des collégiens, ouvrit la boîte ; elle contenait du sable grisâtre…

― C’est la terre de Sainte-Hélène ? dit-il religieusement.

Et il ne permit pas d’en prendre. Il revenait de l’Île, avait vu de loin la maison de l’empereur, sans pouvoir approcher. Les enfants comprirent mal son émotion. Il s’en indigna, pesta contre ceux qui ôtaient l’envie de la gloire aux jeunes Français ; il frappa du poing les vieux meubles recouverts de leurs housses à fleurs. Omer écouta seulement le récit de la chasse donnée par une frégate anglaise au trois-mâts du capitaine, qui narrait en s’aidant de gestes énergiques. Les cousins Praxi-Blassans, d’abord s’enthousiasmèrent pour l’aventure et le héros. Dieudonné Cavrois interrogeait sans cesse. Omer ne sut lequel imiter. Bientôt il dut répondre personnellement aux mille questions du soldat déclamateur, qui espérait tout d’un Héricourt, même, dans l’avenir, la révolution.

À se voir soudain pourvu d’une pareille importance, en dépit de ses douze ans, Omer Héricourt gagna de la vanité. Ses cousins, jusqu’alors dédaigneux de lui plaire, regardaient avec des yeux d’admiration le fils du dragon impérial qui avait glorieusement péri, après de si beaux exploits dans les plaines germaniques. L’oncle Edme en savait d’innombrables et les racontait, en s’agitant, en brandissant des sabres illusoires, en imitant les voix de canons, les cris des fantassins, les galops des cavaleries. Sa redingote bleue voletait autour de sa taille mince. Ses bottes à revers faisaient sortir la poussière du tapis qu’il piétinait dans le salon de Caroline Cavrois, indulgente et occupée dehors. Il exaltait l’état militaire, l’honneur des officiers, la vertu des jacobins et distribuait des pièces d’argent à ses jeunes auditeurs s’ils promettaient de combattre, plus tard, pour le Roi de Rome. Ils n’y manquèrent pas, très sincères, imbus déjà de l’orgueil que justifierait, dans l’avenir, leur victoire. Éblouis de leur courage, ils rentrèrent au collège avec des mines de guerre et des esprits de révolte, car ils ne se rappelaient plus sans haine avoir raillé, durant les vacances, dans les rues d’Arras, les Anglais. C’était l’ennemi, c’étaient les séides des tyrans et les amis des Bourbons, ceux-là même qui les ramenaient de force dans la patrie de Mirabeau.

Cependant il fallut tout dire au confesseur, dès le premier samedi. Le père Gladis blâma l’imprudence des promesses faites. Omer savait-il quelle situation la vie lui réservait ? À moins de se fermer toutes les carrières honorifiques, celles du prêtre, de l’officier, du fonctionnaire, du magistrat, ne devait-il pas d’abord prêter serment au roi ? Alors, de quelle façon concilier les deux serments, sans déshonneur ? Il fallait choisir une méthode, s’y conformer ; les principes ne devaient pas fléchir ensuite. La pénitence fut lourde, l’absolution ajournée. Le Père appela l’étourdi tous les huit jours au confessionnal, et lui représenta la grandeur d’abdiquer ses goûts personnels devant la Loi qui permet la vie des civilisations. Comment à son âge pouvait-il juger avec discernement les raisons des partis ? C’était un péché d’orgueil précoce.

Omer Héricourt dut en convenir.

Au fond, il s’estimait capable de juger. L’oncle Edme attestait la foi jacobine du père mort aux champs de Presbourg dans sa lutte contre les tyrans. Les lois royales pouvaient-elles différer de celle qu’Orphée, Osiris et les dieux mythologiques avaient établie afin de grouper dans les villes les pasteurs sauvages des montagnes, les chasseurs de la forêt ; loi fraternelle que Moïse rapporta du Sinaï, que Lycurgue, Solon, Numa, d’après les textes mêmes des auteurs classiques, avaient prescrite aux héros de la Grèce et de Rome. Car les leçons oubliées du bisaïeul revenaient maintenant à la mémoire de l’élève, quand les maîtres expliquaient les livres de la Bible, les récits de Quinte Curce, d’Hérodote, de Cornelius Nepos, de Tite Live et de Xénophon. Rien de ces histoires précises ne démentait celles du bisaïeul, autrement curieuses et abondantes.

Alors Omer couva le secret de ses souvenirs. Tout ce qui lui fut enseigné de Babel, de Babylone, de Jérusalem et de l’Égypte éducatrice, il eut la satisfaction de l’avoir prévu avant les leçons du cours.

L’homme aux boucles angéliques et « au visage de dame blonde », comme disait Émile, le père Anselme, faisait le cours d’histoire avec enthousiasme. Épris à l’excès de l’antiquité grecque et latine, ainsi que tous les jésuites, il montrait comment, sous la transparence des faits, l’idée providentielle avait, depuis les origines jusqu’au siècle d’Auguste, conduit les volontés des peuples à lentement atteindre la vertu stoïcienne, avant la fraternité chrétienne, avant la divine conscience du bien suprême qu’enseigna le sauveur : « aimez-vous les uns les autres ». Le péché originel ayant jeté hors de l’Éden l’Homme tremblant et nu, il lui avait fallu se racheter par toutes les épreuves des histoires. Le soin de combattre les bêtes féroces et de poursuivre le gibier nécessaire à sa nourriture l’avait d’abord rendu cruel comme Caïn. Mais Abel était déjà la douceur, le pardon, la bonté de Jésus. Les deux frères avaient rivalisé : la force qui détruit et règne ; la loi qui rassemble et protège, qui perpétue la stabilité des États, épargne la vie des faibles, étend aux tribus et aux races les sentiments d’abord réservés à la famille. « Dieu sauvait les peuples à toute heure ! » criait le jésuite aux yeux extatiques, en attestant du doigt la gloire radieuse de l’amour céleste, plus loin que les solives du plafond. « Nemrod lutte contre la Providence et Jésus. Mais la victoire reste au principe du Bien et de l’Amour, au Sacré-Cœur du Fils ! » Revanche d’Abel sur Caïn, David tue Goliath et compose les Psaumes, le plus beau des poèmes. Il réunit les tribus autour de Jérusalem, et Salomon bâtit le Temple. C’est la première étape de la Rédemption. De la race de David l’Enfant doit naître dans l’étable pour offrir aux siècles un objet divin de piété.

À cela visait aussi la providence lorsque le tyran Jupiter crucifia Prométhée sur le Caucase : car Prométhée menaça du vrai Dieu les puissances ébranlées de l’Olympe. Et la Grèce développa son génie afin de créer l’esprit propice à la naissance du Messie ; elle enfanta Platon, le précurseur ; elle combattit les fils de Caïn, les barbares d’Asie, ces perses de Darius et de Xerxès, et, par Alexandre, les refoula. Avec les statues cahotées dans les chariots de son vainqueur Mummius, elle transmet à Rome son legs de philosophie, d’art et d’amour, ce pour quoi Épaminondas avait vaincu les brutes de Sparte. Le combat est long : le vautour qui ronge tous les Titans dévore toujours le crucifié du Caucase. Mais, imbus de l’esprit hellénique, récemment conquis, les capitaines de Marius et de Sylla terrassent les Africains de Jugurtha et les Teutons, les Cimbres. Cependant la Providence réunit sous la main de César le monde occidental.

Dans une leçon riche en merveilles d’éloquence, d’érudition, le père Anselme dépeignait l’énergie civilisatrice de César, et la puissance politique d’Auguste. Il décrivait la Voie Sacrée, sa bordure de tombeaux illustres, les matrones en litières d’ivoire à grands pans de pourpre, que portaient douze esclaves pris dans les douze races humaines, la vigueur d’une légion en marche vers Rome, brunie aux figures par le soleil éthiopien, tandis que les courroies des chaussures restaient rougies par les neiges du septentrion. Il évoquait la majestueuse intelligence du sénat et des stoïques, la culture des philosophes, le génie des architectes, l’universalité des dogmes signifiés par les symboles des temples innombrables, tous élevés sur des colonnes qui rappelaient les arbres de la forêt préhistorique : or, dans un coin de l’ergastule, le chrétien rongé de vermine tournait à vide la roue de bois. Ceci, par la force obscure de la pitié et de l’amour, allait en deux siècles conquérir cela ; sans prestige, par l’idée seule du pardon et de la fraternité. Un ange invisible et robuste tournait avec le patient cette roue de bois brut. Mais si vain que parût ce travail aux licteurs venant chercher la proie du cirque, l’archange et le martyr moulaient le grain spirituel du monde ; ils le réduisaient en la bonne farine du pain nouveau, le pain de vie que les moines partageront entre les pauvres, dix-huit siècles, au seuil des monastères, que les prêtres offriront à la Sainte Table pour réconforter la douleur humaine.

La voix du jésuite s’exaltait. Certainement, il ne voyait plus la classe ni les figures surprises des écoliers : son rêve rétrospectif contemplait l’effort réel de Dieu animant les empires, les Républiques, et faisant concorder pour le triomphe du Fils, le génie des savants, le courage des guerriers, les instincts des multitudes et les crimes des ambitieux.

Omer Héricourt demeurait béant d’admiration. Tout se révélait. Oui, oui ! Une seule pensée, depuis les origines, travaillait les âmes. Par d’autres voies le bisaïeul avait aussi conçu la même vérité. Les prêtres de Memphis avaient reçu leur mission de ceux de Babylone, lesquels la tenaient des sages hindous et thibétains fils directs d’Adam, et partis peut-être de l’Éden même. Memphis avait instruit Moïse, puis les Ptolémées qui portèrent la science à Jérusalem. Des juifs esséniens Jean-Baptiste acceptait la branche d’acacia, sceptre d’Abel, emblème de l’amour dont l’Homme-Dieu, comme la Révolution, éblouit les siècles.

Donc les deux thèses, l’ecclésiastique et la maçonnique, se combinaient. Le jésuite et le bisaïeul ne condamnaient-ils pas de même l’Empereur ?

Alors les machinations du capitaine Lyrisse ne valaient rien, si agréable que fût le héros à la parole franche et aux récits chaleureux. Omer résolut de ne se point dévouer aux Bonaparte.

Jusqu’à ce moment, le disciple n’avait que subi les leçons par crainte des punitions humiliantes. Son respect envers les maîtres s’adressait surtout à leur pouvoir. Songeant à leur devenir plus tard égal en cela, évêque destiné au gouvernement d’un diocèse, il ne s’indignait point de leurs blâmes, mais les souffrait malaisément. La fréquence des pensums dégoûtait sa vie. Copier vingt fois les temps d’un verbe pendant qu’au dehors crient et rient les camarades heureux, c’était la sensation dominante de l’internat. Il se faisait menu, sage, pour ne rien encourir de fâcheux. Son espoir ne dépassait pas l’envie de gagner la note passable, qui épargne des châtiments ; il se contentait de la place moyenne qui donne le privilège de ne pas être sollicité pour un effort majeur, ni vitupéré pour trop de sottise. Au chaud dans sa veste de drap, dans sa culotte collante serrée aux chevilles, il musait, le coude entre les livres salis, pensant au château de Lorraine, aux Moulins Héricourt que des prairies toujours fraîches environnent, qu’entourent les lignes des peupliers frissonnants, que traversent des manœuvres nombreux et actifs, qu’habite la tante Caroline Cavrois, si généreuse à table, offrant toutes ces victuailles exquises, abondantes, déchirées, mangées, dévorées, sucées à la guise de chacun, avec les doigts, la langue et les dents. À l’étude, il bâclait vite son devoir, et lisait indéfiniment le dictionnaire historique de l’abbé Moreri. Les légendes saintes, les hérésies bizarres, les aventures des rois, des empereurs, des généraux, des papes, des patriarches et des bienheureux l’amusaient. Enfin, la satisfaction de dormir compensait tout l’ennui du jour. De huit heures du soir à cinq heures du matin, nul pensum, nulle observation, nulle méchanceté de camarade butor, ne menaçaient l’existence pacifique. Dans cette étroite couchette, deux planches sur un châssis de fer, une paillasse et un lit de plume, Omer possédait le refuge inviolable contre les duretés des hommes.

Tout à coup la lumière jaillit dans cette ombre. L’histoire cessa d’être une succession de dates à savoir, de noms géographiques à retenir parce que les soldats s’étaient, là, pourfendus. La vie de la Providence apparut, fulgurante, éternelle et rapide. Du roc de Prométhée à la croix de Jésus, la colombe du Saint-Esprit ne prenait qu’un essor, illuminant les nuées, les multitudes, les villes et les temples. Tout être, toute tribu, toute nation participait à l’acte de Dieu. Les personnages de Moreri qui dormaient aux caves de la mémoire ressuscitèrent soudain, sanglants de leurs crimes, ivres de leurs triomphes, sacrés par leurs fois. Ils vinrent occuper leurs places dans le défilé des temps. Omer crut ressentir toutes leurs impressions de chasseurs, de guerriers, d’apôtres, de chefs, de fondateurs, de prêtres, de rois et d’empereurs. Mille vies célèbres furent les moments de sa vie. Il mena les hordes. Il conquit les butins. Il assembla les victorieux dans les camps que défendaient la hauteur du plateau, la profondeur de l’abîme, l’impénétrabilité du taillis, la courbe du fleuve. Une hutte s’éleva, puis deux, dix. Il érigea l’autel du feu sacré et l’entoura de gardiennes fidèles. Il apprit aux hommes à tresser des nasses pour capturer le poisson ; à semer et récolter. Il construisit un canot, et le fleuve fut descendu. Il condamna le parricide ; il asservit les maraudeurs. Sur la place, une pierre entourée de pieux lui servit de tribune pour prêcher l’union, la défense du sol et annoncer les découvertes des pasteurs. La cité grandit. Les captifs multiplièrent ses forces. La laine, puis le lin et l’or vêtirent les épouses. Au fond du souterrain, Omer enseigna les arts aux initiés tremblants. Dans l’ombre du sanctuaire la robe de Dieu flamboya. L’être incendia le buisson de l’Horeb et sa voix retentit entre les éclairs. Omer la répéta, et les peuples, à ses pieds, se prosternèrent. Relevés, ils édifièrent les temples, ils marchèrent aux combats sous des armures bruyantes, ils votèrent avec des cailloux blancs dans l’urne de l’archonte.

Les nefs aux proues en tête de cheval galopèrent sur les flots, rapportèrent la victoire, des nègres, des objets d’ivoire d’or et d’airain. Aux fêtes des solstices, les jeunes filles ornèrent de guirlandes le parvis et les colonnes, les vestibules. Les cymbales scandaient la danse. Les sénateurs en robes de pourpre applaudissaient l’éloquence d’Omer qui réclama la liberté du débiteur, prêcha la guerre aux tyrans, voulut le partage des terres entre les plébéiens.

Il recommença toute l’épopée des hommes. Et cela lui donnait une joie divine. L’ange de la providence soufflait du feu sur sa tête impie. Tel fut le bienheureux secret que couva sa mémoire.

Les soirs d’été, le Père Gladis désignait une à une les étoiles qu’il vantait selon leur vertu mythologique ou alchimique, Dieudonné Cavrois complétait souvent le discours de ce gnome exalté, invoquant Copernic, Newton, leurs systèmes ; jonglant avec les planètes et les soleils, par les gestes vifs de ses mains potelées. Souvent même, ayant préparé la leçon par avance, l’élève ajoutait aux dissertations enthousiastes du professeur. À compter le nombre probable des sphères, à chercher les figures formées par les lignes imaginaires qu’il tirait entre les points lumineux des constellations, celui-ci ne manquait point d’en venir à la géométrie, à l’algèbre. Dieudonné Cavrois composait de tête tous les calculs, sans avoir besoin de fixer les angles, ni les polygones, ni les arcs, ni les cercles à l’aide du carnet. Aussi le père Gladis adorait-il le gros gaillard, le protégeait-il contre les autres jésuites, et les camarades. Avec un tel moniteur, le gnome pouvait, à son aise, divaguer, et adresser à Bételgeuse des déclarations dignes d’être mises en strophes.

La passion étrange de cet ecclésiastique pour la science du ciel rappelait à chaque seconde celle du père Anselme pour les idées providentielles de l’histoire. C’était, en grotesque, la réduction de semblables enthousiasmes. Parfois le Père Gladis, à la fin des explications, sautait, deux ou trois fois en l’air, les mains tendues, comme près d’atteindre les visages clignotants des astres. Édouard aussi s’enfiévrait. Dans l’obscur, il griffonnait à tâtons des notes, ce qui lui faisait perdre la moitié des raisonnements. « Quoi ? quoi donc ? » criait-il impérieux. Il bousculait Omer, et Dieudonné, les autres, afin de se planter au premier rang de l’auditoire. Le Père Gladis recommençait docilement sa démonstration, comme il convenait à l’égard du fils d’un pair de France. Mais il n’omettait nul de ses spasmes lyriques, déclamant : « Tracez dans la poussière des mondes une droite A B, qui part du centre de cette lumière versée par le sein d’une nourrice immortelle, qui aboutit aux regards verts d’Altaïr, et dans le plan de cette droite inscrivez le trapèze C D, E F, dont l’angle touchera le pôle antarctique des océans qui noient la surface de l’Orion… Suivez-vous ? C’est seulement par la vertu des nombres que l’immensité se découvre. Ô nombres qui dites l’infini, qui faites parcourir les espaces…, qui chiffrez les vitesses des lumières aux foyers déjà morts tandis qu’elles nous éclairent encore ayant consommé des ans dans leur course… Ô nombres, donnez-nous l’idée de l’univers et de la grandeur de Dieu… soit donc A = Monsieur Cavrois, retenez cette expression, je vous prie… »

Quelques jours après une composition sur les Croisades, à la fin de la quatrième, le Père Anselme vint chercher Omer en récréation et l’emmena, sans rien dire, par les corridors nus, les escaliers tortueux, les paliers étroits jusque dans sa cellule. L’enfant ne comprenait pas, peureux et timide. Que lui voulait le Père ? Il le traitait généralement comme l’un de ses meilleurs élèves. Pourquoi ce silence des lèvres flétries et serrées ?

― Je n’ai rien fait de mal ! ― balbutia l’épouvante d’Omer quand la porte de la chambrette se fut refermée sur eux. ― Je n’ai rien fait de mal, mon Père !…

― Malheureux !

Le Père se tenait debout, les bras croisés, et son regard fouillait l’esprit coupable.

― Croyez-vous avoir un ange gardien !

― Oui, mon père.

― Implorez-le, monsieur ! Implorez-le ! Je vous y engage.

Cela dit sévèrement, le Père secoua ses boucles et commença de marcher à travers le carreau rouge de la cellule, en prenant soin de poser les semelles sur les ronds de sparterie. Omer s’agenouilla devant la croix de chêne qui décorait la chaux du mur, entre une centaine de gros livres entassés sur des rayons. Des cimes d’arbre, et les nuages en course demeuraient visibles dans l’œil-de-bœuf. À des patères étaient accrochées deux vieilles soutanes, aussi verdies et sordides que celle flottant au dos du jésuite. Il s’assit dans un fauteuil mal rempaillé, posa les coudes parmi les paperasses du guéridon et sembla prier avec ferveur.

Omer redouta mille cataclysmes : le renvoi du collège, l’internement au cachot. Sans doute, on avait surpris dans son pupitre, entre les feuilles de l’atlas, Julie ou comment j’ai sauvé ma rose, le livre licencieux prêté par Édouard. C’en était fait. Il désolerait sa mère. Son bisaïeul le renierait. L’enrôlerait-il à bord d’un navire, comme mousse ? On l’en menaçait quand ses notes étaient mauvaises ! Oh ! Les coups de garcette, et les pays lointains, et le froid des tempêtes, et les naufrages, et les requins, et les cannibales ! La chance de Robinson Crusoë le servirait-elle, du moins ? Échouerait-il sur une côte hospitalière, et le navire sombrerait-il assez près du rivage pour qu’il pût s’approvisionner avant la dispersion de l’épave ?… D’ailleurs il avait mérité sa peine. Vouloir être évêque, vouloir représenter Dieu sur terre, vouloir prononcer le vœu de chasteté, et succomber à la tentation de feuilleter en cachette un mauvais livre qui lui avait tout appris du mystère de l’incarnation. Faute ridicule et irréparable. Il avait violé sa promesse ; il était digne du châtiment le plus grave : la condamnation à une vie obscure de matelot, toujours en danger.

― Mon dieu, je suis un vil pêcheur ! murmura-t-il. Et vous ne me devez pas votre grâce… Vous me frappez justement, mon dieu !…

― Dites-moi, Monsieur Héricourt, quand vous avez fait votre première communion ici, reprit du fond de ses mains le père Anselme, ― avez-vous songé à la rigueur des engagements qui vous liaient dorénavant à la Sainte-Église ?… quand l’évêque vous confirma dans votre titre de chrétien, y avez-vous pensé alors, et depuis ? Répondez-moi !

Omer se souvenait peu. Entre les innombrables cérémonies religieuses qui désignaient les jours, celle-là, sauf le cadeau de sa montre en or, ne l’avait pas autrement ému. Il avait passé heureusement l’examen de catéchisme. Plein de foi devant le dogme indiscutable, il avait reçu le corps du Christ, présenté son front à l’huile sainte, avec une humilité disciplinaire. Il se rappelait surtout la robe violette à crevés blancs de Maman Virginie, ce jour-là fraîche et charmante, gaie vraiment sous la toque à la Marie Stuart. Il revoyait le caraco en soie puce de tante Caroline, le chapeau bolivar aux bords immenses et recourbés du capitaine Lyrisse sanglé dans une longue redingote bleue que marquait à la boutonnière un carré de moire rouge, il revoyait le frac à broderies d’argent du pair de France qu’était devenu le comte de Praxi-Blassans, enfin le costume en satin rose de tante Aurélie, serré aux épaules par une écharpe de blonde pareille à la collerette qui enfermait la figure sous la visière du chapeau de paille. Il revoyait ainsi garni le banc de sa famille dans le chœur de la chapelle, où se dirigeaient les regards de la vénération générale. Édouard et lui-même, le brassard blanc au coude, les cheveux frisés, s’étaient avancés, le cierge à la main.

― Je n’ai rien fait de mal ! Répondit encore Omer au juge.

― Alors, vous ne savez pas que vous vantez, dans votre composition, la secte abominable des Templiers que le pape Clément V condamna ? Voici votre devoir.

Soulagé de la peur que lui inspirait la possession du livre honteux, l’enfant respira.

Le Père Anselme lut :

« Après la conquête de Jérusalem par les Arabes, la plupart des chrétiens durent se convertir à l’islamisme pour échapper aux supplices. Mais ils ne renoncèrent pas à la religion d’amour. Afin de se réunir sans exciter les soupçons, presque tous choisirent les métiers de charpentiers, d’architectes, de serruriers, de forgerons et de maçons, et prirent rang parmi les travailleurs qui entretenaient les bâtiments du Temple. Ainsi purent-ils s’assembler facilement et célébrer les offices, la nuit, dans une chambre secrète de l’édifice, où ils se rendaient avant l’aube, comme pour leur besogne. En mémoire d’Hiram et de ses ouvriers esséniens, ils se distribuèrent les titres de maîtres, compagnons et apprentis, et dissimulèrent leur culte du vrai Dieu sous les fonctions de la maçonnerie. Il arriva que les maîtres des forgerons découvrirent le moyen de produire l’or par l’union de la terre et du mercure. Ils gardèrent le secret de cette richesse, qui leur permit de racheter aux Sarrasins les captifs. Mais, quand les chevaliers de Godefroy de Bouillon eurent délivré le Saint-Sépulcre, les maçons chrétiens leur transmirent le secret, en récompense, et, de plus, toute leur science philosophique et alchimique, les priant de ne point répandre chez les gentils un art qui donnait aux fidèles tant de supériorité sur les autres hommes… Voilà pourquoi les chevaliers du temple étonnèrent la chrétienté par leur triomphe et leurs richesses, jusqu’à ce que Philippe le Bel, jaloux de leurs trésors, les eût fait méchamment brûler vifs ! Mais quelques-uns purent fuir. Ils gagnèrent l’Écosse, et trouvèrent asile parmi les architectes militaires qui étaient venus autrefois avec les légions de César, et dont les fils avaient fondé des villes, puis édifié des cathédrales, dans les lieux mêmes où s’étaient d’abord établis les camps romains. Aux signes d’Hiram, les Templiers et les francs-maçons se reconnurent ; et, s’étant alliés fraternellement, ils instituèrent, sous la grande maîtrise du roi Robert Bruce, la maçonnerie écossaise. »

le jésuite lisait, en détachant les mots, en regardant après chaque phrase, dans les yeux, le coupable.

― Qui vous apprit de telles erreurs ? demanda-t-il.

Omer avait récrit, de mémoire, une lettre de son bisaïeul reçue aux Moulins Héricourt, pendant les vacances. Il avoua toutes les idées du vieillard.

― J’avais cru bien faire. On nous dit d’ajouter dans nos compositions les choses qui prouvent que l’on s’instruit, en dehors des cours, par soi-même.

― Oui, ― concéda le Père Anselme ; mais… mais !…

Il leva les mains au ciel, les frappa l’une contre l’autre, parcourut trois ou quatre fois la cellule, et revint à l’élève.

― Mais les compagnons de Jacques Molay furent certainement criminels. Ils fabriquaient l’or avec le secours du démon. Ils adoraient une tête d’âne, et ils commettaient les abominations qui attirèrent l’ire de Dieu sur Sodome… Ils niaient qu’il y eût Bien et Mal… à l’exemple de ces Manichéens passés en Asie depuis les châtiments qu’infligea, durant le ixe siècle, à leurs déplorables hérésies, l’impératrice sainte Théodora de Paphlagonie… C’est faute de renseignements que le concile de 1127 approuva leur règle, à Troyes. Baudoin II, roi de Jérusalem, leur avait vendu une partie de son palais voisine du Temple. Leurs immenses richesses achetaient toutes les protections. Ils possédaient l’ascendant du génie et de la science sur des barons vaillants et pieux, mais trop simples d’esprit… Je veux tout vous dire ; vous allez avoir quatorze ans, vous devenez homme… Mais je vous rends responsable… Tremblez de soutenir encore une si grande erreur. M’entendez-vous ?

― Oui, mon Père ! ― accepta l’enfant, moins étonné que curieux.

― Sachez-le donc. L’ordre du Temple fut affilié à la secte des Assassins, des Haschischins, à la ligue des Manichéens et des Ismaïliens, ces schismatiques musulmans qui niaient le caractère admis de Mahomet. Joignant les plus monstrueuses imaginations de chrétiens pervertis et de mahométans infidèles, les Haschischins finirent par repousser toute révélation et toute prophétie ; ils n’acceptèrent plus que les orgueilleuses maximes des philosophies athées. Je vous ai déjà parlé de leur chef le plus célèbre, le Vieux de la Montagne, de ses forteresses plantées aux cimes de la Perse et de la Syrie, des jardins merveilleux, des palais magnifiques où les adeptes s’enivraient avec l’essence de chanvre… Cela donne des rêves de splendeur et de volupté… si beaux, qu’on dédaigne ensuite, par comparaison, la vie… Pour goûter encore ces félicités sataniques, les Assassins bravaient tous les périls. Trois siècles durant, l’Arabe ne put les déloger de leurs châteaux. Ils furent donc les plus redoutables ennemis du Croissant. Aussi les chrétiens de Jérusalem s’allièrent secrètement avec eux. Mais ils se corrompirent à leur contact. Eux-mêmes devinrent des Haschischins semblables à ceux qui, du haut des tours d’Alamoun, au signe du chef, se précipitaient dans le vide, certains de gagner immédiatement le paradis du haschish, ce suicide fût-il ordonné pour simplement prouver au visiteur la discipline de leur obéissance. Voilà de quels gens les maçons chrétiens de Jérusalem, puis les Templiers, reçurent leur science de la pierre philosophale. Voilà ceux que rejeta le concile de Vienne, mieux informé en 1312 que le concile de Troyes en 1127, parce que la Sainte Inquisition, entre temps, s’était éclairée sur les crimes des Albigeois manichéens vaincus par Simon De Montfort… Voilà les hommes que votre parrain vous conseille d’imiter… Et vous aspirez à l’état ecclésiastique, mon pauvre enfant !…

Omer resta fort atterré. Le bisaïeul complice des assassins et du vieux de la Montagne ! La religion de fraternité, la religion d’amour confondue avec les actes des plus scélérats ! Et c’était à la gloire de Satan que s’élevait le petit temple de bois, quand on maniait les breloques maçonniques.

Les boucles du Père tombaient en avant autour de son visage penché ; et il était véritablement pareil à une dame blonde, triste et décrépite. Il reprit :

― Ah ! L’orgueil… l’orgueil !… C’est toute la force de Satan… Et qu’il est dur de lui résister… Moi, moi qui ai promis d’être comme un cadavre entre les mains de mes supérieurs, moi qui consentis ce vœu pour me préserver de l’orgueil, à jamais, moi qui ai tout vaincu de mes instincts et de mes passions, moi ! je succombe aux embûches de l’orgueil, lorsque ma science de l’histoire m’éblouit… En quittant la classe, j’accours ici, éperdu, je me jette contre ce carreau ; je fais placer sur mon corps le poids de mon lit renversé…, je me souille de poussière… Faibles armes contre l’Ennemi… Quoi d’étonnant si votre bisaïeul fut vaincu ! Notre ordre lui-même, l’ordre de saint Ignace, malgré toute sa règle, cède, heure par heure, sa puissance réelle à l’appétit de la domination évidente. Il périra de cela… Mon enfant ! je ne devrais pas vous dire ces choses, sans doute… Mais… mais !… répéta ce mot en marchant à grands pas, en écartant les bras, puis accourut sur le disciple : ― vous pouvez me choisir pour confesseur… je n’ai pas le droit de vous le demander… par conséquent, vous êtes libre d’en décider à votre guise… réfléchissez jusqu’à dimanche. Les yeux verts et francs du jésuite lui dardèrent un regard de vigoureuse affection. Omer sentit frémir son cœur ; un grand espoir d’admiration, de reconnaissance et d’amour prit essor en lui vers l’esprit du maître… dans cette pauvre cellule au carreau terni, l’univers et l’avenir entrèrent tout à coup, si visibles que les histoires de peuples, que les philosophies du bisaïeul, que les événements militaires de l’enfance, que la gloire du futur imaginé voilèrent la silhouette noire du père Anselme, la chaux des murs, la croix de chêne, les livres des rayons, les cimes vertes et les nuages dans l’œil-de-bœuf. Omer jugea que cet homme eût pu être tout, et que volontairement il restait un obscur ecclésiastique, riche de deux soutanes verdâtres pendues à des clous. Et, l’une en face de l’autre, leurs regards croisés, les deux âmes, celle de l’enfant, aux espoirs hardis, celle de l’ascète aux renoncements définitifs, les deux âmes s’épousèrent… comme pour le baiser au front, le père s’inclina ; mais avant d’achever ce geste, habituel dans le collège, il se détourna brusquement, et marcha vers l’œil-de-bœuf, puis cria des mots ainsi que pour s’étourdir : ― ah ! L’orgueil… je comprends votre parrain. Quelle séduction que de croire affranchir et libérer les humbles, que de croire à l’omnipotence de l’idée, de l’amour !… et les templiers, avec leur science maudite, quel exemple ils sont de la réalité du pouvoir !… le pape Clément V et le roi Philippe Le Bel appelés devant le tribunal de Dieu, par Jacques Molay, avant que les flammes du bûcher l’engloutissent, le pape et le roi, tous deux meurent dans l’année… L’ordre du Temple, condamné à disparaître, a encore pour grand-maître, en 1776, quatre siècles plus tard, Louis-Henri Timoléon de Cossé-Brissac, chef de la noble famille angevine qui donna d’illustres capitaines à la France. Celui-ci meurt, massacré par les sans-culottes, à Versailles, en défendant Louis XVI, à la tête de la garde constitutionnelle. Lui-même se met en travers de la vengeance qu’il a préparée en acceptant, avec les insignes de la maçonnerie écossaise, l’esprit vanté par Cromwell, la tâche sanglante commencée sur l’échafaud de Westminster, quand roula la tête de Charles Ier, et la mission que prêchèrent secrètement à Paris, dès la fin du xviie siècle, et pendant le siècle dernier, les émissaires des loges anglaises… J’écris tout cela… Je dresse le formidable procès des jacobins, vengeurs de Jacques Molay. J’assemble les preuves de la préméditation. Oh ! la préméditation… C’est l’enfance de l’humanité qui ressuscite lentement, siècle à siècle, dans son âge mûr. C’est l’esprit de Babel, qu’une fois déjà le Seigneur avait dû terrasser…, le vœu de fraternité universelle… D’un flot continu, d’orient en occident, l’idée s’immisce, au cours des siècles, dans toute l’Église, dans les couvents, et mène les théories des Frères joannites, ces architectes des églises, ces manichéens chassés de Byzance. Ils arrivaient par caravanes en Italie, en France, en Allemagne, en Angleterre ; ils s’installaient au centre des cités avec leurs médecins, leurs astrologues, leurs alchimistes ; ils attiraient les artisans et les bourgeois par le salaire, par l’achat ; ils les initiaient… à la lutte contre le droit divin, contre le bras du Mystère qui frappe avec les glaives des conquérants, des rois… En vain Simon de Montfort abat les hérétiques. En vain l’ordre de Dominique les extermine. Ils construisent ailleurs les cathédrales auxquelles les maçons de l’écosse apportent, du nord, l’ogive, qui est la feuille du chêne druidique… ils marquèrent l’Europe de ce signe maçonnique à toutes les faces des basiliques… autour de la cathédrale, les ouvriers de la ville se groupent et fondent la commune. De la commune aux états généraux, des états généraux à l’assemblée nationale et à la convention, la ligne est nette… la vermine renaît, renaît toujours… Manès ! Manès ! Il se parlait ainsi, tout haut, devant l’œil-de-bœuf, et tournant le dos à Omer… ses épaules frissonnaient sous la soutane élimée. Il y eut un silence. Soudain, la face du jésuite se montra ; le front était ridé et la voix fut rude : ― je dois détruire votre composition… je l’annule… vous auriez eu le premier prix… c’était justice… vous ne serez même pas nommé… il le faut… ces fables sont absurdes… vous ne pouvez point vous permettre de les introduire dans vos devoirs… je vous enjoins de garder le silence sur tout ceci… allez, au nom du père, du fils et du saint-esprit… en prononçant la formule sacrée, sa voix se radoucit graduellement, devint pleine de tendresse. Ses yeux clairs pénétraient encore de leurs regards le disciple jusqu’au frémissement des entrailles. ― dimanche… après vêpres ! ― recommanda le murmure. De cette entrevue, Omer revint à demi fou. Le jésuite condamnait les opinions du parrain, mais les choses qu’il traitait de fables absurdes, il doutait évidemment qu’elles fussent des fables… quatre jours séparaient cette heure du dimanche. Omer Héricourt les passa en méditations. Il se consolait mal de perdre le prix, puisqu’il savait. Cela lui parut injuste. D’autre part, sa vanité se flatta d’avoir un secret grave, que partageait un homme, un jésuite, un savant, un ami ; un grand ami s’offrait à sa faiblesse. L’accepterait-il ? le repousserait-il ? Toute sa vie, il le sentait bien, dépendait de cette unique détermination. Il redoutait cette influence maîtresse ; et il la souhaitait à la fois. Influence d’autant plus redoutable que la confession ne laisserait rien dissimuler. Quels desseins le Père Anselme pouvait-il nourrir ? L’attitude, les gestes exprimaient des promesses obscures mais tentantes. À se les exactement rappeler, les paroles étaient d’un professeur scrupuleux ; rien de plus. Pourquoi réclamer, alors, le privilège du confesseur, avec cette voix sourde et cette espèce de fureur ? S’introduire dans l’intimité du Père Anselme, par les moyens du sacrement de pénitence, gênait beaucoup Omer. Durant les congés de la Pentecôte, il avait imprudemment joué avec une servante des Moulins Héricourt. Blonde, blanche, et de joues riantes, elle l’avait couvert de caresses d’abord fraternelles, puis énervantes. C’était la première faiblesse de l’adolescent. Il la fallait avouer, parmi beaucoup de pensées et de lectures contraire à la pudeur. Se faire connaître sous cette lumière défavorable était pénible. L’amitié du Père Anselme l’inclinerait sans doute à l’indulgence. La rude pénitence et les reproches infligés par un prêtre indifférent eussent peut-être moins affligé le coupable que le mépris possible du Père.

Omer expliqua ses transes à son cousin Édouard sans lui révéler les causes très particulières de sa crainte, dans le récit. Il limita la semonce adressée par le professeur d’histoire au blâme de quelques inexactitudes touchant le rôle des Templiers en Terre sainte, inexactitudes qui pourraient lui faire perdre le prix. Il prétendit vouloir changer de confesseur à cause de l’énormité de sa faute charnelle, qui étonnerait trop le Père Gladis, homme d’idées étroites et austères. Édouard approuva ce changement et n’objecta rien au choix du Père Anselme. Le Père Corbinon était trop sévère ; les autres jésuites, inférieurs par l’intelligence, recevaient au tribunal de la pénitence tous les rustres du collège. Édouard déclara qu’on ne pouvait sans déchéance choisir un confesseur parmi ceux des « petites gens ». Omer s’était résolu par avance à suivre l’avis de son cousin. Il considéra que la Providence indiquait ainsi la volonté de Dieu. Il dormit fort mal, deux nuits, et arriva, l’angoisse au col, dans le réduit du confessionnal.

« Que va penser de moi, cet homme extraordinaire ? » se répétait-il.

Et toute son imagination se paralysait.

Enfin le treillis intérieur du confessionnal se dédoubla brusquement, les boucles angéliques du Père Anselme s’agitèrent sur le surplis blafard, visibles à peine.

― Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché…

Les deux doigts liturgiques se levèrent. Tandis qu’il balbutiait l’oraison prescrite, Omer Héricourt entendait son halètement se mêler au souffle insolite et précipité du jésuite. « il est ému comme moi, pensa-t-il. Mon dieu, secourez-nous !… Il se demande quelle âme je suis, et s’il peut confier à une affection la douleur de son existence, toute la gloire de sa pensée… Quel instant pour nous deux !… Il prétend, j’en suis sûr, faire réaliser par ma vie ce que son vœu d’obéissance cadavérique lui interdit de tenter… Et tout ce grand dessein que je devine peut résulter du jugement qu’il portera, après m’avoir entendu… mon Dieu !… »

il ralentissait les dernières phrases du confiteor. Il dut s’arrêter. Le silence devint solennel dans la chapelle déserte. Rien n’était plus, que cette logette de sapin. Elle enfermait l’enfant comme un cercueil debout ; et derrière le treillis, où se mouvait une forme vague, vivait sans doute l’esprit qui allait être la cause d’une résurrection…

― Quels sont vos péchés contre le premier commandement ?

La voix presque bourrue finit altérée, dans un soupir.

Omer Héricourt récita de menues fautes. Malgré la ferveur très sincère qui secondait son étude des choses divines, certaines étourderies le détournaient, pendant les prières, de la réflexion dévote. Presque toujours, il péchait par orgueil, se comparait aux laideurs des Pères en prosternation, et s’apercevait, dans l’avenir, coiffé de la mitre, la crosse en main, parmi la cohorte des diacres et des chantres, les fumées de l’encens, tel un pontife de Memphis. Il imaginait son éloquence convertissant les peuples à la doctrine. Alors, gloire suprême, du haut du Vatican, il promulguerait la Foi. Il restituerait à l’église les privilèges que réclamaient, pour elle, les Jésuites. Comme l’avait rêvé Léon X, la science rentrerait dans les sanctuaires. Elle découvrirait secrètement les forces qui, apparues à l’ignorance des foules, semblent miraculeuses. Le roi ne serait que le porte-glaive du pape, le bras séculier qui frappe l’infidèle. Égal d’Orphée par l’harmonie sublime de ses lois, Omer réunirait tous les hommes en une même fraternité religieuse. Le labeur de rendre au latin son prestige de langue universelle, il le parachèverait. Il n’y aurait qu’une capitale, Rome ; qu’une nation, la chrétienté ; qu’une langue, le latin. Tous les pauvres seraient des moines contents de leur vie, en des cloîtres d’architecture magnifique, au milieu de beaux sites et de pays fertiles. Le travail en commun, rêve de saint Bernard, leur donnerait l’abondance. Ni riches, ni misérables. Le chapitre partagerait entre les frères les produits des jardins, des vergers et des champs, quelle que fût la besogne ou la chance de chacun. On observerait la règle qu’établit la parabole évangélique, où le maître paye du même salaire les vignerons venus à la première heure, et ceux venus à midi, ou même le soir. Un seul luxe, et dévolu à tous : le cloître, la chapelle, la cathédrale. Une seule richesse : le territoire et les trésors de l’abbaye. Et, de l’occident à l’orient, toutes les races parlant la même langue, celle de l’église, vivant sa même loi de travail en commun, de luxe en commun, ignoreraient la détresse de la faim, et la détresse de la guerre. Les veuves ne pleureraient plus éternellement, comme sa mère pleurait l’époux tué dans les combats lointains. Et lui, lui, le pape saint et puissant, sangloterait d’émotion à la vue des multitudes accourues jusqu’aux parvis sacrés des basiliques pour lui offrir la gratitude jubilaire du monde. Voilà ce qu’il essayait maladroitement de dire, sans cesse interrompu par le soin de citer les moments de ses distractions, et leur nombre… derrière le treillis de bois, le surplis palpitait dans l’obscur. Deux mains jointes se réduisaient en une petite ombre, dont les angles saillaient plus à chaque instant… la voix du jésuite murmura : ― oui, le rêve de Léon X et de Sixte-Quint, le rêve de saint Bernard, le rêve de Grégoire De Tours, le rêve d’Hildebrand, le rêve de Jésus ; tout le rêve de l’église, celui de Jean-Jacques, citoyen du monde, celui de Manès, celui des sages à Babel… peut-être, mon Dieu, peut-être, une même piété sous des formes différentes qui abusent le faible esprit des hommes ?… quand Omer cessa de chuchoter, la voix reprit : ― en somme, vous repassez l’histoire ecclésiastique, pendant les offices et les prières, au lieu d’implorer Dieu… et votre orgueil vous fait apparaître à vous-même entre les puissants réformateurs de la chré Chrétienté de qui je vous enseigne les actions illustres… Et vous vous leurrez, mon pauvre enfant, avec l’espoir de finir l’œuvre qui toujours fut entravée par la médiocrité et la malfaisance humaines. Alors vous croyez vaincre Satan, une fois pour toutes, vous… vous… ha !

Un ricanement ébranla le silence de la chapelle. Et ce fut comme si des mains diaboliques saisissaient aux tempes le crâne du jeune garçon, le secouaient jusqu’à bouleverser atrocement la cervelle.

― Et Jésus, et celui mort sur la croix ? le sacrifié !… et la Vierge ? le cœur percé de sept glaives !… Vous n’y pensez point durant vos prières.

― Si !… hésita le patient.

― Si, si !… Quand ? Comment ?… Vous ne répondez pas… alors Dieu, Jésus, c’est Nous…, c’est vous…, vous le pape triomphant qui sanglote à l’idée de sa gloire ?… Et la douleur, et la Passion ? Et l’esclavage volontaire sous les verges des soldats ? Et l’éponge imbibée de fiel au bout de la pique ? Qu’est-ce que vous en faites ?… Rien, n’est-ce pas ?… rien… vous ignorez… Ni le sacrifice d’un père mort en pleine force pour la patrie, ni le tourment d’une mère inconsolable ne vous ont prévenu. Mais c’est là qu’est Dieu, là, dans le sacrifice et dans la peine ! Voilà où il faut adorer le labeur de la Rédemption… Et vous estimez sans doute votre espérance rare, délicate, digne de votre race, digne de toute une parenté ambitieuse. Mais sachez-le donc : il n’existe pas un paysan issu de la famille la plus humble qui n’arpente après six mois d’études ecclésiastiques la cour du séminaire, sans essayer aussi, par toute l’allure, le port de la tiare. Je suis fils d’un savetier de village, moi ! J’ai vécu, j’en suis sûr, la vie de Sixte-Quint aussi réellement qu’il la vécue lui-même… Et alors, quand je me suis réveillé de mon délire, je suis allé trouver le Provincial afin qu’il m’extirpât l’orgueil une fois pour toutes, afin qu’il fît de moi l’instrument de l’ordre, cadavre inerte et docile, perinde ac cadaver. Et maintenant je bois le fiel de l’éponge, je le savoure avec délices… Pensez à la croix d’abord. Crucifiez-vous…, si vous prétendez à l’honneur de représenter le Crucifié parmi les hommes… Avez-vous des chagrins ?

― Oui.

― Lesquels ?

― La honte de mes mauvaises notes en littérature et en grammaire… Souvent je souhaite d’avoir un précepteur chez ma mère, et d’apprendre auprès d’elle, en Lorraine. Ici, je crains la méchanceté de deux ou trois camarades. Et je m’ennuie pendant les classes ; j’ai sommeil devant les cahiers de thèmes, de versions grecques… Les succès de mon cousin Édouard me font souffrir. Je le hais un peu de réussir en tout. Ses gestes impérieux me blessent… Pourquoi n’ai-je point son acharnement au travail ?… Je m’applique parfois de toutes mes forces à un thème : on y découvre cependant beaucoup de solécismes et de barbarismes. Quand je prépare la traduction d’un texte avec soin, je commets autant de contresens que si je bâcle… Alors je ne sais plus… Je me décourage… Tout me rebute ; et je m’ennuie… Oh ! je m’ennuie !

― Il y a les récréations !

― Elles sont trop courtes. On pense tout le temps qu’elles vont finir. Je ne suis pas assez robuste pour l’emporter dans les jeux. C’est mon cousin qui gagne les parties et qu’on recherche dans les camps. On se moque de mes maladresses… Je n’ai pas de chance, et je m’ennuie…

― Non. Vous enviez.

La voix jugeait ainsi, sourde et sévère.

L’enfant sentit son âme nue. Il trembla doucement, et des sanglots lui vinrent à la gorge. Il les ravala.

― Vous enviez votre cousin et, non seulement ses qualités spirituelles ou physiques, mais encore son titre de noblesse. Car vous n’enviez pas Dieudonné Cavrois : il vous surpasse en richesse, si je ne me trompe. Vous consacrez votre temps à vouloir une domination qui devant vous, évêque ou pape, les agenouillerait… Avouez-le !

― Oui… mon père.

Chétif, réduit à une chose grelottante et lamentable, ainsi parut à l’enfant son être détrôné. À quoi bon feindre ? Le confesseur, tel que Dieu, connaissait toute l’âme.

― vous voyez bien…, nos vices nous crucifient comme les fils de Caïn crucifièrent le Rédempteur… vous voyez bien qu’il faut penser à la douleur, et à Jésus en croix, pendant vos prières !

Le jésuite broyait l’âme pénitente. Omer fut comme un petit oiseau inquiet dans la main du chasseur.

― L’envie ! Mais c’est le contraire même de l’orgueil ! reprit la voix. Si vous vous jugiez digne de votre vanité chimérique, auriez-vous convoité l’intelligence d’un autre, la vigueur d’un autre, l’apparat d’un autre ? Vous auriez compté sur votre caractère propre, sur la médiocrité même de vos talents. Cette médiocrité, vous l’eussiez grandie en favorisant vos tendances à la résignation, à l’acceptation, à la franchise, au bon sens pratique. Un médiocre conscient de lui, et courageusement déterminé à des ambitions étroites mais obstinées, solides, celui-là peut devenir, s’il s’acharne, un dominateur…

Omer s’étonnait de reprendre espoir en soi.

― Oui, continua le Père Anselme. Qu’est-ce que la vie humaine de Jésus, sinon une vie médiocre ? Fils d’un charpentier, il parle à des pêcheurs ignorants. Il parle. Mais à cette époque la manie de parler était générale. D’Alexandrie et de Rome, les rhéteurs et les philosophes de carrefours étaient partis en foule. Il n’était point de borne où un pauvre homme ne pérorât, sous le ciel favorable de l’Orient… Les esséniens, les saducéens, d’autres sectes infestaient la Palestine et la Syrie. Saint Jean-Baptiste parle également. Jésus, pour le passant, pour Josèphe et pour les écrivains de Rome, est une sorte de guérisseur autour de qui se rassemblent les curieux. Sa réputation ne dépasse point sa petite province. Il périt comme périssaient alors mille et mille agitateurs obscurs… Douze mendiants répètent, de-ci, de-là, ses maximes… Ce n’est que deux cents ans plus tard que les rayons de sa divinité percent les nuages du monde antique, et puis éblouissent les siècles à genoux. Quelle plus belle leçon de médiocrité, mon enfant, et de ce que peut la médiocrité ?… Comprenez-vous qu’il faut songer à Jésus en priant ?

La voix s’insinuait, douce et indulgente. Elle relevait l’âme meurtrie de sa chute effroyable.

― Oui, mon père.

― Le seigneur, mon enfant, voulut que la vérité ne devînt universelle que longtemps après son humble vie et son humble mort, pour donner à l’avenir cette radieuse évidence du pouvoir des faibles. À la même époque vivaient des généraux, des empereurs, des poètes, des rois et des conquérants, des dieux mêmes… Leur renommée cependant est petite devant sa renommée ; leur œuvre est petite devant son œuvre… Aimez Jésus, comprenez-le, et vous serez orgueilleux de toute son humilité… Que ne peut un humble, s’il connaît la vertu de sa médiocrité ! Il en fait un instrument de force et, je dirai même, de gloire… Oh ! Les hommes supérieurs ! Hommes d’action ! hommes de pensée ! Ceux-là, menés par les hasards des événements, des combats et des intrigues, tués ou déchus brusquement, au gré du sort aveugle ; et ceux-ci, ceux-ci, étranges fous qui se croient les créateurs de l’éternité !… Les idées ! Mais elles sont vieilles comme Dieu ! Les fables de votre parrain vous l’apprirent… Les idées sont très vieilles, elles ont habité tous les sanctuaires ; elles ont brillé dans les feux de tous les autels… C’est une collection classée, connue, dans laquelle tel ou tel charlatan va quérir le nécessaire de sa parade pour donner aux foules niaises l’illusion d’une vérité nouvelle… Un médiocre ne peut-il faire aussi bien ce choix ? Aisément. Et on le nommera génie. Car la puissance des idées réside dans leur emploi. Et le médiocre digne de soi les sait employer, plutôt que le maniaque certain de découvrir à neuf la loque abandonnée par les siècles de jadis au ruisseau de l’histoire… Loin de jouir d’une seule qualité monstrueuse, qui étouffe les autres, le médiocre les possède toutes modérées, mais les équilibre, et, par là, procure mille raisons de sympathie : les individus divers aiment en lui chacune de leurs espérances, pareille à chacune des siennes. Qui veut commander, régir, dominer, ne le peut que s’il est lui-même dans l’état spirituel des esclaves, des serfs, des sujets, du vulgaire enfin… N’enviez pas, mon fils, les qualités sublimes. C’est, pour l’ambition, une besogne inutile. Dans un pauvre d’esprit il y a plus de chances de pouvoir réel que dans toute la science, incompréhensible et humiliante pour les foules, haïe d’elles. Un général charme les multitudes parce qu’elles pensent que les batailles se gagnent à coups de sabre, à la force du poing, par la vertu d’une vigueur que possèdent le tâcheron et le charretier. Quand ceux de la plèbe auront appris que la stratégie est une science pareille à la mathématique, ce jour-là, le prestige du conquérant cessera vite ; le maréchal sera méprisé des peuples aussi bien que le savant. Donc, ne regrettez pas, mon fils, d’être semblable au vulgaire. Cela que vous dédaignez, en vous, mènera peut-être vos rêveries à la réalisation… Et voici : votre goût même pour l’histoire, ce goût qui vous donne la première place entre vos condisciples, en cette matière du moins, c’est lui qui vous révèle votre force véritable. Les actes des héros, des rois, des peuples, vous frappent l’esprit, parce que ce sont des choses nettes et simples comme la foule même… Comme son œuvre… Elle a jugé, exalté, blâmé, déversé la gloire et la honte, au gré de ses misérables passions éphémères. Les annalistes ont enregistré ce bruit équivoque… Vous la sentez là, fantasque, spontanée, peu capable de logique ou de savoir, telle que vous, et prompte à l’enthousiasme et à la haine, aux jugements incertains et sûrs, telle que vous, mon fils…

Omer Héricourt écoutait les paroles qui devenaient, à mesure, l’écho de sa sincérité même. Il n’était plus lui. Il était le discours du confesseur. Toute objection formulée dans son intelligence aux abois chancelait devant la cruelle et claire vérité chuchotant au delà du treillage dans le surplis blafard. Déjà la logette de sapin semblait le cercueil du cadavre qu’il se reconnaissait être, au pouvoir de cette volonté ! Le Père Anselme tirait du corps l’âme adolescente ; il la déroulait ; il l’exposait ; il la montrait complète, et nulle par soi-même, grande par toute l’humanité incluse. Encore qu’il ne pût voir les yeux gris et verts du jésuite, Omer les dut fuir. Ils le poursuivaient de ces regards qui avaient, sans l’aide du langage, épousé sa faiblesse dans la cellule au carrelage terni. Le maître s’installait en lui, époussetait les coins reculés de son âme, dérangeait les souvenirs et les rangeait. Il faisait disparaître les faussetés, les attitudes morales, les mensonges intérieurs. Il violait la pudeur des ombres les plus secrètes. Il pénétrait, comme un soleil, les angles et les niches profondes de la maison mentale, en possesseur.

Maintenant Omer dévidait l’écheveau des fautes vénielles, embrouillées dans les mille actes quotidiens, à travers toute la trame de sa petite existence. Il ânonnait machinalement. À quoi bon dire ce que le maître de son âme devinait ? Omer ne redoutait même plus l’aveu prochain de sa luxure, tant il la croyait prévue exactement par la perspicacité divine du jésuite.

Il s’amollissait au son de sa litanie, heureux de ne plus être que l’autre, l’autre, le maître, qui le guiderait jusqu’aux gloires, et les assurerait.

― Oui, vous êtes l’humanité, mon fils, toutes les faiblesses de l’humanité ; et vous enchantez mon esprit comme les peuples connus de mes veilles… Vous voici l’homme changeant et variable… à travers qui Dieu souffle quand il veut… Ô matière de la Rédemption !… Et, pour la part de Dieu que vous contenez, je dois vous secourir…

la voix s’arrêtait dans une méditation qui dura ; ensuite elle reprit :

― Si vous me choisissez pour directeur de votre conscience…, il faudra vous soumettre et croire… Le voulez-vous ?

― Oui, mon père.

― C’est un engagement. Il nous lie tous deux. Il s’agit de s’aimer, de former un seul esprit, une seule force avec votre âme et avec mon âme… Consentez-vous ?

― Oui, mon père.

― Il ne faudra rien cacher… Nous nous reflèterons l’un l’autre… Si je vous disais : « Renoncez à l’état ecclésiastique, à votre ambition enfantine, à l’impossibilité d’un rêve de grandeur… », m’obéiriez-vous ?

― Oui, mon père.

― Vous sentez-vous capable d’écrire, en rentrant à l’étude, des lettres qui, d’une manière irrévocable, avertiront de cela votre mère, votre tante de Praxi-Blassans, tous ceux dévoués dès à présent à vous préparer les voies du trône épiscopal ?

La voix commandait, sévère, brève.

Omer Héricourt hésita. De la vie souhaitée, rien ne lui resterait donc. Tout sombrerait de ses convoitises. Pour résister, il ne trouva nulle vigueur.

― Oui, mon père… oui ! ― balbutia-t-il, convaincu qu’il ne pourrait ensuite, le voulût-il, revenir efficacement sur cette promesse : car, derrière le confesseur, l’ordre entier des jésuites saurait agir contre lui, et lui fermer les portes des séminaires.

― Eh bien… le temps n’est pas venu de renoncer… Ces lettres, ― annonça le père, ― vous ne les écrirez pas… Auparavant, nous allons essayer ensemble de gravir les premiers échelons de la grandeur à laquelle vous aspirez…

Omer crut sentir la grâce du seigneur descendre en sa poitrine, qui vibra toute.

― Je vous aiderai… Même, dès cette heure, j’assume la tâche d’accomplir votre vœu… La compagnie de Jésus estime notre temps propice au triomphe d’une foi servie par des caractères. Six ou sept ans la séparent à peine du but qu’elle se propose : Ad majorem dei gloriam… dans tous les collèges, sont arrivés les mandements du P. Général. Ils nous invitent à choisir, parmi nos élèves, ceux issus des meilleures familles, et doués comme il convient. Nous devons les diriger, former une élite de jeunes prêtres courageux, adroits, capables d’aider véritablement à l’unification des monarchies catholiques, par la Sainte-Alliance. Je ne vous cache rien, mon enfant. Le roi nous aime ; la France nous suivra. Et je vous dis : Voulez-vous de mon dévouement, de mon amour spirituel ?… Voulez-vous y répondre par la confiance absolue, par le don de tout votre être ?… Je soutiendrai vos pas… Mon esprit parlera au moyen de votre bouche. Je vous enseignerai l’art de conquérir les cœurs avec des discours… Ce qui vous manque d’expérience et de savoir, je l’aurai pour vous ; ce qui me manque de jeunesse et d’avenir, vous l’aurez pour moi. À quarante-trois ans, quand on a volontairement renoncé, on ne tente plus le sort. Nous serons véritablement un seul cœur, un même geste… Le voulez-vous ?… Avez-vous confiance, une confiance absolue, absolue, en moi ?…

Omer Héricourt tressaillit de joie. Que n’atteindrait-il pas, guidé de la sorte ? Il s’éblouissait à croire.

― Absolue… une confiance absolue… Oh ! oui, mon père !…

Il cria presque la réponse. Alors ses lèvres voulurent baiser les mains du maître, et se figèrent au treillis. D’instinct, toute sa chair en gratitude allait à la parole.

― Vous avez raison, car je vous aime très fortement ! ― dit la voix qui frémissait d’émotion. ― Vous serez la Face. Je serai l’Esprit.

Quelques minutes, ils ne parlèrent plus, suffoqués…

« La tiare ! la tiare !… un jour ! sur ma tête !… » prévoyait la folie d’Omer. La sécheresse de sa langue devint douloureuse.

― Mon fils, achevez votre confession.

L’adolescent n’y songeait guère. Tout en poursuivant l’illusion de son apothéose future, il déclara ses péchés de gourmandise et de paresse. Alors s’évoqua l’image de la servante : il restait à dire la faiblesse. Maintenant, Omer ne redoutait plus d’avouer à l’ami. Toute sa confiance était joyeuse.

― Mon père, j’ai péché par luxure aussi…

― Ah !… Comment ?… Seul ?

― Avec une servante.

― Avec une femme !… Continuez…

Il ne s’étonna qu’un instant de voir les mains s’abattre vers le treillage, et s’y crisper : les bras du prêtre devaient être las de la même posture qu’il gardait, immobile, depuis le début de cette longue confession. Simplement, Omer conta l’aventure. Un soir, dans sa chambre, la servante lui avait porté de la tisane. Tout en bavardant, elle se dégrafait d’un geste machinal, parce qu’il était tard et qu’elle allait se mettre au lit. Sous le linge, à chaque geste, la gorge tremblait. Lui s’était ému.

― Et vous ne vous êtes pas détourné ? Siffla la voix.

― Non, mon père, ― répondit-il piteusement. ― Comme je lui disais une injure, elle est venue me chatouiller dans mon lit, elle m’a menacé en riant, elle s’est penchée vers moi, et sa chair m’a effleuré…

― Et vous n’avez pas chassé cette sale créature ?…

― Je n’ai pas voulu l’humilier. Ça lui aurait causé trop de peine…

― Et votre ignoble curiosité, sans doute, votre convoitise y trouvaient leur satisfaction ?…

Omer ne répliqua point. Cette brusque sévérité le surprit. La peccadille se transformait tout à coup en péché mortel. Quelle pénitence ennuyeuse lui infligerait le confesseur !… Tant pis ! De sa nouvelle amitié, le disciple était enthousiaste ; auprès d’elle, et dans l’attente de la tiare, comment eussent compté les longueurs des psaumes à lire ? Le jésuite reprit :

― Et vous désiriez un abominable plaisir, n’est-ce pas ?… Oh !… Et vous n’avez pas songé que vous aviez une âme à sauver ; un Dieu pour qui vous deviez vous garder chaste…, des maîtres qui vous chérissent… et qu’un crime pareil désespère… Mais répondez donc !… Mais répondez donc !… Dites quelque chose… Rien, vous ne dites rien ?… Ça vous semble naturel d’avoir perdu votre candeur… d’avoir souillé pour toujours votre innocence… Mais… Oh ! oh !

La voix n’était plus qu’un hoquet de douleur et d’indignation. Les poings battirent le grillage. L’haleine passait avec la fureur des reproches par les losanges de la claire-voie.

Omer se tut, stupéfait. La voix frémissait en ordonnant :

― Dites tout, tout… tout… Je veux tout savoir… cette fille… allons, parlez… parlez… elle s’est dévêtue, elle s’est couchée près de vous. Vous me devez la franchise, du moins, après ce qui a été promis tout à l’heure… parlez donc !… ― je ne sais plus…, balbutiait l’effroi de l’enfant. ― vous savez… parlez. Je veux… elle était nue, n’est-ce pas, nue comme une bête, comme une chienne ! Dites : comment était-elle. ― elle n’était pas nue, rectifia piteusement le disciple. ― alors comment… ? Comment ? ― elle m’a tiré des couvertures. Elle m’a mis sur ses genoux, elle m’a embrassé la bouche. ― et vous que faisiez-vous ? Vous n’allez pas me faire accroire. ― je l’embrassais. ― vous touchiez sa chair, vous l’avez touchée… ne mentez pas. Ne mentez pas ! ― oui. ― ah ! Je le savais bien, je le sentais bien !… mais vous ne comprenez pas votre infamie ? Vous ne comprenez donc rien ?… allons, continuez… achevez… allez jusqu’au bout… allez… la voix poussait des " han " de forgeron à la tâche… et soudain le visage du prêtre boucha le peu de jour, en se collant au treillis, pour connaître de plus près la détresse d’Omer… les boucles blondes tremblaient autour de la tête obscure. La respiration agitait le surplis par sursauts. Omer pensa qu’il valait mieux finir. Il baissa les yeux, et, mille fois interrompu par les interjections, les injures même, il dit comment il avait eu très chaud aux joues, comment il s’était blotti davantage contre la chair brûlante de la fille, comment il avait senti, le long des jambes, la main lisser son vêtement de nuit, comment la servante avait dissimulé, par ce geste, une caresse sous laquelle il avait senti tous ses nerfs se tendre, tout son corps vibrer, tout son sang lui bousculer le cœur, et comment il avait caché la pudeur de sa volupté convulsive dans les bras de la servante qui le berça jusqu’à l’apaisement. Ensuite elle avait murmuré à son oreille qu’il ne fallait pas avoir honte, que cela prouvait au contraire qu’il était, à cette heure, un homme.

Tout cela, les saccades de la voix le pressaient de le décrire. Elle l’assaillait de fureurs.

― Il ne fallait pas avoir honte ?… Ah ! Vraiment… C’est trop de turpitude !… Vous qui prétendez à la mitre, à la tiare, au gouvernement du monde !… ha ! Ha ! Vous ne pouvez, dès la première, dès la plus basse tentation, gouverner vos instincts, et vous prétendez à la domination sur les hommes ! Assez ! Assez donc !… allez demander l’absolution à un autre, vous m’entendez : à un autre !

Brutalement le grillage refermé se doubla. Tout fut opaque… Omer écouta reclaquer la porte du confessionnal, et les pas fuir sur la sonorité des dalles…

Il ne comprenait pas. Était-ce un tel crime d’avoir souffert les caresses d’une fille ? Le Père Anselme refusait l’absolution !

Il espéra quelques minutes le bruit qui annoncerait le retour du jésuite. Ce bruit ne se fit pas entendre. C’en était donc fait de cet avenir triomphal et, à l’instant, tout proche ?

Il ne le pensait pas. Une colère subite avait dû momentanément égarer le père, qui reviendrait pour absoudre. L’œuvre de gloire serait accomplie.

Lentement Omer s’achemina, par les corridors, vers l’étude, et revécut cent fois, devant le livre ouvert, tout le drame. Il ne s’expliquait plus rien, ni l’engouement du Père Anselme pour sa personne, à la suite de sa composition, ni cette fureur inconcevable.

Le soir, un domestique lui remit ce billet :

« Monsieur, je ne puis, après mûres réflexions, accepter le devoir de diriger votre conscience. Ne comptez point sur moi et tenez pour un simple propos sans conséquence les projets téméraires que nous avions formés.

» anselme. »


Le Père Gladis consentit facilement à l’absolution, non pas avant de s’être fait conter par le menu tout cet épisode singulier.

Omer confia de même l’aventure à son cousin. Édouard déclama contre le péché. L’occasion d’une vie magnifique échappait à l’imprudent. Ah ! Si c’eût été lui, le favori du Père ! Aucune femme ne l’eût persuadé de se perdre, ni Vénus elle-même !

Le premier prix d’histoire échut au coupable. Ainsi se marquait mieux l’annulation de tous les propos que le jésuite et Omer avaient tenus ensemble. Ainsi la rupture se marquait mieux, puisque le maître ne voulait même plus s’intéresser à l’élève en le punissant d’une imprudence.