G. Charpentier (p. 383-396).

XXV

LA DÉLIVRANCE


Le malheur est arrivé !


Je sors quelquefois, le soir — bien rarement. Que dirais-je aux gens que je rencontrerais ? Je n’ai pas le sou pour aller au café où les collégiens vont. Je ne veux pas me laisser offrir et ne pas payer : je suis trop pauvre pour cela. C’est quand j’ai de l’argent dans ma poche que j’accepte, parce que je sens que l’on ne me fait pas l’aumône et qu’à mon tour je puis régaler.

Mais il y a longtemps que je n’ai plus rien — même un sou.

J’avais fait un peu d’argent avec mes livres de prix. La Poésie au seizième siècle, par Sainte-Beuve, un Bossuet, et les œuvres de M. Victor Cousin.

Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche m’avait demandé où je les avais pris. Elle avait l’air de croire que c’était le produit d’un vol ou d’un assassinat. « Il se sera laisser entraîner par les mauvais conseils. Ce sont les mauvais conseils qui perdent les jeunes gens. »

Qui me donnerait des conseils ? — Des copains ? Je suis plus vieux qu’eux, même s’ils ont mon âge. On ne les a pas battus tant que moi. Ils n’ont pas connu Legnagna et la maison muette. — Des vieux ? les collègues de mon père ? Ils ont bien assez à faire de nouer les deux bouts, et puis ils ne savent que ce qui se passait chez les anciens, et n’ont pas le temps, — à cause des répétitions — de juger ce qui se passe autour d’eux.

J’avais dit à ma mère d’où venaient ces cinq francs.

Elle avait levé les mains au ciel.

« Tu as vendu tes livres de prix, Jacques !… »

Pourquoi pas ? Si quelque chose est à moi, c’est bien ces bouquins, il me semble ! Je les aurais gardés, si j’avais trouvé dedans ce que coûte le pain et comment on le gagne. Je n’y ai trouvé que des choses de l’autre monde ! — tandis qu’avec l’argent, j’ai pu acheter une cravate qui n’était pas ridicule et aller aussi prendre un gloria aux Mille-Colonnes. J’y lis la feuille de Paris, qui sent encore l’imprimerie, quand le facteur l’apporte.

Mais je me suis trouvé un soir face à face avec mon père qui passait. Il m’a insulté, d’un mot, d’un geste.

« Te voilà, fainéant ? »

Et il a continué son chemin.

Fainéant ? — Ah ! j’avais envie de courir après lui et de lui demander pourquoi il m’avait jeté entre les dents, et sans me regarder en face, ce mot qui me faisait mal !

Fainéant ! — Parce que, dans le silence glacial de la maison, ce travail de bachau et cet acharnement sur les morts m’ennuient, parce que je trouve les batailles des Romains moins dures que les miennes, et que je me sens plus triste que Coriolan ! Oh ! il ne faut pas qu’il m’appelle fainéant !

Fainéant !

Si mon père était un autre homme, j’irais à lui, et je lui dirais :

« Je te jure que je vais travailler, bien travailler, mais n’aie plus vis-à-vis de moi cette attitude cruelle ! »

Il me renverrait comme un menteur. J’ai bien vu cela, quand j’étais plus jeune.

Deux ou trois fois quand il allait m’humilier ou me battre, je lui promis, s’il ne le faisait point, de tenir n’importe quelle parole il voudrait. Il avait fait fi de mes engagements, et je lui en avais voulu, tout enfant que je fusse, de si peu croire au courage de son fils.

Aujourd’hui encore il me rirait au nez et il croirait que je caponne !

Allons ! je vivrai à côté de lui comme à côté d’un garde-chiourme, et je travaillerai tout de même ! C’est dit.

Mais le lendemain soir, ma mère venait m’annoncer, toute effrayée, que mon père ne voulait plus que je restasse dehors et que je courusse les cafés comme un vagabond. Il fallait être rentré à huit heures, ou sinon je coucherais dans la rue.


J’y ai couché.

C’est long, une nuit à assassiner, et vers deux heures du matin il a plu. J’étais trempé jusqu’aux os, j’avais les pieds glacés, et je me cachais sous les auvents des portes. J’avais peur aussi des sergents de ville ! J’ai tourné, tourné, autour de la maison. À dix heures, elle avait été fermée, suivant la menace. J’avais trouvé le verrou mis.

Demain encore, je le trouverai tiré si mon père a autant de courage que moi.

Je ne tiens pas à rôder dans les rues. J’aimerais mieux être dans ma chambre, mais on a l’air de me menacer. Je ne veux pas paraître avoir peur, et je grelotte, et mes dents claquent.

Comme c’est froid, quand le soleil se lève !


Je ne suis rentré que quand mon père devait être au collège, à huit heures et demie du matin.

Il n’était pas sorti. C’est la première fois, depuis la scène sanglante avec ma mère, qu’il a manqué la classe.

M’avait-il vu et m’attendait-il ? Était-il malade de fureur ?

La porte était à peine poussée qu’il s’est jeté sur moi. Il était blanc comme un mort.

« Gredin, dit-il, je vais te casser les bras et les jambes ! »


Dans la maison, une heure après.

« Qu’y a-t-il ?

— Il y a le fils Vingtras, qui a voulu assassiner son père ! »

Je n’ai pas essayé d’assassiner mon père. C’est lui qui m’aurait volontiers estropié ; il répétait :

« Je te casserai les reins et les jambes. »


— Eh bien, non ! Vous ne casserez les bras ou les reins à personne. Oh ! je ne vous frapperai pas ! Mais vous ne me toucherez point. C’est trop tard ; je suis trop grand.

Bas les mains ! ou gare à vous !


Minuit.

Mon père me fera arrêter bien sûr.

La prison demain, comme un criminel.

Ma vie sera une vie de bataille. C’est le sort de celles qui commencent comme cela. Je le sens bien.

Je ne resterais en prison qu’une semaine, pas plus, que je serais tout de même montré au doigt pour longtemps dans cette province.

L’idée m’est presque venue d’en finir.

Si je me tuais cette nuit, pourtant, ce serait mon père qui m’aurait assassiné !

Et qu’ai-je fait de mal ? des fautes de quantité et de grammaire, voilà tout. Puis j’ai, sur un faux renseignement, dit qu’il y avait huit facultés de l’âme quand il n’y en a que sept. — Voilà pourquoi je me pendrais à cette fenêtre ?

Je n’ai pas un reproche à m’adresser.

Je n’ai pas même une bille chippée sur la conscience. Une fois mon père me donna 30 sous pour acheter un cahier qui en coûtait 29 ; je gardai le sou. C’est mon seul vol. Je n’ai jamais rapporté, oh ! non ! ni cané quand il fallait se battre.

Si c’était à Paris, encore ! En sortant de prison, on me serrerait la main tout de même. Ici, point !

Eh bien ! je ferai mon temps ici, et j’irai à Paris après, et quand je serai là, je ne cacherai pas que j’ai été en prison, je le crierai ! Je défendrai le DROIT DE L’ENFANT, comme d’autres les DROITS DE L’HOMME.

Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de mort sur le corps et l’âme de leur fils ; si M. Vingtras a le droit de me martyriser parce que j’ai eu peur d’un métier de misère, et si M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d’une Louisette.

Paris ! oh ! je l’aime !

J’entrevois l’imprimerie et le journal, la liberté de se défendre, la sympathie aux révoltés.

L’idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je tourmentais déjà ma cravate.


Encore des cris, des cris ! C’est deux jours après.

Ma mère, éperdue, entre dans ma chambre.

« Jacques, viens, viens !

On était en train d’insulter mon père. Il avait, quelques jours auparavant, frappé un de ses élèves, et voilà que dans la maison où la veille il avait failli me tuer, les parents de l’enfant calotté venaient exiger une réparation. On voulait que M. Vingtras fît des excuses, demandât pardon ; et comme M. Vingtras balbutiait, on lui mettait le poing sous le nez.

Ils étaient deux, le père et le frère aîné, un vieux et un jeune.

« Qu’y a-t-il ?

— Il y a, disait le jeune, que votre père s’est permis de gifler mon frère. S’il n’était pas si décati, c’est moi qui le giflerais.

— Malheureux ! »

Je l’ai pris à bras-le-corps. Ah ! il ne pèse pas lourd ! et le vieux non plus. Par la porte, allons ! Un peu plus, ils étaient en morceaux.

Ils amassaient du monde dans la rue.

« Viens donc, me crie le frère aîné écumant.

— Eh ! je viens ! »


On nous a séparés à grand’peine. Il a dix-huit ans, c’est un saint-cyrien, il est courageux, mais je le règle. Je le tiens comme j’ai vu l’oncle Chadenas tenir des cochons. Je ne veux pas lui faire de mal, maintenant qu’il est à terre. Seulement il bouge encore. On me tire par les cheveux.

On me l’a à peine ôté des mains qu’il me jette une carte par-dessus la foule.

« Si c’était devant une épée, tu ferais moins le fier. C’est l’épée qui est mon arme, à moi » et il gesticule, et il en conte !…

L’imbécile !

« Hé, Massion, veux-tu aller lui dire que s’il ne se tait pas, je vais le casser de nouveau, mais que s’il se tait, je me battrai à l’épée avec lui. »


Prairie de Mauves, 7 h. du matin.

Ça s’est arrangé sans que chez nous on en sût rien. Tout le collège en parle, par exemple, mais mon père est au lit avec la fièvre, — le médecin a même ordonné qu’on le laissât reposer, — ce qui me donne ma liberté.

J’ai trouvé des témoins : tous ceux de mes anciens condisciples qui ont un brin de moustache et veulent entrer à Saint-Cyr ou à la Navale s’offrent pour la chose.

« Vous êtes bien jeune, dit quelqu’un mêlé aux pourparlers.

— J’ai dix-huit ans. »

Je mens de deux ans, voilà tout.

On se demande tout bas si au dernier moment je ne fouinerai pas devant Saint-Cyr.

Ils ne savent pas que la vie m’embête, qu’un duel est comme un paletot neuf non choisi par ma mère, que c’est la première fois que je fais acte d’homme. C’est que j’en ai envie ; nom d’un tonnerre ! Si le saint-cyrien ne voulait plus, je l’y forcerais.

Je suis ému tout de même ! Je vais peut-être avoir l’air si gauche ! Mais je me ferai tuer tout de suite si l’on rit.


Nous sommes sur le terrain.

« Avancez, messieurs ! »

Les témoins sont plus inquiets que nous, et puis ils ont peur de rater le cérémonial.

L’autre ne vient donc pas ?… Il a engagé le fer, puis a fait un bond en arrière et il me laisse là.

J’ai l’air d’un chien qui a perdu son maître.

Il ne vient pas, j’avance.

Cri du médecin !

« Quoi donc ?

— Vous êtes blessé.

— Moi ?

— Vous avez la cuisse pleine de sang. »

Je ne sens rien.

« Recommençons, recommençons-ça ! »

Et croyant que c’est le grand genre de bondir en arrière comme a fait l’autre, je bondis.

« Mais c’est un saltimbanque, dit le chirurgien ! »

Enfin on m’amène à lui. Je ne sais pas encore pourquoi.

« Le gras de la cuisse traversé !

— Vous croyez ?

— Et quinze jours sans marcher ! »

Oh ! je n’ai pas grand endroit où aller !

Je suis donc blessé, il paraît. En effet, ça saigne. Le saint-cyrien me serre la main et me dit : « Je regrette… »

Moi, je ne regrette rien. C’est un quart d’heure de passé, et j’ai vu que ça ne me faisait pas plus qu’un cautère sur une jambe de bois.

J’avais laissé un mot à ma mère le matin : « Je suis chez un camarade. »

Elle a même fait cette remarque :

« C’est mal pendant que son père est malade. »


Je suis revenu en voiture. Il a fallu de l’argent pour cette voiture ; je n’en avais pas. En arrivant, j’ai dû demander trente sous à ma mère qui m’a cru fou.

« Il prend des voitures, maintenant ! »

L’escalier est noir.

J’ai monté en me tenant la jambe, sans rien dire, et sous prétexte de migraine (on croit que j’ai bu) je suis allé me fourrer dans mon lit.

Mais une voisine, — à peine étais-je dans les draps, — lui a conté toute l’histoire. Ma mère lâche le chevet de son époux pour le mien.

« Jacques, tu as été en duel !

— Et mon père, comment va-t-il ? »


Il est dans la chambre à côté de la mienne depuis ce matin. Le médecin a fait observer qu’il y avait plus d’air. Ma mère retourne à lui.

Je ne comprends pas bien ce qu’ils disent, mais on parle de moi, elle raconte l’histoire. Je saisis des bribes.

Un bruit qui se faisait dans l’escalier s’éteint et j’entends tout.

C’est mon père qui parle avec émotion :

« Oui, quand il sera guéri, il partira.

— Pour Paris ?

— Pour Paris. — Il n’est pas blessé grièvement, n’est-ce pas ? Ce n’est rien, au moins ?

— Je t’ai dit que non. »

Un silence.

« C’est pour moi qu’il s’est battu… Après la scène de la veille !… »

Il semble que sa voix tremble.

« Oui, oui… il vaut mieux que nous nous séparions. De loin, nous ne nous querellerons pas. De près, il me haïrait !… Il me hait peut-être déjà ! Mais c’est plus fort que moi ! Ce professorat a fait de moi une vieille bête qui a besoin d’avoir l’air méchant, et qui le devient, à force de faire le croquemitaine et les yeux creux… Ça vous tanne le cœur… On est cruel… J’ai été cruel.

— Comme moi, dit ma mère… Mais je le lui ai dit un jour à Paris, je lui ai presque demandé pardon, et si tu avais vu comme il a pleuré !

— Toi, tu as su lui dire, moi je ne saurais pas. J’aurais peur de blesser la discipline. Je craindrais que les élèves, je veux dire que mon fils ne rie de moi. J’ai été pion et il m’en reste dans le sang. Je lui parlerai toujours comme à un écolier, et je le confondrai avec les gamins qu’il faut que je punisse pour qu’ils me craignent et qu’ils n’attachent pas des rats au collet de mon habit… Il vaut mieux qu’il parte.

— Tu l’embrasseras avant de partir.

— Non. Tu l’embrasseras pour moi. Je suis sûr que j’aurais encore l’air chien sans le vouloir. C’est le professorat, je te dis !… Tu l’embrasseras… et tu lui diras, en cachette, que je l’aime bien… Moi, je n’ose pas. »


« Madame, madame !

— Quoi donc !

— Il y a les agents en bas !

— Les agents ! »

Il y a, en effet, des étrangers dans l’escalier, et j’entends parler.

« Nous venons pour emmener votre fils.

— Parce qu’il s’est battu ? »

Elle remonte vers mon père.

« Plus bas, plus bas, mon amie, c’est moi qui avais écrit pour qu’on se tînt prêt à l’arrêter, depuis huit jours déjà !… J’avais signé, après cette scène… Oh ! j’ai honte… Il n’entend pas, dis, au moins, à travers la cloison ? »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’entends.

Quel bonheur que j’aie été blessé et que je sois couché dans ce lit ! Je n’aurais jamais su qu’il m’aimait.

Ah ! je crois qu’on eût mieux fait de m’aimer tout haut ! Il me semble qu’il me restera toujours de ma vie d’enfant, des trous de mélancolie et des plaies sensibles dans le cœur !


Mais aussi j’entre dans la vie d’homme, prêt à la lutte, plein de force, bien honnête. J’ai le sang pur et les yeux clairs, pour voir le fond des âmes ; ils sont comme cela, ai-je lu quelque part, ceux qui ont un peu pleuré.

Il ne s’agit plus de pleurer ! il faut vivre.

Sans métier, sans argent, c’est dur ; mais on verra. Je suis mon maître à partir d’aujourd’hui. Mon père avait le droit de frapper… Mais malheur maintenant, malheur à qui me touche ! — Ah ! oui ! malheur à celui-là !

Je me parle ainsi, la cuisse tendue dans mon lit de blessé.


Huit jours après, le chirurgien vient, défait le bandage et dit :

« Grâce à mon pansement, — un nouveau système, — vous êtes guéri ; vous pouvez vous lever aujourd’hui et vous pourrez sortir demain. »

Ma mère remercie Dieu.

« Oh ! j’ai eu si peur !… S’il avait fallu te couper la jambe ! — Je vais t’apprendre une nouvelle maintenant… »

Elle me conte tout ce que je sais, ce que j’ai entendu à travers la cloison.


« Tu vas me quitter ! dit-elle en sanglotant. »

Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes livres, faire ma petite malle, et je lui demande mes habits.

Ce sont ceux du duel.

Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un trou et taché de sang.

« Je ne sais pas si le sang s’en ira… la couleur partira avec, bien sûr… »

Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge mouillé, fait ce qu’il faut — elle a toujours eu si soin de ma toilette ! — mais finit par dire en hochant la tête :

« Tu vois, ça ne s’en va pas… Une autre fois, Jacques, mets au moins ton vieux pantalon ! »




FIN