L’Enfant (Vallès)/24
XXIV
LE RETOUR
Ah ! que la route est triste !
Ma mère voit bien ma douleur et essaye de me consoler, ce qui m’irrite, et je suis forcé de me retenir pour ne pas la brusquer. Je m’en veux de paraître accablé : je n’ai donc pas de courage !
Non, je n’en ai pas ; les noms de stations criés à la gare m’entrent dans la poitrine comme des coups de corne.
Beaugency ! Amboise ! Ancenis !
On signale un château, une ruine ; mais c’est tout près de Nantes, cela !
« Jeune homme, nous n’en sommes pas à plus de cinq lieues.
— Oh ! mon Dieu !
— Nous y sommes. »
Comme les rues paraissent désertes ! Sur le quai où nous demeurons, il y a deux ou trois personnes qui passent — pas plus. Je reconnais un ancien capitaine sur le banc où je le voyais jadis en allant en classe, puis un nègre en guenilles qui avait des enfants à qui l’on faisait la charité.
Quel silence ! on dirait qu’on est dans une campagne.
Je lève les yeux vers la fenêtre de notre appartement.
Mon père est là, maigre, l’air chagrin, immobile.
Il me repoussait quand j’étais petit, et qu’on me jetait dans ses bras pour un baiser.
Aussi, chaque fois qu’il y a la solennité d’un départ ou d’une retrouvée, est-ce un embarras pour nous deux !
Il m’offre à embrasser, cette fois, une face pâle, un front de pierre.
Je n’ose pas.
Ma mère nous pousse un peu, j’avance le cou, il tend le sien. Mes cheveux l’aveuglent et sa barbe me pique, nous nous grattons d’un air de rancune tous les deux.
On monte les escaliers sans dire un mot.
Mon père arrive par derrière ; on dirait une exécution à la Tour de Londres.
Si l’on exécutait tout de suite, — mais non — mon père prend des temps de solennité.
C’est le latin. — C’est le souvenir des pères qui assassinent leurs fils dans l’histoire : Caton, Brutus. Il ne pense pas à m’assassiner, mais au fond, je suis sûr qu’il se trouve lâche, et il voudrait que son fils, que Bruticule lui en sût gré ; et chaque fois que je fais un geste, ou que je dis un mot un peu vif, il fronce les sourcils, serre les lèvres (ça doit le fatiguer beaucoup, ce digne homme !) et il semble me dire : « Tu oublies donc que tu ne vis que par charité, et que je pourrais te donner un coup de hache, te livrer au licteur ? »
Il reste antique jusqu’à ce que le nez lui chatouille ; ou qu’il ne puisse plus y tenir.
Il s’épuise à la fin, à force de vouloir paraître amer, et il est forcé de se desserrer la mâchoire de temps en temps.
Jamais il n’a été si Brutus qu’aujourd’hui.
Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s’il y avait de la faiblesse dedans, et il se tient dans le fauteuil comme si c’était une chaise curule.
« Vous êtes mon fils, je suis votre père. »
— Oh ! oui, tu peux en être sûr, Antoine ! a l’air de dire ma mère.
— Il y avait à Rome une loi (m’écoutez-vous, mon fils ?) qui donnait au père déshonoré, dans la personne d’un des siens, le droit de faire mourir ce… ce… ce sien… suum. »
Il s’embrouille.
« Tu feras ta philosophie jusqu’à Pâques, et à Pâques tu te présenteras au baccalauréat. »
Telle est la décision adoptée.
On me regarde un peu quand je reparais dans la cour des classes. On m’entoure, et l’on me dévisage. Un garçon qui revient de Paris…, jugez !…
Le professeur est un jeune homme qui, sorti le premier de l’École normale, a été reçu à l’agrégation le premier ; qui arrive toujours le premier au cours, et qui se présente toujours le premier à l’économat pour toucher ses appointements. Il loge au premier, dans une maison au fond d’une rue lugubre. Au théâtre, il va aux premières, et au premier rang.
C’est sa mère qui a fait cette combinaison.
« Je veux que tu sois partout, partout, le premier. »
Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur moi pour faire le péripatéticien chez lui, dans son jardin.
Il avait du monde autrefois, à qui il faisait tirer de l’eau pour arroser son potager ; il n’a plus personne.
Il pense que moi, fils de collègue — qui suis d’Éleusis aussi, — j’ai l’étoffe d’un disciple et d’un tireur d’eau.
Je ne sais comment il a été nommé à ce poste-là.
Je trouvais mes professeurs de rhétorique ennuyeux à Paris, mais l’on m’assurait qu’il y avait parmi les professeurs de philosophie des gens qui raisonnaient, qui pensaient, qui avaient la tête pleine.
Une fois même, il y en avait un qui était venu serrer la main du journaliste, quoique ce journaliste fût républicain.
J’avais grande idée de ces chercheurs de vertu.
Mais celui-ci est vraiment comique !
« M. Vingtras, quelles sont les preuves de l’existence de Dieu ? »
Je me gratte l’oreille.
« Vous ne savez pas ? »
Il paraît étonné, il a l’air de dire : « Vous qui arrivez de Paris, voyons !
— Gineston, les preuves de l’existence de Dieu ?
— M’sieu, je ne sais pas, il manque des pages dans mon livre.
— Badigeot ?
— M’sieu, il y a le consensus omnium !
— Ce qui veut dire ?… » (Le professeur prend les poses de Socrate accouchant son génie).
— Ce qui veut dire… — Pitou, souffle-moi donc !
— Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant le malade), que tout le monde est d’accord pour reconnaître un Dieu ?
— Oui, m’sieu.
— Ne sentez-vous pas qu’il y a un être au-dessus de nous ? »
Badigeot regarde attentivement le plafond !
Rafoin y a lancé le matin un petit bonhomme en papier qui pend à un fil au bout d’une boulette de pain mâché.
« Oui, m’sieu, il y a un bonhomme là-haut.
— Bonhomme, bonhomme, (dit le professeur qui est myope, et n’a pas vu ce qui pend au plafond), mais c’est aussi le Dieu de la Bible. Sa droite est terrible ! »
Le mot ne lui a pas déplu, cependant.
« J’aime cette familiarité, tout de même, » disait-il en sortant de la classe. « Il y a un bonhomme là-haut !… Ce cri d’un enfant pour désigner Dieu ! »
Il en a parlé en haut lieu.
« Qu’en dites-vous, monsieur le proviseur ? N’est-ce pas l’enfant qui ne sait rien, parlant comme le vieillard qui sait tout ? — Oui, il y a un bonhomme là-haut ! »
À la classe suivante il s’adresse de nouveau à Badigeot et commence en lui rappelant le mot :
« Il y a un bonhomme là-haut ? »
— Non, m’sieu, il n’y est plus. »
Il tenait mal et il est tombé.
Le professeur m’a mis aux facultés de l’âme.
Les autres n’y sont pas encore, il fait cela pour moi.
Ce n’est qu’après Pâques qu’on sait comment l’âme est faite dans ce collège-ci.
Il y a sept facultés de l’âme.
« Comptez sur vos doigts, c’est plus facile, » me dit le maître.
On annonce à Nantes l’arrivée d’un professeur de faculté célèbre, M. Chalmat. Chalmat lui-même est dans nos murs !
Il a connu mon père à Paris au moment de l’agrégation.
Ils dînaient à côté l’un de l’autre, dans un restaurant à prix fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit, que mon père prit. Il y avait l’adresse, et il put rapporter le paquet à son propriétaire désespéré.
« Quand vous aurez besoin de moi, dit le philosophe, je suis là. »
Il était là, en chair et en os, par hasard, et par hasard aussi il y avait un appartement meublé dans notre maison, ce qui fit de lui notre voisin.
M. Chalmat dormait sur le même carré que nous.
Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je l’entendais qui disait : « Il y en a huit, huit ! Oui, il y en a huit. »
Il voulut me faire un cadeau.
Il nous prit à part, mon père et moi ; il nous parla à cœur ouvert.
« Mes amis, dit-il (il m’honorait moi-même de ce nom), je désire vous payer du service que vous m’avez rendu jadis, en sauvant mon manuscrit. Je n’ai pas de fortune, mais je vous donnerai ce que j’ai, le résultat de vingt ans de réflexions et de travail ! »
Mon père semble dire : « c’est trop. »
« Non, non ! Écoutez-moi bien. »
Nous retenons notre souffle, on aurait entendu voler une mouche.
« On vous dit qu’il y a sept facultés de l’âme ? Il y en a huit ! »
On me trompait donc ? On me volait d’une ? Pourquoi ? Que signifie ?
« Oui, oui, c’est comme ça, » et M. Chalmat me montrait ses cinq doigts de la main droite et trois autres couchés dans la main gauche.
Il a ajouté avec bonté :
« Servez-vous de la découverte, je vous y autorise ; on l’ignore encore, dans deux mois seulement ce sera dans mes livres.[1] »
Je suis arrivé ce matin. Demain la version. Mon père voulait me suivre à Rennes, mais il est forcé de rester avec ses pensionnaires.
Je suis le second en version.
J’ai fait encore trop près du texte, sans cela j’aurais été le premier.
Cette après-midi l’examen.
Je repasse, je repasse, comme si je pouvais avaler le Manuel en trois bouchées.
« Monsieur Vingtras ! »
C’est mon tour.
On tire les boules.
« Traduisez-moi ceci, traduisez-moi cela. »
Je traduis comme un ange.
« On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que vous avez été bercé sur les genoux d’une tête universitaire, mais encore que vous vous êtes abreuvé aux grandes sources, que vous avez passé par cette belle école de Paris, à laquelle nous avons tous appartenu. (Se ravisant) : Ah ! non, pas tous ; il y a notre collègue M. Gendrel. »
M. Gendrel est le professeur de philosophie. Il est licencié de province, docteur ès lettres de province ; il n’a pas bu aux fortes sources comme eux, comme moi, et, comme c’est un cafard, à ce qu’on dit, le doyen le pique chaque fois qu’il le peut. Il m’a pris pour prétexte à l’instant.
M. Gendrel est jaune, jaune comme un coing, avec des lunettes comme celles de Bergougnard.
Je passe par le professeur de mathématiques avant d’arriver à lui.
Je ne sais pas grand-chose de ce qu’on me demande, mais l’éloge qu’on vient de m’adresser publiquement engage le professeur à être indulgent.
« Qu’est-ce que le pendule compensateur ?
— C’est un pendule qui compense.
— Bien, très bien ! »
Se penchant à l’oreille du doyen :
« Il est intelligent. »
Se retournant vers moi :
« Et la machine pneumatique, quel est son usage ?
— La machine pneumatique ?…
— Oh ! je ne vous demande pas grands détails. C’est pour faire le vide, n’est-ce pas ? Et si on met des oiseaux dedans, ils meurent. Bien, très bien ! »
Il reprend :
« Vous avez en géométrie la section d’un cône ? »
Oui, mais il me faut un chapeau pour faire une bonne démonstration, comme avec les plâtres du vieil Italien, et je la fais à la bonne franquette.
Prenant un chapeau qui me tombe sous la main, et d’où je retire un vieux mouchoir, je coupe mon cône.
On rit dans la salle parce que la coiffe est très grasse et le mouchoir très sale ; les examinateurs me regardent avec un sourire de bonne humeur.
Le professeur de mathématiques, qui décidément veut faire sa cour au doyen (il doit épouser sa fille), me parle à son tour :
« Monsieur, on voit que vous préférez Virgile à Pythagore ; mais comme le disait si bien monsieur le doyen tout à l’heure, vous avez bu aux grandes sources, et Pythagore même en a profité. »
Murmure flatteur.
Encore un coup à Gendrel !
C’est à lui que j’ai affaire maintenant.
Il me fixe : ses lunettes flamboient comme des pièces de cent sous toutes neuves.
Il lui prend l’envie de se moucher.
Il cherche son mouchoir, c’est lui que j’ai retiré tout à l’heure et remis dans la coiffe si grasse.
C’était le chapeau de Gendrel.
Je suis perdu !
Il m’en veut pour les allusions que le doyen a lancées contre lui sous mon couvert ; il m’en veut pour la coiffe et le mouchoir.
Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître.
« Monsieur, vous avez à nous parler des facultés de l’âme. »
(D’une voix ferme) : « Combien y en a-t-il ? »
Il a l’air d’un juge d’instruction qui veut faire avouer à un assassin, ou d’un cavalier qui enfonce un carré avec le poitrail de son cheval.
« Je vous ai demandé, monsieur, combien il y a de facultés de l’âme ? »
Moi, abasourdi : « Il y en a HUIT. »
Stupeur dans l’auditoire, agitation au banc des examinateurs !
Il y a un revirement général, comme il s’en produit quelquefois dans les foules, et l’on entend : Huit, huit, huit.
Pi — wit !…
J’attends l’opinion de Gendrel. Il me regarde bien en face.
« Vous dites qu’il y a huit facultés de l’âme ? Vous ne faites pas honneur à la source des hautes études à laquelle monsieur le doyen vous félicitait si généreusement de vous être abreuvé, tout à l’heure. Dans le collège de Paris où vous étiez, il y en avait peut-être huit, monsieur. Nous n’en avons que sept en province. »
Les examinateurs, qui lui en veulent, ne peuvent cependant accepter ma théorie des huit publiquement, et je vais porter la peine d’avoir lancé à un examen une franchise qui avait besoin de volumes et d’hommes célèbres pour la faire accepter.
Le doyen rentre et dit sèchement : « Monsieur Vingtras est appelé à se présenter à une autre session. »
La foule se retire en se demandant qui je suis, ce que je veux, et où l’on en arriverait si l’on jouait ainsi avec l’âme ; je renverse les bases sur lesquelles repose la conscience humaine.
Je n’y tiens pas du tout, moi ! C’est la faute à M. Chalmat, qui m’a dit qu’il y en a huit. Je ne suis pas un instrument aux mains d’une secte ou d’une faction.
J’ai dit ce qu’il m’a dit !
Il n’y a donc que sept facultés de l’âme : j’en perds une, — je m’en fiche, — mais je serai forcé de me représenter devant la Faculté de Rennes, — et je ne m’en fiche pas. Je suis bien triste…
Mon père me reçoit, les lèvres serrées, le front plissé, l’œil cave.
C’est qu’il n’est pas seulement blessé dans ma personne ! Il l’est dans son propre orgueil !
Un élève qui lui en veut a retourné le poignard dans la plaie.
Le soir du même jour où l’on apprit que j’étais refusé, on lisait sur notre porte :
On porte tout de même des participes en ville ! c’est-à-dire qu’on donne des répétitions tout de même et qu’on demande 25 fr. par mois, tout comme si on avait été reçu d’emblée, comme si on avait passé des agrégations du premier coup, et comme si le fils de la maison avait jonglé avec des blanches !…
« Jacques, il vaut mieux que tu ne te mettes pas à table avec nous. »
Ma pauvre mère ne vit plus. Elle assiste chaque jour à des scènes pénibles.
Mon père me reproche le pain que je mange.
On m’apporte des provisions dans ma chambre, comme à un homme qui se cache.
« Oh ! je ne veux plus de cette vie ! Je veux repartir pour Paris.
— Dans ces habits ? » dit ma mère en regardant mes hardes.
Je serai donc toujours écrasé par mon costume !
Ah ! je partirai tout de même !
Mon père a eu vent de ce propos.
« S’il part, dis-lui que je le ferai arrêter par les gendarmes. »
Legnagna m’avait déjà menacé d’eux…
Vous voulez faire de moi un gibier de prison, mon père ?
Il a donc le droit de me faire prendre, il a le droit de me traiter comme un voleur, il est maître de moi comme d’un chien…
« Jusqu’à ta majorité, mon garçon ! »
Il a dit cela avec emportement, en tapant sur un livre qui s’appelle le Code ; je le retrouve le soir dans un coin, ce vieux livre. Je le lis en cachette, à la lueur du réverbère qui éclaire ma chambre.
« Peut être enfermé, sur l’ordre de ses parents, etc. »
Me faire arrêter ? — Pourquoi ?
Parce que je ne veux pas qu’il dise que je ne gagne pas la pâtée que je mange, — parce que je ne veux pas qu’il s’amuse à me frapper, moi qui pourrais le casser en deux, — parce que je veux avoir un état, et que ça l’humilie de penser que lui, qui a tant lutté pour avoir une toge roussie, il aura un fils qui aura une cotte, un bourgeron !
Il me fera mettre les menottes peut-être et ordonnera aux gendarmes de serrer dur si je résiste. Et cela, parce que je ne veux pas être professeur comme lui.
Je comprends. C’est que j’insulte toute sa vie en déclarant que je veux retourner au métier comme nos grands-parents ! Dire que je désire entrer en atelier, c’est dire qu’il a eu tort de lâcher la charrue et l’écurie.
Il me ferait donc conduire de brigade en brigade ; si ce n’est pas ce soir, ce sera demain, ou dans un mois. Jusqu’à vingt et un ans, il le peut.
On a pensé à moi pour une leçon.
Mes succès de collège m’ont fait une réputation ; et puis quelques personnes, devinant peut-être le drame muet qui se joue chez nous, veulent me montrer de l’amitié.
L’une de ces personnes s’adresse à ma mère ; c’est une dame qui veut que j’apprenne un peu de latin à son fils. Ma mère a répondu :
« Madame, je serais bien contente s’il pouvait gagner un peu d’argent, parce qu’il se disputerait moins avec son père. Ils sont bons tous deux, dit-elle, mais ils se chamaillent toujours. — Il faudrait, par exemple, que vous parliez à M. Vingtras pour qu’il achète une culotte à Jacques, si vous ne voulez pas (esquissant un sourire) qu’il aille chez vous tout nu — sauf votre respect. Je vous dis ça comme une paysanne ; c’est que je suis partie de bas. – J’ai gardé les vaches, voyez-vous ! »
J’entends cela de la chambre où je suis. Pauvre mère !
La personne qui venait chercher la leçon s’en va, ayant peur de recevoir une carafe à la tête, quelque bouteille égarée de son chemin, — si mon père rentrait et que nous nous prissions aux cheveux. Puis elle ne se sent pas le courage de parlementer pour ma culotte. En un mot, on a gardé des animaux dans notre famille, et elle vient chercher un professeur et non pas un berger.
Ma mère attend une réponse. (On doit lui écrire.)
« Je lui ai pourtant dit ce qu’il fallait dire, fait-elle en croisant les bras ; oh ! ces riches, ces riches !… »
Ah ! cette paysanne !
Ma réputation de fort en thème me fait retrouver pourtant une leçon, mais mon père, afin de m’humilier, ne me laisse pas même prendre dans sa garde-robe une culotte neuve. Mes habits ne tiennent pas.
Je suis forcé de m’asseoir de côté.
Je tremblai si fort un jour où l’on me dit :
« Donnez donc votre leçon dans le jardin, monsieur Vingtras, et ôtez votre paletot. Il fait si chaud ! Vous suez à grosses gouttes.
— Oh ! non, au contraire, merci.
Je ruisselle.
— Il a l’air timide, un peu inquiet, votre fils, dit-on à ma mère qu’on n’attendait pas, mais qui est venue un jour pour demander si l’on était content de moi et pour parler en ma faveur.
— Ne vous y fiez pas ! et si vous avez des demoiselles qui ont de beaux yeux, ne les laissez pas trop courir quand il est là. Il y a déjà eu des histoires ! Il est parisien pour ça, allez ! et avant même d’aller à Paris, il avait (elle fait des cornes sur son front avec les doigts), oui, oui, comme je vous dis !… »
On me chasse le lendemain.
Mais j’étais engagé pour un mois, et l’on me paye le mois entier. « Cinquante francs. »
Avec cet argent-là, je vais me commander des habits. Ma mère intervient.
« Je te les ferai moi-même, nous achèterons du drap.
— Oh ! non, par exemple, non !
— Mon fils ne m’aime plus, conte-t-elle, le soir, à une voisine qui a sa confiance. — S’il me laissait choisir le drap encore ! »
J’achète un costume tout fait.
Ma mère me suit en cachette et pendant que je traite elle demande à parler en particulier au patron de l’établissement et lui explique mon histoire.
« Donnez-lui du solide, murmure-t-elle, les larmes aux yeux ! »
Je vois un peu plus de monde, maintenant que je suis propre. Ma mère me prie de l’accompagner chez des gens qu’elle connaît.
Elle en est si contente et si fière !
Mais au milieu d’une conversation elle dit tout-à-coup :
« Comme ça fronce ! Et comme on voit qu’il n’y a qu’une demi-doublure ! Si tu te tenais comme ça au moins, ça cacherait ! » (et elle me tire mon gilet pour le faire aller, elle tripote ma cravate).
Claquant la langue tristement, elle ajoute :
« Tu peux te vanter d’avoir choisi du salissant ! Et il n’a seulement pas demandé des morceaux ! »
Mon père sent que je suis ulcéré, et un jour où il me voyait pâlir, il eut peur de mon désespoir.
— Ton fils a voulu s’empoisonner, dit-il à ma mère.
Il en est à croire cela.
La pauvre femme reste muette, glacée.
Il est d’ailleurs las, lui-même, de la vie que nous menons sous le même toit. La maison a l’air d’une maison maudite.
— Dis-lui de m’écrire ce qu’il compte faire.
C’est le dernier mot qu’il adresse à ma mère, après cette soûleur du suicide.
C’est affreux de prendre cette grande feuille de papier vide pour écrire à son père. Il faut mettre « vous. »
Je dis vous pour la première fois.
Je ne vois pas bien avec la chandelle.
« Mère, donne-moi donc une bougie.
— Ça n’éclaire pas mieux, va, c’est un peu plus propre, mais ça éclaire moins bien, et c’est beaucoup plus cher, vois-tu ! »
J’écris à mon père ! je rature, et je rature !
Tout en écrivant, il m’est venu de la sensibilité, j’ai peur de paraître faible.
Je recommence ; c’est difficile et douloureux.
Ah ! ma foi, non ! et je déchire encore…
Je vais mettre deux lignes seulement, — pas deux lignes, — quatre mots. Ça m’évitera ce « vous, » et ce que je veux dire y sera tout de même. J’écris simplement ceci :
« Ton père est furieux, » me glisse à l’oreille ma mère, qui vient de remettre le bout de papier.
Il me rencontre dans un corridor :
— Tu te f… de moi, dis… ?
Il lève la main, et j’ai cru qu’il allait m’écraser.
L’abîme est creusé, — il va arriver un malheur.
- ↑ Le livre a paru. Dans ce livre, M. Chalmat accusait publiquement huit facultés de l’âme au lieu de sept. Cette révélation fit grand bruit dans le temps.