G. Charpentier (p. 96-108).

X

BRAVES GENS


Je pourrais à peine dire comment était fait l’appartement dans lequel nous entrâmes, ainsi que je l’ai conté, avec bris de cadre, clignotement de réverbère et raccommodement posthume — si posthume est le mot.

À peine étions-nous installés, qu’un grand événement arriva.

Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une succession — celle de la tante Agnès peut-être, et je restai seul avec mon père.


C’est une vie nouvelle, — il n’est jamais là, je suis libre, et je vis au rez-de-chaussée avec les petits du cordonnier et ceux de l’épicière.

J’adore la poix, la colle, le tire-fil : j’aime à entendre le tranchet passer dans le gras du cuir et le marteau tinter sur le veau neuf et la pierre bleue.

On s’amuse dans ce tas de savates, et le grand frère ressemble à mon oncle Joseph. Il est compagnon du Devoir aussi, il a un grade, et quelquefois c’est moi qui attache les rubans à sa canne et brosse sa redingote de cérémonie. Les jours ordinaires, il me laisse planter des clous et prendre des coins de maroquin rouge.

Je suis presque de la famille. Mon père m’a mis en pension chez eux ; il dîne je ne sais où, au collège sans doute, avec les professeurs d’élémentaires. Moi, j’avale des soupes énormes, dans des écuelles ébréchées, et j’ai ma goutte de vin dans un gros verre, quand on mange le chevreton.

Ils sont heureux dans cette famille ! — c’est cordial, bavard, bon enfant : tout ça travaille, mais en jacassant ; tout ça se dispute, mais en s’aimant.

On les appelle les Fabre.

L’autre famille du rez-de-chaussée, les Vincent, sont épiciers.


Madame Vincent est une rieuse. Je les trouve tous gais, les gens que je vois et que ma mère méprise parce qu’ils sont paysans, savetiers ou peseurs de sucre.

Madame Vincent n’est pas avec son mari. On ne l’a vu qu’une fois, vêtu en Arabe, avec un burnous blanc, mais il n’est resté que deux heures, et est reparti.

Il paraît qu’ils sont séparés — judiciairement — je ne sais pas ce que c’est, et il vit en Afrique, en Algère, dit Fabre.

Il était venu pour chercher un de ses fils. Madame Vincent, qui rit toujours, ne riait pas ce jour-là ! Il s’en fallait de tout ; on l’entendait qui disait : « Non ; non, » d’une voix dure, à travers la porte — et le petit Vincent qui pleurait :

« Je veux rester avec maman !

— Je te donnerai un cheval, avec un pistolet comme celui-là. »

Un pistolet ! un cheval !

Si mon père m’avait promis cela, et, en plus de m’emmener loin de ma mère ! s’il m’avait pris avec lui, sans la redingote à olives et le chapeau tuyau de poêle, quel soupir de joie j’aurais poussé ! — à la porte seulement — de peur que ma mère ne m’entendît et ne voulût me reprendre !… Oh ! oui, je serais parti !

Le petit Vincent, au contraire, pleurait et s’accrochait aux jupes.

Il y eut encore du bruit… le père qui se fâchait, la mère qui parlait plus haut et l’enfant qui sanglotait… puis la porte s’ouvrit, le burnous blanc passa. Il ne reparut plus.

Il me fit de la peine tout de même. Je le vis qui se cachait au coin de la rue ; il regardait la maison d’où il sortait, où étaient sa femme, son enfant ; il resta un long moment, l’air triste, et je crus m’apercevoir qu’il pleurait.

Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui rient ; chez moi, je n’ai jamais vu pleurer, jamais rire ; on geint, on crie. C’est qu’aussi mon père est un professeur, un homme du monde, c’est que ma mère est une mère courageuse et ferme qui veut m’élever comme il faut.


Les Vincent, les Fabre et le petit Vingtras forment une colonie criarde, joueuse, insupportable.

« Vous êtes insupportables, Jacques ; Ernest… »

C’est la mère Vincent qui veut faire la méchante et qui ne peut pas ; c’est le père Fabre qui le dit faiblement, avec un doux sourire de vieux.

« Insupportables ! Ah ! si je vous y reprends ! »

On nous y reprend sans cesse, et on nous supporte toujours.

Braves gens ! Ils juraient, sacraient, en lâchaient de salées ; mais on disait d’eux : « Bons comme le bon pain, honnêtes comme l’or. » Je respirais dans cette atmosphère de poivre et de poix, une odeur de joie et de santé ; ils avaient la main noire, mais le cœur dessus ; ils balançaient les hanches et tenaient les doigts écarquillés, parlaient avec des velours et des cuirs ; — c’est le métier qui veut ça, disait le grand Fabre. Ils me donnaient l’envie d’être ouvrier aussi et de vivre cette bonne vie où l’on n’avait peur ni de sa mère, ni des riches, où l’on n’avait qu’à se lever de grand matin, pour chanter et taper tout le jour.

Puis, on avait de belles alènes pointues. On voyait luire sous la main le museau allongé d’une bottine, le talon cambré d’une botte, et l’on tripotait un cirage qui sentait un peu le vinaigre et piquait le nez.

Braves gens !

Ils ne battaient pas leurs enfants — et ils faisaient l’aumône. Ce n’était pas comme chez nous.


Pendant toute mon enfance, j’ai entendu ma mère dire qu’il ne fallait pas donner aux pauvres, que l’argent qu’ils recevaient ils l’allaient boire, que mieux valait jeter un sou dans la rivière ; qu’au moins il ne roulait pas au cabaret. Je n’ai jamais pu cependant voir un homme demander un sou pour acheter du pain, sans qu’il me tombât du chagrin sur le cœur, comme un poids.

Mais comment cela se fait-il cependant ?

Madame Vincent était contente quand son fils tirait un des sous de sa petite bourse pour le mettre dans la main d’un malheureux. Elle embrassait Ernest et disait : « Il a bon cœur ! »

Madame Vincent voulait donc le malheur de son fils ? Elle l’aimait pourtant, sans cela elle l’aurait donné à l’homme au burnous blanc.

Ah ! elles me troublaient un peu les braves femmes, la mère Vincent et la mère Fabre ! Heureusement cela ne durait pas et ne tenait pas une minute quand j’y réfléchissais.

Elles n’osaient pas battre leur enfant, parce qu’elles auraient souffert de le voir pleurer ! Elles lui laissaient faire l’aumône, parce que cela faisait plaisir à leur petit cœur.

Ma mère avait plus de courage. Elle se sacrifiait, elle étouffait ses faiblesses, elle tordait le cou au premier mouvement pour se livrer au second. Au lieu de m’embrasser, elle me pinçait ; — vous croyez que cela ne lui coûtait pas ! — Il lui arriva même de se casser les ongles ! Elle me battait pour mon bien, voyez-vous. Sa main hésita plus d’une fois ; elle dut prendre son pied.

Plus d’une fois aussi elle recula à l’idée de meurtrir sa chair avec la mienne ; elle prit un bâton, un balai, quelque chose qui l’empêchait d’être en contact avec la peau de son enfant, son enfant adoré.

Je sentais si bien l’excellence des raisons et l’héroïsme des sentiments qui guidaient ma mère, que je m’accusais devant Dieu de ma désobéissance, et je disais bien vite deux ou trois prières pour m’en disculper. Malheureusement j’avais très peu de temps à moi, et mes mea culpa restaient en l’air parce qu’Ernest, Charles ou Barnabé, un Vincent ou un Fabre, m’appelait pour une glissade, une promenade ou une bourrade, à propos de bottes ou de marmelade ; il y avait toujours quelque tonneau, quelque baquet, quelque querelle ou quelque pot à vider pour aider la boutique ou l’échoppe, le travail ou la rigolade.


Nous allions au second faire enrager la femme du plâtrier.

La plâtrière était une grande blonde, à l’air très doux, fort propre, — un peu languissante ; — elle nous laissait nous engouffrer quelquefois dans sa chambre au milieu de nos jeux, quand son mari n’était pas là ; mais, dès qu’elle l’entendait, il fallait descendre ; elle fermait sa porte et ne reparaissait que pour montrer une figure plus lasse et des hanches plus languissantes encore. Elle parlait toujours à madame Vincent d’avoir un enfant, « qu’elle avait peur que ce ne fût pas encore pour cette fois, que cela désespérait son mari. »

Si un des Fabre, celui de dix-huit ans, ou celui de vingt-trois, passait à ce moment, elle se taisait, mais lui, en manière de farce, jetait un mot qui la faisait rougir jusqu’à la racine de ses cheveux blonds ; elle essayait de sourire tout de même, mais elle semblait doucement gênée.

« Vous avez du plâtre ici (il montrait une place blanche) et de l’édredon là — (il enlevait une petite plume sur l’épaule, et hochait la tête en rigolant).

— Ce M. Fabre !…

— Mais dame ! dit-il un jour, on ne les trouve pas sous les choux. »

J’étais là, quand il lâcha ce : « On ne les trouve pas sous les choux. »


Le mot m’entra dans l’oreille, comme une alène et s’y attacha comme de la poix.

M’a-t-on égaré ?


Ma mère est revenue. L’affaire d’héritage s’est arrangée, je ne sais trop comment. Je suis retombé sous le fouet et je ne suis plus libre que les jours où elle est absente par hasard.

Mais le mardi gras, la femme d’un collègue est venue la prendre à l’improviste pour la consulter sur une toilette, — elle a tant de goût ! — et en même temps pour passer la journée. Ma mère n’a pas eu le temps de m’enfermer. Je suis mon maître, un mardi gras !

Ce jour-là c’est la coutume que dans chaque rue on élève une pyramide de charbon, un bûcher en forme de meule, comme un gros bonnet de coton noir avec une mèche à laquelle on met le feu le matin.

On avait dit que ceux de la rue à côté devaient venir démolir notre édifice ; il y avait haine depuis longtemps entre les deux rues. Un polisson, le fils de l’aubergiste du Lion-d’Or, propose de faire sentinelle avec des pierres et une fronde dans la poche ; on a l’ordre de lancer la fronde si l’ennemi s’avance en masse et de loin, de cogner avec la pierre dans sa main si l’on est surpris et saisi.


Je suis de garde un des premiers.

Voilà que je crois reconnaître le petit Somonat, un de la rue Marescaut, qui passe son nez derrière la porte de l’église…

Il me semble qu’il fait des signes ; ils vont arriver en masse ; je serai débordé, tourné. — Que dira le fils de l’aubergiste, et toute ma rue ? Oserai-je y repasser, si je ne me défends pas en héros ?

Mon parti est pris : j’ai mon tas de pierres, je charge ma fronde et je la fais claquer, en lançant au hasard du côté des Marescauts une mitraille de cailloux, qui sifflent dans l’air et dont j’entends le bruit contre les portes de bois, dans les volets fermés ! Je fouille à l’aventure comme on fouille avec le canon. — Je me figure que je suis au siège d’Arbelles, ou à Mazagran. — Si j’avais un drapeau tricolore, je le planterais. — Cette histoire d’Arbelles, nous l’avons traduite hier dans Quinte-Curce. Celle de Mazagran est toute fraîche. On ne parle que de cela et du capitaine Lelièvre.

Ah ! l’on parlera de moi aussi, — nom de nom !

Je bombarde de pierres tout un quartier, au risque de tuer les gens et d’interrompre l’existence normale d’une ville.

On sort des maisons et l’on regarde — pas trop — car je manie toujours ma fronde, mais je commence à me demander comment finira le siège.

J’ai entendu des carreaux tomber, j’ai vu un caillou entrer dans une chambre ; j’ai peut-être tué quelqu’un. On ne riposte pas ! Je me suis donc trompé ; on n’attaquait point. — Je vais être pris, jugé, mon père perdra sa place.

Que faire ?

J’ai entendu dire que pour les cessations de feu on arborait le drapeau blanc ; j’ai mon mouchoir, — il est bleu. — Se retirer ? Je le puis peut-être, la place est déserte, en filant à gauche…

Je prends ma course.


Qu’ai-je donc ? Je suis tombé. On m’entoure. J’ai le bras cassé.

M. Dropal, le médecin passe, on l’arrête. Que va-t-il dire ?

Si par hasard ce n’était rien, que deviendrais-je ?

Comment oser rentrer devant ma mère. Et les lapidés, que me feront-ils ?

Le médecin hoche la tête avec un ah ! qui est triste. Je fais l’évanoui pour mieux l’entendre.

« C’est grave, c’est grave ! »

Dieu soit loué ! Qu’on aille vite dire à ma mère que c’est grave, pour qu’elle ne pense pas à me gronder et à me rosser.

C’était grave ; je ne pouvais pas dire un mot. Plus de chance que je ne méritais : on dit que j’ai la langue coupée ! Comme c’est commode ! pas d’explication à donner ; je serai malade pendant longtemps probablement, et tout sera apaisé quand je serai guéri.


Je restai longtemps sans pouvoir parler, mais je ne parlai point dès que je le pus.

Je voyais bien qu’à mesure que je guérissais, ma mère faisait des additions.

« Déjà pour deux francs de diachylon ! »

Brave femme qui voulait l’économie dans son ménage, et n’oubliait jamais les lois d’ordre, qui sont seules le salut des familles, et sans lesquelles on finit par l’hôpital et l’échafaud.

Moi je me désolais à l’idée que j’allais guérir !

J’appréhendais le moment où je serais à point pour être corrigé, quoique je n’eusse pas besoin d’une roulée pour n’avoir pas envie de recommencer ; je ne me sentais pas la moindre inclination pour un nouveau siège, une nouvelle chute, un flot si terrible d’émotions. J’aurais voulu que ma mère le sût, que mon père le comprît, et on ne m’aurait peut-être pas frappé.

On ne me frappa pas — on fit pire.

On savait que je m’amusais chez les Fabre, on me punit par là.


Au surplus, il y avait longtemps que ma mère était jalouse et honteuse ; elle souffrait de me voir traîner dans un monde de cordonniers, et depuis quelques semaines elle nourrissait le projet de m’en détacher.

Seulement elle était bavarde, la mère Vingtras, et on l’écoutait chez les Fabre. Avec leur bonhomie, ils croyaient peut-être qu’elle leur était supérieure, cette dame à chapeau ; en tout cas, ils lui prêtaient une oreille complaisante, et l’on écartait la poix et la colle avec politesse, quand elle venait me chercher.

Elle voulait que son Jacques ne frayât plus avec les savetiers, mais elle ne voulait pas perdre un auditoire.

Mon aventure de mardi gras lui permit de basculer la situation, de ménager la chèvre et le chou.

Elle m’infligea comme punition de ne plus y retourner ; elle ne se brouilla point pourtant.

« Il faut punir Jacques, n’est-ce pas ? Il faut le punir, mais il a déjà assez souffert, le pauvre enfant.

— Oh oui, dit la mère Fabre qui pensait qu’une approbation — même de savetière — ferait pencher la balance du côté du pardon.

— Aussi je ne veux pas le battre. »

J’entendais la conversation, non pas que je l’écoutasse, mais j’étais derrière la porte ; ma mère le savait et voulait peut-être que je l’entendisse.

C’était la première sortie : j’étais encore assez faible, mal recousu, nourri depuis quinze jours de bouillon un peu pâle ; ma mère savait que trop de suc fait plus de mal que de bien, et qu’on grise les veines avec du jus de vache comme avec du jus de raisin — car c’était de la vache. — « C’est plus tendre, disait-elle ; la vache pour les enfants, le bœuf pour les grandes personnes. »

J’étais donc soutenu seulement par un peu de vache détrempée ; j’avais encore le détraquement de la chute, et ma tête me semblait vide comme un globe : il me restait peu de sang ; ce qui en restait fit un tour, monta vers les joues creuses, et je les sentais qui brûlaient.

« On ne voulait pas me battre ! »

On voulait faire plus.

« Je ne veux pas le battre, reprit ma mère, mais comme je sais qu’il se plaît bien avec vos fils, je l’empêcherai de les voir ; ce sera une bonne correction. »

Les Fabre ne répondaient rien, — les pauvres gens ne se croyaient pas le droit de discuter les résolutions de la femme d’un professeur de collège, et ils étaient au contraire tout confus de l’honneur qu’on faisait à leurs gamins, en ayant l’air de dire qu’ils étaient la compagnie que Jacques, qui apprenait le latin, préférait.

Je compris leur silence, et je compris aussi que ma mère avait deviné où il fallait me frapper, ce qui faisait mal à mon âme. J’ai quelquefois pleuré étant petit ; on a rencontré, on rencontrera des larmes sur plus d’une page, mais je ne sais pourquoi je me souviens avec une particulière amertume du chagrin que j’eus ce jour-là. Il me sembla que ma mère commettait une cruauté, était méchante.

Tout malade encore, presque estropié, enfermé depuis des semaines dans une chambre avec la souffrance et la fièvre, j’avais besoin de causer à des enfants comme moi, de leur demander des nouvelles, et de leur raconter mon histoire.

Ils avaient eu l’air bon comme tout, en venant à moi dans l’escalier, et m’avaient dit avec affection : « Comme tu es pâle !… » Il y avait dans leur voix de l’émotion, presque de l’amitié. Braves petits garçons, saine nichée de savetiers, marmaille au bon cœur ! Je les aimais bien. Ma mère aurait mieux faire de me battre et de me laisser les revoir quand mon bras fut guéri.