G. Charpentier (p. 109-121).

XI

LE LYCÉE


Mon père était donc professeur de septième, professeur élémentaire, comme on disait alors.

J’étais dans sa classe.

Jamais je n’ai senti une infection pareille. Cette classe était près des latrines, et ces latrines étaient les latrines des petits !

Pendant une année j’ai avalé cet air empesté. On m’avait mis près de la porte parce que c’était la plus mauvaise place, et en ma qualité de fils de professeur, je devais être à l’avant-garde, au poste du sacrifice, au lieu du danger…

À côté de moi, un petit bonhomme qui est devenu un haut personnage, un grand préfet, et qui à cette époque-là était un affreux garnement, fort drôle du reste, et pas mauvais compagnon.

Il faut bien qu’il ait été vraiment un bon garçon, pour que je ne lui aie pas gardé rancune de deux ou trois brûlées que mon père m’administra, parce qu’on avait entendu de notre côté un bruit comique, ou qu’il était parti d’entre nos souliers une fusée d’encre. C’était mon voisin qui s’en donnait.

Chaque fois que je le voyais préparer une farce, je tremblais ; car s’il ne se dénonçait pas lui-même par quelque imprudence, et si sa culpabilité ne sautait pas aux yeux, c’était moi qui la gobais ; c’est-à-dire que mon père descendait tranquillement de sa chaire et venait me tirer les oreilles, et me donner un ou deux coups de pied, quelquefois trois.

Il fallait qu’il prouvât qu’il ne favorisait pas son fils, qu’il n’avait pas de préférence. Il me favorisait de roulées magistrales, et il m’accordait la préférence pour les coups de pied au derrière.

Souffrait-il d’être obligé de taper ainsi sur son rejeton ?

Peut-être bien, mais mon voisin, le farceur, était fils d’une autorité. — L’accabler de pensums, lui tirer les oreilles, c’était se mettre mal avec la maman, une grande coquette qui arrivait au parloir avec une longue robe de soie qui criait et des gants à trois boutons, frais comme du beurre.

Pour se mettre à l’aise, mon père feignait de croire que j’étais le coupable, quand il savait bien que c’était l’autre.

Je n’en voulais pas à mon père, ma foi non ! je croyais, je sentais que ma peau lui était utile pour son commerce, son genre d’exercice, sa situation, — et j’offrais ma peau. — Vas-y, papa !


Je tenais tant bien que mal ma place (empoisonnée) dans ce milieu de moutards malins tout disposés à faire souffrir le fils du professeur de la haine qu’ils portaient naturellement à son père.

Ces roulées publiques me rendaient service ; on ne me regardait pas comme un ennemi, on m’aurait plaint plutôt, si les enfants savaient plaindre !

Mon apparence d’insensibilité d’ailleurs ne portait pas à la pitié ; je me garais des horions tant bien que mal et pour la forme ; mais quand c’était fini, on ne voyait pas trace de peur ou de douleur sur ma figure. Je n’étais de la sorte ni un patiras ni un pestiféré ; on ne me fuyait pas, on me traitait comme un camarade moins chançard qu’un autre et meilleur que beaucoup, puisque jamais je ne répondais : « ça n’est pas moi. » Puis j’étais fort, les luttes avec Pierrouni m’avaient aguerri, j’avais du moignon, comme on disait en raidissant son bras et faisant gonfler son bout de biceps. Je m’étais battu, — j’y avais fait avec Rosée, qui était le plus fort de la cour des petits. On appelait cela y faire. « Veux-tu y faire, en sortant de classe ? »

Cela voulait dire qu’à dix heures cinq ou à quatre heures cinq, on se proposait de se flanquer une trépignée dans la cour du Lion-Rouge, une auberge où il y avait un coin dans lequel on pouvait se battre sans être vu.

J’avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient fait du bruit — sur son nez et au collège. — Songez donc ! j’avais l’autorisation de mon père.

Il avait eu vent de la querelle — pour une plume volée — et vent de la provocation.

Rosée ne tenait par aucun fil à l’autorité. Il y avait plus ; son oncle, conseiller municipal, avait eu maille à partir avec l’administration. Je pouvais y faire.

Et à chaque coup de poing que je lui portais, à ce malheureux, je me figurais que je semais une graine, que je plantais une espérance dans le champ de l’avancement paternel.

Grâce à cette bonne aventure, j’échappai au plus épouvantable des dangers, celui d’être — comme fils de professeur — persécuté, isolé, cogné. J’en ai vu d’autres si malheureux !

Si cependant mon père m’avait défendu de me battre ; si Rosée eût été le fils du maire ; s’il avait fallu au contraire être battu ?…

On doit faire ce que les parents ordonnent ; puis c’est leur pain qui est sur le tapis. Laisse-toi moquer et frapper, souffre et pleure, pauvre enfant, fils du professeur…

Puis les principes !

« Que deviendrait une société, disait M. Beliben, une société qui… que… Il faut des principes… J’ai encore besoin d’un haricot… »

J’eus la chance de tomber sur Rosée.

Où qu’il soit dans le monde, s’il est encore vivant, que son nez reçoive mes sincères remerciements :


Calice à narines, sang de mon sauveur,
Salutaris nasus, encore un baiser !


… J’ai été puni un jour : c’est, je crois, pour avoir roulé sous la poussée d’un grand, entre les jambes d’un petit pion qui passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête ! Il s’est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fiole qui était dans sa poche de côté ; c’est une topette de cognac dont il boit — en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On l’a vu : il semblait faire une prière, et il se frottait délicieusement l’estomac. — Je suis cause de la topette cassée, de la bosse qui gonfle… Le pion s’est fâché.

Il m’a mis aux arrêts ; — il m’a enfermé lui-même dans une étude vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les murailles sales, devant une carte de géographie qui a la jaunisse, et un grand tableau noir où il y a des ronds blancs et la binette du censeur.

Je vais d’un pupitre à l’autre : ils sont vides — on doit nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.

Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un petit jeu de dames, le cadavre d’un lézard, une agate perdue.

Dans une fente, un livre : j’en vois le dos, je m’écorche les ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l’aide de la règle, en cassant un pupitre, j’y arrive ; je tiens le volume et je regarde le titre :


ROBINSON CRUSOÉ


Il est nuit.

Je m’en aperçois tout d’un coup. Combien y a-t-il de temps que je suis dans ce livre ? — quelle heure est-il ?

Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore ! Je frotte mes yeux, je tends mon regard, les lettres s’effacent ; les lignes se mêlent, je saisis encore le coin d’un mot, puis plus rien.

J’ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine creuse : je suis resté penché sur les chapitres sans lever la tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux flancs de Robinson, pris d’une émotion immense, remué jusqu’au fond de la cervelle et jusqu’au fond du cœur ; et en ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l’île, et je vois se profiler la tête longue d’un peuplier comme le mât du navire de Crusoé ! Je peuple l’espace vide de mes pensées, tout comme il peuplait l’horizon de ses craintes ; debout contre cette fenêtre, je rêve à l’éternelle solitude et je me demande où je ferai pousser du pain…

La faim me vient : j’ai très faim.

Vais-je être réduit à manger ces rats que j’entends dans la cale de l’étude ? Comment faire du feu ? J’ai soif aussi. Pas de bananes ! Ah ! lui, il avait des limons frais ! Justement j’adore la limonade !


Clic, clac ! on farfouille dans la serrure.
Est-ce Vendredi ? Sont-ce des sauvages ?


C’est le petit pion qui s’est souvenu, en se levant, qu’il m’avait oublié, et qui vient voir si j’ai été dévoré par les rats, ou si c’est moi qui les ai mangés.

Il a l’air un peu embarrassé, le pauvre homme ! — Il me retrouve gelé, moulu, les cheveux secs, la main fiévreuse ; il s’excuse de son mieux et m’entraîne dans sa chambre, où il me dit d’allumer un bon feu et de me réchauffer.

Il a du thon mariné dans une timbale « et peut-être bien une goutte de je ne sais quoi, par là, dans un coin, qu’un ami a laissée il y a deux mois. »

C’est une topette d’eau-de-vie, son péché mignon, sa marotte humide, son dada jaune.

Il est forcé de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse seul, seul avec du thon, — poisson d’Océan — la goutte, — salut du matelot — et du feu, — phare des naufragés.

Je me rejette dans le livre que j’avais caché entre ma chemise et ma peau, et je le dévore — avec un peu de thon, des larmes de cognac — devant la flamme de la cheminée.

Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane, et qu’il y a dix ans que j’ai quitté le collège ; j’ai peut-être les cheveux gris, en tout cas le teint hâlé. — Que sont devenus mes vieux parents ? Ils sont morts sans avoir eu la joie d’embrasser leur enfant perdu ? (C’était l’occasion pourtant, puisqu’ils ne l’embrassaient jamais auparavant.) Ô ma mère ! ma mère !

Je dis : « ô ma mère ! » sans y penser beaucoup, c’est pour faire comme dans les livres.

Et j’ajoute : « Quand vous reverrai-je ? Vous revoir et mourir ! »

Je la reverrai, si Dieu le veut.

Mais quand je reparaîtrai devant elle, comment serai-je reçu ? Me reconnaîtra-t-elle ?

Si elle allait ne pas me reconnaître !

N’être pas reconnu par celle qui vous a entouré de sa sollicitude depuis le berceau, enveloppé de sa tendresse, une mère enfin !

Qui remplace une mère ?

Mon Dieu ! une trique remplacerait assez bien la mienne !

Ne pas me reconnaître ! mais elle sait bien qu’il me manque derrière l’oreille une mèche de cheveux, puisque c’est elle qui me l’a arrachée un jour ; ne pas me reconnaître ? mais j’ai toujours la cicatrice de la blessure que je me suis faite en tombant, et pour laquelle on m’a empêché de voir les Fabre. Toutes les traces de sa tutelle, de sa sollicitude, se lisent en raies blanches, en petites places bleues. Elle me reconnaîtra ; il me sera donné d’être encore aimé, battu, fouetté, pas gâté !

Il ne faut pas gâter les enfants.


Elle m’a reconnu ! merci, mon Dieu ! Elle m’a reconnu ! et s’est écriée :

« Te voilà donc ! s’il t’arrive de me faire encore t’attendre jusqu’à deux heures du matin, à brûler la bougie, à tenir la porte ouverte, c’est moi qui te corrigerai ! Et il bâille encore ! devant sa mère !

— J’ai sommeil.

— On aurait sommeil à moins !

— J’ai froid.

— On va faire du feu exprès pour lui, — brûler un fagot de bois !

— Mais c’est M. Doizy qui…

— C’est M. Doizy qui t’a oublié, n’est-ce pas ! Si tu ne l’avais pas fait tomber, il n’aurait pas eu à te punir, et il ne t’aurait pas oublié. Il voudrait encore s’excuser, voyez-vous ! Tiens ! voilà ce qui me reste d’une bougie que j’ai commencée hier. Tout ça pour veiller en se demandant ce qu’était devenu monsieur ! Allons ne faisons pas le gelé, — n’ayons pas l’air d’avoir la fièvre… Veux-tu bien ne pas claquer des dents comme cela ! Je voudrais que tu fusses bien malade une bonne fois, ça te guérirait peut-être… »

Je ne croyais pas être tant dans mon tort : en effet, c’est ma faute ; mais je ne puis pas m’empêcher de claquer des dents, j’ai les mains qui me brûlent, et des frissons qui me passent dans le dos. J’ai attrapé froid cette nuit sur ces bancs, le crâne contre le pupitre ; cette lecture aussi m’a remué…

Oh ! je voudrais dormir ! je vais faire un somme sur la chaise.

« Ôte-toi de là, me dit ma mère en retirant la chaise. On ne dort pas à midi. Qu’est-ce que c’est que ces habitudes maintenant ?

— Ce ne sont pas des habitudes. Je me sens fatigué, parce que je n’ai pas reposé dans mon lit.

— Tu trouveras ton lit ce soir, si toutefois tu ne t’amuses pas à vagabonder.

— Je n’ai pas vagabondé…

— Comment ça s’appelle-t-il, coucher dehors ? Il va donner tort à sa mère à présent ! Allons, prends tes livres. Sais-tu tes leçons pour ce soir ? »


Oh ! l’île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les tremblements de terre, la peau de bête, le parasol, le pas du sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des cannibales, — mais pas les leçons pour ce soir !

Je grelottai tout le jour. Mais je n’étais plus seul ; j’avais pour amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut dans mon imagination un coin bleu, dans la prose de ma vie d’enfant battu la poésie des rêves, et mon cœur mit à la voile pour les pays où l’on souffre, où l’on travaille, mais où l’on est libre.

Que de fois j’ai lu et relu ce Robinson !

Je m’occupai de savoir à qui il appartenait ; il était à un élève de quatrième qui en cachait bien d’autres dans son pupitre ; il avait le Robinson suisse, les Contes du Chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des gravures.


Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais non ! Je livre aujourd’hui, aujourd’hui seulement, mon secret, comme un mourant fait appeler le procureur général et lui confie l’histoire d’un crime. Il m’est pénible de faire cette confession, mais je le dois à l’honneur de ma famille, au respect de la vérité, à la Banque de France, à moi-même.

J’ai été faussaire ! La peur du bagne, la crainte de désespérer des parents qui m’adoraient, on le sait, mirent sur mon front de faussaire un masque impénétrable et que nulle main n’a réussi à arracher.

Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle circonstance je commis ce faux, comment je fus amené à cette honte, et avec quel cynisme j’entrai dans la voie du déshonneur.


Des gravures ! la Vie de Cartouche, les Contes du Chanoine Schmidt, les Aventures de Robinson suisse !… un de mes camarades, — treize ans et les cheveux rouges, — était là qui les possédait…

Il mit à s’en dessaisir des conditions infâmes ; je les acceptai… Je me rappelle même que je n’hésitai pas.

Voici quelles furent les bases de cet odieux marché :

On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout, des exemptions. Mon père avait le droit d’en distribuer ailleurs que dans sa classe, parce qu’il faisait tous les quinze jours une surveillance dans quelque étude ; il allait dans chacune à tour de rôle, et il pouvait infliger des punitions ou délivrer des récompenses. Le garçon qui avait les livres à gravures consentit à me les prêter, si je voulais lui procurer des exemptions.

Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.


« Tu sais faire le paraphe de ton père ? »


Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne se sécha pas dans ma bouche.

« Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête la Vie de Cartouche. »

Mon cœur battait à se rompre.

« Je te la donne ! Je ne te la prête pas, je te la donne… »

Le coup était porté, l’abîme creusé ; je jetai mon honneur par-dessus les moulins, je dis adieu à la vie de société, je me réfugiai dans le faussariat.


J’ai ainsi fourni d’exemptions pendant un temps que je n’ose mesurer, j’ai bourré de signatures contrefaites ce garçon, qui avait, il est vrai, conçu le premier l’idée de cette criminelle combinaison, mais dont je me fis, tête baissée, l’infernal complice.

À ce prix-là, j’eus des livres, — tous ceux qu’il avait lui-même ; — il recevait beaucoup d’argent de sa famille, et pouvait même entretenir des grenouilles derrière des dictionnaires. J’aurais pu avoir des grenouilles aussi — il m’en a offert — mais si j’étais capable de déshonorer le nom de mon père pour pouvoir lire, parce que j’avais la passion des voyages et des aventures, et si je n’avais pu résister à cette tentation-là, je m’étais juré de résister aux autres, et je ne touchai jamais la queue d’une grenouille, qu’on me croie sur parole ! Je ne ferai pas des moitiés d’aveux.

Et n’est-ce point assez d’avoir trompé la confiance publique, imité une signature honorable et honorée, pendant deux ans ! Cela dura deux ans. Nous nous arrêtâmes las du crime ou parce que cela ne servait plus à rien, j’ai oublié, et nul ne sut jamais que nous avions été des faussaires. Je le fus et je ne m’en portai pas plus mal. On pourrait croire que le sentiment du crime enfièvre, que le remords pâlit ; il est des criminels, malheureusement, sur qui rien ne mord et que leur infamie n’empêche pas de jouer à la toupie et de mettre insouciamment des queues de papier au derrière des hannetons.

Ce fut mon cas : beaucoup de queues de papier, force toupies. C’est peut-être un remède, et je n’ai jamais eu le teint si frais, l’air si ouvert, que pendant cette période du faussariat.

Ce n’est qu’aujourd’hui que la honte me prend et que je me confesse en rougissant. On commence par contrefaire des exemptions, on finit par contrefaire des billets. Je n’ai jamais pensé aux billets : c’est peut-être que j’avais autre chose à faire, que je suis paresseux, ou que je n’avais pas d’encre chez moi ; mais si la contrefaçon des exemptions mène au bagne, je devrais y être.

Et qui dit que je n’irai pas ?