L’ENFANCE À PARIS

LA MENDICITÉ. — LES ASILES. — LES REFUGES.

Beaucoup de légendes ont cours sur l’organisation de la mendicité des enfans à Paris.[1]. On a parlé de bandes d’enfans qui mendieraient pour le compte d’un entrepreneur, d’infirmités qu’on leur apprendrait à simuler, et qu’on entretiendrait même avec soin chez eux pour émouvoir la charité des passans. Il y a, grâce à Dieu, dans tout cela beaucoup d’exagérations, mais pourtant un fond de vérité. Rares sont les cas semblables à celui d’un enfant arrêté l’année dernière et qui avouait avoir appris de sa mère à simuler les attaques de nerfs, c’est-à-dire dans son intention l’épilepsie. Je crois même qu’il faut ranger au nombre des histoires tout à fait imaginaires celle de cette femme qui attachait, dit-on, sur les yeux de son enfant pendant la nuit des coques de noix remplies d’insectes pour amener une inflammation qui excitait le jour la sympathie des passans. Mais une chose cependant est certaine : c’est que, lorsqu’un enfant est atteint de quelque infirmité naturelle, cette infirmité devient trop souvent pour ses parens un gagne-pain. Quelques personnes peuvent se rappeler d’avoir rencontré, il y a trois ou quatre ans, sur les ponts ou aux Champs-Elysées un pauvre enfant aux jambes contrefaites silencieusement adossé à un pilier ou à un tronc d’arbre et qui n’avait pas besoin de s’adresser au public pour émouvoir la compassion. Ses journées devaient être très fructueuses ; qui aurait été assez dénaturé pour lui refuser l’aumône ? Quelques âmes charitables s’avisèrent un jour de lui faire cadeau de vêtemens chauds. Au bout de deux ou trois jours, ces vêtemens n’étaient plus sur son dos. On s’informa alors de l’adresse de ses parens, et on leur proposa de faire admettre leur enfant à l’hospice des enfans incurables ; ils acceptèrent. Peu de temps après, ils vinrent le retirer. Ils avaient vécu de son infirmité, et ils ne pouvaient prendre l’habitude de s’en passer.

En dehors de ces cas exceptionnels, les enfans qui mendient se divisent en deux catégories. Les uns mendient pour leur propre compte, parce qu’échappés du logis paternel ils ont besoin de quelques sous pour aller jusqu’au bout de leur journée. Ils fréquentent également la porte des casernes pour obtenir leur part de la soupe des soldats. Avec cette pitance quotidienne et quelques aumônes extorquées de ci et de là, ils peuvent tenir plusieurs jours sans que la faim les force à rentrer au logis. Arrêtés par la police, ils sont immédiatement, et sans intervention de la justice, rendus à leurs parens, dont ils ont à redouter parfois une correction méritée sans doute, mais un peu trop vigoureuse. Ceux-ci sont les moins intéressans, mais non pas les plus nombreux. Les trois quarts des enfans qui mendient ne font qu’obéir aux ordres de leurs parens. Le produit de la mendicité quotidienne de l’enfant est un petit boni régulier qui vient s’ajouter à la journée du père, quand il travaille et n’est pas un ivrogne. Instruits par leurs parens, souvent maltraités s’ils ne rapportent qu’une somme insuffisante, ces enfans finissent par acquérir une grande habileté dans l’art d’exploiter la charité des passans en échappant aux agens. L’un vendra des violettes ou des roses, l’autre du mouron pour les petits oiseaux. Un troisième s’arrêtera à la porte d’un pâtissier en renom, jetant à travers les vitres un regard mélancolique sur les gâteaux ; le moyen qu’une mère qui sort au même moment avec un enfant bien repu ne soit pas émue par le contraste et ne lui fasse pas la charité de quelques sous ? Que cet enfant soit arrêté et fouillé au poste, on le trouvera porteur de bons de pain et de viande suffisans pour faire vivre sa famille pendant plusieurs jours, et d’une somme qui sera relativement considérable. C’est ainsi qu’une somme de trois francs était trouvée l’année dernière dans les poches d’un enfant arrêté sur le boulevard parce qu’il se cramponnait aux jambes des passans en disant qu’il n’avait pas mangé de la journée. Heureux si parmi les objets dont ces enfans sont porteurs on n’en trouve pas quelques-uns de suspects et qui sentent le larcin. Sauf en ce cas particulier, il est très rare qu’il soit donné suite à une arrestation pour mendicité. Sur 222 arrestations opérées en 1877, il n’y a eu que 33 poursuites et 23 condamnations. Cette indulgence n’a en réalité qu’un seul effet : permettre au petit mendiant de prendre l’habitude du vagabondage et de faire son apprentissage du vol à la tire.

Il y a encore une catégorie assez nombreuse d’enfans qui accompagnent leurs parens lorsque ceux-ci se livrent eux-mêmes à la mendicité. C’est un spectacle d’un effet infaillible lorsqu’on voit assise sous une porte cochère, par une froide journée d’hiver, une mère ayant dans ses bras un enfant de quelques mois placé sur ses genoux et à côté d’elle un ou deux enfans encore en bas âge ; les aumônes pleuvent, et la recette sera très fructueuse. Notez que, dans le quartier où demeure cette femme, il y a très probablement une crèche, certainement un asile où l’enfant pourrait passer la journée au chaud sous la surveillance maternelle des sœurs ; mais que deviendrait la recette ? Les sceptiques vont jusqu’à prétendre que beaucoup de ces enfans sont loués. Je ne voudrais pas répondre que le cas ne se présente jamais ; je dois dire cependant que des recherches assez complètes ne m’ont jamais mis en présence d’un fait de cette nature. Un grand nombre de ces familles de mendians demeurent dans une des rues les plus mal famées de Paris, la rue Sainte-Marguerite-Saint-Antoine. Il y a là un vaste garni qu’on nomme familièrement l’hôtel des Mendians, qui contient près de 100 locataires. On y accède par un couloir tellement étroit que l’homme le plus mince ne saurait y passer de front. Le garni se compose de chambrées et de cabinets. Les chambrées sont pour les travailleurs, charretiers, débardeurs, mariniers qui sont employés le long du canal Saint-Martin. Les cabinets sont réservés pour les mendians et pour l’attirail de leur industrie, instrumens de musique, chiens savans, mauvaises gravures, boîtes en carton, etc. Chacun a une infirmité, trop souvent vraie, parfois simulée, qu’il s’offre à vous exhiber, et cette infirmité est souvent d’un assez bon rapport. Le garni des mendians n’est pas en effet plus misérable que beaucoup d’autres, et de tous ceux que j’ai visités, c’est le seul qui contienne dans une large salle vitrée deux billards en assez bon état. C’est là que les mendians se délassent au retour de leur journée ; l’heure de jeu se paie trois sous, et les gosses (pour leur donner leur nom générique), dès que leurs petits bras s’élèvent à la hauteur du tapis, s’exercent à manier la queue.

Mais, dira-t-on, est-il possible de soutenir que, parmi ces enfans qui mendient dans les rues, il n’y en ait pas un seul qui n’y soit poussé par quelque impérieux et irrésistible besoin, réclamant un soulagement immédiat ? Assurément, lorsqu’il s’agit d’exceptions, on ne peut pas affirmer péremptoirement que tel ou tel cas ne s’est jamais présenté ou ne se présentera jamais ; mais je n’hésite pas à dire, ayant étudié la question de très près et dépouillé un très grand nombre de dossiers, que, sur 100 enfans qui mendient, il y en a 99 qui exercent une industrie habituelle à laquelle ils sont façonnés par leurs parens, et qu’en s’abandonnant à ce sentiment si naturel de ne pas leur refuser un modique secours, on encourage cette industrie avec toutes ses conséquences. Le moyen cependant de se montrer impitoyable et de s’exposer à ce qu’un enfant, fût-ce un seul, se couche sans manger le soir, après avoir tout le jour imploré inutilement la charité des passans ! Le moyen ? Il est bien simple, et il ne dépend que des personnes charitables de l’employer. Il y a à Paris une œuvre trop peu connue, dont le siège est rue Delaborde, no 6, et qui est intitulée : Œuvre de l’assistance par le travail. Cette œuvre se charge de prendre et de fournir des renseignemens sur tout mendiant dont le nom et l’adresse lui sont envoyés, et, après avoir pris ces renseignemens, elle se charge également de faire parvenir des secours si on le désire. En envoyant à cette œuvre l’adresse d’un enfant qui mendie, et en remettant à l’enfant un bon de fourneau économique pour subvenir aux besoins de la journée, on a satisfait aux obligations de l’humanité et on n’a pas encouragé une détestable industrie, pour laquelle on se sent disposé à être encore plus sévère lorsque le hasard vous a rendu témoin des efforts que font certains ouvriers consciencieux pour préserver leurs enfans de la mendicité. Dans un de ces garnis où les enfans vivent en si tristes conditions, j’ai vu par contre une famille composée de quatre enfans et du père : la mère était morte ; le père, sculpteur sur bois, faisait lui-même l’éducation de ses enfans, et à dix heures du soir, le père étant absent, deux des enfans travaillaient à la lueur d’une chandelle fumeuse, et le plus jeune dormait sous la surveillance de l’aîné. En envoyant ses enfans mendier, cet homme aurait pu se faire une recette de 5 à 6 francs par jour.

La mendicité des enfans à Paris avait encore pris, il y a quelques années, une forme assez originale dont on n’a probablement pas perdu le souvenir. Tous les amateurs de musique peuvent en effet se rappeler le temps où ils s’arrêtaient avec plaisir dans les rues et sur les promenades pour entendre des petits Italiens qui, s’accompagnant les uns sur la harpe et les autres sur le violon, chantaient à plein gosier et d’une voix nasillarde ces airs napolitains dont l’écho réveille en nous de jeunes et poétiques souvenirs : la barcarolle de Santa Lucia, ou la romance de Io ti voglio ben assai. Plus d’un peut-être parmi ces dilettanti se souvient d’avoir maudit l’intervention de la police, lorsque ces enfans, interrompus au plus beau de leurs chants, s’enfuyaient à toutes jambes devant elle ; mais il pouvait se consoler lorsque dans le courant de l’été il les retrouvait, plus libres, sur la plage de Dieppe ou de Trouville, chantant au milieu d’un cercle de jeunes femmes élégantes quelques chansons dont elles ne comprenaient peut-être pas la grossièreté. Veut-on savoir quel odieux trafic se cachait derrière ce poétique vagabondage ? Ces enfans étaient presque tous originaires de quelque province du royaume de Naples et en particulier de la Basilicate, où vers l’âge de cinq ou six ans ils avaient été vendus par leurs parens, moyennant une somme une fois payée, à des entrepreneurs qui les emmenaient en France, en s’appliquant à leur faire oublier leur lieu de naissance et jusqu’à leur nom. À Paris, ils vivaient ensemble par chambrées, au nombre de vingt ou trente, dans les quartiers les plus misérables de la ville, en particulier dans les environs de la place Maubert. Tous les matins, ils étaient lancés deux par deux dans la ville, et ils devaient rapporter le soir une certaine somme à laquelle ils étaient taxés, sous peine de mauvais traitemens poussés parfois tellement loin que plus d’un parmi ces entrepreneurs a comparu devant la police correctionnelle. Il y avait là une véritable traite des petits blancs à laquelle une loi du parlement italien a mis un terme en interdisant sous des peines assez sévères ces ventes d’enfans. Cette loi, combinée avec une action vigoureuse de la police française, a fait disparaître de nos rues les petits chanteurs italiens, en diminuant du même coup le chiffre des arrestations annuelles dans lequel ceux-ci figuraient pour une quantité considérable, et j’avoue ne pas pousser l’amour de la musique au point de les regretter.

II.

L’instinct, la misère, la complicité des parens, telles sont donc en résumé les trois causes principales du vagabondage et de la mendicité. En ce qui concerne le vagabondage, il y en a cependant une quatrième : ce sont les entraînemens de toute nature qui déterminent les jeunes filles à se livrer à la prostitution clandestine. La prostitution à ses débuts n’est souvent, et en particulier pour les mineures, qu’une des formes et une des conséquences du vagabondage. Je ne puis donc m’abstenir de traiter cette question délicate, en y apportant cependant la réserve que commandent le lieu et le sujet. Il est d’autant plus nécessaire de ne pas s’arrêter devant les répugnances que ce sujet soulève et de montrer comment la surveillance de la police contient et réprime dans la mesure du possible cette forme, la plus triste de toutes du vagabondage, que nous assistons depuis quelques années à une véritable levée de boucliers, non-seulement contre l’organisation, mais contre le principe même de cette surveillance. Il n’est personne dont l’attention n’ait été éveillée par tout le bruit qui s’est fait depuis deux ans à propos de la police des mœurs. La campagne a été entamée au conseil municipal de Paris par les gros bonnets du radicalisme. Une partie de la presse a fait chorus, et l’opinion, troublée par des déclamations qu’on appuie sur des faits faux, semble par momens concevoir quelques hésitations. Ce n’eût rien été cependant si les meneurs de cette campagne n’avaient reçu le renfort tout à fait inespéré de quelques personnes pieuses, qui, enflammées d’un zèle chrétien pour le salut de ces créatures égarées, mais se trompant, dans ma conviction, sur les moyens de leur venir en aide, ont contracté une alliance involontaire avec les coryphées de la libre pensée pour obtenir le rappel des dispositions qui régissent en France la prostitution. Déjà il y a quelques années, devant une croisade entreprise par la Ladies Association, l’Angleterre a dû s’arrêter dans la voie où elle était entrée, et le parlement anglais a reculé, au grand regret de tous les hommes pratiques, devant l’extension à la ville de Londres des Sanitary Acts qui régissent les villes de garnison. L’association s’est étendue sur le continent. Elle a tenu un congrès à Genève ; elle a même fondé un journal qui rassemble sans les contrôler tous les faits divers relatifs à la police des mœurs, et se fait une arme contre l’existence de cette police des erreurs supposées des agens, avec autant de fondement qu’on se ferait une arme contre l’existence des tribunaux des erreurs des sergens de ville. Grâce à la collection de ces forces si diverses, l’idée de la suppression de la police des mœurs commence à faire quelque chemin, et le camp où elle est accueillie avec le plus de faveur est naturellement celui des intéressées, dont plus d’une, prise en contravention, menace aujourd’hui la police « de lui faire une affaire avec la presse. » Par ce temps de concessions, je ne serais pas étonné d’assister quelque jour au succès de cette croisade, dans laquelle on voit avec regret se dépenser une grande somme d’ardeur, de courage et de charité mal dirigée ; ce résultat ne sera obtenu qu’au grand détriment, non-seulement de la décence extérieure, mais de la moralité véritable. C’est ce que je voudrais démontrer, en laissant de côté toutes les raisons hygiéniques qui militent en faveur du maintien de la police des mœurs, et en me bornant à établir comment la surveillance de la police réprime et prévient, en ce qui concerne principalement les jeunes filles mineures, cette forme spéciale du vagabondage.

On ne saurait imaginer, à moins d’avoir vu les choses par soi-même et de ses yeux, combien est précoce l’instinct qui pousse les jeunes filles à descendre dans la rue. Une mère est appelée un jour à la préfecture de police pour fournir des renseignemens sur sa fille âgée de quinze ans que les agens avaient arrêtée. « Il y a longtemps, répond-elle, qu’elle m’a quittée pour se livrer au vagabondage et aux hommes. » Cette réponse brutale n’exprime qu’un fait très fréquent dans les classes inférieures et que les chiffres vont confirmer ; sur 2,582 femmes arrêtées en 1877 pour la prostitution clandestine, plus de 1,500 étaient mineures ; le plus grand nombre avaient de quinze ans à dix-huit ans. C’est l’âge où la jeunesse commence à bouillonner, où la beauté se développe, où s’affaiblit le souvenir des leçons du catéchisme et de l’école ; c’est l’âge aussi où cesse l’apprentissage et où la jeune fille se trouve mise en demeure de subvenir à ses besoins, et de se mettre résolument au travail. Mais il n’est même pas rare de voir des arrestations opérées en flagrant délit au-dessous de quinze ans. J’ai vu à la préfecture de police le dossier d’une petite fille dont la première arrestation remontait à l’âge de treize ans, et ce n’était pas là un cas exceptionnel et isolé. Cette catégorie des jeunes filles arrêtées pour prostitution clandestine constitue ce qu’on appelle en style administratif la catégorie des insoumises, ainsi appelées parce qu’elles ne veulent pas se soumettre à la formalité de l’inscription et aux obligations que l’inscription impose. C’est vis-à-vis d’elles et contre elles qu’il est fait usage de ce droit discrétionnaire de l’inscription d’office qui est aujourd’hui l’objet de si vives attaques. J’ai voulu me rendre compte par moi-même de la façon dont ce service fonctionne, et, soit en assistant à des interrogatoires, soit en dépouillant des dossiers déjà anciens, j’ai vu défiler plus de 150 cas d’arrestations. Si les personnes charitables qui dirigent contre l’administration de la préfecture de police de si vives attaques avaient la possibilité d’en faire autant, elles auraient d’elles-mêmes laissé tomber de leurs mains la plupart des armes qu’elles emploient, vaincues par la vérité.

Cherchons d’abord où et comment s’exerce cette triste industrie de la prostitution clandestine. Un peu partout, sur les boulevards, dans les rues qui mènent aux endroits fréquentés, sur les promenades, mais en particulier à l’intérieur ou à l’entour des bals publics de bas étage. Quelques-uns de ces bals sont situés au centre du vieux Paris, en pleine rue Mouffetard, comme le bal du Vieux-Chêne, d’autres dans des régions autrefois peu sûres et peu surveillées, comme le bal Émile, qui borde le canal Saint-Martin, le plus grand nombre sur les boulevards extérieurs dont la ceinture environne Paris. Les uns portent un nom vulgaire ou sinistre, comme le bal de l’Ardoise ou le bal de la Guillotine, les autres un nom retentissant ou ambitieux, comme le bar de Mars, ou le bal du Progrès. Dans les plus élégans, l’on n’admet pas les hommes en blouse, et on cherche à exclure par l’élévation relative du prix d’entrée, 50 centimes, la clientèle trop infime ; dans les autres, le prix d’entrée descend jusqu’à 10 centimes. Le plus souvent les danses se paient en dehors, et j’ai lu à l’entrée d’un de ces bals cette pancarte caractéristique : Quadrilles, 15 centimes ; danses de caractère, 10, centimes. Il faut avoir visité ces ignobles lieux de plaisir où la présence de deux personnes proprement habillées jette une certaine contrainte, parce qu’on flaire aussitôt la rousse, pour comprendre toute la signification qui dans un rapport de police s’attache à ces trois mots : fréquente les bals. Dans une atmosphère chaude et lourde, épaissie par l’acre fumée de la pipe, retentit une musique tellement violente que les vitres et jusqu’au plancher en frémissent. Il faut cette grossière harmonie pour frapper ces oreilles épaisses, pour soulever ces corps alourdis. L’orchestre s’arrête à peine, et dans les rares momens de silence les verres qui s’entrechoquent et les bruyans éclats de rire font un vacarme que seule en effet la grosse caisse peut couvrir. Le vin coule à pleins bords dans des brocs, dans des saladiers d’étain ; mais les ivrognes sont immédiatement expulsés par le commissaire du bal, un hercule aux épaules carrées qui maintient l’ordre pour le compte du patron, et qui fait au besoin appel à l’assistance des gardes municipaux dont deux sont toujours de service, l’un à l’entrée et l’autre à l’intérieur. C’est là que se réunit et se retrouve l’écume de Paris et que la police de sûreté, opérant avec discrétion pour éviter le scandale, fait avertir par le patron un individu recherché depuis longtemps « qu’il y a quelqu’un qui l’attend en bas pour lui parler. » C’est là aussi que se donnent rendez-vous ces hommes les plus vils de tous qui poussent et maintiennent dans la débauche des femmes dont ils partagent les gains. Notre vieille langue française avait pour les distinguer une expression métaphorique pleine d’un énergique mépris ; la langue plus positive de la police les appelle (faut-il descendre jusqu’à les désigner par leur nom ?) des souteneurs. Généralement bien faits de leurs personnes, mis parfois avec une certaine élégance, la casquette ou même le chapeau sur l’oreille, ils présentent sur leur physionomie un type de bassesse, s’unissant à la méchanceté lâche, qui frappe trop les yeux pour qu’on puisse l’oublier. On rencontre ces hommes un peu partout dans ces bals, mais il y en a un en particulier où ils trônent et où ils ont leur jour. Ce bal, c’est le bal de la Reine-Blanche, qui est situé sur les pentes de Montmartre, et ce jour c’est le vendredi. Le vendredi est en effet le jour de congé des malheureuses qui habitent ces régions à juste titre mal famées, et qui vivent toute la semaine sous le joug commun d’une étroite et souvent tyrannique autorité. Elles en profitent pour venir le soir au bal de la Reine-Blanche couvertes d’ajustemens brillans dont souvent pas un fil ne leur appartient et dont on leur fait payer à un prix exorbitant la location. Elles y retrouvent les misérables qui représentent cependant dans leur triste vie la part du cœur et de l’amour désintéressé. Ceux-ci les attendent dans un endroit privilégié qu’on appelle la Corbeille (est-ce un souvenir de la bourse ?) où se rendent aussi ceux qui sont en quête d’une bonne fortune dont ils voudraient tirer une bonne affaire. Ceux qui sont déjà pourvus extorquent à leurs victimes leurs gains honteux de la semaine, et, si ce gain ne leur paraît pas suffisant, les accablent d’injures et de menaces. Mais ils les protègent le soir avec une jalousie singulièrement réveillée, et, malgré leur brutalité, l’attachement de ces exploitées pour ces exploiteurs est si fort qu’il devient parfois le plus grand obstacle à leur retour au bien. Plus d’une, si on la pressait de se dégager de ces liens, renouvellerait, sous une forme ou sous une autre, la réponse qui échappait il y a quelques années à une de ses pareilles : « Si je n’aime rien, je ne suis rien. »

Ce qu’il y a de plus douloureux dans ces bals, c’est le grand nombre des enfans qu’on y rencontre. J’y ai vu des enfans à la mamelle que leurs mères regrettaient évidemment de ne pouvoir laisser sur une chaise pour se joindre au quadrille. J’y ai vu des bambins et des bambines attendre, assis sur un banc, les uns avec des yeux gros de sommeil, les autres avec la mine d’une curiosité déjà éveillée, la fin de quelque danse échevelée. J’ai même vu une femme, qu’à sa mise on aurait prise pour une ouvrière décente, guider les premiers pas de sa fille, gentille enfant de huit à dix ans, dans une danse de caractère. L’enfant s’escrimait de son mieux et levait aussi haut qu’elle le pouvait sa petite jambe. J’eus peine à contenir une observation qui aurait trahi notre présence, et le spectacle d’enfans couchés sur un lit d’hôpital m’a laissé un souvenir moins pénible. Parfois la famille tout entière est là, et la mère, avec un enfant sur ses genoux, assiste aux ébats des aînées. Il n’est donc pas surprenant que beaucoup de jeunes filles fassent là leurs débuts dans la débauche. Elles y viennent, tantôt attirées par la notoriété dont ces bals jouissent dans un certain monde, tantôt sous la conduite d’une amie complaisante, tantôt en société d’un amant de leur condition qui, après les avoir détournées le premier du travail, ne serait pas fâché de se débarrasser de leur entretien. « Les riches n’ont que nos restes, » disait un orateur de club, et cette cynique parole correspond bien mieux à la réalité des faits que la légende de la pauvre ouvrière victime d’une séduction aristocratique. Lorsqu’une jeune fille a fréquenté quatre ou cinq fois ces bouges, elle est perdue. Bientôt elle sera connue individuellement des agens des mœurs, qui, divisés en douze sections dont chacune est sous la direction d’un lotier, savent parfaitement quelles sont les femmes de leur circonscription qui ont satisfait aux obligations de police, et quelque jour elle sera arrêtée par eux, non pas à l’intérieur du bal, où aucune arrestation ne doit être opérée, mais à la porte ou aux environs, racolant un homme et cherchant à l’entraîner vers quelqu’un de ces immondes garnis dont j’ai parlé. La complicité des logeurs est en effet une des choses qui favorisent le plus la prostitution clandestine, et il en sera ainsi tant qu’une législation plus forte ne mettra pas dans la main de l’administration une arme plu-solide que des amendes insignifiantes. La jeune fille sera alors discrètement invitée par l’agent à l’accompagner au poste de police, et ce ne sera qu’en cas de résistance qu’il emploiera la contrainte. Heureux si une foule dont on peut deviner la composition n’intervient pas pour s’opposer à l’arrestation, et si le lendemain un témoin n’obtient pas l’insertion dans quelque journal d’une lettre où il protestera en faveur de l’innocente victime. Pendant ce temps, nous allons suivre cette victime, et voir comment il va être procédé avec elle.

Toute insoumise arrêtée est, après un séjour plus ou moins long au poste de police, conduite au dépôt central, dont j’ai déjà eu occasion de parler. C’est une règle invariable et très sage que toute personne arrêtée pour prostitution clandestine doit être, au dépôt, isolée et enfermée en cellule. Les cellules, suffisamment bien éclairées et aérées, qui leur sont affectées, sont placées au rez-de-chaussée et au premier étage dans un large corridor où se tient constamment une sœur. Lorsque l’arrestation d’une insoumise a présenté quelque particularité, elle est interrogée par le chef du service actif des mœurs, qui veut s’assurer si ses agens ont bien procédé avec mesure et discernement. Mais il n’a aucun pouvoir de relaxation ; c’est au deuxième bureau de la première division qu’a lieu le véritable interrogatoire, à la suite duquel une décision interviendra, et le service actif n’est plus mis en jeu que pour faire prendre par des agens autres que ceux qui ont opéré l’arrestation des renseignemens demandés au commissaire de police du quartier ou aux voisins (dans ce cas toujours avec discrétion), renseignemens qui figurent au dossier. Une fois l’arrestation opérée, le rôle du service actif est terminé, celui du service administratif commence.

Le cabinet du deuxième bureau, où l’on procède à l’interrogatoire des insoumises, est aujourd’hui situé dans une cour voisine du dépôt. À ce point de vue, l’installation est commode ; elle n’est défectueuse qu’au point de vue de l’espace trop étroit qui est alloué aux employés et aux dépendances. Les femmes arrêtées la veille ou l’avant-veille sont amenées une à une devant le sous-chef du bureau, après qu’on s’est préalablement assuré de l’état de leur santé, et l’interrogatoire commence. C’est là qu’il faut avoir le courage de passer quelques longues et pénibles heures, dût-on en ressortir avec une sorte de nausée morale où le dégoût combat la pitié. C’est là aussi qu’on apprend à apprécier la valeur des efforts infructueux et des moralités relatives qui ne sauraient compter dans la balance de la justice humaine, mais qui seront pesés un jour au poids de la balance éternelle. On peut en quelques heures voir défiler devant soi tous les types les plus divers, la corruption, la folie, la faiblesse, le repentir. Celle-ci entre le front haut ; elle raconte ainsi son histoire : « Mon père n’a vécu avec ma mère que deux mois ; je ne l’ai vu qu’une fois dans ma vie. Il demeure aujourd’hui avec une fille qu’il a eue d’une concubine. Ma mère vit avec un autre homme dont elle a déjà un fils de huit ans. J’ai quitté ma mère il y a trois mois ; mais auparavant je m’étais déjà livrée à des hommes que je ne connaissais pas, de mon plein gré et par passion. Je demande mon inscription. « Que va-t-on faire pour celle-là ? l’inscrire ? Non. Elle est malade, on l’envoie à Saint-Lazare, et, quand elle sera guérie, on avisera. Cette autre est mise avec une certaine élégance ; elle a été arrêtée sur les boulevards et se dit élève d’une cantatrice en renom ; elle se défend faiblement de l’accusation portée contre elle, alléguant que sa vie intime n’appartient à personne, mais se plaint que le gouvernement ne fasse rien pour elle, car son devoir serait d’encourager des artistes qui couvriraient leur pays de gloire. Elle a encore sa mère. On la met en liberté ; la leçon pourra lui servir. Celle-ci a été arrêtée en flagrant délit dans un immonde garni ; fouillée, on a trouvé sur elle 18,000 fr. ; elle est mariée, elle est venue à Paris pour l’exposition, et demande qu’on la remette en liberté, alléguant qu’elle a des caprices. Sa place serait plutôt dans un établissement d’aliénés ; on écrit à son mari, et on la garde provisoirement en attendant la réponse. Celle-ci entre avec une contenance assurée, mais cependant assez convenable. Elle a dix-sept ans. « Je demande mon inscription. » Elle est originaire d’un village voisin de Paris, et sort d’une honnête famille de paysans ; ses frères et sœurs vivent avec ses parens. Elle n’allègue point de mauvais traitemens de leur part, a été à l’école chez les sœurs, a non-seulement fait, mais renouvelé sa première communion. « Pourquoi demandez-vous votre inscription ? — C’est mon idée, et, si vous ne voulez pas m’inscrire, j’en ferai tant que vous serez obligé de le faire. » On va l’inscrire ? Non, tant de perversité fait supposer qu’elle est sous quelque inexplicable influence, et, bien que ses parens, convoqués lors d’une première arrestation, aient déjà refusé de la reprendre, on la met en liberté. Si elle se fait arrêter de nouveau, on avisera. Celle-ci, au contraire, fond en larmes à peine assise. C’est une nature molle et sans résistance, qui subit toutes les influences, bonnes ou mauvaises. Arrêtée une première fois et soignée à Saint-Lazare, elle a été placée à sa sortie dans une maison religieuse. Au bout de trois mois, la nostalgie de la rue l’a prise ; il n’y avait qu’une porte à franchir pour s’y retrouver ; elle l’a franchie. Le soir même, elle a été arrêtée sur le boulevard. « Je ne savais où aller coucher. » Amenée au dépôt, elle a demandé assistance aux sœurs, qui fort sagement l’ont engagée à solliciter de nouveau son placement dans une maison religieuse, mais cette fois loin de Paris, à Sainte-Anne-d’Auray. On l’y fera conduire, mais d’abord il faut écrire à sa famille et lui demander l’argent nécessaire au voyage. Si la famille refuse d’envoyer l’argent, on réquisitionnera le transport par chemin de fer. Mais, comme tout cela va prendre du temps, on la place pour quelques jours à Saint-Lazare, en hospitalité. Plus simple encore est la décision à prendre en ce qui concerne celle-ci. Ayant perdu ses parens en bas âge, elle a été élevée dans un orphelinat tenu par des religieuses. Un instant, elle a cru à sa propre vocation, et elle a passé quatre mois au noviciat. Elle en est sortie pour se placer comme domestique. Une faute qu’elle a commise lui a fait perdre sa place, et venant à Paris, un peu au hasard, pour chercher à y trouver une famille de sa connaissance, elle allait suivre un homme dont elle avait écouté et un peu provoqué les propositions lorsqu’elle a été arrêtée. Elle demande avec instance à être placée dans un asile ; mais elle veut qu’il soit tenu par des religieuses. « Je ne veux pas de dames, des sœurs. » On lui propose un refuge bien connu à Paris. Elle hésite un peu en apprenant que ce refuge est tenu par des sœurs du même ordre que celles qui l’ont élevée, car elle a peur que ses anciennes maîtresses n’aient du chagrin de la savoir là ; cependant elle finit par accepter. Elle y sera demain.

Je pourrais multiplier les exemples à l’infini, mais j’ai tenu à ne parler que de ce qui s’est passé sous mes yeux. Je crois que ces exemples suffisent pour donner une idée du tact, de la mesure, de l’humanité avec laquelle ce service est dirigé. Le spectacle auquel j’ai assisté se reproduit chacun des jours de l’année, sauf le dimanche, sans qu’il y ait de la part des fonctionnaires qui en ont la responsabilité le moindre relâchement, la moindre défaillance, ni le moindre découragement en présence de l’injustice des attaques dont ils sont parfois l’objet. Chacune des 2,582 arrestations qui ont été opérées en 1877 constitue une espèce distincte sur laquelle il faut statuer après enquête et examen, par une décision particulière et sans qu’il y ait d’autre principe et d’autre règle générale que celle-ci : n’avoir recours à l’inscription que comme moyen extrême, et lorsque tous les autres sont épuisés. Aussi jamais, je dis jamais et je défie qu’on cite un seul exemple contraire, une jeune fille n’est-elle inscrite lorsqu’elle est arrêtée pour la première fois. On se contente d’un sévère avertissement, et parfois la leçon suffit. L’émotion que l’arrestation cause à la jeune fille, la honte dont la famille se sent atteinte, apprendront à l’une à mieux se conduire, à l’autre à mieux veiller, et un séjour de quarante-huit heures en cellule au dépôt, dans une solitude propice aux réflexions, aura suffi pour ramener à la maison paternelle ou à l’atelier la jeune fille qui s’était sauvée pour faire la noce, comme elles disent dans leur langage caractéristique. Mais trop souvent une première, une seconde, voire une troisième leçon demeurent infructueuses. À la quatrième arrestation, la menace d’inscription devient sérieuse. Parfois l’insoumise, reconnaissant qu’elle ne peut continuer avec profit son honteux trafic, la réclame elle-même ; mais cette demande ne paraît pas à l’administration de la police une raison déterminante. Si l’on se trouve en présence d’une majeure, on discute avec elle les raisons qui la font agir ; allègue-t-elle la nécessité de nourrir ses enfans (j’ai entendu donner cette raison), on lui offre les secours de l’Assistance publique ; allègue-t-elle sa misère, on lui offre de la faire entrer dans un refuge ; paraît-elle sous l’empire de quelque mauvaise influence ou d’une disposition exaltée, on l’ajourne. Ce n’est que lorsqu’on a réellement affaire à une femme maîtresse de ses actions, arrêtée plusieurs fois, évidemment pervertie et sans espoir de retour, qu’on se décide à l’inscription sur sa demande, et même malgré son refus, quand ce refus n’a de sa part d’autres motifs que l’intention de continuer sa vie de débauche sans s’assujettir aux obligations que, dans l’intérêt public, on fait peser sur ses compagnes de vice. Mais, quand il s’agit d’une mineure, les formalités et les précautions redoublent. Peu importe qu’elle demande son inscription ; si cette demande (qu’on leur fait toujours signer) dégage la responsabilité du fonctionnaire vis-à-vis des tiers, elle ne le dégage pas vis-à-vis de sa propre conscience. Si les parens habitent Paris, ils sont encore convoqués, l’eussent-ils déjà été deux ou trois fois, et on leur demande s’ils réclament leur fille ou s’ils consentent à son inscription. S’ils habitent la province, on leur adresse la même question par lettre cachetée qu’on leur envoie par l’intermédiaire du maire ; ou bien on écrit au curé de la paroisse. Très souvent les parens refusent leur consentement et en même temps ne veulent pas reprendre leur enfant. On les invite alors à solliciter du président du tribunal une ordonnance de correction en vertu de laquelle leur fille pourrait être détenue pendant six mois. Souvent encore ils refusent, ne voulant prendre aucune responsabilité d’aucun genre. Si les circonstances lui permettent, si la prostitution clandestine s’est compliquée, chose fréquente, de quelques jours de vagabondage, on essaie parfois d’un autre moyen : c’est de livrer l’insoumise à la justice dans l’espérance que le tribunal ordonnera son envoi dans une maison de correction jusqu’à l’âge de vingt ans. Mais il arrive que les magistrats, trop indulgens ou ne reconnaissant pas dans l’espèce qui leur est soumise le caractère légal du vagabondage, prononcent un acquittement ; peut-être même le magistrat instructeur aura-t-il rendu une ordonnance de non-lieu, et dans les deux cas la jeune fille retombe à la charge de l’administration. Que faire alors ? On lui offre invariablement de la faire entrer dans un refuge, et la réponse qu’elle fait à cette question est toujours consignée dans le dossier. Parfois on vient alors se heurter contre les répugnances de la famille. « Mettre ma nièce dans un couvent ! j’aimerais mieux lui brûler la cervelle de ma main, » s’écriait un ouvrier de Paris, qui cependant refusait de venir en aide à l’orpheline. Si la famille et la jeune fille acceptent et que les refuges de Paris soient pleins, on la dirigera, par l’intermédiaire de sœurs de Marie-Joseph, sur quelqu’un des refuges si nombreux que cet ordre possède en province, à Alençon, à Angers, à Sainte-Anne-d’Auray, ailleurs encore, et, en cas d’indigence des parens, on réquisitionnera son voyage par chemin de fer. Si rien n’est possible, ni le retour dans la famille, ni l’entrée au refuge, on va l’inscrire ? Pas toujours. Cela dépend de l’âge, de l’attitude, d’une foule de nuances, qu’il faut l’habitude et la pratique pour saisir. C’est ainsi qu’une insoumise cinq fois arrêtée, du mois de février 1877 au mois de mars 1878, condamnée une fois pour vagabondage, prévenue une fois de vol, soignée deux fois à l’infirmerie de Saint-Lazare et abandonnée par sa mère, n’a pas été inscrite, bien qu’elle demandât résolument son inscription. Elle n’avait pas quinze ans ! Une autre, âgée de seize ans, huit fois arrêtée en un an, soignée une fois à Saint-Lazare, traduite deux fois en justice, et acquittée (bien à tort !) pour vagabondage, n’est pas non plus inscrite, parce qu’au dernier moment sa mère la réclame. Par contre une autre, âgée de près de dix-sept ans, sera exceptionnellement inscrite, parce que quatre fois arrêtée, sans parens qui puissent s’en occuper, et s’étant sauvée d’un refuge où on l’avait non sans peine déterminée à entrer, elle sera revenue à Paris, annonçant l’intention de reprendre sa vie de débauche, et demandant pour la troisième fois son inscription. En ce cas, ce n’est pas le chef de bureau qui statue, il se borne à faire un rapport et une proposition qui passe sous les yeux du chef de division, M. Lecour, non moins connu dans le monde de la charité pour ses intéressans travaux que pour l’inépuisable patience de sa sagacité, et le préfet, dûment averti, statuera lui-même en dernier ressort. Voilà la réalité des faits, vue d’un cil attentif et impartial. Quant à la légende de la jeune fille inscrite par un chef de bureau sur les registres de la police malgré ses larmes et son repentir, j’en demande bien pardon aux rédacteurs des journaux qui mènent si vigoureusement la campagne contre la préfecture de police, pardon aussi aux personnes excellentes si malheureusement engagées dans cette entreprise, mais c’est là un argument auquel il faut absolument renoncer.

Avais-je tort de dire que la surveillance exercée par la police sur la prostitution, et en particulier la répression de la prostitution clandestine, apportait de sérieux obstacles à l’extension de cette forme spéciale du vagabondage ? Si ce honteux trafic, dont le législateur a eu depuis Moïse jusqu’à nos jours sans cesse à se préoccuper, n’était pas contenu dans certaines limites, si la voie publique était libre, si chaque jeune fille, lasse du travail et amoureuse du plaisir, pouvait sans obstacle descendre dans la rue, n’est-il pas évident que la tentation augmenterait en raison directe de la facilité que chacune aurait à s’y livrer ? L’arrestation au premier pas, l’émotion et la honte salutaire qu’elle cause, n’arrêtent-elles pas souvent au sommet de cette pente celles qui n’auraient peut-être jamais la force de la remonter si elles avaient roulé jusqu’au bas ? L’administration de la police, qu’on se plaît à représenter comme inhumaine et tracassière, intervient au contraire ici avec son rôle trop souvent méconnu de bienfaisance prévoyante, et, au lieu de précipiter les jeunes filles malgré elles dans l’abîme de corruption, comme on l’en accuse si légèrement, elle les remet de sa propre main dans la droite voie. Dans quelle mesure la préfecture de police fait-elle usage par contre de son droit d’inscription ? Les inscriptions opérées en 1877 se sont élevées au chiffre de 553, soit environ le cinquième des arrestations, dont il n’y avait pas une seule qui ne fût justifiée : 326 inscriptions ont eu lieu sur demande, 227 d’office. Parmi les insoumises inscrites, 398 étaient majeures de vingt et un ans, 92 majeures de dix-huit ans, c’est-à-dire que les unes et les autres étaient des femmes faites, ayant parfaitement mesuré la portée de l’acte qu’elles accomplissaient. 63 seulement étaient mineures de dix-huit ans, et sur ce nombre il n’y en avait peut-être pas une seule qui n’eût réclamé son inscription. Je regrette de ne pouvoir mettre en regard le nombre des inscriptions qui ont été refusées et le nombre des jeunes filles auxquelles la préfecture de police est venue en aide soit en les faisant entrer dans des refuges, soit en déterminant leur famille à les reprendre. Mais la préfecture de police n’a pas l’habitude de tenir statistique du bien qu’elle fait, et, malgré ma demande, ce chiffre n’a pu m’être fourni. Il n’y a qu’une indication précise que je puisse donner. Le nombre des jeunes filles transportées en province par réquisition de chemin de fer, parce que leurs parens avaient refusé de payer les frais du voyage, s’élevait déjà au 1er avril de cette année au chiffre de 12, pour une période de trois mois. Or ce chiffre ne représente qu’une catégorie minime, la plupart des insoumises arrêtées ayant leurs parens à Paris ou étant rapatriées aux frais de leur famille. D’après ce que j’ai vu, je n’hésiterais pas à évaluer au tiers des arrestations de mineures, soit à plus de 500, le nombre de celles qui sont l’objet de quelque mesure bienfaisante : entrée au refuge, rapatriement, réconciliation avec la famille. 500 contre 68, telle est en une année la proportion de la bienveillance par rapport à la rigueur. Les écrivains qui critiquent avec tant d’âpreté la préfecture de police sont-ils sûrs dans leur vie entière d’avoir déjà fait autant de bien ?

Enfin la surveillance de la prostitution rend encore un dernier service : celui d’indiquer à la charité sa voie, et de lui ouvrir l’accès d’un champ relativement facile à exploiter. Lorsqu’on s’est préoccupé, il n’y a pas encore bien longtemps, en Angleterre, de faire quelque chose pour combattre par des moyens moraux ce fléau de la prostitution qui sévit dans les grandes villes, et à Londres en particulier avec bien autrement d’intensité qu’en France, et lorsqu’on a essayé pour la première fois de fonder des œuvres et des asiles analogues à ceux qui, sous la dénomination générique et touchante de Bon-Pasteur, existent en France depuis plusieurs centaines d’années, une des difficultés principales auxquelles sont venues se heurter les femmes qui avaient pris à cœur cette noble tâche a été de trouver un endroit où elles pussent joindre et exhorter les malheureuses créatures qu’elles voulaient arracher à la dégradation. Les unes ont essayé de les visiter dans les hôpitaux où la maladie les jetait, d’autres leur ont adressé des appels et donné des rendez-vous publics à certaines heures et dans certains endroits déterminés. D’autres enfin ont eu en ces derniers temps le courage de pénétrer elles-mêmes dans leurs repaires pour faire arriver à leurs oreilles inaccoutumées des paroles d’exhortation et d’espérance. Qui oserait blâmer ces témérités charitables, dont le salut d’une seule âme est à la fois la justification et la récompense ? Mais je crois que pour les personnes (et elles sont pour le moins aussi nombreuses en France qu’en Angleterre) qui sont animées de la même préoccupation, ce serait faire tout à fait fausse route que de s’engager dans cette voie pleine de rebuts et de mécomptes, lorsque leur pieuse activité peut s’exercer dans des conditions beaucoup plus favorables. La prison de Saint-Lazare, par laquelle passent annuellement plus de 8,000 femmes de mauvaise vie, offre à cette activité un aliment inépuisable. Je compléterai donc cette étude par quelques renseignemens sur cette prison célèbre où un personnel dévoué lutte avec d’inextricables difficultés matérielles, et sur l’organisation de laquelle j’aurai plus tard l’occasion de revenir en parlant de l’éducation correctionnelle des jeunes filles pour en demander sous certains rapport la complète transformation[2]. Mais je ne m’occuperai aujourd’hui que des aménagemens concernant les femmes détenues administrativement dans la portion de Saint-Lazare qu’on appelle la deuxième section, et des facilités que cette organisation prête à l’exercice de la charité.

J’ai dit tout à l’heure que les jeunes insoumises sur le compte desquelles l’administration faisait prendre des renseignemens en province ou dont elle cherchait à effectuer le placement dans une maison religieuse étaient, en attendant la décision à intervenir, placées à Saint-Lazare en hospitalité. Ces jeunes filles constituent une division spéciale qu’on tient nuit et jour soigneusement à part des autres pensionnaires sous la surveillance incessante d’une sœur de Marie-Joseph. Cette division ayant été organisée par les soins d’un ancien employé de la préfecture de police qui s’appelait Duval, on appelle familièrement dans la prison ces jeunes filles des petites Duval, gratifiant ainsi ce brave employé d’une postérité dont il ne serait peut-être pas très flatté. L’organisation de ce quartier, dont les pensionnaires sont rarement très nombreuses (lors de ma dernière visite à Saint-Lazare elles n’étaient que onze), est aussi bonne que le permettent l’étroitesse et la défectuosité du local. Les jeunes filles travaillent, mangent et couchent en commun. Je ne puis cependant m’empêcher de regretter l’organisation cellulaire du dépôt. Je crois que, durant cette courte période de détention, un peu de solitude serait singulièrement propice aux bonnes réflexions, et rendrait plus facilement acceptables les bons conseils. Aussi je fais des vœux avec l’espoir d’être entendu pour que dans la future prison, dont la construction a été tant de fois annoncée et ajournée, un quartier cellulaire soit réservé aux petites Duval.

Une autre division est réservée aux femmes inscrites qui sont détenues administrativement pour contraventions aux règlemens qui leur sont imposés, et pendant une durée de temps qui varie en moyenne de huit jours à un mois. Je n’ai point, par l’objet même de cette étude, à m’occuper des femmes qui sont définitivement enrégimentées dans la prostitution, et je n’ai point eu par conséquent à parler de cette question des contraventions et de la façon dont elles sont jugées. Je me bornerai à dire que dans cette division les personnes dont rien ne rebute la charité peuvent trouver ce qu’il y a de plus dégradé dans l’échelle des êtres, rôdeuses de barrières, buveuses d’absinthe, pierreuses, tout un monde d’infamie, de corruption, de laideurs physiques et morales au-dessus duquel on s’étonne de voir surnager encore quelques épaves de moralité. Telle de ces femmes aura rapporté au commissaire de police une sacoche oubliée chez elle par un garçon de banque et qui contenait plusieurs centaines de mille francs. Telle autre enverra tous les mois soixante francs à une nourrice à laquelle elle a confié ses enfans, afin qu’ils ne sachent pas le métier qu’elle fait. Telle autre paie le loyer de deux appartemens, l’un où elle vit avec son enfant, l’autre où elle se livre à la débauche. Tant qu’une lueur morale subsiste, on peut toujours espérer de la rallumer, et assurément il est plus facile aux personnes qui entreprennent cette tâche difficile d’agir sur ces pauvres créatures lorsqu’elles ont dépouillé à la fois la livrée et l’excitation du vice et lorsqu’elles sont réunies dans un atelier commun, que s’il fallait les accoster sur la voie publique ou aller les chercher chez elles. La corde qui résonne le plus quand on peut la faire vibrer, c’est celle des enfans. Je me suis trouvé un jour assister à l’inscription, opérée sur sa demande, d’une femme d’environ quarante ans, quatre fois arrêtée pour prostitution clandestine et deux fois condamnée pour vol. On eût dit, à voir son costume et sa tranquillité, qu’elle demandait une autorisation de marchande des quatre saisons. Lui ayant entendu dire qu’elle était veuve, je lui demandai brusquement : « Avez-vous des enfans ? » Avant de l’avoir entendue, je savais sa réponse ; sa figure se décomposa, et après un instant d’hésitation elle dit en pleurant : « J’ai une fille qui a dix-huit ans, mais elle est au pays. »

Il y a enfin à Saint-Lazare une dernière division, celle des femmes qui y ont été envoyées pour recevoir les soins qu’exigeait leur santé, et qui sont à l’infirmerie. L’infirmerie de Saint-Lazare est la seule portion de l’établissement qui réponde aux exigences d’une bonne installation. Spacieuse, propre, aérée, elle occupe trois étages dont le premier est réservé aux femmes inscrites, les deux autres aux insoumises. Chaque étage est divisé en quatre salles le long desquelles court un couloir dont les salles ne sont séparées que par une grille avec des barreaux en bois. Une seule sœur peut donc en se promenant dans le couloir exercer la surveillance nécessaire. Je regrette cependant que l’insuffisance du personnel ne permette pas d’établir une sœur dans chaque salle et oblige d’employer au gros ouvrage des femmes qui sont dans une situation assez singulière. Ce sont, pour dire la vérité, de vieilles prostituées plus ou moins repentantes, auxquelles les asiles pour la vieillesse refusent d’ouvrir leurs portes, et qui mourraient de faim sur la voie publique si l’administration ne leur donnait discrètement asile. Je n’ai rien à dire contre cette bonne œuvre, mais je crains (avec quelque discernement qu’on choisisse celles qu’on place dans les salles d’insoumises) que ce contact ne soit pas bon pour des jeunes filles déjà dépravées, mais pas tout à fait perdues, à l’imagination desquelles il est fâcheux de laisser apparaître Saint-Lazare comme une sorte d’Hôtel des Invalides pour les prostituées.

C’est dans ces salles de l’infirmerie de Saint-Lazare qu’on retrouve la plus grande partie de ces insoumises, qui ont passé par les bureaux de la préfecture de police, souvent hardies, provocantes, en toilette tapageuse et suspecte. Il est presque impossible de les reconnaître, ayant revêtu la robe de bure, le fichu et la cornette d’indienne, et ayant pris en même temps cet aspect décent, soumis, que la main souple et ferme des sœurs excelle à donner en peu de temps à leurs pensionnaires. Point de révolte, point de bruit, point d’inconvenances. Rien n’est facile comme de plier passagèrement ces natures molles et sans résistance à des influences meilleures et même de les accoutumer à des pratiques de dévotion. J’ai traversé par hasard ces salles au moment où l’Angélus sonnait ; il n’y avait pas une de ces jeunes filles qui ne fut debout et qui ne répondît avec zèle à la voix de la sœur en récitant la seconde partie de la salutation angélique. Sans doute il ne faut pas attacher trop d’importance à ces signes purement extérieurs ; mais n’est-ce pas déjà quelque chose que d’avoir mis dans la mémoire de ces créatures incultes, dont quelques-unes sont étrangères à toute notion religieuse, une formule pieuse que leurs lèvres auront peut-être l’instinct de murmurer quand viendra cette heure de la mort ? Une anecdote bizarre, qui m’a été racontée à Saint-Lazare, trouve ici naturellement sa place et démontrera quel singulier mélange de beaucoup de mauvais et d’un peu de bon se débat dans ces pauvres et faibles têtes. La prison de Saint-Lazare reçut quelques jours après le 4 septembre la visite de je ne sais quelle autorité municipale qui, voulant laïciser la prison, ordonna aux sœurs d’enlever tous ces emblèmes religieux, crucifix et statues, qui déshonoraient les salles. Les temps étaient durs ; on obéit. Le lendemain grand tapage dans le quartier des femmes détenues pour contraventions administratives, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus bas dans la maison. Le malheur voulait qu’on eût enfermé dans ce quartier une Allemande protestante qui avait scandalisé la veille ses compagnes en se moquant de la vénération dont une statue de la Vierge, adossée à un des murs de la salle, semblait entourée. Tout l’atelier était en insurrection, déclarant ne pas vouloir se mettre au travail tant que la statue n’aurait pas été rétablie à sa place ordinaire, et menaçait de faire à l’Allemande un mauvais parti. On peut railler sans doute cette singulière explosion de patriotisme et de dévotion ; mais l’instinct confus d’un bon sentiment, n’est-il pas ce lumignon qui fume encore et qu’une parole compatissante a promis de ne point éteindre ?

C’est à entretenir et à ranimer cette flamme vacillante que s’emploient dans l’intérieur de la prison Saint-Lazare les efforts d’une incessante charité, et j’accepterais pour cette prison la qualification qu’on lui a donnée de citadelle de la prostitution, si on avait entendu dire que c’est là qu’elle subit les plus rudes assauts. Au premier rang des assaillans ou plutôt des assaillantes, il faut citer, parce qu’elles sout toujours sur la brèche, les sœurs de Marie-Joseph, cet ordre admirable qui se partage avec les sœurs de la Sagesse toutes les grandes prisons de femmes, et qui rend à l’administration pénitentiaire des services singulièrement appréciés par elle, tant au point de vue de la sécurité morale qu’au point de vue de l’économie. Nous assisterons probablement quelque jour à une campagne en faveur de l’emprisonnement laïque ; mais je défie qu’on mène cette campagne jusqu’au bout, et qu’on trouve jamais moyen, dit-on payer le double, de remplacer par un personnel décent les sœurs de Marie-Joseph. Les sœurs ne se bornent pas à maintenir la tranquillité, la soumission, la décence, dans un monde qui ne fait cependant que leur passer par les mains pendant un temps assez court. Elles reçoivent les confidences qui sont versées dans leur oreille discrète ; elles accordent l’assistance qui leur est demandée, et la supérieure passe une partie de son temps à correspondre avec les supérieures des refuges qui sont situés en province pour négocier l’admission de quelqu’une de ses pensionnaires. Mais parfois l’influence des sœurs s’use, ou bien leur habit inspire la méfiance : « C’est leur métier de prêcher, » disent les récalcitrantes, et leur oreille se ferme. Elle se rouvrira peut-être pour entendre les exhortations de femmes qui ne portent pas l’habit religieux, qui ne demeurent point avec elles dans la prison, mais qui y pénètrent régulièrement pour essayer de leur côté leurs moyens d’influence et de persuasion. La plus ancienne de ces œuvres laïques, par la composition sinon par l’esprit, est celle du Bon-Pasteur dont la fondation originaire remonte à des lettres patentes données par Louis XIV, mais qui a été reconstituée en 1819. Vient ensuite, par ordre de date, l’Œuvre des dames protestantes, dont l’origine remonte à 1839. Enfin il y a depuis 1866 une œuvre de visite israélite. Je parlerai tout à l’heure des refuges qui ont été créés par ces différentes œuvres ; mais je tiens à dire dès à présent, sans faire de distinction entre les différentes professions religieuses, que les personnes qui se consacrent à cette Œuvre de la visite de Saint-Lazare sont des femmes admirables de charité et de dévoûment, dont les unes disputent le temps nécessaire aux exigences d’une vie modeste et déjà bien remplie, dont les autres se dérobent non sans peine aux devoirs d’une haute position sociale, dont les autres ont consacré à la charité le déclin d’une vie dont l’aurore s’était levée pleine de joies et de promesses. Aussi j’avoue éprouver quelque surprise lorsque je lis ces petites brochures où des dames anglaises racontent avec une émotion qui ne me laisse cependant pas insensible les efforts qu’elles ont tentés pour établir dans leurs pays des œuvres analogues à celles qui existent en France depuis tantôt le XIIe siècle. Je suis plein de respect et de sympathie pour ces allures hardies et aventureuses, fussent-elles même un peu excentriques, que chez nos voisins prend souvent la charité. Je comprends que, lorsqu’il s’agit, dans un pays où la force de l’opinion est très grande, de répandre et de vulgariser une œuvre nouvelle, il soit nécessaire aux personnes qui ont entrepris cette œuvre de raconter elles-mêmes leurs efforts et leurs succès, bien que cette obligation doive, j’en suis convaincu, leur être pénible ; mais je cesse de comprendre lorsqu’en traduisant dans notre langue ces petites brochures on semble désigner leurs auteurs non-seulement à l’admiration, mais à l’imitation, comme si nous ne connaissions rien de pareil en France, et je dis qu’à ces femmes dont j’ai parlé tout à l’heure, catholiques ou protestantes, personne dans aucun pays n’a le droit d’en remontrer. Je ne veux pas parler des vivans, ni citer aucun nom, pas même celui de cette femme dont l’inépuisable charité est si bien connue à la préfecture de police que toutes les fois qu’on se trouve en présence d’une situation intéressante, on fait un dossier à part et on dit : Ce sera pour Mme X… Mais il me sera bien permis de parler des morts. Il m’a été donné de connaître dans mon enfance une des personnes qui se sont occupées le plus activement de l’œuvre du Bon-Pasteur. — Visitant un jour le refuge de ce nom, je demandais à la supérieure si elle avait été en relation fréquente avec cette personne. « Oh ! oui, répondit-elle, et vous allez voir qu’elle n’est pas oubliée. Combien y en a-t-il parmi vous, mes enfans, ajouta-t-elle en élevant la voix, qui ont été amenées ici par Mlle Pomaret ? — Moi, moi, moi » s’écrièrent des voix que j’entendais de tous côtés, et ce nom seul avait suffi, en réveillant les souvenirs de la reconnaissance, pour ranimer ces visages, un peu affaissés et flétris. Quelle plus belle œuvre et quel plus beau témoignage ! Mais elle n’a point écrit de brochure, et elle est morte obscure et ignorée.

III.

La complexité des causes qui déterminent le vagabondage et la mendicité des enfans rend également multiples et variés les moyens de prévenir et de combattre ce fléau. À vrai dire, tout établissement, toute institution, quelle qu’en soit la nature, qui offre un asile à l’enfant du peuple ou qui vient à son aide pendant la période qui s’écoule entre le moment où il est assez grand pour vaguer seul dans les rues et celui où, après avoir terminé son apprentissage, il entre définitivement dans la vie, mérite d’être compté au nombre des remèdes ou des obstacles apportés à la mendicité et au vagabondage des enfans. Ce serait donc s’engager dans une véritable nomenclature que de signaler, en les désignant par leur nom, tous les établissemens qui concourent à ce résultat. Je me bornerai à les distinguer par catégories, en indiquant à quelle nature de besoins ces établissemens répondent.

Au premier rang des institutions qui préservent les enfans de contracter des habitudes de mendicité et de vagabondage, il faut placer les asiles et les écoles primaires. J’ai déjà eu occasion, au début de ces études, de dire et de démontrer qu’il ne fallait pas prétendre à établir une corrélation trop directe entre l’instruction et la moralité, et qu’on s’exposerait à recevoir des faits de singuliers démentis, si l’on voulait affirmer que les départemens les plus instruits sont aussi ceux où se commettent le moins de crimes et de délits. Trop de causes diverses interviennent dans les mobiles déterminans de la criminalité pour qu’il soit possible de ramener toutes ces causes à une seule : l’ignorance. Mais, sans compter que l’instruction est un des moyens les plus efficaces de combattre la misère, qui est et restera toujours le grand mobile de la criminalité, on ne saurait nier qu’en ce qui concerne les enfans des grandes villes, tous ceux qui ne fréquentent habituellement aucune école ne soient, à d’assez rares exceptions près, sur la pente du vagabondage, et que l’école ne soit d’autant plus volontiers et plus régulièrement fréquentée par eux qu’elle se trouve davantage à leur portée. À ce point de vue, il faut signaler les immenses progrès réalisés à Paris depuis dix ans. En 1867, le nombre des asiles était de 83, comprenant 12,379 places, et celui de écoles de 220, comprenant 52,641 places. Aujourd’hui, le nombre des asiles s’élève à 119, comprenant 18,876 places, et celui des écoles à 303, comprenant 101,197 places. Toutes ces nouvelles écoles sont spacieuses, propres, abondamment pourvues de tout ce qui peut rendre pour des enfans l’enseignement primaire à la fois amusant et profitable, et la façon intelligente dont elles sont aménagées fait beaucoup d’honneur à la direction de l’enseignement primaire ainsi qu’à la préfecture de la Seine. Mais au conseil municipal de Paris revient le mérite d’avoir sans marchander répondu à l’appel de l’administration et mis des crédits considérables à sa disposition. Si nos conseillers n’avaient le tort de poursuivre parallèlement une absurde campagne contre l’enseignement congréganiste, il faudrait savoir reconnaître qu’ils ont bien mérité sous ce rapport de la population parisienne et de tous les amis de l’enfance.

La période de dix à douze ans, durée ordinaire des études primaires, n’est pas la plus dangereuse et la plus difficile à passer pour les enfans du peuple. Celle de l’apprentissage, qui commence à la sortie de l’école primaire, est bien plus redoutable, car, de douze à seize ou dix-sept ans, ils sont exposés, garçons et filles, à toutes les tentations, à tous les périls de l’âge adulte, sans avoir la force pour y résister. La condition des apprentis à Paris, qui préoccupe depuis longtemps les législateurs et les personnes charitables, mériterait à elle seule une étude approfondie, et ce n’est pas en l’effleurant qu’on peut traiter une pareille question. Je me bornerai à indiquer les efforts récens qui ont été faits pour multiplier les moyens de venir en aide aux enfans des classes populaires pendant cette période difficile. De ces efforts, l’administration municipale n’a pas voulu se désintéresser. Elle a ouvert récemment, au no 60 du boulevard de la Villette, une école municipale d’apprentis. À vrai dire, il faut saluer dans cette institution plutôt l’idée nouvelle que la mise à exécution, car l’école de la Villette, établie d’abord dans de vieux bâtimens, aujourd’hui démolis, est en pleine voie de reconstruction. Les ateliers seuls sont déjà installés dans des conditions satisfaisantes, bien que la moyenne de l’enseignement professionnel ne m’ait pas paru aussi élevée qu’elle pourra peut-être le devenir un jour. Une des grandes difficultés contre lesquelles l’administration très intelligente de l’école se trouve en lutte, c’est le peu de bon vouloir des parens, qui devraient laisser leurs enfans pendant trois ans à cette école, et qui se hâtent de les retirer dès qu’ils ont acquis un commencement d’instruction professionnelle. Un tiers à peine des enfans va jusqu’au bout du cours complet d’enseignement, qui, outre l’apprentissage d’un métier (menuisier, tourneur, ajusteur, etc.), comprend quelques élémens d’enseignement secondaire. Cependant l’admission à l’école est gratuite, et les enfans qui retournent coucher chez eux tous les soirs ne sont tenus à d’autre obligation que celle d’apporter leur nourriture. Les élèves de cette école sont au nombre d’environ 80 ; elle pourrait en contenir davantage, mais ici ce sont les enfans qui font défaut à l’école, et non pas l’école aux enfans.

L’internat de Saint-Nicolas, dirigé par les frères des écoles chrétiennes, garde les enfans plus longtemps et les tient, ainsi que son nom l’indique, plus complètement sous la main ; aussi peut-on y pousser plus loin leur éducation professionnelle et les façonner à des métiers très lucratifs, tels que ceux de sculpteur sur bois, opticien, horloger, etc. Mais les conditions d’admission sont toutes différentes. Le prix de la pension, qui est de 30 francs par mois, sans compter 110 francs de frais d’entrée, ferme l’accès de cette institution aux enfans de parens véritablement indigens. Néanmoins l’internat de Saint-Nicolas regorge d’enfans ; il en contient plus de 900 dans la maison de Paris, sans parler des maisons annexes d’Issy et d’Igny, et tous les jours des admissions sont refusées. Cette institution, qui correspond en réalité pour la classe populaire à ce que sont les grands lycées pour les classes aisées, a en pendant le siège de grands lycées pour les classes aisées, a eu pendant le siège de dans les murs de la capitale, du mois de septembre au mois de février, se souviennent de l’émotion qui se répandit dans la population lorsqu’on apprit que, pendant une des nuits du bombardement, un obus prussien était tombé sur la maison de Saint-Nicolas et l’avait traversée de part en part, tuant ou blessant un frère et plusieurs enfans. Deux jours après, un membre du gouvernement de la défense nationale venait assister à leurs funérailles, et ce tragique événement a plus fait pour la notoriété de l’internat de Saint-Nicolas que tout le bien accompli par cette œuvre pendant vingt ans.

Une institution analogue pour les jeunes filles s’élève à Paris, rue de Picpus. Moyennant un prix de pension de 30 francs par mois et un droit d’entrée de 100 francs, on y reçoit les enfans depuis l’âge de cinq ans ; mais, lorsqu’une élève indemnise la maison par son travail des frais de son entretien annuel, ce qu’elle gagne en plus est placé en son nom à la caisse d’épargne. La maison, qui est sous la direction des sœurs des écoles chrétiennes, peut contenir entre 400 et 500 pensionnaires. Un legs important qu’elle a reçu lui a permis d’introduire dans ses aménagemens intérieurs le dernier mot du progrès et de l’économie en installant une buanderie et une cuisine à vapeur. De tous les établissemens que j’ai visités, aucun ne m’a paru dépasser celui-là par la perfection des dispositions intérieures, par la largeur de la direction morale et par l’intelligence de l’enseignement professionnel.

Les établissemens dont je viens de parler, asiles, écoles primaires, internats professionnels, s’ouvrant le plus souvent pour recevoir des enfans qui vivent dans des conditions régulières, ne contribuent que d’une façon très indirecte à prévenir le vagabondage, et si j’ai cru devoir en rappeler l’existence, c’est par cette considération qu’une ville où il n’y aurait ni asile ni école verrait indubitablement s’accroître considérablement le nombre des enfans vagabonds qui échapperaient à la surveillance de leurs parens. À plus forte raison en est-il ainsi des asiles si nombreux qui s’ouvrent à Paris pour les orphelins. Plus fatalement encore ceux qui ont perdu leurs gardiens naturels seraient-ils voués au vagabondage, si la charité publique ou privée n’était là pour les recueillir. N’oublions pas qu’à Paris le grand tuteur des orphelins est l’Assistance publique. Le nombre des orphelins de tout âge qui sont ses pupilles s’élevait en 1877 à 26,500, et ceux-là, quoi qu’on en pense peut-être, ne sont pas les plus à plaindre. On sait que le système adopté depuis longtemps déjà par l’Assistance publique consiste à placer à la campagne, dans le sein d’une famille de cultivateurs, l’enfant qui tombe à sa charge. Ce système donne d’excellens résultats, grâce au discernement avec lequel les familles sont choisies parmi cette population rurale, sobre, laborieuse, économe, qui forme une des forces vives de la France. L’enfant ainsi élevé dans une famille où il aura pu se faire aimer, dans un village où il aura contracté les relations de son âge, connaîtra moins les tristesses de l’isolement que celui qui, au sortir d’un orphelinat où il aura été élevé avec tout le soin et toute la tendresse possible, se trouvera absolument seul dans la vie. Mais les mesures prises par l’Assistance publique pour venir en aide aux orphelins seraient insuffisantes, si elles ne recevaient de la charité privée un complément indispensable. D’abord l’Assistance publique n’adopte les orphelins que lorsqu’ils n’ont pas dépassé l’âge de douze ans. Or la prétention qu’à douze ans un enfant, garçon ou fille, soit en état de subvenir à ses propres besoins est une pure fiction, et si de nombreux établissemens privés ne s’ouvraient pour recueillir les enfans orphelins durant cette période incertaine qui sépare l’enfance de la jeunesse, ceux-ci se trouveraient en proie, les garçons à la plus affreuse misère, et les filles aux plus grands périls. Ensuite l’Assistance publique ne considère comme véritablement orphelins que ceux qui ont perdu leur père et leur mère. Mais en fait, et surtout lorsque la famille se compose de plusieurs enfans, ce n’est ni le père qui, pour nourrir sa famille, est obligé de passer la journée à l’atelier, ni la mère, dont le modique salaire est à peine suffisant pour elle-même, qui pourraient à eux seuls subvenir à la tâche d’élever et d’entretenir la famille. Ainsi est rendue nécessaire l’existence de ces nombreux orphelinats dont je dirai un mot tout à l’heure. Mais, en dehors de ces cas, je crois que la charité privée s’égare lorsqu’elle prend à son compte des enfans qui, aux termes de la loi, seraient recueillis par l’Assistance publique, et que les perspectives d’existence que l’Assistance offre à ses pupilles élevés à la campagne sont plus heureuses que celles qui attendent l’enfant élevé dans un orphelinat parisien.

Une statistique récente évalue à 68 le nombre des orphelinats situés à Paris même, et à 31 celui des orphelinats situés dans le département de la Seine, qui presque tous reçoivent des enfans de Paris. Si j’éprouvais quelque doute sur l’exactitude de cette statistique, ce serait qu’elle ne fût incomplète, et je ne serais pas étonné que depuis l’époque récente où ce dénombrement a été fait de nouveaux établissemens n’aient été ouverts. Quelques-uns de ces orphelinats reçoivent des filles et des garçons qui sont soigneusement séparés ; je dirai presque trop soigneusement, car il y a quelque chose d’un peu excessif à maintenir une division aussi absolue dans les préaux et dans les réfectoires entre des enfans qui sont destinés à se retrouver un jour à un âge où leur rencontre sera beaucoup plus périlleuse. Ces orphelinats communs aux deux sexes sont au nombre de six. Huit orphelinats sont spécialement réservés aux garçons. Quant à ceux destinés aux filles, ils s’élèvent, en comprenant ceux de Paris et ceux de la banlieue, à plus de 80, et sont, à quelques exceptions près, tenus par des congrégations religieuses. Ces orphelinats varient quant à leur importance et à leur installation, suivant le nombre d’enfans qu’ils reçoivent et les ressources souvent assez précaires dont ils disposent. Mais à un certain point de vue on peut dire qu’ils se ressemblent tous par l’uniformité du régime qui y est suivi. Tous présentent les mêmes avantages et les mêmes inconvéniens. Les avantages sont une éducation morale très pure, une éducation primaire suffisante, un enseignement professionnel poussé très loin et qui fait de ces orphelines des ouvrières très habiles, des habitudes de propreté entretenues jusqu’au raffinement. « On ne saurait trop développer chez la femme le goût de la propreté, » me disait la supérieure d’un de ces établissemens, et il est certain que la jeune fille qui aura eu dans son enfance l’habitude de se mirer dans des casseroles bien récurées et dans des tables luisantes fera plus d’efforts pour maintenir dans son petit intérieur une propreté qui, pour son mari et ses enfans, en fera l’attrait.

Quant aux inconvéniens, les voici. Ces jeunes filles restent toutes assez longtemps dans les orphelinats. Le sentiment très naturel chez les sœurs, de les livrer le plus tard possible aux dangers auxquels elles les savent exposées, la nécessité de rémunérer la maison par leur travail des dépenses que leur éducation a occasionnées, font qu’on les conserve souvent jusqu’aux environs de vingt ans. L’existence à la fois claustrale et douce dont ces jeunes filles ont vécu, l’atmosphère pieuse qu’elles ont respirée, sont tellement différentes de la rudesse et de la grossièreté du milieu où elles sont souvent destinées à retomber, que pour un trop grand nombre la transition est trop brusque et qu’elles y succombent. J’interrogeais un jour une sœur de Saint-Vincent-de-Paul, qui s’est dévouée pendant vingt ans dans le même quartier à l’éducation des jeunes filles pauvres, sur les résultats de cette éducation. « Il n’y a pas de milieu, me répondait-elle. Les unes tournent mal, et nous ne les revoyons plus. Les autres restent en relations avec nous et font d’admirables mères de famille. Mais il n’y a pas de demi-vertus. » Ces inconvéniens sont inséparables de l’organisation de ces institutions indispensables, où l’on ne peut cependant pas introduire une grossièreté et une immoralité factices pour les faire ressembler à un atelier de Paris. Mais peut-être pourrait-on s’al tacher davantage à les combattre en abaissant autant que possible progressivement les barrières qui séparent ces jeunes filles du monde où elles sont destinées à rentrer et en les familiarisant davantage avec ses aspects. Au lieu de terminer complètement leur enseignement professionnel dans l’orphelinat, il vaudrait peut-être mieux les placer en apprentissage dans des ateliers bien tenus qu’elles quitteraient chaque soir pour venir coucher à l’orphelinat. Quelques institutions sont entrées dans ce système, qu’il y aurait avantage à généraliser. Peut-être pourrait-on aussi, principalement dans les temps qui précéderont leur sortie de la maison, s’appliquer à renouer et à faciliter les relations de ces jeunes filles avec les membres de leurs familles qui y seraient disposés et qui pourraient devenir pour elles des appuis. Malheureusement les sœurs nourrissent contre les familles une méfiance qui est trop souvent bien fondée, et le règlement de la plupart de leurs maisons s’attache à rendre aussi rares que possible les visites des parens (dont beaucoup ne se soucient guère aussi de profiter de cette facilité) et prohibent absolument les sorties. Je dois dire cependant que la direction intelligente de quelques-uns de ces établissemens comprend parfaitement la nécessité de préparer le retour des enfans dans le monde et dans la famille. C’est ainsi que la maison de la rue de Picpus dont j’ai parlé ouvre largement tous les dimanches ses parloirs et ses cours aux familles des enfans, et accorde à ces dernières une sortie par mois, sans préjudice des vacances.

Enfin je crois qu’il y aurait tout avantage à varier un peu les métiers auxquels on prépare ces jeunes filles, et à ne pas les employer presque uniquement à des travaux de couture, lingerie et broderie où elles acquièrent une habileté extraordinaire, mais où elles rencontrent aussi une redoutable concurrence. Il existait autrefois à Strasbourg une œuvre dite des servantes catholiques qui préparait les jeunes filles au service domestique. J’ai toujours été étonné qu’on n’eût point pensé à relever à Paris cette œuvre excellente, qui rendrait de grands services à la fois aux jeunes filles et aux familles, et je regrette en même temps que dans un certain nombre d’orphelinats on néglige, à raison de certaines difficultés pratiques, de donner aux jeunes filles ce minimum de notions culinaires et ménagères qui sont indispensables dans la vie populaire. Ces critiques faites, car même en présence des institutions les plus respectables la vérité ne doit jamais perdre ses droits, constatons que ces établissemens, comme tous ceux qui sont tenus par des congrégations religieuses, sont pour la population nécessiteuse d’un très grand secours et contribuent à entretenir parmi les jeunes filles ces habitudes de propreté, de décence extérieure et de raffinement qui dans les basses classes rendent la population féminine de Paris tellement supérieure à celle de Londres.

Écoles primaires, écoles professionnelles, ouvroirs, orphelinats, ne font que préserver les enfans du vagabondage en leur offrant un asile à une époque critique de leur vie. Mais il y a dans l’existence de certains enfans une période plus critique encore : c’est celle où ils ont commencé à contracter de mauvaises habitudes, où l’école les rebute, où la rue les attire, et où ils n’échappent à la main de la police que parce que son action indulgente ne s’abat sur les enfans qu’en cas d’absolue nécessité. Pour ceux-là il faut des asiles spéciaux qui, sans être une prison, les contiennent cependant sous une discipline déjà sévère, où leurs mauvais instincts soient combattus par l’influence religieuse, et leur éducation arriérée, parfois absolument nulle, refaite de fond en comble. Ces asiles ne sont pas rares à Paris, et ils tendent à se multiplier. Dès aujourd’hui on peut citer comme des spécimens excellens, quant à l’intention qui a présidé à leur création, suffisans quant à leur organisation intérieure que le défaut de ressources ne leur permet pas de développer beaucoup : pour les garçons, la maison de Notre-Dame-Préservatrice, située rue Lhomond, l’asile-école Fénelon, situé à Vaujours, dans le département de Seine-et-Oise, mais spécial pour les enfans de Paris, l’asile de jeunes garçons annexé à la maison de convalescence de la rue de Sèvres, dont j’ai déjà eu l’occasion de parler ; pour les filles, l’ouvroir de Notre-Dame-de-la-Miséricorde, situé rue de Vaugirard et dirigé par les sœurs de Marie-Joseph, l’œuvre de la préservation de la rue de Vanves, la classe de préservation du couvent du Bon-Pasteur de Conflans, dont la maison mère est à Angers et qui compte 120 établissemens du même genre dispersés dans les cinq parties du monde. Mais de toutes ces institutions, celle qui répond le mieux à la destination de recueillir les enfans vagabonds, c’est la maison de Bethléem.

Cette maison, située dans le haut de la me Notre-Dame-des-Champs, est la seule dans Paris qui ouvre sa porte nuit et jour à toute femme ou petite fille qui vient tirer le cordon de la cloche placée à l’entrée d’un étroit passage, justifiant ainsi cette parole échappée un jour à la fondatrice. Mlle Jeanvrain : « La meilleure recommandation pour être admise à Bethléem, c’est de n’en point avoir. » Par exemple il ne faut point que les nouvelles arrivantes, ni même les pensionnaires plus anciennes, soient difficiles sur les conditions de leur installation. L’œuvre a été aménagée dans une vieille maison de maraîcher, dont on a tiré parti comme on a pu, mettant à profit les moindres recoins. Pour l’agrandir, on a construit dans le jardin de véritables cahutes en planches dont l’une sert de communauté aux sœurs du tiers-ordre de Saint-François, qui assistent la fondatrice. Dans l’autre sont enfermées pour deux ou trois jours les nouvelles arrivantes jusqu’à ce qu’on ait pu recueillir quelques renseignemens sur leur compte. La propreté n’est peut-être pas minutieuse dans cette maison, mais la charité y est inépuisable. À certains jours, lorsque la maison célèbre une retraite qui attire d’anciennes pensionnaires ou de nouvelles arrivantes, on dort un peu partout, sur les planchers des réfectoires, dans les corridors, sur les marches de l’escalier tortueux. L’asile de Bethléem est excessivement pauvre, car aucune des pensionnaires n’est en état de payer ; aussi vivent-elles un peu de tout, des dons, des quêtes, des restes de tables envoyés par les couvens voisins qui sont très nombreux dans le quartier, et l’on peut aisément s’imaginer le trouble qu’a dû apporter dans un budget si péniblement réglé la suppression brutale prononcée par le conseil municipal de la subvention de mille francs que la ville de Paris payait depuis longues années à cette œuvre vraiment démocratique. Malgré ce dénûment. Mlle Jeanvrain a trouvé moyen de fonder à Antony un asile pour les enfans qu’elle recueille et qu’elle juge avec raison imprudent de conserver longtemps dans un milieu nécessairement mélangé. Ces enfans y sont employés à la couture ainsi qu’à la culture maraîchère, et tous les deux jours on peut rencontrer sur la route d’Antony une petite voiture attelée d’un âne qui, sous la conduite d’une franciscaine en robe bleue et en voile noir, apporte à la maison de Paris les produits du jardin de la maison des champs.

L’assistance des enfans abandonnés a pris, depuis un certain nombre d’années à Paris, une forme nouvelle et particulièrement intéressante : celle des œuvres de première communion. Les personnes qui considèrent (avec raison suivant moi) toute tentative de moralisation générale comme impuissante si elle n’est fortifiée par l’action religieuse se sont préoccupées de diminuer le nombre des enfans qui ne font pas leur première communion à l’âge fixé par l’église, dans la pensée très juste qu’arrivés à l’âge adulte il serait bien plus difficile de les amener à des pratiques auxquelles leur enfance n’aurait pas été pliée. De cette pensée sont nées un grand nombre d’œuvres de première communion, dont quelques-unes sont des œuvres purement paroissiales, se proposant pour but de déterminer les parens à envoyer leurs enfans au catéchisme et de subvenir aux quelques frais de vêtemens que la première communion entraîne. De ces œuvres, la plus originale est sans contredit celle qui a été fondée par les sœurs de la Providence-Sainte-Marie pour les enfans du faubourg Saint-Antoine. Cette œuvre s’adresse principalement aux garçons employés dans les fabriques de papiers peints qui n’ont pas été envoyés dans leur enfance à l’école et qui, à l’âge de douze ou treize ans, n’ont point encore fait leur première communion. Parallèlement à leur instruction religieuse, une sœur de Saint-Vincent-de-Paul leur fait tous les soirs une classe de deux heures et distribue avec succès l’enseignement primaire à de jeunes garçons arriérés, dont quelques-uns ont été renvoyés des écoles communales pour leur insubordination ou leur malpropreté. Comme annexe de l’œuvre, un patronage a été fondé où de grands jeunes gens viennent jouer le dimanche aux boules et au billard. La sœur qui a eu cette idée hardie fait, dit-elle, tout ce qu’elle veut de ses gamins.

D’autres œuvres ont au contraire un caractère plus général. Ainsi l’abbé Roussel a fondé à Auteuil une maison où il s’efforce d’attirer les jeunes garçons qui n’ont point encore fait leur instruction religieuse et où, en les gardant plus que le temps nécessaire, on éclaire leur intelligence et on les façonne à un métier. L’œuvre s’est agrandie peu à peu d’un atelier de moulage et d’une imprimerie où l’on publie même un recueil illustré. Les enfans qui entrent dans la maison fondée par l’abbé Roussel et qui sont recrutés parmi les plus misérables en sortent pourvus de trois choses qui sont nécessaires pour traverser la vie sans encombre : l’instruction, l’éducation morale et un gagne-pain. Une œuvre de même nature, quoique moins importante, existe pour les jeunes filles. Elle est annexée à la maison de convalescence des jeunes filles dont j’ai déjà parlé et qui est située à Vaugirard, impasse Eugénie. Cette œuvre dépend, pour l’administration, de la maison dite des Enfans délaissés, dont la directrice, Mlle Delmas, et ses compagnes, cachent sous un manteau laïque la pertinence d’une vocation religieuse et charitable. La difficulté pour cette œuvre serait d’aller à la découverte des jeunes filles qui n’ont pas fait leur première communion, si celles-ci ne s’indiquaient pas le chemin les unes aux autres. C’est ainsi qu’il n’y a pas longtemps venait sonner à la porte de la maison une jeune fille à laquelle sa mère avait fait en mourant cette recommandation suprême : « Surtout fais ta première communion. » Fille d’un acteur du théâtre de Belleville, elle avait trouvé un obstacle persistant dans la tyrannie paternelle, et elle avait dû attendre jusqu’au jour où, sur le conseil d’une camarade, elle était venue chercher asile dans la maison de l’impasse Eugénie.

Plus bas, plus bas encore si l’on ne songe qu’à l’abaissement des créatures qui y sont recueillies, plus haut si on envisage le mérite et le dévoûment de celle qui les recueille, sont les œuvres destinées à offrir un asile aux femmes tombées. J’ai signalé au début de cette étude l’existence de deux œuvres de visite, catholique et protestante, qui exercent leur activité dans l’intérieur de la prison de Saint-Lazare, et à chacune desquelles correspond un refuge. Je parlerai tout à l’heure du refuge protestant. Le refuge catholique est situé boulevard de l’Observatoire et connu (comme tant d’autres établissemens de ce genre) sous le nom de Bon-Pasteur. Il est placé sous la direction des dames de Saint-Thomas de Villeneuve, qui tiennent aussi l’hôpital de l’Enfant-Jésus. On y reçoit les femmes de seize à vingt-cinq ans, et, si cela est nécessaire, avant seize ans. Quelques-unes en sortent pour être placées honorablement, d’autres y restent jusqu’à leur mort, qui se fait rarement attendre, épuisées qu’elles sont déjà par la vie qu’elles ont menée. Celles qui quittent le refuge pour reprendre leur ancienne vie n’y sont jamais admises de nouveau ; mais pareilles défaillances sont très rares, et presque toutes les femmes qui sollicitent leur admission au Bon-Pasteur peuvent être considérées comme sauvées. La maison peut contenir 150 pensionnaires, et elle est toujours pleine. La construction est toute nouvelle, car l’ancienne maison, qui datait de 1819, n’a pas échappé aux fureurs de la commune. Le 23 mai 1871 elle fut envahie par une bande de forcenés qui s’apprêta à y mettre le feu, La supérieure fit évacuer précipitamment la maison, et, pendant qu’elle faisait passer ses pensionnaires une à une par une petite porte étroite, ne voulant, comme un capitaine à son bord, sortir que la dernière, elle voyait l’incendie faire des progrès rapides, et sous ses yeux une de ces bêtes féroces s’efforcer d’enduire de pétrole les vêtemens d’une sœur pour y mettre le feu. Le troupeau, sous la conduite de ses gardiennes, erra deux jours dans Paris, cherchant un asile, et, lorsqu’il fut enfin recueilli dans une maison particulière du faubourg Saint-Germain, pas une brebis ne manquait à l’appel.

Il existe à Clichy un autre refuge, celui de Saint-Anne, tenu par des dominicaines et installé dans un ancien pavillon de chasse où, dit la tradition, Mlle de La Vallière donnait autrefois rendez-vous à Louis XIV. Le refuge de Sainte-Anne n’a qu’un inconvénient, c’est d’être placé en dehors de Paris, et de ne pas offrir un asile facile à trouver aux déterminations subites. Le couvent de Saint-Michel répond à ce besoin. Cet immense établissement est installé depuis 1806 dans un quartier de Paris où la prostitution clandestine sévit beaucoup, en plein quartier latin, à dix minutes de la Closerie des Lilas. Il est dirigé par un ordre dit de Notre-Dame-de-Charité-du-Refuge, dont la fondation remonte à 1641 et que sa règle intérieure oblige à une clôture sévère. L’aspect singulièrement imposant de ce couvent a été très bien décrit par M. Lacaze dans un rapport adressé à l’assemblée nationale. « On entre, dit ce rapport, dans un cloître sévère, aux constructions massives, aux corridors silencieux, fermé à tous les bruits du monde, et où il semble qu’on soit tenté de venir se préparer plutôt à la mort qu’à la vie. L’altitude austère des sœurs dans leurs larges robes de laine blanche, le rigide appareil de la discipline claustrale, une religieuse terreur de la vie future rendue partout présente sur les murailles, tout concourt à frapper fortement les âmes, à imprimer une violente secousse aux jeunes filles qui franchissent le seuil de la maison, et il les arracher d’un coup au péché pour les mettre en présence de Dieu et d’elles-mêmes. » La maison de Saint-Michel est la seule institution dans Paris qui s’ouvre sans obstacle à toutes les nuances, à toutes les variétés du repentir, et à laquelle ses vastes dimensions permettent de ne fermer sa porte à personne, pas même aux jeunes filles qui viennent y cacher une faute dont elles attendent l’inévitable conséquence. Mais comme le couvent ne saurait à certains jours se transformer en une maternité, on assure à ces jeunes filles, lorsque l’instant de leur délivrance est venu, un asile momentané dans mie maison discrète, sauf à leur ouvrir de nouveau les portes de Saint-Michel, si des circonstances malheureuses les ont déchargées de leurs devoirs de mère.

À côté des variétés qu’introduit dans l’organisation des œuvres charitables la complexité même des misères que ces œuvres se proposent de soulager, il y a celles qui résultent de la différence des confessions religieuses. À part quelques rares et d’autant plus honorables exceptions, le sentiment religieux est et sera toujours le grand mobile de la charité. Il n’est donc pas étonnant que chaque secte religieuse ait ses œuvres dont elle se montre justement fière et dont la prospérité est à ses yeux l’indice de l’ardeur de la foi chez ses adeptes. À ce point de vue, il est intéressant d’étudier à Paris les œuvres de la charité protestante. Ces œuvres sont très nombreuses et généralement très prospères, grâce au zèle et aussi à la richesse de la minorité qui les entretient. Pour ne parler que de celles intéressant l’enfance et la jeunesse, on ne compte pas à Paris moins de 111 écoles protestantes, dont 21 communales et 90 libres, auxquelles il faut ajouter 15 écoles dans la banlieue. Il existe en outre un certain nombre d’écoles du dimanche, institution essentiellement protestante dont l’enseignement a surtout un but religieux. Les orphelinats sont au nombre de 11 ; les écoles professionnelles étaient naguère encore au nombre de 2, dont l’une spéciale aux jeunes filles qui se destinaient à l’imprimerie. Cette école, située à Puteaux, avait été fondée par M. Martinet, le grand imprimeur, qui s’engageait à loger, nourrir et instruire pendant dix ans dans la profession de compositeur-typographe les jeunes filles qui lui étaient confiées, et qui étaient placées sous la surveillance d’une diaconesse. Cette école, qui paraissait donner de très bons résultats, a été fermée récemment pour une raison que j’ignore ; mais l’idée était trop ingénieuse pour qu’elle ne soit pas reprise un jour ou l’autre.

Pour les femmes tombées dans la débauche et qui cherchent à en sortir, il existe deux refuges : l’un situé à Bourg-la-Reine, l’autre rue de Picpus. Les enfans insoumis et abandonnés sont reçus de dix à quatorze ans, les garçons rue de Flandres, les filles rue de Fontarabie, moyennant un prix modique de pension. Enfin il existe une section spéciale pour les jeunes filles vicieuses dans la maison des diaconesses de la rue de Reuilly. La maison des diaconesses constitue un des centres importans de la charité protestante à Paris, L’œuvre a été fondée en 1841, par M. le pasteur Vermeil. Depuis la perte de la ville de Strasbourg, c’est en France la seule œuvre protestante qui, à l’exemple des communautés protestantes, très nombreuses en Allemagne et surtout en Angleterre, s’adonne en commun et sous une règle uniforme à l’exercice de la charité. La maison des diaconesses de la rue de Reuilly renferme une maison de santé pour femmes et enfans qui, au point de vue de l’installation, peut être considérée comme un modèle : une école primaire, une salle d’asile, et enfin, seule partie de l’œuvre dont j’aie à m’occuper dans cette étude, une section spéciale pour les jeunes filles mineures dont les unes ont subi une condamnation, dont les autres y ont été placées par une ordonnance de correction, ou simplement ont été reçues sur la demande de la famille. Ces trois catégories sont mélangées ensemble sans qu’on en ressente d’inconvéniens, à cause de l’étroite et minutieuse surveillance dont les jeunes filles sont l’objet. On les sépare d’après l’âge en deux catégories : le disciplinaire, pour les jeunes filles qu’on reçoit de dix à treize ans, la retenue pour les jeunes filles qu’on reçoit de quatorze à vingt et un ans. Au disciplinaire, les jeunes filles couchent en commun, elles couchent en cellule à la retenue. Elles sont employées à des travaux de couture et au blanchissage de la maison. On s’occupe aussi avec grand soin de leur donner l’enseignement primaire et de réveiller par l’enseignement religieux, où la lecture des livres saints joue un grand rôle, leur conscience engourdie. Des résultats qu’on obtient, on pourra juger par le fait suivant. Au mois d’avril 1871, la maison fut envahie par des délégués de la commune qui étaient porteurs de mandats d’amener contre quelques-unes des sœurs, et qui auraient été heureux de se servir d’un prétexte pour fermer l’établissement. Après avoir enfermé toutes les diaconesses dans une chambre, ils interrogèrent une à une toutes les jeunes filles de la retenue et du disciplinaire, les invitant à dénoncer leurs surveillantes, et leur promettant la mise en liberté immédiate, si elles disaient avoir à se plaindre de quelques mauvais traitemens. Pas une ne faiblit, et, comme le chef de la bande insistait particulièrement auprès de l’une d’entre elles, il s’attira cette réponse : « Vous n’êtes qu’un lâche ! »

Peut-être éprouvera-t-on quelque étonnement à me voir ranger au nombre des œuvres de charité dont le sentiment religieux est le mobile toutes celles qui sont établies à Paris en faveur des juifs. Beaucoup de personnes inclinent en effet à penser que le judaïsme est une religion morte qui ne compte plus aujourd’hui que de rares sectateurs, et que toute croyance, toute habitude de culte sont aujourd’hui perdues au sein des enfans d’Israël. Il serait cependant singulier que le peuple qui a eu autrefois l’honneur de conserver, au milieu des désordres intellectuels de l’humanité, la croyance en un Dieu unique fût à ce point infidèle à lui-même qu’après avoir sous les cieux les plus divers, à travers les persécutions les plus cruelles, maintenu l’unité de sa nationalité par l’unité de sa croyance, il eût tout à coup renoncé à cette croyance qui l’a fait vivre. Aussi n’en est-il rien. S’il y a au sein du judaïsme des libres penseurs et des indifférens, peut-être ne sont-ils pas en plus grand nombre que dans les autres religions, et, comme dans les autres religions, le judaïsme compte un parti orthodoxe qui tient avec ferveur aux anciens usages et un parti libéral qui voudrait modifier ces usages dans ce qu’ils ont de difficile à concilier avec les habitudes de la civilisation moderne. Peu de personnes savent qu’il y a dans les rites du judaïsme une cérémonie qu’on appelle l’initiation, à laquelle sont admis les enfans de douze à treize ans, et qui est la constatation solennelle de l’instruction religieuse que leurs parens sont obligés de leur donner. On ne compte guère de parens Israélites, fussent-ils même parmi ces libres penseurs ou ces indifférens dont je parlais tout à l’heure, qui ne préparent pas leur enfant à l’initiation, et, s’il y a quelque différence avec le passé, ce serait que le nombre des enfans initiés est plus considérable aujourd’hui qu’autrefois, l’usage s’étant généralisé d’admettre à l’initiation les filles que la loi judaïque tend à dispenser facilement de l’accomplissement extérieur des devoirs religieux. Le judaïsme, qui a ses docteurs, ses écrivains, ses organes de publicité, est donc aussi vivace que le peuple juif lui-même, et certes il n’est pas près de mourir ce peuple qui a pris une si complète revanche de la chrétienté en concentrant entre ses mains le seul bien qui fasse aujourd’hui l’objet de l’envie et de l’adoration presque universelles : l’argent.

Enfin la perpétuité du judaïsme se traduit encore par l’exercice actif de la charité que les membres de la communauté Israélite pratiquent les uns vis-à-vis des autres. Je n’ai à parler dans cette étude que des œuvres qui sont instituées pour venir en aide aux enfans ; mais ces œuvres sont très nombreuses, surtout si l’on songe qu’il n’y a guère à Paris plus de quarante mille Israélites, parmi lesquels il y a relativement assez peu de malheureux, bien que l’émigration polonaise et alsacienne en ait, depuis quelques années, augmenté le nombre. L’œuvre des femmes en couches accorde aux mères des secours dont l’enfant profite, que ces secours soient en argent ou en nature. L’œuvre des enfans orphelins ou abandonnés place les enfans privés de soutiens dans des familles honorables, qui s’engagent à les élever et à leur apprendre un métier. Pour ceux qui ont conservé leurs parens, le consistoire israélite entretient, en plus des deux écoles communales qui sont aux frais de la ville de Paris, trois écoles libres où l’enseignement primaire est poussé très loin. Une société d’apprentissage s’occupe du placement des jeunes garçons, les inspecte, leur alloue tous les ans une subvention avec un habillement, et complète leur instruction au moyen du cours du soir. Cette société a fondé également, sous le nom d’école de travail, un internat professionnel, où dix places ont été créées récemment pour les enfans d’Alsace-Lorraine. Une société et une école analogues existent pour les filles. Pour les jeunes Israélites qui se destinent aux professions libérales, seize bourses ont été créées dans les écoles commerciales et industrielles de Paris, sans parler de l’école dite Talmud-Torah, destinée à préparer des candidats au séminaire israélite. Enfin il existe, pour les jeunes fi les vicieuses qui ont été l’objet de condamnations ou dont leurs familles ne peuvent venir à bout, une école à laquelle on a donné improprement le nom de Refuge israélite, car on s’y occupe au contraire avec succès de préparer ces jeunes filles à rentrer dans la vie régulière.

En plus de ces œuvres éparses, la charité israélite a encore à Paris un centre très actif. C’est un vaste terrain de plusieurs mille mètres carrés, situé entre les rues de Picpus et Lamblardie, qui contient un hôpital, un hospice pour les incurables, un asile pour les vieillards, et un orphelinat. Les frais de construction de tous ces bâtimens, dont chacun est un modèle, ont été faits par une seule famille dont il est presque inutile de citer le nom, car elle est la seule au monde qui puisse dans des proportions pareilles joindre à tous ses luxes celui de la charité. Disons cependant que, si l’hôpital a été élevé par le baron James de Rothschild, plusieurs lits sont cependant entretenus par d’autres membres de la communauté israélite ou par des sociétés de secours mutuels comme celles de la Renaissance ou des Enfans de Sion. Quant à l’orphelinat, — la seule portion de ce vaste établissement où je voudrais faire pénétrer un moment mes lecteurs, — il a été fondé par la baronne James de Rothschild à la mémoire de son père et de sa mère, et il est entretenu uniquement par elle.

L’entrée de l’orphelinat est dans la rue Lamblardie. Lorsqu’on y pénètre, la propreté des parquets et des tables, où l’on pourrait se mirer, ferait croire qu’on se trouve dans un orphelinat tenu par des religieuses. Mais, pour s’assurer qu’on est bien dans une maison israélite, on n’a qu’à lever les yeux vers le chambranle de droite de la porte d’une chambre quelconque servant d’habitation. On y verra, uniformément fixé au chambranle, un petit cylindre en métal qui ressemble à un portecrayon. Dans l’intérieur de ce cylindre est coulée une petite bande en parchemin sur laquelle est écrit à la main un verset du Lévitique qui se termine par cette prescription : « Que les lois que je te prescris aujourd’hui restent gravées dans ton cœur… Tu les attacheras comme un signe à ta main, comme un fronton entre tes yeux ; tu les écriras sur les poteaux de ta maison et sur tes portes, » prescription qui aujourd’hui encore est fidèlement exécutée par la plupart des enfans d’Israël. À part ce signe caractéristique, l’orphelinat, qui reçoit dans deux sections différentes des garçons et des filles, diffère peu des établissemens du même genre les mieux tenus que j’aie visités. L’enseignement primaire, poussé très loin, y est doublé pour les garçons les plus intelligens de celui de l’hébreu, et j’ai vu un enfant de douze ans lire et traduire l’Ancien-Testament à livre ouvert. Les parois de l’école sont tapissées de gravures coloriées, semblables à celles qu’on trouve surtout dans les écoles anglaises et qui représentent des scènes familières de l’histoire du peuple de Dieu. Il y a là cependant une dérogation aux prescriptions de l’ancienne loi mosaïque, qui, par horreur de l’idolâtrie, proscrivait la reproduction de la figure humaine. Aussi aucun tableau n’orne-t-il les murailles de la petite synagogue, claire, de bon goût, un peu froide, qui sert d’oratoire à l’orphelinat. Sur l’autel, appelé icbah, est placé un chandelier à huit branches, destiné à rappeler le souvenir de l’ancien chandelier à sept branches, dont il ne doit pas cependant être la reproduction. Dans le saint des saints, séparé de la synagogue, comme dans l’ancien temple, par un voile, sont enfermés les cinq livres du Pentateuque, écrits à main d’homme sur parchemin et roulés comme un ancien manuscrit. Chaque jour de sabbat, l’officiant, dont le nom hébreu signifie messager de la communauté, lit à haute voix une des cinquante-deux divisions du Pentateuque qui correspondent à chacune des semaines de l’année, et cette même lecture est accomplie le même jour, presque à la même heure, dans toutes les synagogues du monde.

Si longue que soit cette nomenclature des formes diverses de la charité, elle demeurerait incomplète, si, à côté des établissemens dont j’ai parlé, je ne signalais l’existence de nombreuses sociétés dont les unes, comme la Société de protection des apprentis employés dans les manufactures et d’autres associations plus modestes, s’occupent d’adoucir la condition des enfans employés dans les rudes travaux de l’industrie parisienne, dont les autres, comme la Société d’adoption, ou la Société des amis de l’enfance, s’occupent d’assurer le sort des enfans abandonnés, dont les autres, comme l’œuvre du rapatriement, fondée par l’abbé Sarrauste, cherchent à les arracher aux dangers de la grande ville et à les ramener au village, œuvre très utile à la condition qu’elle se consacre exclusivement à des enfans dont les familles soient d’origine agricole et qu’elle n’entreprenne point de faire des agriculteurs avec des petits Parisiens qui y sont tout à fait impropres. J’espère cependant que mes lecteurs me pardonneront la fatigue que ces détails ont dû leur causer, si j’ai pu par là leur faire oublier ce que la première partie de cette étude avait d’attristant. Après avoir pénétré si avant, trop avant peut-être dans les bas-fonds d’une grande ville, il y a quelque chose qui console à trouver presque partout le bien en lutte avec le mal, et la charité aussi ingénieuse que le vice. Cependant, malgré ce grand déploiement que j’ai décrit, quelques personnes ont pensé que ces efforts étaient encore insuffisans. Elles se sont demandé si, entre ces établissemens, purement charitables, qui sont destinés à prévenir, et les colonies d’éducation correctionnelle qui sont destinées à punir, il n’y avait pas lieu de créer des établissemens qui seraient destinés à prévenir et à punir à la fois, où l’entrée et le maintien cesseraient d’être volontaires sans que l’établissement eût cependant le caractère et imprimât la souillure de la prison. Beaucoup de travaux intéressans ont été écrits sur cette question ; beaucoup de propositions ont été mises en avant. Pour arriver à une solution pratique, il faut serrer les choses de près. En tout cas, il est indispensable d’étudier d’abord les résultats qui ont été obtenus dans un grand pays voisin du nôtre, où la charité publique et privée s’est trouvée aux prises avec des difficultés immenses dont elle a à peu près triomphé. Si je demande en effet qu’on ne nous humilie point par de perpétuelles comparaisons avec l’Angleterre, où on nous attribue l’infériorité sans savoir souvent ce qui se passe chez nous, je ne suis pas non plus, je l’espère du moins, de ceux qu’un sot patriotisme aveugle, et qui méconnaissent ce qui se fait de grand et de bien de l’autre côté de la Manche. Je crois cependant qu’il faut entreprendre ces études comparatives plutôt dans la pensée d’en tirer des indications instructives qu’avec le parti-pris d’arriver à une conclusion formelle quant à la supériorité d’un des deux peuples sur l’autre. Ces appréciations d’ensemble sont toujours sujettes à contestation, tandis qu’il y a tel emprunt de détail dont on ne saurait méconnaître l’utilité. C’est dans cet ordre d’idées que je m’efforcerai plus tard d’exposer la législation anglaise sur le vagabondage et la mendicité, et les résultats que cette législation a produits en particulier dans la ville de Londres.

Othenin d’Haussonville.
  1. Voyez la Revue du 1er octobre et du 1er décembre 1876, du 1er mars 1877 et du 1er juin 1878.
  2. On trouvera une très exacte et intéressante description de la prison de Saint-Lazare dans l’étude de M. Maxime Du Camp sur les Prisons de Paris (Revue du 1er octobre 1869).