L’Enfance à Paris
Revue des Deux Mondes3e période, tome 27 (p. 598-627).
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L’ENFANCE À PARIS

LES VAGABONDS ET LES MENDIANS

Si les lecteurs de la Revue n’ont pas complètement perdu le souvenir des études que j’ai consacrées à la condition de l’enfance à Paris<ref> Voyez la Revue du 1er octobre, du 1er décembre 1876 et du 1er mars 1877. </<ref>, ils peuvent se rappeler que je me suis proposé de décrire toutes les misères auxquelles les enfans sont exposés dans notre brillante capitale et de rechercher en même temps quels remèdes sont déjà ou pourraient être apportés à ces misères. J’ai parlé successivement de ce que j’appellerai les misères accidentelles de l’enfance, l’abandon, les maladies, les infirmités, et je crains d’avoir déjà fait passer sous les yeux de mes lecteurs plus d’un douloureux tableau. Je ne sais cependant si ceux qui me restent à décrire ne sont pas plus douloureux encore. J’entreprends aujourd’hui en effet l’étude de ces misères qu’on pourrait appeler les misères morales, dont l’enfant est à la fois le complice et la victime, mais dont la responsabilité première remonte souvent plus haut que lui. Si le spectacle de la souffrance imméritée émeut péniblement, il y a quelque chose de plus poignant encore dans celui de la corruption précoce et parfois inévitable, car ce spectacle trouble davantage la conscience et rend plus épais le mystère de ces lois obscures qui font parmi les hommes une répartition si inégale, non-seulement des souffrances, mais des tentations. Redoutable problème dont on ne peut se distraire que par l’espoir en quelque autre mystère de réparation indulgente qui nous échappe, et par la recherche des remèdes que la charité oppose à ces souffrances et à ces tentations. C’est donc aux diverses formes de la criminalité chez l’enfance que j’ai l’intention de consacrer une nouvelle série d’études dont la première aura pour objet la mendicité et le vagabondage.


I.

« Le vagabondage est un délit, » dit le code pénal, procédant ainsi sous la forme peu usitée d’une affirmation qui laisse apercevoir le caractère assez conventionnel, en théorie du moins, du délit, et il définit ainsi les vagabonds : « Ceux qui n’ont ni domicile certain, ni moyens d’existence, et qui n’exercent habituellement ni métier ni profession. » Quant à la mendicité, elle ne tombe sous le coup de la répression pénale (sauf pour les mendians d’habitude et valides) que dans les lieux où il existe un établissement public organisé afin d’obvier à la mendicité. Le département de la Seine rentrant dans cette catégorie, la mendicité comme le vagabondage y tombent donc sous le coup de la loi, aussi bien pour les enfans que pour les adultes. Toutefois ce n’était pas sans hésitation qu’on faisait jadis aux mineurs l’application de l’article du code pénal qui punit le vagabondage, et certains tribunaux se laissaient arrêter par cette considération que, les mineurs n’ayant d’autre domicile légal que celui de leurs parens, on ne pouvait leur faire personnellement l’application d’un article qui punit ceux qui n’ont pas de domicile certain. La réforme de 1832 a fait cesser ces incertitudes de la jurisprudence en déclarant que les vagabonds mineurs de seize ans pourraient être placés sous la surveillance de la haute police jusqu’à l’âge de vingt ans. L’intention des auteurs de la réforme était humaine en ce sens qu’ils entendaient, tout en atteignant les mineurs vagabonds, les exempter de la prison ; mais la faculté laissée aux tribunaux d’entraver l’existence d’un enfant par les obligations étroites qu’impose la surveillance de la haute police et d’assimiler par là sa condition à celle des grands criminels est une disposition fâcheuse. Aussi, bien que les magistrats ne fassent que rarement usage de cette faculté, et qu’ils préfèrent envoyer l’enfant en correction comme ayant agi sans discernement, cette disposition n’en devra pas moins disparaître de nos codes le jour (prochain, je l’espère) où il sera procédé à une révision rationnelle de la législation pénale qui concerne les jeunes délinquans.

Le nombre des enfans de Paris qui se livrent à la mendicité et au vagabondage est-il considérable ? Avant de discuter les chiffres que nous fourniront les documens judiciaires ou administratifs, consultons d’abord notre expérience et nos souvenirs. Qui de nous, ayant battu depuis sa jeunesse le pavé de la capitale, ne connaît l’existence dans nos rues et sur nos places publiques d’une population d’enfans nomades au teint pâle, à l’œil éveillé, qu’il aura trouvés sous ses pas dans toutes les situations où ils peuvent exploiter la bourse du public ? Jeunes, on les rencontre sur les boulevards, au passage des ponts, à la porte des magasins, déguisant leur mendicité sous l’offre d’un bouquet de violettes ou d’une boîte d’allumettes ; parfois sollicitant directement une aumône pour leur mère malade, ou pour leurs petits frères, dont le nombre varie dans leur bouche, mais qui invariablement n’ont pas mangé depuis la veille. Plus âgés, on les retrouve à la sortie des théâtres et des cafés-concerts, encore chétifs de taille, déjà vieux de figure, le teint livide, les yeux battus, ramassant les bouts de cigare, ouvrant la portière des voitures, vendant parfois des photographies obscènes, ou bien offrant leurs services avec une voix enrouée et une obséquiosité gouailleuse, qui, si leur offre est repoussée avec impatience, se tourne bientôt en lazzi à l’adresse de celui qu’ils appelaient tout à l’heure mon prince ou mon ambassadeur. Ce type bien connu devient, sur la scène ou dans la fiction, le gamin de Paris de Bouffé ou le Gavroche des Misérables, c’est-à-dire un mélange attrayant d’esprit, de courage et de sensibilité. Dans la réalité, c’est un être profondément vicieux, familier depuis son jeune âge avec les dépravations les plus raffinées, un mélange de ruse, de couardise et, à un jour donné, de férocité. À l’occasion, il deviendra un des affiliés de la bande de Gelinier, le chef des Cravates vertes, ou l’un des complices de l’assassin Maillot dit le Jaune. Ce sera Lemaire le parricide de dix-sept ans dont la perversité cynique étonnait les plus vieux habitués de la cour d’assises, ou bien un jour d’émeute il s’enrôlera parmi les Vengeurs de Flourens, et il prendra sa part des orgies et des massacres de la commune !

Maintenant que nous connaissons ce type du petit Parisien mendiant et vagabond, et que les souvenirs personnels de chacun de nous lui permettent de l’évoquer devant ses yeux, consultons les documens officiels et cherchons à évaluer les forces de cette petite armée. Les auteurs (et ils commencent à être nombreux) qui ont traité la question du vagabondage et de la mendicité des enfans à Paris semblent d’accord pour évaluer approximativement à 10,000 le nombre des enfans qui vivraient de ressources irrégulières en dehors du domicile de leurs parens. N’ayant trouvé nulle part la justification de ce chiffre, que je crois un peu exagéré, j’incline à supposer que les auteurs dont je parle se l’empruntent les uns aux autres sans avoir vérifié sur quels documens il s’appuie. À cette évaluation, en tout cas très approximative, je n’ai pas la prétention de substituer un chiffre précis ; mais avec l’aide de quelques documens qui m’ont été obligeamment communiqués par le parquet de la Seine ou par la préfecture de police et qu’on ne trouverait pas aisément ailleurs, j’espère donner des indications suffisamment exactes pour qu’on puisse mesurer l’étendue du mal, sans le diminuer et sans l’exagérer.

Le nombre d’enfans, garçons et filles, âgés de moins de seize ans, qui ont été arrêtés en 1877 s’est élevé à 1,716, dont 844 pour vagabondage, 222 pour mendicité, 578 pour vol et 72 pour divers autres délits. En 1876, les agens de police avaient arrêté 1,754 enfans, 1,780 en 1875, 1,749 en 1874. On voit que durant ces quatre années le chiffre des arrestations est demeuré à peu près stationnaire ; il en est de même de la proportion entre les arrestations pour vagabondage ou mendicité et celles pour vol ou autres délits, dont la relation a été de 1,000 ou 1,100 contre 7 ou 600. Mais en 1873 le nombre total des arrestations avait été de 2,411, dont 1,249 pour mendicité et vagabondage, en 1872 de 3,004, dont 1,644 pour mendicité et vagabondage. Ce chiffre plus considérable d’arrestations s’explique par le relâchement inévitable de l’action de la police pendant les deux années antérieures et aussi par une raison particulière que j’indiquerai plus tard. Il n’en reste pas moins que le nombre des enfans arrêtés pour vagabondage, mendicité ou toute autre cause est plutôt en décroissance depuis quelques années, et c’est là une première constatation qu’il faut retenir pour l’opposer à certaines exagérations.

À côté des enfans arrêtés, il faut aussi dire un mot de ceux qui sont pour ainsi dire ramassés dans la rue, où ils ont été volontairement abandonnés par leurs parens. Il n’est pas rare en effet qu’un agent trouve un soir, au coin d’une rue ou sur une place publique, un pauvre petit être qui pleure parce que sa mère l’a laissé là, il y a plusieurs heures, en lui disant qu’elle allait venir le reprendre, et qu’elle n’a point reparu. Cet enfant sera invariablement conduit au dépôt, et maintenu dans une salle à part qui dépend de l’infirmerie ; si ses parens ne l’ont pas réclamé dès le lendemain et s’il a moins de douze ans, il sera conduit à l’hospice des Enfans-Assistés, où, après une attente de quelques jours, il sera considéré comme définitivement abandonné et immatriculé au nombre des pupilles de l’Assistance publique. Le nombre des enfans abandonnés qui ont été ainsi ramassés par les agens s’est élevé en 1877 à 742 dont 283 ont été immédiatement réclamés par leurs parens et 459 ont été envoyés à l’hospice des Enfans-Assistés. Ces enfans ne rentrent donc point dans la catégorie de ceux qui font l’objet de cette étude, et auxquels nous allons revenir pour les accompagner à travers les diverses phases qui suivent leur arrestation.

Lorsqu’un enfant est arrêté sur la voie publique sous l’inculpation de quelque infraction, il est d’abord conduit par l’agent au poste le plus voisin. Le commissaire de police dresse, d’après les dires de l’agent et les réponses de l’enfant, un procès-verbal qui contient des indications sommaires et qui constitue la première pièce de la procédure. Quant à l’enfant, il est conservé dans la prison du poste de police qu’on appelle familièrement violon jusqu’au passage de la voiture connue sous le nom de panier à salade, qui trois fois par jour enlève les détenus de chaque poste de police pour les conduire au dépôt central ; c’est-à-dire que, suivant l’heure de son arrestation, l’enfant passera au poste une partie de la journée, ou toute la nuit. Ne perdons pas cette occasion de signaler l’état déplorable des postes de police de la ville de Paris, qu’il dépend non de la préfecture de police, mais de l’administration municipale, de réformer, et dont il n’est peut-être pas dix sur quatre-vingts qui répondent aux exigences les plus élémentaires d’une bonne installation soit au point de vue des agens de police qui y séjournent, soit au point de vue des détenus qui y sont momentanément enfermés. Ce sont particulièrement les enfans qui ont à souffrir des défauts de cette installation, car, chaque violon ne contenant que deux salles de quelques mètres carrés, l’une pour les hommes et l’autre pour les femmes, on est obligé de mettre les enfans, suivant leur sexe et leur âge, dans l’une ou l’autre de ces deux salles, et ce contact passager n’est pas sans inconvéniens. Il y a quelques années, on a pu voir passer devant les assises et devenir l’objet d’une condamnation sévère un homme qui avait été ramassé sur la voie publique en état d’ivresse et qu’on avait eu l’imprudence d’enfermer avec un enfant de douze ans. Pour éviter ces accidens, et aussi pour ne pas soumettre un enfant aux rigueurs d’une nuit passée sur le dur plancher du violon, les agens gardent parfois dans leur poste le petit délinquant et lui permettent de se chauffer avec eux au feu du poêle. Mais l’humanité toujours incertaine des hommes ne vaut pas la permanence d’une bonne installation, et il est à regretter que ces postes de police ne soient pas aménagés d’après le modèle de ceux de Londres, où les inculpés passent, il est vrai, un temps plus long, mais qui sont presque tous pourvus d’un certain nombre de cellules et en tout cas d’au moins trois salles.

La voiture qui prend l’enfant au violon le conduit au Palais de Justice et le débarque dans une cour intérieure dont la porte est située sur le quai de la Conciergerie. À peine descendu de voiture, on le fait entrer, avec les autres voyageurs de la voiture cellulaire, dans un bureau tenu par un inspecteur de police et qu’on appelle bureau de permanence parce qu’il demeure ouvert jour et nuit. Deux ou trois banquettes sont rangées devant le bureau de l’inspecteur, et on y fait asseoir les détenus pendant que l’inspecteur prend sommairement connaissance des procès-verbaux dont l’agent qui escortait la voiture a effectué la remise entre ses mains. C’est là qu’il faut passer quelques heures, si l’on veut voir défiler devant soi les types si différens de la population nomade ou criminelle et saisir ces types dans leur physionomie véritable avant qu’ils aient été déjà assouplis et disciplinés par un séjour plus ou moins long sous les verrous. Tel entrera d’un pas délibéré, le front haut, l’air insouciant, et il ira de lui-même s’asseoir dans l’endroit qui lui paraîtra le plus commode : c’est un habitué ; il sait que ce qui va se passer n’a rien d’intéressant. Tel autre se laissera au contraire conduire ou plutôt pousser par les agens en jetant de tous côtés des regards effarés ; il se croit déjà en présence du juge d’instruction. À l’appel de son nom, il se lève et commence à entrer dans des explications auxquelles on coupe court d’un mot, car il ne s’agit ici que d’une simple formalité : prendre le nom de l’arrivant et signer un ordre d’après lequel le directeur du dépôt central est tenu de recevoir et conserver le détenu jusqu’à nouvel ordre. Celui-là, c’est en tout cas un inexpérimenté, qu’il soit innocent ou coupable. Les enfans ne sont pas malheureusement parmi ces arrivans ceux qui paraissent le plus troublés, et nous verrons tout à l’heure qu’ils sont tout aussi expérimentés que d’autres ; mais on assiste parfois à de singuliers changemens d’attitude. Un jour, j’ai vu une jeune femme entrer dans une toilette provocante, le sourire aux lèvres, l’air dédaigneux et insolent ; quelques minutes après être assise, elle commençait à pleurer, et tombait bientôt dans une attaque de nerfs qui mettait les agens dans la nécessité de la transporter sur un brancard à l’infirmerie du dépôt. Je l’y retrouvais, une heure après, proprement couchée par les soins des sœurs, les yeux encore gros de larmes qui sillonnaient ses joues et plongée dans un lourd sommeil dont l’affaissement laissait apercevoir la véritable expression de sa figure, qui respirait une seule chose : la tristesse et le découragement dans le vice.

Au bureau de la permanence, une séparation s’opère entre le détenu provisoire et le procès-verbal de son arrestation, qui l’a en quelque sorte accompagné jusque-là. Le procès-verbal, avec les pièces à l’appui, est envoyé au deuxième bureau de la préfecture de police, chargé du service des arrestations. Quant à l’inculpé lui-même, il est conduit par un agent au dépôt central, dont la porte s’ouvre dans une cour voisine et dont le directeur le reçoit en vertu de l’ordre qui vient d’être signé au bureau de la permanence. Si le dépôt central était une prison ordinaire, aucun détenu ne pourrait, aux termes de l’article 609 du code d’instruction criminelle, y être reçu ou conservé qu’en vertu d’un mandat d’arrêt ou de dépôt ; mais, le dépôt étant considéré comme une sorte de violon central, destiné, comme les autres violens, aux arrestations provisoires qui doivent être prochainement régularisées, les détenus s’y trouvent au point de vue légal dans une condition particulière et en quelque sorte anormale. Le code veut que tout individu arrêté soit interrogé dans les vingt-quatre heures de son arrestation, par un juge d’instruction qui doit, s’il ne le met sur-le-champ en liberté, régulariser son arrestation, en signant un mandat de dépôt ou d’arrêt en vertu duquel l’inculpé est légalement écroué dans une maison d’arrêt, c’est-à-dire, si nous parlons de Paris, à Mazas pour les hommes, à Saint-Lazare pour les femmes et à la Petite-Roquette pour les enfans. Mais en fait, et principalement en ce qui concerne les enfans, les choses sont loin de se passer ainsi. Souvent le deuxième bureau de la préfecture de police procède par lui-même à une enquête sommaire, et à des démarches dont le but est de faire reprendre l’enfant par sa famille avant qu’il soit livré à la justice. Il est alors de toute nécessité que l’enfant soit conservé au dépôt central à la disposition du préfet de police. S’il était régulièrement écroué à la Petite-Roquette, le pouvoir de mise en liberté que conserve le préfet de police cesserait. De là le séjour prolongé de certains enfans au dépôt en dehors des prescriptions légales, séjour maintes fois signalé, maintes fois critiqué en théorie, et toujours justifié dans la pratique, espèce par espèce, par quelque considération tirée de l’intérêt même des enfans. « Monsieur, disait il y a quelques années au procureur général le fonctionnaire alors chargé de ce service, si sur dix cas pris au hasard parmi ces maintiens irréguliers qui me sont reprochés il y en a un seul qui ne vous paraisse pas justifié par les circonstances, je donne demain ma démission. » L’épreuve fut acceptée, et le fonctionnaire incriminé en sortit à son honneur.

En effet, la magistrature, qui reproche à la préfecture de police ses façons de procéder irrégulières, tombe à son tour dans les mêmes irrégularités, parce qu’elle est commandée par des nécessités semblables. Théoriquement la magistrature n’est chargée que de rechercher l’existence du délit, et, si elle n’en reconnaît pas les signes caractéristiques, elle est en droit d’ordonner la mise en liberté de l’enfant sans s’inquiéter de la situation matérielle où cette mise en liberté va le placer ; mais en fait elle agit souvent, comme la préfecture de police, par voie officieuse d’intervention auprès des parens qu’elle convoque, et pendant ce temps l’enfant, qui a été ce qu’on appelle en style administratif traduit, c’est-à-dire qui a cessé d’être à la disposition du préfet de police pour passer à la disposition du parquet, est maintenu au dépôt central dans les mêmes conditions irrégulières. Il ne dépendrait cependant que du juge d’instruction qui siège au petit parquet de régulariser l’arrestation de l’enfant en le faisant écrouer à la Petite-Roquette sous mandat d’arrêt ou de dépôt. Mais, ce mandat ne pouvant être levé que par une ordonnance de non-lieu, la crainte de grossir sur les statistiques le chiffre de ces ordonnances (ce qui semblerait impliquer une certaine légèreté dans les poursuites) fait que les magistrats préfèrent maintenir l’enfant au dépôt, d’où il peut sortir en vertu d’un simple sans suite qui ne figure pas sur les statistiques. Ajoutons que la nécessité d’avoir l’enfant sous la main afin de pouvoir l’interroger et le confronter avec ses parens autant de fois et aussi rapidement qu’il est utile leur paraît aussi commander ce maintien. De toutes ces considérations, il résulte que la magistrature se voit contrainte, tout comme la préfecture de police, de laisser quelquefois assez longtemps les enfans au dépôt central. Lors de la dernière visite que j’y ai faite, il y avait plusieurs enfans qui y étaient détenus depuis quatre, cinq, six jours, l’un même depuis neuf jours, et qui avaient déjà comparu (ce dernier même deux fois) devant les magistrats du petit parquet. Ils n’en étaient pas moins maintenus irrégulièrement au dépôt, non point négligés, non point oubliés, mais parce que le parquet faisait procéder dans leur intérêt même à des recherches qui devaient aboutir probablement à leur mise en liberté. J’avoue que, ne poussant point le respect de la légalité jusqu’au pédantisme, je n’aurais pas pour mon compte grande objection à cette pratique souvent critiquée, si les enfans se trouvaient au dépôt dans des conditions meilleures que celles que je vais avoir à signaler.

Je n’ai pas l’intention de décrire ici le dépôt central, prison parisienne par excellence, avec les variétés si multiples de son organisation, son infirmerie pour les fous, ses cellules pour les détenus de distinction, sa salle des blouses pour les misérables, sa salle des chapeaux pour les demi-fortunes. Je me bornerai à regretter que là, comme en tant d’autres circonstances, les exigences du service aient été subordonnées à des préoccupations architecturales. Lorsque le dépôt a été construit, le plan de la majestueuse façade du Palais de Justice qui donne sur la place Dauphine était déjà conçu, et il fallait à toute force qu’une partie du dépôt pût tenir sous les substructions du grand escalier. Tout a été sacrifié à cette nécessité, et ceux qui gravissent les marches de cet escalier grandiose ne se doutent guère de la triste population qui grouille sous leurs pieds, non plus que du peu de souci qui a été pris de son installation. Plus que personne, les enfans ont souffert de l’étroitesse du terrain affecté au dépôt. À vrai dire, aucune installation spéciale n’a été préparée pour eux, et on a tiré des locaux le parti qu’on a pu. Il y a très peu de temps encore les enfans du sexe masculin couchaient sur des lits de camp établis dans une salle assez peu spacieuse, située au rez-de-chaussée, séparée de la grande galerie du dépôt par un passage et par une cloison vitrée. Lorsque trente ou quarante enfans, parfois plus, étaient étendus sur ces lits de camp sous la surveillance assez illusoire d’un gardien qui couchait dans le passage, ils étaient entassés les uns sur les autres, en communication constante, et il n’est pas étonnant (sans parler d’autres dangers) que les médecins de la Petite-Roquette aient constaté chez des enfans l’existence de maladies cutanées dont ils avaient contracté le germe au dépôt. Si le dépôt était autrement organisé, la première précaution à prendre pour un enfant qui entre devrait être de le baigner, et de faire fumiger ses vêtemens ; mais un pareil luxe y est inconnu. Pour répondre aux réclamations incessantes que cet état de choses soulevait, on a transporté le dortoir des enfans au premier étage, dans le bâtiment de l’infirmerie. La nouvelle salle est plus spacieuse, mieux aménagée au point de vue de certains détails de propreté, la surveillance y est plus facile ; mais au point de vue de la ventilation elle ne vaut point l’ancienne : le plafond est trop bas, les fenêtres à tabatière sont trop étroites et leur angle d’ouverture insuffisant, l’air y est étouffé, et en été la chaleur y sera insupportable. Quant à l’installation des enfans pendant le jour, elle est demeurée la même que par le passé. Ils rôdent en commun, suivant leur nombre, dans un ou deux préaux couverts et bitumés, larges de six à sept pieds, longs de vingt ou trente, sous la surveillance d’un gardien qui se promène dans un étroit couloir, seule séparation d’avec le préau des adultes. C’est là qu’il faut les voir et les faire causer si l’on veut se rendre compte de leur véritable caractère, et non pas à la Petite-Roquette, où ils sont déjà un peu brisés et intimidés par la solitude. Chacun a son histoire, vraie ou fausse : « Moi j’ai été arrêté pour avoir vendu des roses, — moi parce que je revenais à onze heures du soir de chez ma grand’mère, — moi parce que j’ai cassé des œufs. » Comprenez mendicité, vagabondage, tentative de vol. Celui-ci est plus franc : « J’ai été arrêté pour vagabondage. » Pour un peu, il vous citerait l’article du code, et, si quelque camarade inexpérimenté vous donne des explications confuses sur sa situation légale, il le rectifiera en disant : « Celui-là, il ne sait pas, monsieur. Moi, j’ai déjà fait un mois. » Obtenir d’eux l’aveu du chiffre exact de leurs arrestations est cependant la grande difficulté, car ils espèrent toujours parvenir à le dissimuler. « Moi, je n’ai jamais été arrêté. — Et toi ? — Moi, je ne sais pas. — Et toi ? — Trois fois. — Ce n’est pas vrai, monsieur, interrompt un camarade, il nous a dit neuf fois, mais qu’il avouerait seulement trois. » On s’éloigne sans avoir pu leur adresser une parole sérieuse, découragé par ce cynisme qu’ils mettent en commun, et plaignant ceux d’entre eux qui cachent peut-être sous cette affectation gouailleuse une émotion et des larmes dont leurs camarades les feraient rougir.

Un spectacle un peu différent attend le visiteur dans le quartier réservé aux femmes. Ce quartier étant plus exigu encore que celui des hommes, et la population à certains jours n’y étant guère moindre, aucune installation distincte n’a pu être réservée pour les enfans. Si une petite fille, arrêtée ou abandonnée sur la voie publique, paraît d’une complexion plus délicate et plus fine que les autres, on l’envoie directement à l’infirmerie, qui est le paradis terrestre du dépôt, et où les soins ne lui manqueront pas. Les autres sont placées dans la grande salle commune des prévenues, d’où l’on a pris soin à la vérité d’exclure les grandes criminelles et les proxénètes. Les enfans abandonnées sont marquées d’un numéro qui est cousu dans le dos de leur petite robe et qui sert à les reconnaître lorsqu’elles sont en bas âge. Les enfans arrêtées, généralement plus âgées, répondent à l’appel de leurs noms. L’instinct maternel est si fort, même chez les femmes les plus dégradées, que ces enfans sont l’objet des soins les plus empressés de la part des prévenues. « C’est à qui les aura, » me disait la sœur, et je ne crois pas en effet qu’au point de vue matériel il y ait à craindre qu’ils manquent de soins. Mais en est-il de même au point de vue moral, et pour des petites filles de dix à douze ans, comme j’en ai vu dans cette salle, qui vous débitent une histoire apprêtée et se détournent ensuite pour cacher leurs rires, le contact des prévenues de droit commun, ne durât-il que deux jours, est-il sans inconvéniens ? Je ne le crois pas. Aussi n’y a-t-il, suivant moi, qu’un mot pour caractériser l’installation du dépôt central en ce qui concerne les enfans des deux sexes : elle est détestable. La seule organisation rationnelle eût été de séparer absolument les uns des autres, durant cette courte durée de leur première détention, des enfans qui ne peuvent se communiquer que leurs maladies et leurs vices. À cette condition, la prolongation, aujourd’hui si regrettable, du séjour des enfans au dépôt ne présenterait aucun inconvénient ; mais il faudrait pour cela qu’on pût agrandir le dépôt en y ajoutant un nombre assez considérable de cellules. Or tout espoir de voir agrandir le dépôt paraît abandonné depuis que, contrairement au vœu exprimé par le parquet de la Seine, les terrains laissés libres par l’incendie de l’ancienne préfecture de police ont été consacrés à l’édification de nouveaux bâtimens qui sont venus enlever au dépôt le peu de jour et d’air dont il jouissait. Il faut donc aujourd’hui se borner à demander que les enquêtes entreprises par la préfecture de police ou par le parquet soient conduites aussi rapidement que possible, et qu’à moins de raisons graves tirées de l’intérêt des enfans on n’hésite pas à les écrouer régulièrement à la Petite-Roquette, dût-on par là grossir de quelques unités le chiffre des ordonnances de non-lieu porté au tableau de la statistique criminelle. C’est la seule conclusion pratique à laquelle on puisse arriver, tout en regrettant que dans notre pays l’intérieur soit si souvent sacrifié à l’extérieur, et qu’en matière d’architecture ce soient surtout les dehors de la coupe et du plat qu’on se propose de nettoyer.


II.

J’ai dit qu’en 1877 1,716 enfans avaient été arrêtés et conduits au dépôt ; voyons quelle a été la suite donnée à ces arrestations. 346 ont été rendus directement par la préfecture de police à leurs familles à la suite de ces enquêtes sommaires dont je parlais tout à l’heure. Ce sont des enfans parfois plutôt égarés que vagabonds, qui ont perdu leur chemin sans chercher beaucoup à le retrouver, ou qui, n’en étant qu’à leur première escapade, sont réclamés avec instance par leurs parens, auxquels on fait promettre de mieux les surveiller à l’avenir. 20 ayant été considérés comme des enfans véritablement abandonnés ont été mis à la disposition de l’Assistance publique ; 15 étant sous le coup de condamnations déjà prononcées ont été remis à l’administration des prisons. Tous les autres, au nombre de 1,354, ont été traduits, c’est-à-dire mis à la disposition des magistrats instructeurs qui siègent au petit parquet. La responsabilité de la préfecture de police cesse à ce moment ; celle de la magistrature commence.

Quel a été le dénoûment légal de ces 1,354 poursuites judiciaires ? Les tableaux de la statistique criminelle, qui ne peuvent pas tout contenir, ne donnent pas, en distinguant par départemens et par délits, le nombre des condamnations et envois en correction prononcés contre des mineurs de seize ans. C’est à l’obligeance du parquet de la Seine que je dois les renseignemens suivans. Sur 1,354 enfans remis par la préfecture de police à la magistrature, 888 seulement ont comparu devant le tribunal correctionnel ; 466 ont donc été remis en liberté en vertu d’une ordonnance de non-lieu ou d’un sans suite[1]. Sur ces 888 prévenus, 419 ont été envoyés en correction pour un temps plus ou moins long. Les autres ont été acquittés, soit purement et simplement, soit comme ayant agi sans discernement, et rendus à leurs parens. Si l’on rapproche maintenant de ce chiffre de 419 poursuites ayant eu un e et utile le chiffre total des arrestations, qui avait été de 1,706, on voit que le nombre des enfans remis en liberté pour un motif ou pour un autre a été de 1,287[2]. En particulier, les envois en correction prononcés contre des enfans prévenus de mendicité ou de vagabondage se sont élevés pour les premiers à 23 contre 222 arrestations, et pour les seconds à 111 contre 844 arrestations. On se demande la raison de cet écart prodigieux, qui n’est pas spécial à l’année 1877 et se reproduit tous les ans dans une proportion à peu près égale. Faut-il en conclure que les enfans arrêtés, puis remis en liberté après une procédure plus ou moins longue, sont d’innocentes victimes des erreurs et de la brutalité des agens ? C’est précisément le contraire qui est vrai. On peut affirmer hardiment que tous ces enfans ont été arrêtés en flagrant délit. Ce n’est pas volontiers en effet qu’un agent se décide à opérer l’arrestation, parfois difficile, toujours pénible d’un enfant. Tantôt celui-ci résiste, s’accroche aux jambes, et il faut employer la violence devant une assistance peu bienveillante ; ou bien au contraire l’enfant s’efforce d’émouvoir par ses pleurs la compassion des passans. — Pourquoi arrêtez-vous cet enfant ? dit l’un d’eux. — Parce qu’il mendie, répond l’agent. — Je n’ai pas mangé, car ma mère est malade, — réplique l’enfant, qui connaît son rôle. Aussitôt les cœurs s’émeuvent, les bourses s’ouvrent, et si l’agent tient bon, on se récriera contre sa dureté. Aussi n’est-ce qu’à bon escient et le plus souvent lorsque le délit, quel qu’il soit, vagabondage, mendicité, vol, ne laisse aucun doute, qu’un agent se décide à mettre la main sur un enfant. Quelles sont donc les causes de ces mises en liberté si nombreuses en présence d’un délit constant et souvent avoué ? Elles sont multiples. D’abord, la préfecture de police ne met, ainsi que je l’ai dit, les enfans à la disposition du parquet que lorsqu’elle ne croit pas possible ou utile de les faire réclamer immédiatement par leur famille. Puis il est excessivement rare que la magistrature donne suite à une instruction lorsque l’enfant est inculpé pour la première fois de mendicité, de vagabondage ou même d’un petit larcin. Sans parler de l’indulgence que les magistrats instructeurs sont toujours disposés à témoigner pour les fautes de l’enfance, ils craignent avec raison qu’une poursuite n’ait pas d’effet utile et n’aboutisse à un acquittement. L’opinion ne s’est pas encore établie en France dans le public ni même chez les tribunaux que mieux vaut pour un enfant une condamnation en apparence sévère, mais qui, étant prononcée contre lui de bonne heure, le soustrairait aux tentations de la rue et à l’influence souvent fâcheuse de la famille, que la prolongation d’une existence vagabonde dont le dénoûment sera tôt ou tard la prison. D’ailleurs les magistrats n’ont pas toujours, et non sans raison, grande confiance dans l’efficacité de la condamnation qui serait prononcée contre l’enfant. Si elle est de courte durée, elle sera inutile ; s’il est envoyé pour plusieurs années dans une colonie correctionnelle, que vaudra le régime de la colonie, n’en résultera-t-il pas pour lui une flétrissure irréparable ? Aussi les magistrats du petit parquet remettent-ils en liberté jusqu’à trois fois et quatre fois l’enfant traduit devant eux sous l’inculpation de mendicité ou de vagabondage, et ce n’est que lorsque le délit tend à passer à l’état d’habitude qu’ils se décident à donner suite à l’instruction judiciaire. Parfois le tribunal devant lequel l’enfant finira par être renvoyé l’acquitte ou ne prononce qu’une peine très légère. Mis en liberté à l’expiration de cette peine, l’enfant sera encore arrêté deux ou trois fois avant d’être condamné de nouveau, et c’est ainsi que quelques-uns d’entre eux parviennent à réaliser avant l’âge de seize ans des chiffres d’arrestation qui au premier abord paraissent fabuleux. Si l’on veut se rendre compte du grand nombre d’enfans qui oscillent ainsi de la prison à la liberté, il suffit de se transporter une fois à la Petite-Roquette et de demander successivement à chaque enfant combien de fois il a été arrêté. Beaucoup d’entre eux seront hors d’état de vous le dire et se tromperont dans leur compte. Veut-on des chiffres précis ? Les voici : sur les 1,716 enfans qui en 1877 ont traversé le dépôt, 1,054 étaient arrêtés pour la première fois, 305 pour la deuxième, 151 pour la troisième, 70 pour la quatrième, 136 pour la cinquième, et plus. Enfin sur 161 enfans détenus le 1er avril dernier à la Petite-Roquette, 49 seulement, soit moins du tiers, avaient déjà été arrêtés seulement une fois, 49 deux fois, 21 trois fois, 16 quatre fois, 15 cinq fois, et 21 plus de cinq fois dont 1 douze fois, 1 treize fois, 2 quinze fois, le tout, ne l’oublions pas, avant seize ans !

De ces chiffres, un peu arides, mais nécessaires, découle un premier résultat : c’est que les enfans arrêtés, puis mis en liberté, sans avoir été l’objet d’aucune mesure judiciaire constituent un élément nombreux, et en quelque sorte enrégimenté, de l’armée des petits vagabonds. Le nombre de ces enfans, comme nous venons de le voir, s’est élevé en 1877 de 12 à 1,300, et il n’y a pas lieu de trop distinguer dans le nombre ceux qui avaient été arrêtés sous la prévention de vagabondage et de mendicité ou sous le prévention de vol, car presque tous les enfans qui se livrent à de petits larcins, et qui sont remis en liberté parce que l’intention criminelle ne paraît pas au magistrat instructeur suffisamment déterminée, appartiennent à la catégorie des vagabonds, et par contre presque tous les enfans arrêtés pour vagabondage ont sur la conscience quelque petit larcin. Ce chiffre est le seul qui puisse être donné avec un caractère de certitude ; mais il ne faudrait pas croire qu’il embrasse l’effectif complet des enfans vagabonds ou mendians. D’abord n’oublions pas que ce chiffre ne représente qu’une moyenne annuelle, et que chacune des années précédentes a fourni un contingent à peu près égal. Ces contingens ne doivent pas s’ajouter les uns aux autres, car un grand nombre d’enfans arrêtés en 1877 l’ont été déjà en 1876 ou 1875, et ainsi des autres années. Dans quelle proportion ? Il faudrait, pour l’établir avec certitude, des recherches matérielles presque impossibles à opérer, et toutes les évaluations qu’on peut faire sont absolument conjecturales. D’un autre côté, en plus de ces contingens du vagabondage permanent, on ne saurait méconnaître l’existence d’une assez nombreuse population d’enfans dont les mauvaises habitudes ne sont point aussi profondément enracinées, qui échappent presque entièrement à la main de la police, mais qui vivent habituellement en dehors de l’école et souvent de la famille, demandant un peu au hasard et à la flânerie, plutôt qu’à la mendicité et au vagabondage proprement dit, l’emploi de leurs journées et les ressources de leur existence. Ici encore il faut s’abstenir de toute évaluation, car les chiffres n’ont de valeur et d’intérêt qu’autant qu’ils sont positifs, et on ne peut procéder que par renseignemens très généraux. Dans un rapport fréquemment cité, l’habile directeur de l’enseignement primaire dans le département de la Seine, M. Gréard, a évalué aussi rigoureusement que possible le nombre des enfans de six à quatorze ans qui en 1875 ne fréquentaient aucune école et ne recevaient aucune instruction dans leur famille : ce chiffre s’élevait en nombres ronds à 18,000 pour Paris, à 1,500 pour l’arrondissement de Saint-Denis, à 300 pour l’arrondissement de Sceaux, soit au total près de 20,000. Il faut noter, à l’appui de ce que je viens de dire du contingent fourni par ces enfans au vagabondage, que les arrestations d’enfans opérées dans l’arrondissement de Sceaux, où presque tous fréquentent l’école, sont très rares, tandis qu’un grand nombre d’enfans arrêtés ont leurs parens domiciliés dans les communes de Pantin, Aubervilliers et Saint-Ouen, qui appartiennent à l’arrondissement de Saint-Denis. Ce serait cependant aller trop vite en besogne que de ranger dans la classe des vagabonds tous ces enfans qui ne fréquentent pas l’école. Beaucoup en effet sont retenus à domicile par la misère de leurs parens qu’ils aident dans les soins du ménage, ou employés à des petites industries. Cependant on ne saurait méconnaître qu’un certain nombre ne soit aussi à l’état oisif et errant, c’est-à-dire exposé à toutes les tentations de la rue. Dans quelle proportion ? Ici encore toute évaluation, qu’elle s’élève à 5 ou 50 pour 100, est absolument arbitraire. Personne n’en sait ni n’en saura jamais rien, et il vaut mieux s’abstenir que d’apporter une apparence de précision dans des matières qui n’en comportent point.

À ce renseignement tiré de la statistique de l’enseignement primaire, on peut en ajouter un autre qui n’est point sans intérêt au point de vue de la condition morale où vivent un assez grand nombre d’enfans de Paris : c’est le chiffre des naissances illégitimes. On s’afflige avec raison de la proportion considérable de ces naissances à Paris : 1 naissance illégitime sur 2,78 naissances légitimes en 1877, et on s’en va répétant un peu légèrement que ce chiffre augmente tous les ans, augmentation que l’on donne comme un signe de la perversité des temps. Heureusement il n’en est rien. Depuis dix ans, le chiffre des naissances illégitimes diminue à Paris. Il était en 1866 de 15,510, et depuis cette année, avec certaines fluctuations, il a été plutôt en décroissant. En 1877, le chiffre des naissances illégitimes à Paris s’est élevé à 14,616. Au lieu d’exagérer le mal, on ferait mieux d’en rechercher la cause et de se demander si elle n’est pas en partie dans la complication excessive des garanties et des formalités dont le code civil entend faire précéder la cérémonie du mariage. « Le mariage est chose difficile dans notre condition, » me disait un jour un malheureux, et il ne faisait qu’affirmer là une vérité dont les légistes de profession devraient bien se préoccuper. Mieux vaudrait peut-être en effet prendre moins de précautions contre la bigamie ou contre les mariages trop rapides que favoriser indirectement le concubinat par l’exagération des formalités compliquée des exigences de la paperasserie administrative qui font du mariage un véritable luxe pour les classes pauvres. Sans insister sur ces considérations étrangères à mon sujet, je me bornerai à faire remarque)-ceci : sur les l4,616 enfans naturels nés en 1877, plus de 11,000 n’ont pas été reconnus. Or, sans prétendre que ces 11,000 enfans qui n’ont été reconnus ni par leur père ni par leur mère seront fatalement voués au vagabondage, on ne saurait méconnaître qu’un grand nombre d’entre eux, élevés dans le spectacle de l’immoralité, peu ou point surveillés, souvent maltraités par l’homme qui vit avec leur mère et qui n’est plus leur père, ne doivent fournir à cette armée du vice précoce un contingent qu’il est impossible d’évaluer, mais qui doit être considérable.

Je ne m’arrêterai pas davantage à rechercher quel peut être le nombre des enfans qui se livrent ainsi dans Paris à la mendicité et au vagabondage. Je me bornerai à ajouter que, s’il ne faut pas dissimuler l’existence du mal, il ne faut pas non plus en exagérer l’étendue. Il ne faut pas représenter notre capitale comme infestée et attristée à la fois par une bande innombrable de jeunes malfaiteurs qui encombreraient nos rues et troubleraient la sécurité publique. Cette bande existe sans doute ; elle est assurément trop nombreuse et nous en rencontrons souvent des échantillons. Elle ne s’étale point cependant à l’état d’une plaie vive et d’un péril permanent, et il ne faut pas oublier que des mesures vigoureuses, sinon encore suffisamment efficaces, sont prises par l’administration et par la charité publique ou privée pour en combattre l’extension. Pour être mieux en état d’apprécier l’efficacité de ces mesures et de rechercher si elles ne doivent pas recevoir quelque complément nécessaire, il est intéressant de s’arrêter encore un instant à cette question du vagabondage et de la mendicité et de rechercher quelles en sont les causes et les formes.


III.

Parmi les causes principales du vagabondage, au premier rang peut-être il faut placer l’instinct. « Le vagabondage, c’est dans le sang, » me disait un directeur de prison, et l’axiome n’est pas moins vrai pour les enfans que pour les adultes. Les charmes du vagabondage n’ont-ils pas été célébrés par un poète populaire en vers que tout le monde sait par cœur :

Voir, c’est avoir ; toujours courir,

Vie errante Est chose enivrante ; Voir, c’est avoir ; toujours courir,

Car tout voir c’est tout conquérir.


Dès l’âge le plus tendre, l’enfant est tenté par cette ivresse comme par ces conquêtes, et lorsqu’une fois il en a goûté, c’est une habitude qu’il n’est pas aisé de lui faire perdre. Quoi d’étonnant qu’il préfère la vie errante au soleil ou même dans la boue de Paris au travail ardu de l’école ou au séjour à la maison paternelle dans des conditions que je décrirai tout à l’heure. Paris n’a-t-il pas en effet, pour lui comme pour nous, des plaisirs qui varient selon les saisons ? L’hiver, c’est pour lui que dès quatre heures les boutiques s’allument éclatantes de gaz et étalent devant ses yeux éblouis des merveilles dont il rêve vaguement la possession. Aux environs du 1er janvier, les quelques sous qu’il gagnera en ouvrant la portière des voitures à l’entrée des riches magasins ne lui permettront-ils pas de faire à son tour quelque emplette aux échoppes du boulevard ? Qui sait, peut-être en économisant arrivera-t-il à payer sa place au paradis d’un théâtre devant la façade duquel il aura longtemps stationné. Au printemps, il s’arrêtera comme nous dans les promenades publiques pour entendre la musique militaire, dont la vigoureuse harmonie fait déjà vibrer son petit être, et il n’aura guère de chance si un garçon bien vêtu, qui croque sa douzaine de plaisirs, ne lui en donne pas au moins un. Le dimanche, il se transportera à Auteuil ou à Longchamps pour offrir ses services à la sortie des courses, et il y rencontrera des compagnes de vagabondage qui y seront venues de leur côté pour vendre des roses ou des violettes. Combien y en a-t-il parmi ces petites filles qui, tout en courant, un bouquet à la main, après un de ces équipages dont leur expérience précoce sait parfaitement discerner la fausse élégance, envient ces existences faciles et rêvent aux moyens de se les procurer ! N’est-ce point en assistant, des fleurs à la main, les pieds dans la boue, au retour des courses de Vincennes, que celle qui devait comparaître au banc des assises sous le nom de la veuve Gras a conçu la première pensée de cette vie de désordre qui a fini par la conduire au crime ? L’été, lorsque les promenades publiques sont illuminées et retentissent des échos des cafés-concerts, l’enfant est encore là, tapi dans la verdure des massifs, ne perdant pas une note ni un mot des chansons graveleuses que des chanteuses aux épaules nues font applaudir par un public trop mélangé. C’est à cette chaude époque de l’année qu’il redoute le moins de passer la journée et même la nuit dehors. S’il faut diner, n’est-il pas assuré qu’en allant rôder à la porte des casernes vers l’heure ou l’on distribue la soupe aux soldats il obtiendra sa pitance de leur bonne humeur charitable ? S’il faut coucher, les bancs des promenades publiques, les arches d’un pont, les voitures de déménagement qu’on laisse dans la rue, lui offrent un gîte dont il sait se contenter, et il aime mieux courir le risque d’une nuit passée à la belle étoile que d’affronter la vigoureuse correction d’un père ou d’un patron irrité par deux ou trois jours d’absence. C’est dans ces asiles que les enfans vagabonds sont surpris par les agens, et le lendemain, après avoir achevé la nuit au poste, ils font leur première connaissance avec le dépôt. On donne immédiatement avis de leur arrestation aux parens, qui viennent presque toujours les réclamer et auxquels on les rend sans difficulté, en leur faisant promettre de les mieux surveiller une autre fois. Mais lorsqu’un enfant a été arrêté dans ces circonstances deux et trois fois, l’indulgence de la police se lasse, et elle traduit en justice l’enfant vagabond. C’est alors que commencent les mises en liberté prononcées par le magistrat instructeur, ou les acquittemens du tribunal, qui se laissera fléchir par les larmes de l’enfant ou par les instances du père, réclamant sous le coup de l’émotion de l’audience le petit fugitif, que la veille il avait refusé de reprendre dans les bureaux de la préfecture de police ou dans le cabinet du juge d’instruction. On peut aisément s’imaginer ce que, pendant cette existence vagabonde, qui dure parfois un an ou deux, un enfant a pu acquérir de triste expérience, avec combien de secrets il est devenu familier, de combien de petits larcins il s’est peut-être rendu coupable, et l’on peut mesurer par là combien longue est la route qu’il faut lui faire parcourir pour le ramener aux habitudes d’une vie laborieuse et réglée.

Trop souvent c’est une cause d’une toute autre nature qui a déterminé les enfans vagabonds à fuir le domicile paternel : je veux dire les mauvais traitemens dont ils sont l’objet. Sans doute on a raison de compter d’une façon générale sur la sollicitude de la famille et sur l’instinct affectueux des parens, sur cet instinct si fort que dans les existences les plus désordonnées il survit parfois à toutes les défaillances de la probité et de la pudeur. Mais à côté de cette règle générale, combien de tristes exceptions ! Combien de fois n’avons-nous pas frissonné d’horreur en lisant dans les journaux judiciaires la reproduction de ces procès trop fréquens où un père, une mère, parfois l’un et l’autre, sont accusés d’avoir exercé sur quelque petite créature sans défense des cruautés dont le récit seul fait frémir ! Lorsqu’on lit quelques-uns de ces procès, qui semblent s’être multipliés depuis deux ou trois ans, on ne sait si l’on doit davantage s’étonner de l’insensibilité des parens ou de l’indifférence des voisins qui pendant des mois assistent impassibles à des scènes de barbarie, dans la crainte de s’attirer par leurs dénonciations quelque mauvaise affaire. Souvent, il faut le dire, ces sévices exercés contre un malheureux enfant sont, je ne dirai certes pas excusés, mais expliqués par quelque complication de famille. Tantôt c’est un père agissant sous l’influence de quelque marâtre ; tantôt c’est une femme dont le mari est mort ou disparu et qui vit avec quelque amant. Comment s’étonner que l’enfant, qui au sortir de l’école n’a en perspective que de recevoir des coups au lieu de soupe, tente des escapades qui n’ont d’ordinaire pour résultat que de le faire rendre à ses parens par la police et d’attirer sur lui quelque nouvelle torture, jusqu’au jour où, prévenue par la rumeur publique, la justice intervient, souvent, hélas ! d’une façon trop tardive ? Aussi a-t-on d’assez grandes difficultés à obtenir des enfans qui se sont enfuis de la maison paternelle l’indication exacte du nom et du domicile de leurs parens. Ils s’efforcent de dérouter les recherches de la police par de fausses indications ou de la décourager par leur mutisme. Je me souviens d’avoir vu à la Petite-Roquette un bambin de cinq ou six ans, tellement petit que pour arriver à saisir ses paroles il fallait le faire monter sur une chaise, qui répondait avec intelligence à toutes les questions, mais qui, toutes les fois qu’on lui demandait son nom ou l’adresse de ses parens, s’enfermait dans un silence obstiné. Peut-être n’avait-il fait que chercher à se soustraire par la fuite à des traitemens inhumains. Je dois dire cependant que cette répugnance à donner leur nom ou l’adresse de leurs parens se retrouve aussi très souvent chez ces vagabonds d’instinct dont je parlais tout à l’heure. On ne saurait s’imaginer la fécondité que des enfans qui n’ont pas dix ans apportent dans leurs inventions, lorsqu’il s’agit d’égarer la police par de faux renseignemens, et la vraisemblance apparente des histoires qu’ils inventent pour dépister les recherches. Faux noms, fausses adresses, fausse nationalité même, tout leur est bon, et lorsque la sagacité persistante de la police vient à démêler cet écheveau embrouillé, on s’aperçoit qu’on se trouve en présence d’un enfant rebelle qui ne s’est proposé d’autre but que de fuir l’école ou l’atelier.

Ne quittons pas ce douloureux sujet des mauvais traitemens exercés contre les enfans sans signaler dans notre législation pénale une insuffisance et une lacune. Les articles 309 et suivans du code pénal qui punissent les coups et blessures d’une peine plus ou moins sévère, suivant les conséquences que ces sévices ont entraînées, ont aussi établi une aggravation de pénalité lorsque les coups et blessures ont été portés par des descendans à leurs ascendans. Mais le code n’a statué par aucune disposition spéciale contre les parens qui maltraiteraient leurs enfans, estimant sans doute, bien qu’à tort, que les sentimens naturels étaient pour la faiblesse des enfans une protection suffisante. Il en résulte que les magistrats, lors même qu’ils se trouvent en présence de quelques-uns de ces faits de cruauté qui révoltent la conscience, ne peuvent pas prononcer contre les parens une condamnation plus sévère que s’ils avaient maltraité un passant dans la rue ; mais ceci n’est rien. Lorsque le père ou la mère ont été condamnés, que deviendra l’enfant ? S’il n’est pas recueilli par un parent ou par un ami, il sera envoyé en dépôt à l’Assistance publique jusqu’à ce que ses parens soient rendus à la liberté, et à cette époque il devra nécessairement être remis entre leurs mains, s’ils le réclament. Aucune disposition de nos lois ne permet en effet de retirer l’exercice de la puissance paternelle au père ou à la mère qui en ont fait un si monstrueux usage, et la malheureuse victime, qui a déjà fait de la barbarie de ses parens une si cruelle expérience, est condamnée à retomber sous leurs coups, enflammés qu’ils seront peut-être par le ressentiment, sans qu’aucune puissance humaine ait le droit de la leur disputer. Il y a là dans notre législation une lacune des plus graves, bien connue de tous ceux qui s’intéressent à la condition de l’enfance et qu’il ne faut jamais se lasser de signaler, parce qu’en France c’est au prix de beaucoup d’insistance que les réformes finissent parfois par s’obtenir.

Enfin ne faut-il pas attribuer en grande partie le vagabondage des enfans à la condition misérable de leurs parens et au peu d’attraits que présente pour eux le foyer domestique ? Celui qui est assuré de trouver en revenant de l’école un logis bien clos, une soupe bien chaude et un accueil affectueux, n’est guère tenté d’aller demander le vivre et le couvert aux hasards de la rue. Mais combien y en a-t-il pour lesquels le home n’est qu’une chambre sans air et sans feu où toute la famille est entassée pêle-mêle ! La vie du genre humain est devenue par le fait de la civilisation chose si complexe, si variée, qu’on a parfois peine à s’imaginer que dans un même temps, sous un même ciel, dans une même ville, à deux pas les uns des autres, des êtres semblables puissent vivre dans des conditions si différentes. Pour qui ne consacre point sa vie à l’exercice de la charité, rien n’est difficile comme de se faire une idée même incomplète de l’existence de ceux qui végètent dans les bas-fonds de la société. Je n’ai pu, en ce qui me concerne, essayer d’y parvenir que grâce à l’obligeant concours que j’ai rencontré dans l’administration de la préfecture de police, et c’est à ce concours que je dois d’avoir pu pénétrer dans l’intimité de certains détails de la vie parisienne. La police française n’a point cependant les habitudes de la police anglaise, dont les agens montrent pour quelque argent les misères de Londres aux étrangers de distinction, et ce serait vainement qu’on la fatiguerait par les demandes d’une curiosité banale ; mais, lorsqu’elle croit favoriser des études dont elle apprécie l’utilité, elle ne se refuse pas à mettre à votre disposition un personnel intelligent qui dans ses rangs les plus modestes est inaccessible, je ne dis pas à la corruption, mais à la récompense. C’est grâce à ce personnel que j’ai pu en particulier pénétrer quelque peu dans les mœurs de cette population flottante et nomade de la ville de Paris, qui, sans vivre précisément à l’état de vagabondage, n’a point cependant de domicile fixe et se voit réduite à chercher de droite et de gauche un abri pour la nuit. J’ai entrepris dans ce dessein la visite nocturne des garnis à la nuit les plus infimes et les plus mal fréquentés de la capitale. Quelque temps auparavant j’avais dans la même pensée entrepris à Londres une visite analogue, et peut-être trouvera-t-on quelque intérêt à un rapprochement entre ces deux vastes capitales, aussi bien au point de vue de l’aspect extérieur de ces tristes asiles qu’à celui de l’organisation du service de police et de surveillance.

La surveillance des garnis est organisée d’une façon absolument différente à Paris et à Londres. À Paris, la surveillance est exercée au point de vue de la police ; à Londres, elle est exercée au point de vue de l’hygiène. Les teneurs de lodgings doivent être munis d’une licence qui ne leur est accordée qu’après la visite préalable du local qu’ils se proposent de louer. Chaque pièce est cubée, et le nombre de lits que chacune peut recevoir est calculé d’après la capacité cubique, suivant que la pièce doit servir d’habitation seulement pendant la nuit, ou de jour et de nuit. Les murailles, planchers et plafonds doivent être blanchis tous les six mois ; l’eau doit être fournie en abondance. Pour assurer l’exécution de ces prescriptions, un tableau portant l’indication du nombre de pieds cubiques et du nombre de lits que chaque salle peut recevoir est affiché dans un endroit apparent, ce qui permet à l’inspecteur de s’assurer d’un coup d’œil si la salle ne contient pas plus de lits qu’elle n’en doit régulièrement contenir. Il en résulte que, dans ces garnis, dont la plupart sont à three pence la nuit, l’entassement des dormeurs n’est point, relativement parlant, trop grand, et que ceux-ci se trouvent au point de vue de la ventilation et de l’hygiène dans des conditions tolérables. Par contre, aucune surveillance n’est exercée sur la population qui fréquente ces garnis. Le logeur n’est astreint à tenir aucun livre d’entrée ni de sortie, et, au point de vue des investigations dont il pourrait être l’objet, chacun des habitans passagers du garni est aussi en sûreté qu’il pourrait être chez lui. J’en ai eu une preuve assez curieuse. Dans la salle commune d’un de ces lodgings où j’étais entré avec un inspecteur, une femme (si ce nom peut encore être donné à une malheureuse créature dégradée par la débauche et l’ivresse) s’avisa d’entonner en notre honneur un air national et tout plein d’actualité : the British man of war. Tandis qu’elle chantait et que la population avinée du garni répétait le refrain avec enthousiasme, je remarquai sur un banc une toute jeune fille qui n’appartenait manifestement pas à la même catégorie que les autres femmes qui habitaient ce taudis. Blonde, fine, assez jolie et proprement mise, elle écoutait d’un air distrait, et ne prenait aucune part à la joie grossière qui l’environnait. D’où venait-elle ? Quelle série d’aventures l’avaient jetée dans ce triste lieu ? J’aurais eu la curiosité de le savoir ; mais l’inspecteur qui m’accompagnait ne se croyait évidemment en droit d’interroger ni elle ni le logeur sur les motifs de sa présence, ni même sur la date de son arrivée. Il me répondit par une conjecture, et nous dûmes sortir sans nous être enquis des circonstances qui l’avaient amenée dans ce milieu, dont une main tendue à propos l’aurait peut-être aidée à sortir. Cette absence totale de surveillance fait de ces lodgings le refuge de la population la plus dangereuse et la plus dégradée de Londres, plus dégradée peut-être encore que celle à laquelle les casual wards des workhouses, ouverts la nuit à tout venant, offrent un asile momentané. Beaucoup en effet parmi les habitués de ces lodgings ont eu ou craignent d’avoir maille à partir avec la justice, et ils ne se soucient pas d’entrer, ne fût-ce que pour une nuit, en contact avec une autorité régulière. Quelques-uns portent sur la figure la trace de blessures récentes. D’autres sout individuellement connus des agens comme étant des malfaiteurs de profession et leur adressent la parole en plaisantant. Aussi n’ai-je jamais vu collection de types plus sinistres parmi les hommes et plus avilis parmi les femmes. Beaucoup vous suivent en mendiant jusque dans la rue, et leurs importunités ne tarderaient pas à se transformer en menaces, si l’on se hasardait seul en pareille compagnie.

Tout autre est l’organisation de la surveillance des garnis à Paris. Chaque logeur est astreint à tenir un livre où il inscrit les noms de ses pensionnaires, l’indication de leur profession et de leur domicile d’origine, avec la mention du jour de leur entrée et de leur sortie. Ces indications sont relevées tous les deux jours ou même tous les jours par les inspecteurs des garnis et centralisées par ordre alphabétique à la préfecture de police, où l’on possède ainsi un contingent d’informations très utiles sur la population flottante de Paris. Cette population présente un aspect sensiblement différent à Paris et à Londres. Je ne sais s’il faut en faire honneur à la différence des deux races ou bien à l’ensemble des mesures qui permettent à l’autorité administrative d’interdire le séjour de Paris aux surveillés, aux étrangers réputés dangereux, aux individus sans ressource qui ne sont pas du département de la Seine ; mais la population des garnis de Paris m’a paru beaucoup plus décente et en tout cas plus digne. Sans doute parmi ces gens qu’une visite nocturne troublait dans leur sommeil, il y en avait qui n’avaient ni la conscience très nette, ni le casier judiciaire très pur, et qui, ayant été plus d’une fois témoins de quelque descente de police, se troublaient à la question la plus banale. Une nuit, dans une maison isolée du quartier de Charonne, j’ai pu me croire en présence du fameux maître d’école des Mystères de Paris, en y trouvant attablé, à une heure du matin, avec trois individus de mauvaise mine, un homme dont les yeux étaient cachés sous d’énormes lunettes bleues, le nez et les lèvres mangés par la cicatrice d’une horrible brûlure, et je ne crois pas qu’il eût été très prudent d’engager une conversation en tête-à-tête avec lui. Mais quelques-uns de ces dormeurs étaient seulement de rudes travailleurs, qui s’étaient logés comme ils avaient pu, attendant mieux de la fortune. Le plus grand nombre semblaient des déclassés, qui avaient roulé, par malheur ou par inconduite, jusqu’à ce triste degré de misère, mais qui ne paraissaient point cependant abrutis par la débauche. Quelques-uns faisaient même avec une certaine bonne humeur les honneurs de leur taudis et plaisantaient sur les inconvéniens de leur gîte. « Moi, monsieur, je suis un philosophe, » me disait un ouvrier en m’ouvrant la porte d’un cabinet en planches dont il avait tapissé les parois avec de vieux journaux, et je sus seulement par le logeur que ce philosophe absorbait tous les jours la valeur d’un franc d’absinthe. Un autre me montrait avec orgueil l’esquisse d’un modèle qu’il venait de dessiner pour la statue de la république mise au concours par le conseil municipal. Beaucoup lisaient un journal dont l’achat représentait pour eux le quart ou même la moitié du prix de leur nuit. Le Rappel d’abord, la France ensuite, m’ont paru la lecture favorite de ces habitués du garni. J’ai fait l’une de ces visites la nuit du dimanche des Rameaux, et dans plus d’un bouge j’ai trouvé attachés au chevet du lit de gros paquets de buis, destinés à être vendus le matin à la porte des églises, où beaucoup sans doute n’ont jamais pénétré. Ce fut de bon cœur que le lendemain j’en achetai quelques rameaux, sachant mieux à quel excès de misères cette ressource d’un jour était destinée à porter remède.

Si la population des garnis présente donc-à tout prendre un aspect moins attristant à Paris qu’à Londres, il n’en est pas de même de l’aspect des garnis eux-mêmes. Au point de vue de l’hygiène et de la salubrité, aucun contrôle, sauf celui tout à fait insuffisant (je l’expliquerai tout à l’heure) de la commission des logemens insalubres, n’est exercé sur leur tenue intérieure. C’est au logeur à disposer ses lits comme il l’entend, en cherchant à ne pas rebuter ses cliens par des conditions excessives de malpropreté et d’inconfortable, et ce que j’ai vu porte à croire que ces cliens n’ont pas le moyen de se montrer bien difficiles. Les garnis les plus aristocratiques sont ceux qui ne se composent que de cabinets. Par là il faut entendre souvent une petite pièce sans jour et sans air, ne s’éclairant que par un châssis qui donne sur une cour intérieure, véritable puits, ou même sur un escalier et ne renfermant pour tout mobilier qu’un lit étroit qui n’en reçoit pas moins souvent deux personnes. L’habitation d’un grand nombre de ces cabinets serait tout à fait impossible le jour, et elle n’est tolérable la nuit que pour ceux qui viennent y dormir du lourd sommeil de la misère, après avoir travaillé ou rôdé sans interruption depuis le matin jusqu’au soir. La location ne s’en paie pas moins d’un prix élevé, 12, 15, 20, et jusqu’à 24 francs par mois : toujours d’avance ; ces hôtes-là ne sont pas de ceux auxquels on fait crédit. Cependant les locataires des cabinets représentent la catégorie la plus relevée de la clientèle des garnis, car au-dessous du cabinet il y a la chambrée, c’est-à-dire l’entassement dans un local plus ou moins étroit d’un nombre de lits aussi grand que le local peut en contenir, depuis quinze ou vingt dans une salle très basse jusqu’à quatre dans une soupente en mansarde, au-dessus desquels il n’y avait certainement pas un pied d’air. Tel est le spectacle qu’on a dans des garnis situés au centre de la ville dans l’ancienne cité, rue Quincampoix, rue Zacharie, rue de la Parcheminerie. Le prix de la nuit est de huit ou six sous ; dans certains garnis tout à fait misérables, on couche pour cinq sous. Dès onze heures du soir, une odeur nauséabonde prend aux yeux et à la gorge ceux-là mêmes qui n’en sont pas à leur première visite. Les lits sont généralement formés avec une paillasse et garnis de draps qui, malgré les mouvemens de la population, sont changés on ne sait quand. Dans ces draps, j’ai vu beaucoup de malheureux couchés sans aucune espèce de vêtemens pour ménager leur unique chemise ; d’autres couchent au contraire tout habillés dans l’intérieur d’un vieux bois de lit dont le fond est garni de paille et de chiffons. Quant aux prescriptions ordonnées dans l’intérêt des bonnes mœurs et de la décence, elles se bornent à l’interdiction de recevoir des femmes dans les chambrées d’hommes ; mais le logeur peut faire ce qu’il veut de son appartement, et il en profite. J’ai visité rue d’Arras un garni qui n’est à vrai dire que la chambre du logeur. Dans cette chambre, de dimensions très exiguës, neuf personnes étaient couchées : quatre locataires, le logeur, sa femme et trois enfans, dont une petite fille de douze ans couchée dans le lit du père.

Il y a là, on le voit, une organisation absolument défectueuse et déplorable. J’hésite d’autant moins à le dire tout haut, et avec l’espoir d’être entendu, que personne n’en est directement responsable et que d’ailleurs on se préoccupe de la modifier[3]. La législation qui régit les garnis est insuffisante. L’ordonnance de 1832, qui est encore en vigueur, ne donne aux inspecteurs d’autres droits que de surveiller les entrées et les sorties. Les questions d’hygiène leur échappent, et, lorsqu’un garni leur paraît par trop insalubre, ils ne peuvent que le signaler à la préfecture de police, qui elle-même le signale à la commission des logemens insalubres ; mais cette commission n’est pas suffisamment aimée. Aux termes de la loi de 1850 elle ne peut intervenir que si l’insalubrité est occasionnée par le fait du bâtiment ou de ses dépendances. Lorsque l’insalubrité provient de l’entassement d’un trop grand nombre d’habitans dans un même local salubre en lui-même, la loi ne lui donne aucun pouvoir. Telle est la conclusion à laquelle la commission est elle-même arrivée après s’être récemment saisie de la question, et elle a dû se borner à proposer un nouveau projet de règlement qui a peut-être le tort d’être un peu ambitieux. Cependant la question est soulevée, et il faut la trancher. Le mieux serait de soumettre de par la loi la profession de logeur aux mêmes restrictions que celle de cabaretier, afin de mettre entre les mains de l’administration une arme puissante : le retrait d’autorisation ; mais le moyen d’espérer qu’au moment où il est question d’établir la liberté des cabarets on abroge celle des garnis ? À tout le moins faudrait-il qu’une nouvelle ordonnance, dont les prescriptions n’excéderaient certainement pas les pouvoirs de la préfecture de police en matière d’hygiène, établît une proportion entre le nombre de lits que le logeur serait autorisé à placer dans chaque salle et la dimension cubique de cette salle. Si quelque épidémie de choléra, de fièvre typhoïde ou de petite vérole venait à se déclarer, on frémit à la pensée de la rapidité avec laquelle elle se développerait dans des conditions pareilles. Des travaux importans entrepris après les épidémies cholériques ont démontré que c’était surtout par les garnis que ces épidémies s’étaient propagées. J’ajouterai qu’il y a peut-être là aussi un devoir de prévoyance politique. Il est impossible que des individus qu’on laisse ainsi croupir avec insouciance dans des conditions inhumaines n’en ressentent pas une sourde colère qui aux jours des grandes commotions sociales se trahit par des vengeances. Pour dire toute ma pensée, si la population des garnis m’a paru d’un aspect plus décent à Paris qu’à Londres, j’y ai observé aussi avec intérêt ces figures énergiques, intelligentes, un peu exaltées, qu’on ne serait pas étonné de retrouver un jour, avec une expression farouche, derrière une barricade. « Qu’est-ce que vous voulez ? Est-ce la révolution ? » répondait du fond de son lit un homme à la porte duquel le logeur avait frappé, et cette réponse moitié gouailleuse et moitié menaçante m’a, je l’avoue, donné à réfléchir sur les passions qui fermentaient peut-être dans cette atmosphère à tous les points de vue malsaine. Il y a donc lieu de se préoccuper de cette question, aussi bien au point de vue de l’hygiène qu’au point de vue de la sécurité publique. Certes je ne prétends pas qu’une meilleure organisation des garnis contribuât pour beaucoup à apaiser ces passions qui grondent sous l’écorce de toute société brillante, mais, lorsqu’il s’agit d’adoucir par la charité ou la prévoyance les souffrances des hommes, a-t-on le droit de décourager celui-là même qui propose de porter une goutte d’eau à la mer ?

Un des buts de mes visites dans les garnis était de m’assurer si ces garnis recevaient beaucoup d’enfans. Isolés, j’en ai rencontré très peu ; mais beaucoup y sont malheureusement reçus avec leurs parens. Parfois ce sont des ménages de marchands ambulans qui, n’ayant d’autre mobilier que leur petite voiture à bras et les marchandises qu’elle contient, sont obligés de se loger ainsi en garni en attendant que les gains réalisés par eux leur permettent de s’établir dans leurs meubles. Ils n’en paient pas moins un loyer excessivement cher. Dans un garni de la rue de Bièvre, un marchand de toiles cirées ambulant et sa femme payaient pour la location de deux cabinets, dont l’un était occupé par ses enfans, la somme exorbitante de 48 francs par mois, soit près de 600 francs par an. Ses deux enfans, à la mine intelligente, allaient à l’école pendant que les parens criaient leurs marchandises par les rues. Il y a aussi, dans ces garnis, des ménages de chiffonniers qui vivent pêle-mêle avec les détritus qu’ils ont ramassés dans la rue, et qui, partant au petit jour pour rentrer à neuf heures, sont obligés de laisser leurs enfans enfermés avec leur déjeuner du matin, qu’ils croquent à belles dents, assis sur des tas de chiffons. Telle était la destinée d’un pauvre petit être de quatre ans que j’ai vu dans un garni voisin du Val-de-Grâce, et qui, à peine guéri de la petite vérole volante, ne pouvait pas être reçu à la crèche ou à l’asile parce que ses parens n’avaient pas eu la précaution de le faire vacciner. Les plus malheureux parmi ces hôtes des garnis, ce sont des ménages (ou soi-disant tels) d’ouvriers dont les meubles ont été saisis et vendus, faute par eux d’avoir pu payer leur loyer, et qui sont venus s’établir dans un cabinet de garni, croyant n’y rester qu’un mois. Peu à peu, la misère et le découragement aidant, ils ont fini par s’y installer tout à fait. Ils y ont pullulé en quelque sorte, et telle pièce exiguë, sans lumière et sans air, qui avait donné d’abord asile à un ménage avec un ou deux enfans en bas âge, finit par en abriter quatre ou cinq, parfois davantage. J’ai vu ainsi d’incroyables et attristans spectacles d’imprévoyance et de promiscuité. Rue des Lyonnais, dans un cabinet long d’environ vingt pieds, large de cinq ou six, deux étroites couchettes en fer, assez larges tout au plus pour recevoir une seule personne, étaient disposées bout à bout : dans l’une dormaient la mère avec un enfant à la mamelle et deux enfans couchés la tête au pied du lit ; dans l’autre, le père avec deux enfans. Le plus âgé de ces enfans avait à peine huit ans. Dans un autre cabinet de ce même garni, neuf personnes étaient couchées : le père et la mère dans un lit avec un enfant d’un an, deux garçons de quatorze et douze ans dans une étroite couchette, et quatre enfans étendus par terre, en sens inverse, sur un seul matelas. C’était la misère dans toute son horreur et sa tristesse. Ces pauvres gens, troublés dans leur sommeil, répondaient cependant sans impatience, et plutôt avec un sentiment de surprise reconnaissante à nos questions : ils semblaient étonnés de l’intérêt qu’ils inspiraient. On sentait la faiblesse et la mauvaise fortune plutôt que le désordre pu l’inconduite, et je ne fus pas surpris de trouver au chevet d’un de ces lits un crucifix en bois auquel était suspendu un rameau de buis bénit, récent souvenir des fêtes de Pâques.

Telle n’est point l’impression que m’a laissée une visite dans certain garni de la rue de la Clef, tout contre la prison de Sainte-Pélagie. Ce garni reçoit en grand nombre des familles de modèles italiens qui vont poser le jour dans les ateliers. Dans ces familles, on trouve des enfans en grand nombre, car les enfans sont un des revenus de la famille. Il n’est pas un d’entre nous qui à l’exposition annuelle des Champs-Elysées ne se soit arrêté avec plaisir devant le portrait de quelque petite fille italienne, blonde ou brune, dont il aura peut-être admiré la gentillesse dans la rue. J’avoue que mon plaisir sera désormais un peu gâté aujourd’hui que je sais mieux quel genre d’existence entretient cette industrie des modèles italiens. Dans une des chambres de ce garni habitent neuf personnes, le père, la mère et sept enfans dont l’aînée est une jeune fille d’environ seize ans. Une corde est tendue d’un bout à l’autre de la chambre, et à cette corde sont suspendus avec grand soin, pour les préserver de la saleté, tous leurs ajustemens aux couleurs brillantes, jupon bleu, ceinture rouge et jusqu’à la chemisette blanche de la mère et des filles : tous, sans distinction d’âge ni de sexe, couchent dans trois lits différens, sans aucune espèce de vêtemens. Ces gens ne sont cependant point misérables, et une journée de séance leur est payée jusqu’à 10 francs.

À ces désordres, une réglementation plus rigoureuse suffirait pour mettre un terme. Il n’y aurait qu’à emprunter à la législation anglaise une disposition qui défend de recevoir les enfans dans le même cabinet que le père et la mère, lorsqu’ils sont âgés de plus de dix ans. Les logeurs anglais trouvent moyen de se conformer à cette prescription sans augmenter leurs prix, en établissant dans leurs dortoirs un système de cloisons basses qui assure la séparation sans intercepter l’air. Les logeurs de Paris s’arrangeraient de même, et il y aurait à se faire d’autant moins de scrupules de réduire un peu leurs bénéfices que ces gens-là gagnent souvent beaucoup d’argent. Tel logeur que je pourrais citer a payé 53,000 francs un vieil hôtel où il tient, dans une rue autrefois célèbre, un garni misérable, et il possède en outre de bonnes terres au soleil dans le département de l’Yonne. Faute d’avoir établi à Paris quelques prescriptions indispensables, on laisse végéter dans les garnis une population d’enfans qui vit dans des conditions également déplorables au point de vue de la moralité et au point de vue de l’hygiène. Il est impossible que le vagabondage n’y fasse pas d’importantes recrues. Lorsque le logis paternel est un taudis sans air et sans lumière où la famille au complet peut à peine tenir et ne saurait se mouvoir, il ne faut pas s’étonner que les enfans s’en éloignent aussitôt que leurs jambes peuvent les porter, et, lorsque les habitués du garni sont en grande partie des vagabonds dont les mœurs et les habitudes leur sont familières, il est plus facile pour ces enfans de suivre sur leurs traces le chemin de la rue que d’apprendre celui de l’école. L’enfant qui a commencé au garni, finira au garni, à moins qu’il ne rencontre sur sa route l’hospitalité de la prison.

Les habitans passagers des garnis qui constituent la population nomade de Paris, ne représentent malheureusement pas à eux seuls la population misérable. Bien des souffrances se cachent aussi dans ces petits appartemens que la première obligation du locataire est de remplir de ses pauvres meubles et dont le terme est pour lui une si lourde préoccupation. Il est plus difficile encore de pénétrer le secret de ces souffrances, en évitant de donner à sa visite la forme d’une curiosité blessante. Pour y parvenir, j’ai pris le parti d’accompagner dans quelques-unes de leurs visites les membres de la commission des logemens insalubres ou les commissaires-voyers chargés de la vérification des travaux ordonnés par cette commission. C’est ainsi que j’ai pu pénétrer dans ce qu’il y a certainement de plus misérable parmi les logemens particuliers de Paris, et comparer ensemble ce que j’appellerai la vieille et la nouvelle misère, celle qui se cache dans les maisons à six étages au centre des quartiers populeux, et celle qui s’étale dans les masures nouvellement construites entre l’ancienne enceinte de Paris et les fortifications. Il y aurait beaucoup à dire à propos de l’influence qu’ont exercée sur la condition de la population parisienne les percemens si vigoureusement exécutés sous l’empire à travers les quartiers les plus misérables de Paris. Sans doute en éventrant des pâtés de maisons enchevêtrées les unes dans les autres, en coupant par de larges voies de communication un dédale de ruelles, en traçant des squares plantés d’arbres et arrosés d’eau, on a fait pénétrer dans des régions qui en étaient dépourvues l’air, la lumière, la gaîté ; mais ce n’est là dans une certaine mesure qu’un trompe-l’œil, et il n’y a pas bien loin des somptueuses façades du boulevard Sébastopol ou de la rue Monge aux taudis de la rue de Venise, de l’impasse Berthault ou de la rue d’Arras. D’un autre côté, comme il fallait bien que les expropriés se logeassent quelque part, ils ont reflué un peu au hasard vers les fortifications, cherchant un gîte et disposés à se contenter de peu. Voici alors ce qui s’est passé. Beaucoup de ces terrains, situés dans les régions qui avant l’annexion de la banlieue ne faisaient pas partie de Paris, étaient possédés par de bons propriétaires qui en tiraient blé, foin ou avoine, et n’avaient ni l’aptitude ni les capitaux nécessaires pour se livrer à la spéculation. Ils ont loué leurs terrains à des locataires qui les ont couverts de constructions destinées dans leur pensée à ne pas durer plus longtemps que leurs baux, c’est-à-dire une vingtaine d’années, et ceux-ci ont sous-loué à une population sans asile ces habitations provisoires construites dans des conditions qu’on peut aisément imaginer. Parfois ce sont les sous-locataires eux-mêmes qui ont construit leur habitation à leur fantaisie, en employant de vieux matériaux enlevés aux démolitions de Paris. C’est ainsi que sont élevées, dans le quartier de la Glacière, les maisons de la cité Dorée, à la Villette celles des passages du nord et du sud, de la rue Monjol et de la rue Péchoin, dans le XVIIe arrondissement celles du quartier des Épinettes. Ces constructions réalisent le dernier mot de la simplicité en fait de matériaux et d’architecture. Elles se composent presque toujours d’un rez-de-chaussée qui comprend une ou deux pièces, et d’un premier auquel on accède le plus souvent par un escalier extérieur en bois plus ou moins pourri. Un grand nombre de ces maisons sont occupées par des chiffonniers, et leur servent de magasin pour leur marchandise, avec laquelle ils vivent pêle-mêle, triant le jour les vieux chiffons, les vieux papiers, les vieux os qu’ils ont ramassés pendant la nuit. L’odeur aigre et douceâtre qui s’exhale de ces magasins se fait sentir à distance et ne permet pas de se tromper sur la nature de l’industrie exercée par les habitans de la maison. Dans ces régions, la misère se sent à l’aise, elle est chez elle, elle trône, et, lorsqu’on y pénètre, il fait bon avoir à donner sur-le-champ la raison de sa présence. Mais je dois dire qu’une fois cette raison donnée, et à quelques exceptions près dont il faut toujours faire la part, j’ai été étonné de ce que dans ces couches infimes de la population parisienne on trouve encore de bonne éducation relative et de dignité. Dès qu’on leur témoigne quelque intérêt, ils vous content assez volontiers leurs petites affaires, expliquent sans trop s’en plaindre les causes de leur misère ou la nature de leur industrie et vous font avec bonne grâce les honneurs de leur unique chambre, qui, suivant le caractère des habitans, présente tantôt le spectacle du plus affreux désordre, tantôt celui d’une propreté relative. Dans beaucoup de ces ménages, on trouve quelque emblème de piété soigneusement conservé par la femme, tableau de première communion, chapelet, crucifix, ce qui n’empêche assurément pas le mari de déclamer contre les prêtres. Mais, à tout prendre, cette population de Paris, si la politique ne lui tournait pas la tête et si elle n’était pas exploitée par des ambitions sans scrupule, serait, j’en suis persuadé, de toutes les grandes agglomérations européennes celle où l’on rencontrerait le plus d’intelligence, de courage et d’humbles vertus.

Ce qui, faut-il dire égaie ou attriste, l’aspect de ces royaumes de la misère, c’est le grand nombre des enfans. Règle générale : lorsque vous voyez les enfans pulluler dans une rue ou dans une cité, c’est la plus misérable du quartier. Ce sont les enfans qui ont eu le plus à se féliciter des percemens de M. Haussmann. Ceux qui naissent et sont élevés dans le vieux Paris trouvent presque tous aujourd’hui, à deux pas de leur demeure, des squares où ils peuvent jouer en liberté. Ceux dont les parens se sont réfugiés entre l’ancienne enceinte de Paris et les fortifications y sont élevés comme à la campagne, en bon air. Ils ont la libre jouissance de ces terrains vagues où l’on voit encore paître en grand nombre des vaches et des chevaux. Ils ont généralement bonne mine, la physionomie éveillée, les traits délicats, et l’on peut voir par là combien cette race parisienne est fine lorsque les rudesses de la vie ne l’ont point encore déformée. Malheureusement dans ces quartiers où la population est très dispersée l’école est loin. Beaucoup, négligence ou misère des parens, prennent de bonne heure l’habitude de ne pas la fréquenter. On les rencontre par bandes, se gardant les uns les autres, les aînés portant les cadets, et courant les rues ou les champs. Peu à peu les forces viennent, et avec les forces l’audace ; le boulevard extérieur n’est pas loin, et tout boulevard n’a-t-il pas ses séductions ? De ces promenades aventureuses au vagabondage en règle, il n’y a qu’un pas, souvent franchi, et c’est assurément aux enfans de ces régions que le dilemme un peu excessif « école ou prison » s’applique avec le plus de vérité.

À côté de l’armée des petits vagabonds, il y a celle des petits mendians, qu’il ne faut pas confondre, bien que ces deux armées se prêtent un mutuel renfort. Je viens d’expliquer les causes du vagabondage ; celles de la mendicité sont un peu différentes. Je les indiquerai dans une prochaine étude.


OTHENIN D’HAUSSONVILLE.

  1. En fait, un certain nombre d’enfans jugés en 1877 avaient été arrêtés en 1876, et, par contre, un certain nombre d’enfans arrêtés en 1877 n’ont été jugés ou relaxés qu’en 1878. Mais la manière dont les tableaux statistiques sont dressés ne permet pas d’entrer dans ces détails, qui sont au reste sans influence sur les proportions.
  2. De ce chiffre, il faut pourtant déduire quelques enfans, en très petit nombre, qui ont été condamnés comme ayant agi avec discernement (art. 67 du code pénal) et qui ne sont pas distingués par la statistique des condamnations.
  3. Ce travail était déjà sous presse lorsqu’a été affichée dans les rues de Paris une ordonnance nouvelle sur les garnis qui emprunte plusieurs dispositions à la législation anglaise et exige dans chaque local loué pour la nuit une capacité cubique d’au moins 14 mètres par personne. Mais, cette ordonnance ne statuant que pour l’avenir, l’état de choses que j’ai décrit subsistera longtemps encore.