L’Encyclopédie/1re édition/TUDESQUE langue
TUDESQUE langue, (Hist. des langues mod.) langue que l’on parloit à la cour après l’établissement des Francs dans les Gaules. Elle se nommoit aussi Franctheuch, Théotiste, Théotique ou Thivil. Mais quoiqu’elle fût en regne sous les deux premieres races, elle prenoit de jour en jour quelque chose du latin & du roman, en leur communiquant aussi de son côté quelques tours ou expressions. Ces changemens même firent sentir aux Francs la rudesse & la disette de leur langue ; leurs rois entreprirent de la polir, ils l’enrichirent de termes nouveaux ; ils s’apperçurent aussi qu’ils manquoient de caracteres pour écrire leur langue naturelle, & pour rendre les sons nouveaux qui s’y introduisoient. Grégoire de Tours & Aimoin parlent de plusieurs ordonnances de Chilperic, touchant la langue. Ce prince fit ajouter à l’alphabet les quatre lettres greques Ο. Φ. Ζ. Ν. c’est ainsi qu’on les trouve dans Grégoire de Tours. Aimoin dit que c’étoient Θ, Φ, Χ, Ω. & Fauchet prétend sur la foi de Pithou, & sur celle d’un manuscrit qui avoit alors plus de cinq cens ans, que les caracteres qui furent ajoutés à l’alphabet, étoient l’Ω des Grecs, le ה, le ט, & le ד des Hébreux ; c’est ce qui pourroit faire penser que ces caracteres furent introduits dans le Franctheuch pour des sons qui lui étoient particuliers, & non pas pour le latin à qui ses caracteres suffisoient. Il ne seroit pas étonnant que Chilpéric eût emprunté des caracteres hébreux, si l’on fait attention qu’il y avoit beaucoup de Juifs à sa cour, & entre autres un nommé Prisc qui jouissoit de la plus grande faveur auprès de ce prince.
En effet, il étoit nécessaire que les Francs en enrichissant leur langue de termes & de sons nouveaux, empruntassent aussi les caracteres qui en étoient les signes, ou qui manquoient à leur langue propre, dans quelque alphabet qu’ils se trouvassent. Il seroit à desirer, aujourd’hui que notre langue est étudiée par tous les étrangers qui recherchent nos livres, que nous eussions enrichi notre alphabet des caracteres qui nous manquent, sur-tout lorsque nous en conservons de superflus, ce qui fait que notre alphabet peche à la fois par les deux contraires, la disette & la surabondance ; ce seroit peut-être l’unique moyen de remédier aux défauts & aux bisarreries de notre ortographe, si chaque son avoit son caractere propre & particulier, & qu’il ne fût jamais possible de l’employer pour exprimer un autre son que celui auquel il auroit été destiné.
Les guerres continuelles dans lesquelles les rois furent engagés, suspendirent les soins qu’ils auroient pu donner aux lettres, & à polir la langue. D’ailleurs les Francs ayant trouvé les lois, & tous les actes publics écrits en latin, & que les mysteres de la religion se célébroient dans cette langue, ils la conserverent pour les mêmes usages, sans l’étendre à celui de la vie commune ; elle perdoit au-contraire tous les jours, & les ecclésiastiques furent bientôt les seuls qui l’entendirent ; les langues romane & tudesque, toutes imparfaites qu’elles étoient, l’emporterent, & furent les seules en usage jusqu’au regne de Charlemagne. La langue tudesque subsista même encore plus long-tems à la cour, puisque nous voyons que cent ans après, en 948, les lettres d’Artaldus, archevêque de Rheims, ayant été lues au concile d’Ingelheim, on fut obligé de les traduire en théotisque, afin qu’elles fussent entendues par Othon roi de Germanie, & par Louis d’Outremer, roi de France, qui se trouverent à ce concile. Mais enfin la langue romane qui sembloit d’abord devoir céder à la tudesque, l’emporta insensiblement, & sous la troisieme race elle fut bientôt la seule & donna naissance à la langue françoise. Voyez Romane. Mémoire des Inscriptions, tom. XV. (D. J.)