L’Encyclopédie/1re édition/TRANSFUSION
TRANSFUSION, s. f. (Méd. Thérapeut. Chirurg.) opération célebre qui consiste à faire passer du sang des vaisseaux d’un animal, immédiatement dans ceux d’un autre. Cette opération fit beaucoup de bruit dans le monde médecin, vers le milieu du siecle passé, environ les années 1664 & les suivantes, jusqu’en 1668 ; sa célebrité commença en Angleterre, & fut, suivant l’opinion la plus reçue, l’ouvrage du docteur Wren, fameux médecin anglois ; elle se répandit delà en Allemagne par les écrits de Major, professeur en médecine à Kiel ; la transfusion ne fut connue & essayée en France qu’en 1666 ; M M. Denys & Emmerets furent les premiers qui la pratiquerent à Paris ; elle excita d’abord dans cette ville des rumeurs considérables, devint un sujet de discorde parmi les médecins, & la principale matiere de leurs entretiens & de leurs écrits ; il se forma à l’instant deux partis opposés, dont l’un étoit contraire & l’autre favorable à cette opération ; ceux-ci, avant même qu’on l’eût essayée, prouvoient par des argumens de l’école que c’étoit un remede universel ; ils en célebroient d’avance les succès, & en vantoient l’efficacité ; ceux-là opposoient les mêmes armes, trouvoient des passages dans les différens auteurs, qui démontroient qu’on ne pouvoit pas guérir par cette méthode, & ils en concluoient que la transfusion étoit toujours ou du-moins devoit être inutile, quelquefois dangereuse, & même mortelle ; on se battit quelque tems avec des raisons aussi frivoles de part & d’autre ; & si l’on s’en fût tenu là, cette dispute ne fût point sortie de l’enceinte obscure des écoles ; mais bientôt on ensanglanta la scène ; le sang coula, non pas celui des combattans, mais celui des animaux & des hommes qui furent soumis à cette opération ; les expériences devoient naturellement décider cette question devenue importante, mais l’on ne fut pas plus avancé après les avoir faites ; chacun déguisa, suivant son opinion, le succès des expériences ; en même tems que les uns disoient qu’un malade qui avoit subi l’opération étoit gueri de sa folie, & paroissoit en différens endroits ; les autres assuroient que ce même malade étoit mort entre les mains des opérateurs, & avoit été enterré secretement. Enfin, les esprits aigris par la dispute, finirent par s’injurier réciproquement ; le verbeux la Martiniere, l’athlete des anti-transfuseurs, écrivoit aux ministres, aux magistrats, à des prêtres, à des dames, à des médecins, à tout-l’univers, que la transfusion étoit une opération barbare sortie de la boutique de satan, que ceux qui l’exerçoient étoient des bourreaux, qui méritoient d’être renvoyés parmi les Chichimeques, les Cannibales, les Topinamboux, les Parabons, &c. que Denis entr’autres surpassoit en extravagance tous ceux qu’il avoit connus, & lui reprochoit d’avoir fait jouer les marionettes à la foire ; d’un autre côté Denis à la tête des transfuseurs, appelloit jaloux, envieux, faquins, ceux qui pensoient autrement que lui, & traitoient la Martiniere de misérable arracheur de dents, & d’opérateur du pontneuf.
La cour & la ville prirent bientôt parti dans cette querelle, & cette question devenue la nouvelle du jour fut agitée dans les cercles avec autant de feu, aussi peu de bon sens, & moins de connoissance que dans les écoles de l’art & les cabinets des savans ; la dispute commença à tomber vers la fin de l’année 1668 par les mauvais effets mieux connus de la transfusion, & à la suite d’une sentence rendue au Châtelet, le 17 Avril 1668, qui défend, sous peine de prison, de faire la transfusion sur aucun corps humain que la proposition n’ait été reçue & approuvée par les médecins de la faculté de Paris ; & cette illustre compagnie, qu’on a vu souvent opposée avec tant de zèle contre des innovations quelquefois utiles, ayant gardé le silence sur cette question, elle est tombée, faute d’être agitée, dans l’oubli où elle est encore aujourd’hui ; à peine saurions-nous qu’elle a occupé les médecins, si quelques curieux n’avoient pris soin de nous conserver les ouvrages qu’elle excita dans le tems où elle étoit en vogue, & qui, comme tous les écrits polémiques cessent d’être lus & recherchés dès que la dispute est finie. M. Falconet, possesseur d’une immense bibliotheque qu’il ouvre avec plaisir à tous ceux que le desir de s’instruire y amene, m’a communiqué une collection de seize ou dix-sept pieces sur la transfusion, où l’on trouve tout ce qui s’est passé de remarquable à ce sujet ; j’en ai tiré quelques éclaircissemens sur l’origine & la découverte de cette opération, les raisons qui servent à l’établir ou la détruire, les cas où on la croit principalement utile, & la maniere dont on la pratique.
L’on est peu d’accord sur l’origine de cette opération ; plusieurs auteurs en fixent l’époque au siecle passé, d’autres la font remonter jusqu’aux tems les plus reculés, & prétendent en trouver des descriptions dans des ouvrages très-anciens ; la Martiniere aussi jaloux d’en prouver l’ancienneté que l’inhumanité cite pour appuyer son sentiment, 1°. l’histoire des anciens Egyptiens, où l’on voit que ces peuples la pratiquoient pour la guerison de leurs princes ; & que l’un d’eux ayant conçu de l’horreur de voir mourir entre ses bras une créature humaine, & jugeant que le sang d’un homme agonisant se corrompt, fit cesser cette opération, & voulut qu’on y substituât le bain de sang humain, comme le plus analogue à la nature de l’homme & le plus propre à dissiper ses maladies. 2°. Le livre de la sagesse de Tanaquila, femme de Tarquin l’ancien, par lequel il paroît qu’elle a mis en usage la transfusion. 3°. Le traité d’anatomie d’Hérophile, où il en est parlé assez clairement. 4°. Un recueil d’un ancien écrivain juif, qui lui fut montré par Ben Israël Manassé, rabin des juifs d’Amsterdam, où étoient les paroles suivantes : « Naam, prince de l’armée de Ber-Adad, roi de Syrie, atteint de lépre, eut recours aux médecins, qui pour le guerir ôtoient du sang de ses veines, & en remettoient d’autre, &c. » 5°. Le livre sacré des prêtres d’Apollon, où il est fait mention de cette opération. 6°. Les recherches des Eubages. 7°. Les ouvrages de Pline, de Celse & de plusieurs autres, qui la condamnent. 8°. Les métamorphoses d’Ovide, où l’on la trouve décrite parmi les moyens dont se servit Médée pour rajeunir Æson, & qu’elle promit d’employer pour Pélias ; elle commença par leur ôter tout le vieux sang, ensuite elle remplit les vaisseaux d’Æson des sucs qu’elle avoit préparés, voyez Rajeunissement, & dit aux filles de Pélias pour les encourager à faire couler le sang de leur pere qu’elle lui substitueroit celui d’un agneau. 9°. Les principes de physique de Maximus, où cet auteur l’enseigne. 10°. Le traité sur les sacrifices de l’empereur Julien, de Libanius, où l’auteur parle de la transfusion comme en ayant été témoin oculaire ; 11°. enfin il assure que Marsil Ficin, l’abbé Tritheme, Aquapendente, Harvée & Frapaolo l’ont expérimentée. (La Martiniere, opuscules, lettr. à M. de Colbert.) Il auroit pu ajouter pour ôter à ses contemporains & à ses confreres la gloire prétendue de cette découverte, que Libavius avant Harvée l’avoit déja proposée & décrite très-exactement, que Handshan l’avoit pratiquée en 1658, & qu’elle avoit été perfectionnée en 1665 par Lower, &c.
La question sur l’ancienneté de cette opération paroît assez décidée par ce grand nombre de témoignages, dont on ne sauroit contester l’authenticité, du-moins quant à la plus grande partie ; le défaut de quelques ouvrages que la Martiniere cite, m’a empêché de vérifier plusieurs de ses citations, il doit être garant de leur justesse. Cependant je remarquerai que Marsil Ficin, qu’il donne comme transfuseur, ne parle que des bains ou de la succion de sang humain, & non de la transfusion ; que dans le livre de la sibylle Amalthée sur les souffrances des gladiateurs, qu’il cite aussi, il n’y est dit autre chose, sinon que leur sang pourra servir de remede, ce qui certainement ne sauroit s’appliquer à la transfusion, parce que le sang d’un homme mort n’est point propre à cette opération.
Cette découverte étant enlevée avec raison aux médecins du siecle passé, il reste à savoir à qui on en doit le renouvellement, plusieurs personnes se l’attribuent ; les Anglois & les François s’en disputent ce qu’ils appellent l’honneur ; & chacun de son côté apporte des preuves, sur lesquelles il est difficile & très-superflu de décider. On convient assez généralement que les premieres expériences en furent faites en Angleterre, & la premiere transfusion bien avérée y fut tentée par Handsham en 1658. Quelques allemands, Sturmius fameux mathématicien d’Altorf, Vehrius professeur à Francfort, ont prétendu que Maurice Hoffman en étoit le premier auteur, c’est-à-dire le renovateur ; mais leur prétention n’est point adoptée : c’est aussi le sentiment de M. Manfredi, que la transfusion a été imaginée en Allemagne, publiée en Angleterre & perfectionnée en France. Quoique les François avouent que les Anglois & les Allemands ont sur eux l’avantage d’avoir essayé les premiers la transfusion, ils ne cedent pas pour cela les droits qu’ils croient avoir à la découverte, ou au renouvellement de cette opération ; ils prétendent être les premiers qui l’ont proposée, & ils fondent leurs prétentions sur un discours qui fut prononcé à Paris au mois de Juillet 1658, dans une assemblée des savans qui se tenoit chez M. de Montmor, par dom Robert de Galats, religieux bénédictin : le sujet du discours est la transfusion du sang, & le but de l’auteur est d’y prouver la possibilité, la sécurité & les avantages de cette opération. Comme ces assemblées étoient fréquentées par des savans étrangers, & qu’il y avoit entr’autres quelques gentilshommes anglois qui y étoient très-assidus, il n’est pas fort difficile à concevoir, disent les François, comment l’idée de la transfusion aura passé par leur moyen dans les pays les plus éloignés. Tardy, médecin de Paris, prétend en avoir eu la premiere idée, & d’autres assûrent que M. l’abbé Bourdelot, médecin, en avoit parlé long-tems auparavant dans des conférences qui se faisoient chez lui. Il est d’ailleurs certain, par le témoignage unanime des auteurs de différentes nations, que les François ont les premiers osé en faire des expériences sur les hommes ; mais en cela méritent-ils plus d’éloges que de blâme ? Les succès ne déposent pas en leur faveur ; mais il faut présumer que l’intérêt public & l’espérance de guérir plus promptement des maladies opiniâtres, furent les motifs qui les engagerent à ces tentatives ; & dans ce cas, ils seroient certainement excusables : on ne devroit au contraire avoir pour eux que de l’horreur, s’ils n’ont eu d’autre but que de se distinguer, & s’ils ont cruellement fait servir les hommes de victimes à leur ambition. Quoiqu’il en soit, l’exemple de Denis, le premier transfuseur françois, fut bientôt après suivi par Lower & King. Les Italiens ne furent pas moins téméraires ; en 1668, ils répéterent la transfusion sur plusieurs hommes. MM. Riva & Manfredi firent cette opération. Un médecin, nommé Sinibaldus, voulut bien s’y soumettre lui-même ; les mêmes expériences furent faites en Flandres, & eurent, s’il en faut croire Denis, un heureux succès.
Les auteurs qui pratiquoient dans les commencemens la transfusion sur les animaux, ne cherchoient par cette opération qu’à confirmer la fameuse découverte pour-lors récente de la circulation du sang, mais les preuves qui en résulterent étoient assez inutiles, & d’ailleurs peu concluantes, quoi qu’en dise Boerhaave. Si on les avoit opposées aux anciens, ils n’auroient pas manqué d’y répondre que le sang étoit reçu dans les veines sans circuler, ou qu’il y étoit agité par le mouvement de flux & reflux qu’ils admettoient, que les modernes ont nié, & qui paroît cependant confirmé par quelques expériences ; mais, comme le remarque judicieusement l’immortel auteur du traité du cœur, « lorsqu’on connoît le cours du sang, on trouve dans la transfusion une suite, plutôt qu’une preuve évidente de la circulation », vol. II. liv. III. chap. iij. On ne fut pas long-tems à se persuader qu’on pourroit tirer de la transfusion des avantages bien plus grands, si on osoit l’appliquer aux hommes, M. Denis assûre qu’il donna d’autant plus volontiers dans cette idée, que de tous les animaux qu’il avoit soumis à la transfusion, aucun n’étoit mort, & qu’au contraire il avoit toujours remarqué quelque chose de surprenant dans ceux qui avoient reçu un nouveau sang ; mais comme il n’avoit jamais pratiqué telle opération que sur des sujets de même espece, il voulut, avant de la tenter sur des hommes, essayer si les phénomenes en seroient les mêmes, & les suites aussi peu funestes, en faisant passer le sang d’un animal dans un autre d’une espece différente : il choisit pour cet effet le chien & le veau, dont il crut le sang moins analogue ; mais cette expérience réïterée plusieurs fois, ayant eu constamment le même succès, les chiens recevant sans aucune indisposition le sang étranger, il se confirma de plus en plus dans l’espérance de la voir reussir dans l’homme. Cependant ne voulant rien précipiter dans une matiere aussi intéressante, où les fautes sont si graves & irréparables, ce médecin prudent publia ses expériences, annonça celles qu’il vouloit faire sur les hommes, bien-aise de savoir l’avis des savans à ce sujet, & d’examiner les objections qu’on pourroit lui faire pour le dissuader de pousser si loin ses expériences, mais il n’eut pas lieu d’être retenu par les raisons qu’on lui opposa. Fondées uniquement sur la doctrine assez peu satisfaisante de l’école, elles ne pouvoient pas avoir beaucoup de force : les principales étoient 1°. que la diversité des complexions fondée sur le sang, suppose qu’il y a tant de diversité dans les sangs des différens animaux, qu’il est impossible que l’un ne soit un poison à l’égard de l’autre ; 2°. que le sang extravasé, ou qui sort de son lieu naturel, doit nécessairement se corrompre, suivant le sentiment d’Hippocrate ; 3°. qu’il doit se coaguler en passant par des vaisseaux inanimés, & causer ensuite en passant par le cœur des palpitations mortelles. Il ne fut pas mal-aisé à Denis de détruire ces objections frivoles, il y opposa de mauvais raisonnemens qui passerent alors pour bons ; il répondit encore moins solidement & plus prolixement à ceux qui lui objectoient que le sang pur transmis dans les veines d’un animal qui en contenoient d’impur, devoit se mêler avec lui & contracter ses mauvaises qualités ; & que d’ailleurs quand même il arriveroit que le mauvais sang changeât par le mélange du bon, la cause qui l’avoit altéré subsistant toujours, il ne tarderoit pas à dégénérer de nouveau & à corrompre le sang pur. Cet argument est un des plus forts contre la transfusion, & auquel ses partisans ne pouvoient jamais faire de réponse satisfaisante.
Denis croyant avoir repoussé les traits de ses adversaires, emprunta à son tour le raisonnement pour soutenir la thèse qu’il avoit avancée. En premier lieu, il étaya son opinion par l’exemple de la nature, qui ne pouvant nourrir le fœtus dans la matrice par la bouche, fait, suivant lui, une transfusion continuelle du sang de la mere dans la veine umbilicale de l’enfant. 2°. Il prétendit que la transfusion n’étoit qu’un chemin plus abrégé pour faire parvenir dans le sang la matiere de la nutrition, & que par ce moyen on évitoit à la machine tout le travail de la digestion, de la chylification & de la sanguification, & qu’on suppléoit très-bien aux vices qui pouvoient se trouver dans quelqu’une des parties destinées à ces fonctions. 3°. Il fit valoir l’idée de la plûpart des médecins de son tems, qui déduisoient presque toutes les maladies de l’intempérie & de la corruption du sang, & qui n’y apportoient d’autres remedes que la saignée ou les boissons rafraîchissantes ; il proposa la transfusion comme remplissant les indications qui se présentoient, mieux que ces secours, & comme une voie d’accommodement entre les médecins partisans des saignées & ceux qui en étoient les ennemis, disant aux premiers que la transfusion exigeoit qu’on évacuât auparavant le sang vieux & corrompu avant d’y en substituer un nouveau ; & rassûrant les autres que la foiblesse & les autres accidens qui suivent les saignées éloignoient de ce secours, en leur faisant voir que la transfusion remédie à ces inconvéniens, parce que le nouveau sang répare bien au-delà les forces abattues par l’évacuation du mauvais. 4°. Enfin il fit observer que plusieurs personnes meurent d’hémorrhagie qu’on ne peut arrêter, qu’il y en a beaucoup qui sont épuisés, & dont la vieillesse s’avance plutôt qu’elle ne devroit par une disette de sang & de chaleur vitale ; il ne balance point à décider que la transfusion d’un sang doux & louable ne pût prévenir la mort des uns & prolonger les jours des autres.
Tous ces raisonnemens qui bien appréciés ne sont que des sophismes plus ou moins enveloppés, furent réfutés avec beaucoup de soin, & même assez solidement pour ce tems-là, dans une dissertation particuliere par M. Pierre Petit, sous le nom d’Eutyphron ; nous passons sous silence les argumens dont il se sert, dont la plûpart fort éloignés des idées plus saines qu’on s’est formé de l’homme paroîtroient absurdes. En partant des principes d’anatomie & d’économie animale les plus universellement reçus aujourd’hui ou les mieux constatés, on répondroit à Denis, 1°. que sa comparaison de l’enfant nourri par une espece de transfusion du sang maternel dans ses vaisseaux, avec ce qui arriveroit à un homme dans qui l’on injecteroit du sang étranger, est fausse & inappliquable ; il est démontré que le sang ne passe point de la mere au fœtus, & que les vaisseaux de la matrice, qui s’abouchent avec les mamelons du placenta, ne filtrent qu’une liqueur blanchâtre fort analogue au lait, que la sanguification se fait dans les vaisseaux propres du fœtus. 2°. Que le travail de la digestion n’est pas moins avantageux à la machine que les sucs qui en résultent ; que le passage des alimens & leur poids même dans l’estomac la remontent dans l’instant ; & que prétendre abréger ce chemin, c’est, comme l’a déja observé M. Petit, de même que si on jettoit quelqu’un par la fenêtre pour le faire plutôt arriver dans la rue ; il est inutile de rappeller toutes les raisons tirées de l’action des différens organes chylopoiétiques, de la nature chimique des alimens & du sang, &c. 3°. Qu’il est faux que la plûpart des maladies viennent du sang ; elles ont presque toutes leur source dans le dérangement des parties solides, dans l’augmentation, ou la diminution du jeu, & de l’activité des différens visceres ; & quand les humeurs pechent, le vice est rarement dans le sang proprement dit, il consiste plutôt dans l’altération des humeurs qui doivent fournir la matiere des secrétions ; le sang d’un galeux, d’un vérolé, &c. sont tout aussi purs que celui d’un homme sain ; d’ailleurs lorsque la partie rouge du sang est viciée, n’arrive-t-il pas fréquemment que c’est par excès, que le sang est trop abondant, qu’il y a pléthore ? or la transfusion seroit dans ce cas manifestement nuisible. 4°. Que dans les hémorrhagies qui paroissent au premier coup-d’œil indiquer la transfusion, cette opération y est ou inutile ou dangereuse ; inutile, s’il y a quelque vaisseau considérable de coupé, parce que remettre du sang dans les vaisseaux, c’est puiser de l’eau dans le seau des danaïdes ; dangereuse, si l’hémorrhagie est dûe à la foiblesse de quelque partie, à un dérangement dans l’action de quelque viscere, &c. parce qu’alors les vaisseaux extrèmement affoiblis par l’évacuation du sang qui a eu lieu, seroient incapables de contenir du nouveau sang, & d’agir efficacement sur lui. Il seroit plutôt à craindre que ce sang n’augmentât ou ne renouvellât l’hémorrhagie par l’irritation qu’il feroit, par l’espece de gêne qu’il occasionneroit dans toute la machine, & sur-tout dans le système sanguin. La transfusion paroît par les mêmes raisons devoir être plus inutile, & plus déplacée chez les personnes épuisées, chez les gens vieux, &c. car le vice est alors plus évidemment dans les parties solides ; & se flatter de tirer des avantages de cette opération dans les pleurésies, véroles, lepres, cancers, érésipeles, rage, folie, &c. c’est confondre des maladies absolument différentes, & afficher une ignorance grossiere sur leur nature, leur marche, leurs causes & leur guérison.
Il ne fut bientôt plus question de raisonnemens, les chocs préliminaires faits avec ces armes foibles & à deux tranchans qui pouvoient se tourner également contre les deux partis, n’avoient servi qu’à échauffer & préparer les esprits sans éclaircir la question ; Denis osa enfin employer pour combattre, des armes d’une trempe plus forte, plus meurtriere, & dont les coups devoient être plus certains & plus décisifs ; il en vint à ces fameuses expériences, dont le succès heureux ou malheureux sembloit devoir terminer irrévocablement la dispute, confirmer, ou détruire ses prétentions ; la prudence auroit ce semble, exigé qu’il fît les premieres tentatives d’une opération si douteuse sur un criminel condamné à la mort ; quelles qu’en eussent été les suites, personne n’auroit eu lieu de le plaindre ; le criminel voyant une espérance d’échapper à la mort, s’y seroit soumis volontiers : c’est ainsi qu’on devroit souvent tirer parti de ces hommes que la justice immole à la sureté publique, on pourroit les soumettre à des épreuves de remedes inconnus, à des opérations nouvelles, ou essayer sur eux différentes façons d’opérer, l’on obtiendroit par-là deux avantages, la punition du crime, & la perfection de la médecine ; Denis ne voulut pas prendre un parti si prudent, dans la crainte qu’un criminel déja altéré, par l’appréhension de la mort, & qui pourroit s’intimider davantage par l’appareil de l’opération, ne la considérant que comme un nouveau genre de mort, ne tombât dans des foiblesses ou dans d’autres accidens que l’on ne manqueroit pas d’attribuer à la transfusion ; il aima mieux attendre qu’une occasion favorable lui fournît un malade qui souhaitât cette opération, & qui l’éprouvât avec confiance, parce que un sujet ainsi disposé aideroit par lui-même aux bons effets de la transfusion : mais pour pratiquer la transfusion sur les hommes, il avoit à choisir, ou du sang d’un autre homme ou du sang des animaux ; vivement frappé de la barbarie qu’il y auroit de risquer d’incommoder un homme, d’abréger ses jours pour en guérir, ou faire vivre plus long-tems un autre, barbarie cependant trop usitée dans bien d’autres occasions ; il se détermina pour le sang des animaux, & il crut d’ailleurs trouver dans ce choix d’autres avantages. 1°. Il imagina que les brutes dépourvûes de raison, guidées par les seuls appétits naturels ou l’instinct, & par conséquent exemptes de toutes les débauches & les excès auxquels les hommes se livrent, sans doute par un effet de la raison, devoient avoir le sang beaucoup plus pur qu’eux. 2°. Il pensa que les mêmes sujets dont la chair servoit journellement à la nourriture de l’homme, devoient fournir un sang plus analogue & plus propre à se convertir en sa propre substance. 3°. Il compta encore sur l’utilité des préparations qu’il feroit aux animaux avant d’en employer le sang, persuadé qu’il seroit plus doux & plus balsamique lorsqu’on auroit eu soin de nourrir pendant quelques jours les animaux plus délicatement ; il auroit dû ajouter, qu’on auroit pû par des remedes convenables, donner à leur sang des qualités plus appropriées aux maladies de ceux qui devoient le recevoir. Il auroit pû s’appuyer sur l’histoire vraie ou fausse de Mélampe, à l’égard des filles du roi Prétus, & sur une pratique assez suivie de nourrir les chevres, dont on fait prendre le lait à des malades avec des plantes salutaires : 4°. il sentit que l’extraction du sang se feroit plus hardiment & avec plus de liberté sur les animaux, qu’on pourroit couper, tailler avec moins de ménagement, & prendre, s’il étoit nécessaire, du sang artériel & en tirer une grande quantité, & enfin les incommoder ou même les faire mourir sans s’en mettre beaucoup en peine ; toutes ces raisons moitié bonnes, moitié mauvaises, & toutes fort spécieuses, l’engagerent à se servir du sang des animaux pour en faire la transfusion dans les veines des malades qui voudroient s’y soumettre.
La premiere expérience se fit le 15 du mois de Juin 1667 sur un jeune homme, âgé de quinze ou seize ans, qui avoit essuyé depuis peu une fievre ardente dans le cours de laquelle les Médecins peu avares de son sang, l’avoient fait couler abondamment à vingt différentes reprises, ce qui n’avoit sans doute pas peu aidé à la rendre plus opiniâtre ; cette fievre dissipée, le malade resta pendant long-tems valétudinaire & languissant, son esprit sembloit émoussé, sa mémoire auparavant heureuse, étoit presque entierement perdue, & son corps étoit pesant, engourdi, & dans un assoupissement presque continuel ; Denis imagina que ces symptomes devoient être attribués à un sang épaissi & dont la quantité étoit trop petite ; il crut sa conjecture vérifiée, parce que le sang qu’on lui tira avant de lui faire la transfusion, étoit si noir & si épais, qu’il ne pouvoit pas former un filet en tombant dans le plat ; on lui en tira environ cinq onces, & on introduisit par la même ouverture faite au bras, trois fois autant de sang artériel d’un agneau dont on avoit préparé la carotide ; après cette opération, le malade se couche & se releve, suivant le rapport de Denis, parfaitement guéri, ayant l’esprit gai, le corps léger & la mémoire bonne, & se sentant de plus très-soulagé d’une douleur qu’il avoit aux reins à la suite d’une chûte faite le jour précédent ; il rendit le lendemain trois ou quatre goutes de sang par le nez, & se rétablit ensuite de jour en jour, il dit n’avoir senti autre chose pendant l’opération qu’une chaleur très-considérable le long du bras.
Ce succès, dit M. Denis, l’engagea à tenter une seconde fois cette opération ; on choisit un homme robuste & bien portant, qui s’y soumit pour de l’argent ; on lui tira dix onces de sang, & on lui en remit le double pris de l’artere crurale d’un agneau, le patient n’éprouva comme l’autre, qu’une chaleur très-vive jusqu’à l’aisselle, conserva pendant l’opération sa tranquillité & sa bonne humeur, & après qu’elle fut finie, il écorcha lui-même l’agneau qui y avoit servi, alla le reste du jour employer au cabaret l’argent qu’on lui avoit donné, & ne ressentit aucune incommodité. Lettr. de Denis à M. de Montmor, &c. Paris, 25 Juin 1667.
Il se présenta bien-tôt une autre occasion de pratiquer cette opération, mais où son efficacité ne fut pas aussi démontrée, de l’aveu même des transfuseurs, que dans les cas précédens ; le baron Bond, fils du premier ministre du roi de Suéde, se trouvant à Paris, fut attaqué d’un flux hépatique, diurétique & bilieux, accompagné de fievre ; les Médecins après avoir inutilement employé toutes sortes de remedes que la prudence leur suggéra, c’est-à-dire nombre de saignées du pié & du bras, des purgations & des lavemens, le malade fut, comme on l’imagine aisément, si affoibli qu’il ne pouvoit plus se remuer, perdit la parole & la connoissance, & un vomissement continuel se joignit à ces symptomes : les Médecins en désespérerent, on eut recours à la transfusion, comme à une derniere ressource. MM. Denis & Emmerets, ayant été mandés, après quelques légers refus, lui transfuserent environ deux palettes de sang de veau ; le succès de cette opération ne fut point, selon eux, équivoque. Le malade revint à l’instant de son assoupissement, les convulsions dont il étoit tourmenté cesserent, & son pouls enfoncé & fourmillant parut se ranimer ; le vomissement & le flux lientérique furent arrêtés, &c. mais après avoir demeuré environ 24 heures dans cet état, tous ces accidens reparurent avec plus de violence. La foiblesse fut plus considérable, le pouls se renfonça, & le dévoiement revenu jetta le malade dans des syncopes fréquentes. On crut qu’il étoit alors à-propos de réiterer la transfusion ; après qu’on l’eut faite, le malade parut reprendre un peu de vigueur, mais le flux lientérique persista toujours, & sur le soir la mort termina tous ces accidens ; les transfuseurs firent ouvrir le cadavre, & rejetterent le succès incomplet de leur opération sur la gangrene des intestins, & sur quelques autres derangemens qu’on trouva dans les différens visceres. Lettr. de Gadrogs (ou Denis) à M. l’abbé Bourdelot, médecin, &c. Paris, 8 Août 1667.
L’observation la plus remarquable, qui a fait le plus de bruit, soit dans Paris, soit dans les pays étrangers, qui a été si diversement racontée par les parties intéressées, & qui a enfin été cause que les magistrats ont défendu la transfusion, est celle d’un fou qu’on a soumis plusieurs fois à cette opération, qui en a été parfaitement guéri, suivant les uns, & que les autres assurent en être mort : voici le détail abrégé que Denis donne de sa maladie & des succès de la transfusion.
La folie de ce malade étoit périodique, revenant surtout vers la pleine lune : différens remedes qu’il avoit essayés depuis huit ans, & entr’autres dix huit saignées & quarante bains, n’avoient eu aucun succès ; l’on avoit même remarqué que les accès se dissipoient plus promptement lorsqu’on ne lui faisoit rien que lorsqu’on le tourmentoit par des remedes ; on se proposa de lui faire la transfusion ; MM. Denis & Emmerets consultés à ce sujet, jugerent l’opération très-utile & très-praticable. Ils répondirent de la vie du malade, mais n’assurerent pas sa guérison ; ils firent cependant espérer quelque soulagement de l’intromission du sang d’un veau dont la fraîcheur, disoient-ils, & la douceur pourroient tempérer les ardeurs & les bouillons du sang avec lequel on le mêleroit ; cette opération fut faite le lundi 19 Décembre, en présence d’un grand nombre de personnes de l’art & de distinction ; on tira au patient dix onces de sang du bras, & l’opérateur gêné ne put lui en faire entrer qu’environ cinq ou six de celui du veau ; on fut obligé de suspendre l’opération, parce que le malade avertit qu’il étoit prêt à tomber en foiblesse ; on n’apperçut les jours suivans presque aucun changement ; on en attribua la cause à la petite quantité du sang transfusé ; on trouva cependant le malade un peu moins emporté dans ses paroles & ses actions, & l’on en conclut qu’il falloit réitérer encore une ou deux fois la transfusion. On en fit la seconde épreuve le mercredi suivant 21 Décembre ; l’on ne tira au malade que deux ou trois onces de sang, & on lui en fit passer près d’une livre de celui du veau. La dose du remede ayant été cette fois plus considérable, les effets en furent plus prompts & plus sensibles ; aussitôt que le sang commença d’entrer dans ses veines, il sentit la chaleur ordinaire le long du bras & sous l’aisselle ; son pouls s’éleva, & peu de tems après une grande sueur lui coula du visage ; son pouls varia fort dans cet instant : il s’écria qu’il n’en pouvoit plus des reins, que l’estomac lui faisoit mal, & qu’il étoit prêt à suffoquer ; on retira aussitôt la canule qui portoit le sang dans ses veines, & pendant qu’on lui fermoit la plaie, il vomit quantité d’alimens qu’il avoit pris demi-heure auparavant, passa une partie de la nuit dans les efforts du vomissement, & s’endormit ensuite : après un sommeil d’environ dix heures, il fit paroître beaucoup de tranquillité & de presence d’esprit ; il se plaignit de douleurs & de lassitude dans tous ses membres ; il pissa un grand verre d’urine noirâtre, & resta pendant toute la journée dans un assoupissement continuel, & dormit très-bien la nuit suivante ; le vendredi il rendit encore un verre d’urine aussi noire que la veille ; il saigna du nez abondamment, d’où l’on tira une indication pour lui faire une saignée copieuse.
Cependant le malade ne donna aucune preuve de folie, se confessa & communia pour gagner le jubilé, reçut avec beaucoup de joie & de démonstrations d’amitié sa femme contre laquelle il étoit particulierement déchaîné dans ses accès de folie ; un changement si considérable fit croire à tout le monde que la guérison étoit complette. Denis n’étoit pas aussi content que les autres ; il appercevoit de tems en tems encore quelques légéretés qui lui firent penser que pour perfectionner ce qu’il avoit si bien commencé, il falloit encore une troisieme dose de transfusion ; il différa cependant l’exécution de ce dessein, parce qu’il vit ce malade se remettre de jour en jour, & continuer à faire des actions qui prouvoient le bon état de sa tête. Lettre de Denis à M. **** Paris, 12 Janvier 1668.
Peu de tems après (le 10 Février 1668), M. Denis fit faire la transfusion à une femme paralytique sur laquelle un médecin avoit inutilement épuisé tout son savoir ; il l’avoit fait saigner cinq fois du pié & des bras, & lui avoit fait prendre l’émétique & une infinité de médecines & de lavemens. La transfusion étant décidée & la malade préparée, on choisit un sang qui eût assez de chaleur & de subtilité, ce fut le sang artériel d’un agneau ; on en fit passer en deux fois douze onces dans les veines de la paralytique ; l’opération fut suivie du succès le plus complet ; le sentiment & le mouvement revinrent dans toutes les parties qui en étoient privées. Denis, lettre à M. Sorbiere, médecin, 2 Mars 1668.
Vers la fin du mois de Janvier le fou qui avoit donné de si grandes espérances, & qui avoit prodigieusement enflé le courage des transfuseurs, tomba malade (M. Denis ne marque pas le caractere de la maladie) ; sa femme lui ayant fait prendre quelques remedes qui n’eurent aucun effet, s’adressa à M. Denis, suivant ce qu’il écrit (lettre à M. Oldenburgh, secrétaire de l’acad. royale d’Angl. Paris, 15 Mai 1668), & le pria instamment de réitérer sur lui la transfusion. Ce ne fut qu’à force de prieres que ce médecin si impatient quelques jours auparavant de faire cette opération au même malade, s’y résolut alors ; à peine avoit-on ouvert la veine du pié pour lui tirer du sang pendant qu’une canule placée entre l’artere du veau & une veine du bras lui apportoit du nouveau sang, que le malade fut saisi d’un tremblement de tous les membres ; les autres accidens redoublerent ; l’on fut obligé de cesser l’opération à peine commencée ; & le malade mourut dans la nuit. Denis soupçonnant que cette mort étoit l’effet du poison que la femme avoit donné à ce fou pour s’en délivrer, & alléguant quelques poudres qu’elle lui avoit fait prendre, demanda l’ouverture du cadavre, & dit ne l’avoir pas pu obtenir ; il ajoute que la femme lui raconta qu’on lui offroit de l’argent pour soutenir que son mari étoit mort de la transfusion, & qu’elle lui proposa de lui en donner pour assurer le contraire ; à son refus la femme se plaignit, cria au meurtre ; Denis eut recours aux magistrats pour se justifier ; & de ces contestations résulta une sentence du Châtelet qui, comme nous l’avons déja remarqué, « fait défenses à toutes personnes de faire la transfusion sur aucun corps humain, que la proposition n’ait été reçue & approuvée par les médecins de la faculté de Paris, à peine de prison ».
Telle fut la fin des expériences de la transfusion sur les hommes, qu’on fit à Paris, qui, quoique présentées par les transfuseurs, & par conséquent sous le jour le plus avantageux & avec les circonstances les plus favorables, ne paroissent pas bien décisives pour cette opération. On voit que, suivant eux, de cinq personnes qui l’ont éprouvée, deux malades ont été guéris, un homme sain n’en a pas été incommodé, & deux autres n’ont pu éviter la mort, & de ces deux le fou a eu à la suite divers accidens, comme foiblesse, défaillance, vomissement, excrétion d’urines noires, assoupissement, saignement de nez, &c. & l’on ne sauroit douter que les avantages de cette opération n’ayent été sûrement exagérés par ceux qui la pratiquoient & s’en disoient les inventeurs ; leur honneur & leur fortune même étoient intéressés au succès de la transfusion ; & c’est une regle assez sure dans la pratique, qu’on doit être d’autant plus réservé à croire des faits dont on n’a pas été témoin, qu’ils sont plus merveilleux, & que ceux qui les racontent ont plus d’intérêt à les soutenir. Les bons effets de la transfusion paroîtront encore plus douteux, si l’on consulte les relations que les antitransfuseurs, surtout la Martiniere & Lami, donnent des cures opérées par son moyen ; & si l’on examine certaines circonstances sur lesquels on étoit généralement d’accord, mais que les transfuseurs supprimerent comme leur étant inutiles ou peu favorables.
On remarque en premier lieu, que le jeune homme qui a été le sujet de la premiere expérience, étoit domestique de Denis, & qu’on ne cite aucun témoin de cette opération ; la Martiniere ajoute que le témoignage d’un domestique est si peu concluant, qu’il se charge « de faire dire à sa servante que son chat ayant la jambe rompue, il l’a parfaitement guéri en deux heures ; le croira qui voudra ». 2°. On assure que la femme paralytique demeurant au faubourg S. Germain est morte quelque tems après l’opération. 3°. On prétend que l’observation de ce crocheteur qui se portant bien n’a point été incommodé de la transfusion, ne prouveroit rien en sa faveur, quand elle seroit bien vraie, parce que la quantité de sang étranger qu’on lui a transfusé, étoit très-petite, & qu’il aura pu se faire que ce sang ait été suffisamment altéré par l’action continuelle de ses vaisseaux robustes & par les exercices violens. 4°. L’histoire du seigneur suédois prouve au-moins que la transfusion a été inutile ; l’espece de soulagement momentané qui l’a suivi, peut être l’effet de la révolution générale excitée dans la machine & de l’irritation faite dans tout le systême sanguin par le sang étranger ; dès que ce trouble a été appaisé, les accidens sont revenus avec plus de force, & le malade est mort malgré une transfusion faite le même jour. 5°. C’est sur l’article du fou que les sentimens sont encore plus différens ; la Martiniere remarque sept à huit contradictions dans la relation que Denis donna au public, & celle qu’il fit dans des conférences particulieres de la maladie & du traitement de cet homme, il assure savoir exactement ce qui s’est passé, & dit le tenir de la veuve même de ce malade ; le détail qu’il en donne assez conforme à celui de Lamy, differe principalement de celui de Denis au sujet de la derniere transfusion ; suivant les lettres de ces deux médecins, ce fou après avoir subi deux fois la transfusion dont il fut considérablement incommodé, resta pendant quinze jours hors de l’accès de sa folie, & après ce tems précisément au fort de la lune de Janvier, la maladie recommença, ayant changé de nature ; le delire auparavant léger & bouffon étoit devenu violent & furieux, en un mot, maniaque ; sa femme lui fit prendre lors les poudres d’un M. Claquenelle, qui passoient pour excellentes dans pareils cas ; ce sont ces poudres que Denis a voulu faire regarder comme un poison. Ces remedes n’ayant produit aucun effet, & la fievre étant survenue, MM. Denis & Emmerets résolurent de faire de nouveau la transfusion ; ils vainquirent par leur importunité les refus du malade & de sa femme ; mais à peine avoient-ils commencé à faire entrer du sang d’un veau dans ses veines, que le malade s’écria : arrêtez, je me meurs, je suffoque ; les transfuseurs ne discontinuerent pas pour cela leur opération ; ils lui disoient : vous n’en avez pas encore assez, monsieur ; & cependant il expira entre leurs mains. Surpris & fâchés de cette mort, ils n’oublierent rien pour la dissiper ; ils employerent inutilement les odeurs les plus fortes, les frictions, & après s’être convaincus qu’elle étoit irrévocablement décidée, ils offrirent à la femme, suivant ce qu’elle a déclaré, de l’argent pour se mettre dans un couvent, à condition qu’elle cacheroit la mort de son mari, & qu’elle publieroit qu’il étoit allé en campagne ; elle n’ayant pas voulu accepter leur proposition, donna par ses cris & ses plaintes lieu à la sentence du châtelet.
Il est impossible de décider aujourd’hui laquelle des deux relations si différentes, de celle de Denis ou de celle de la Martiniere & Lamy, est conforme à la vérité. Il y a lieu de penser que dans l’une & l’autre l’esprit de parti y aura fait glisser des faussetés, parce que dans toutes les disputes il y a du tort des deux côtés ; mais il me paroit naturel de croire que M. Denis a le plus altéré la vérité, 1°. parce qu’il étoit le plus intéressé à soutenir son opinion, 2°. parce que la transfusion a cessé d’être pratiquée non-seulement en France, mais dans les pays étrangers, preuve évidente qu’on en a reconnu les mauvais effets. L’antimoine quoique proscrit par une requête des médecins de la faculté de Paris, n’en a pas moins été employé par les médecins de Montpellier, & ensuite son usage est devenu universel, & son utilité a enfin été généralement reconnue, parce qu’il est effectivement un remede très-avantageux. Les brigues, les clameurs, la nouveauté, l’esprit de parti peuvent bien accréditer pour un tems un mauvais remede & en avilir de bons, mais tôt ou tard ces avantages étrangers se dissipent ; on apprétie ces remedes à leur juste valeur, on fait revivre l’usage des uns, & on rebute absolument l’autre ; l’oubli ou le discrédit général où est la transfusion depuis près d’un siecle, démontre manifestement que cette opération est dangereuse, nuisible, ou tout-au-moins inutile. Il ne manque pas d’exemple d’animaux morts après la transfusion ; on cite entr’autres un cheval qu’on vouloit rajeunir, un perroquet dans qui on transfusa le sang de deux sansonnets ; M. Gurge de Montpellier, auteur impartial sur cette matiere, raconte que M. Gayen ayant fait avec beaucoup d’exactitude la transfusion sur un chien, il mourut dans l’espace de cinq jours, quoi qu’il fût bien pansé & bien nourri, le chien qui avoit fourni le sang, vécut long-tems après (lettre à M. Bourdelot, médecin, Paris, 16 Septembre 1667). Les expériences de Lower, de M. King & de M. Coke, en Angleterre n’eurent pas sur ces animaux des suites fâcheuses, si l’on en croit leurs auteurs. Celles qu’on y fit sur un homme, ne produisirent aucun accident ; on ne dit pas s’il en résulta de bons effets ; en Italie un pulmonique se remplit en vain le poumon d’un sang étranger, il mourut ; quelques autres malades y furent guéris de la fievre, mais ces légers succès ne parurent point décisifs ni bien constatés aux médecins éclairés.
On peut conclure de tous ces faits que la transfusion est une opération indifférente pour les animaux sains, lorsqu’elle est faite avec circonspection, & qu’on introduit dans leurs veines une très-petite quantité de sang étranger ; elle devient mauvaise, pernicieuse lorsqu’on la fait à fortes doses ; & elle est toujours accompagnée d’un danger plus ou moins pressant lorsqu’on y soumet des malades, sur-tout ceux qui sont affoiblis par l’effet de leur maladie, ou par quelqu’autre cause précédente, ou qui ont quelque viscere mal disposé : si elle produit quelquefois du soulagement, il n’est pour l’ordinaire que passager, & plutôt l’effet de la révolution générale dans la machine, de l’irritation particuliere dans le système sanguin, de l’augmentation du mouvement intestin du sang qu’occasionne le nouveau sang, comme feroit tout autre corps étranger ; il seroit toujours très-imprudent de pratiquer cette opération dans l’espérance de cet avantage incertain & léger ; & d’ailleurs il peut arriver que ce trouble excité tourne désavantageusement, & tende à affaisser les ressorts de la machine au-lieu de les remonter : nous pourrions ajouter bien des raisonnemens tirés des principes mieux connus de l’économie animale, & des analyses récentes du sang, qui concourroient à inspirer de l’éloignement pour cette opération ; mais outre que les faits rapportés sont suffisans, on n’est pas heureusement dans le cas d’avoir besoin d’en être détourné. Je ne dois cependant pas oublier de faire observer que cette opération est très-douloureuse. Quoiqu’on ait paru négliger cet article, il est assez important, & mérite qu’on y fasse attention. On est obligé d’abord de faire à la veine une ouverture considérable pour pouvoir y faire entrer une canulle ; l’introduction de ce tuyau ne peut se faire sans une nouvelle douleur, qui doit encore augmenter au moindre mouvement que fait l’animal, & qu’on renouvelle enfin en retirant la canule. Voyez plus bas la maniere de faire cette opération. Je ne parle pas de la chaleur excessive au bras, du mal-aise général, des suffocations, des pissemens de sang, qui en sont la suite ordinaire.
On peut juger par tout ce que nous avons dit, combien sont fondées les prétentions de ceux qui avant que la transfusion fût pratiquée, avoient imaginé dans leur cabinet qu’elle devoit être un remede assuré contre toutes les maladies, quelque différentes qu’en fussent la nature & les causes, qu’elle avoit la vertu de rallumer les flammes languissantes qui sont prêtes à s’éteindre dans une vieillesse caduque, & qui voyoient dans cette opération une assurance infaillible de l’immortalité. Quelques médecins partisans de la transfusion, mais plus circonspects, avoient restreint son usage dans des maladies particulieres, comme dans les intempéries froides, dans les rhumatismes, la goutte, le cancer, les épuisemens à la suite des hémorrhagies, la mélancholie, & dans tous les cas où quelqu’un des organes qui servent à la digestion étoit dérangé ; ils veulent aussi qu’on change le sang qui doit être transfusé, suivant la nature de la maladie qu’on se propose de guérir ; & ainsi lorsque la maladie dépend d’un sang grossier, épais, ils conseillent le sang d’un veau, ou d’un agneau qui est fluide & subtil ; ils croyent que le sang froid & engourdi des apoplectiques doit être rechauffé & mis en mouvement par le sang bouillant & actif d’un jeune homme vigoureux, &c. Tous ces dogmes produits des théories formées des débris du galénisme & des fables du cartésianisme qui infestoient alors les écoles, sont aujourd’hui si généralement proscrites de la médecine, qu’il est inutile de s’arrêter à les refuter, d’autant mieux qu’il ne nous seroit pas possible de le faire sans tomber dans des répétitions superflues.
La maniere de faire la transfusion a varié dans les différens tems & les différens pays : dans les commencemens, les chirurgiens inhabiles à cette opération, la rirent avec moins de précaution & d’adresse, & par conséquent avec plus de douleur & de danger que dans la suite, où l’habitude de la pratiquer fit imaginer successivement des nouveaux moyens de la faciliter & de la rendre moins douloureuse. Les étrangers rendent aux françois le témoignage non équivoque que c’est par eux qu’elle a été perfectionnée. La méthode des Italiens étoit extrèmement cruelle. M. Manfredi rapporte que pour faire la transfusion sur les hommes, les chirurgiens de Rome marquent sur la peau avec de l’encre le chemin de la veine par laquelle ils veulent faire entrer le sang ; ensuite ils enlevent cette peau, & font avec le rasoir une incision suivant la marque, d’environ deux pouces de long, afin de découvrir la veine & la séparer des chairs environnantes ; ils passent après une aiguille enfilée par-dessous la veine pour la lier par le moyen d’un fil ciré avec la canulle que l’on doit introduire dedans pour y communiquer le sang. En suivant cette méthode, outre les douleurs longues & vives qu’on cause au malade, on est sûr d’exciter une inflammation qui peut être funeste, & on risque d’offenser l’artere, on tendon, ou d’exciter quelqu’autre accident.
La méthode suivie à Paris par M. Emmerets est beaucoup plus simple, & est à l’abri de tous ces inconveniens. Les instrumens nécessaires sont deux petits tuyaux d’argent, d’ivoire, ou de toute autre chose, recourbés par l’extrémité qui doit être dans les veines ou arteres des animaux qui servent à la transfusion, & sur qui on la fait ; par l’autre bout ces tuyaux sont faits de façon à pouvoir s’adapter avec justesse & facilité ; peu en peine de faire souffrir les animaux qui doivent fournir le sang qu’on veut transfuser aux hommes, le chirurgien prépare commodément leur artere, il la découvre par une incision longitudinale de deux ou trois pouces, la sépare des tégumens, & la lie en deux endroits distans d’un pouce, ayant attention que la ligature qui est du côté du cœur puisse facilement se défaire ; ensuite il ouvre l’artere entre les deux ligatures, y introduit un des tuyaux, & l’y tient fermement attaché : l’animal ainsi préparé, le chirurgien ouvre la veine du malade (il choisit ordinairement une de celles du bras), laisse couler son sang autant que le médecin le juge à propos, ensuite ôte la ligature qu’on met ordinairement pour saigner, au-dessus de l’ouverture, & la met au-dessous ; il fait entrer son second tuyau dans cette veine, l’adapte ensuite à celui qui est placé dans l’artere de l’animal, & emporte la ligature qui arrêtoit le mouvement du sang ; aussi-tôt il coule, trouvant dans l’artere un obstacle par la seconde ligature, il enfile le tuyau, & pénetre ainsi dans les veines du malade. On jugeoit par son état, par celui de l’animal qui fournissoit le sang, & par la quantité qu’on croyoit transfusée du tems où il falloit cesser l’opération : on ferme la plaie du malade avec la compresse & le bandage, comme dans la saignée du bras. On peut savoir à-peu-près quelle est la quantité du sang qu’on lui a communiqué, 1o. en pesant l’animal dont on a employé le sang avant & après l’opération, 2o. en lui tirant le reste de son sang, parce qu’on sait la quantité totale que contient un animal de telle espece & de telle grosseur, 3o. en connoissant combien les tuyaux dont on se sert peuvent fournir de sang dans un tems déterminé, & comptant les minutes & les secondes qui s’écoulent pendant l’opération. M. Tardy proposa une transfusion réciproque dans les hommes qui fut faite de façon que le même homme donnât du sang à un autre homme, & en reçût du sien en même tems ; mais cette opération très-cruelle & très-compliquée, n’a jamais eu lieu que dans son imagination, & il est à souhaiter que les médecins plus avares du sang humain, dont la perte est souvent irréparable, s’abstiennent avec soin de toutes ces especes d’opérations, souvent dangereuses, & jamais utiles. (m)