L’Encyclopédie/1re édition/TOMBEAU
TOMBEAU, s. m. (Antiq.) partie principale d’un monument funéraire où repose le cadavre. C’est ce que les anciens nommoient arca, & qu’ils faisoient de terre cuite, de pierre ou de marbre, creusé au ciseau quarrément ou à fond de cuve, & couvert de dales de pierre ou de tranches de marbre, avec des bas-reliefs & des inscriptions. Il y avoit aussi des tombeaux faits d’une espece de pierre, qui consumoit les corps en peu de tems. On les appelloit sarcophages, mange-chair, d’où est venu le nom de cercueil.
Tombeau, (Antiq. rom.) sépulcre plus ou moins magnifique, où l’on met le corps des princes, des grands ou des riches après leur mort.
Les rois d’Egypte pour se consoler de leur mortalité, se bâtissoient des maisons éternelles, qui devoient leur servir de tombeaux après la mort ; voilà l’origine de leurs obélisques & de leurs superbes pyramides.
Les Romains avoient trois sortes de tombeaux, sepulchrum, monumentum & cenotaphium.
Sepulchrum étoit le tombeau ordinaire, où l’on avoit déposé le corps entier du défunt. Voyez Sepulchrum & .
Le monument, monumentum, offroit aux yeux quelque chose de plus magnifique que le simple sépulcre ; c’étoit l’édifice construit pour conserver la mémoire d’une personne, sans aucune solemnité funebre. On pouvoit ériger plusieurs monumens à l’honneur d’une personne ; mais on ne pouvoit avoir qu’un seul tombeau. Gruter a rapporté l’inscription d’un monument élevé en l’honneur de Drusus, qui nous instruit en même tems des fêtes que l’on faisoit chaque année sur ces sortes de monumens.
Lorsqu’après avoir construit un tombeau, on y célébroit les funérailles avec tout l’appareil ordinaire, sans mettre néanmoins le corps du mort dans ce tombeau, on l’appelloit cenotaphium, cénotaphe, c’est-à-dire tombeau vuide. L’idée des cénotaphes vint de l’opinion des Romains, qui croyoient que les ames de ceux dont les corps n’étoient point enterrés, erroient pendant un siecle le long des fleuves de l’enfer, sans pouvoir passer dans les champs Elysées. Hæc omnis quam cernis inops inhumataque turba est. On elevoit donc un tombeau de gazon, ce qui s’appelloit injectio glebæ. Après cela, on pratiquoit les mêmes cerémonies que si le corps eut été présent. C’est ainsi que Virgile, Eneide, liv. VI. fait passer à Caron l’ame de Déiphobus, quoiqu’Enée ne lui eût dressé qu’un cénotaphe. Suétone, dans la vie de l’empereur Claude, appelle les cénotaphes, des tombeaux honoraires, parce qu’on mettoit dessus ces mots, ob honorem ou memoriâ, au-lieu que dans les tombeaux où reposoient les cendres, on y gravoit ces lettres D. M. S. pour montrer qu’ils étoient dédiés aux dieux manes.
Cependant comme ce n’étoit point en réalité que l’on faisoit les funérailles de la personne en l’honneur de laquelle ce tombeau vuide étoit construit, les Jurisconsultes ont beaucoup disputé, si le cénotaphe étoit religieux. Marcian le prétend, Ulpien le nie ; & tous deux se fondent sur divers endroits de l’Enéide : mais il est aisé de les concilier, en distinguant le cénotaphe consacré dans les formes, de celui qui ne l’a point été avec les cérémonies requises. Virgile lui-même a décrit les cérémonies de cette consécration, en parlant du cénotaphe élevé à l’honneur d’Hector sur le rivage feint du fleuve Simoïs.
Solemnes tùm fortè dapes, & tristia dona
Ante urbem in luco falsi Simoentis ad undam
Libabat cineri Andromache, manesque vocabat
Hectoreum ad tumulum, viridi quem cespite inanem
Et geminas, causam lacrimis, sacraverat aras.
On ne peut pas douter que la consécration n’ait été nécessaire pour rendre le cénotaphe religieux, puisque l’on apprend par plusieurs inscriptions, que ceux qui faisoient construire leur tombeau pendant leur vie, le consacroient dans la pensée qu’il ne pourroit passer pour religieux, si par quelque avanture leur corps n’y étoit pas mis après leur mort.
Les gens de naissance avoient aussi dans leur palais des voûtes sépulcrales, où ils mettoient dans différentes urnes, les cendres de leurs ancêtres. On a trouvé autrefois à Nismes une de ces voutes pavée de marqueterie, & garnie de niches dans le mur, lesquelles niches contenoient chacune des urnes de verre remplies de cendres.
La pyramide de Cestius, qui contenoit intérieurement une chambre admirablement peinte, n’étoit que le tombeau d’un particulier ; mais il faut considérer ici principalement les tombeaux ordinaires de la nation.
Il y en avoit de famille, d’autres héréditaires, & d’autres qui n’avoient aucune destination. On trouve cette différence dans les lois du digeste & du code, sous le titre de religiosis, ainsi que dans le recueil d’inscriptions publiées par les savans.
Les tombeaux de famille étoient ceux qu’une personne faisoit faire pour lui & pour sa famille, c’est-à-dire pour ses enfans, ses proches parens, & ses affranchis. Les tombeaux héréditaires étoient ceux que le testateur ordonnoit pour lui, pour ses héritiers, ou pour ceux qui l’acquereroient par droit d’héritage.
Tout le monde pouvoit se réserver un tombeau particulier, où personne n’eût été mis. On pouvoit aussi défendre par testament, d’enterrer dans le tombeau de famille, aucuns des héritiers de la famille. Pour lors on gravoit sur le tombeau, les lettres suivantes : H. M. H. N. S. hoc monumentum hæredes non sequitur ; ou ces autres : H. M. ad H. N. TRANS. hoc monumentum ad hæredes non transit, le droit de ce monument ne suit point l’héritier, c’est-à-dire que les héritiers ne pourroient disposer de l’endroit où étoit le tombeau, & que ni l’endroit, ni le tombeau, ne feroient partie de l’héritage.
On peut voir dans les anciennes inscriptions sépulcrales, les précautions que l’on prenoit pour que les tombeaux subsistassent dans les différens changemens de propriétaires. Outre qu’on le gravoit sur la tombe ; outre les imprécations qu’on faisoit encore contre ceux qui oseroient violer la volonté du testateur, les lois attachoient aux contraventions de très grosses amendes.
En un mot, les tombeaux étoient du nombre des choses religieuses. Celui, dit Justinien dans ses institutes, liv. II. tit. 1. §. 9. qui fait inhumer le corps d’une personne décédée, dans un fonds qui lui appartient, le rend religieux. On peut même inhumer un corps dans le fonds d’autrui, avec le consentement du propriétaire ; & s’il arrive qu’il l’oblige dans la suite d’enlever ce cadavre, le fonds restera toujours religieux.
Non seulement la place occupée par le tombeau étoit religieuse, il y avoit encore un espace aux environs qui étoit de même religieux, ainsi que le chemin par lequel on alloit au tombeau. C’est ce que nous apprenons d’une infinité d’inscriptions anciennes, que Gruter, Boissard, Fabreti, Reinesius, & plusieurs autres ont recueillies. On y voit qu’outre l’espace où le tombeau étoit élevé, il y avoit encore iter, aditus & ambitus, qui étant une dépendance du tombeau, jouissoit du même privilege. S’il arrivoit que quelqu’un eût osé emporter quelques-uns des matériaux d’un tombeau, comme des colonnes ou des tables de marbre, pour l’employer à des édifices profanes, la loi les condamnoit à dix livres pesant d’or, applicables au trésor public ; & de plus, son édifice étoit confisqué de droit au profit du fisc. La loi n’exceptoit que les sépulcres & tombeaux des ennemis, parce que les Romains ne les regardoient pas pour saints ni religieux.
Ils ornoient quelquefois leurs tombeaux de bandelettes de laine, & de festons de fleurs ; mais ils avoient sur-tout soin d’y faire graver des ornemens qui servissent à les distinguer, comme des figures d’animaux, des trophées militaires, des emblèmes caractéristiques, des instrumens, en un mot, différentes choses qui marquassent le mérite, le rang, ou la profession du mort.
Dans les tems de corruption, les particuliers du plus bas étage, mais favorisés des biens de la fortune, se bâtirent des tombeaux somptueux. Le tombeau de Licinus, barbier d’Auguste, égaloit en magnificence ceux des plus nobles citoyens romains de son tems. On connoît le distique que Varron indigné fit dans cette occasion.
Marmoreo Licinus tumulo jacet, at Cato parvo,
Pompeius nullo ; quis putet esse deos ?
Mais que dire de celui de Pallas, affranchi de Tibere, portant cette inscription superbe, que le sénat eut la bassesse de laisser graver ?
Tib. Claudius. Aug. I.
Pallas
Huic. Senatus. ob. Fidem.
Patronos. Ornamenta.
Prætoria. Decrevit.
Et. H. S. Centies. Quin.
Quagies. Cujus. Honore.
Contentus. Fuit.
Je sai que l’orgueil ne perce pas moins sur nos épitaphes modernes ; mais ce n’est point pour les recueillir que je visite quelquefois les tombeaux dans nos églises : je le fais parce que je puis envisager la nature sans effroi, dans ces sortes de scènes muettes ; & de plus, parce que j’en tire quelque profit. Par exemple, quand je jette les yeux sur les tombeaux de ces hommes détestés, dont Virgile dit :
Vendidit hic auro patriam, dominumque potentem
Imposuit. Ille fixit leges pretio, atque refixit,
Ausi omnes immane nefas, ausoque potiti.
« Celui-ci a vendu sa patrie & l’a soumise au despotisme ; celui là, corrompu par l’argent, a porté des lois vénales, & en a abrogé de saintes. Ils ont commis ces énormes forfaits, & en ont joui indignement ». Quand, dis-je, je vois ces illustres coupables couchés dans la poussiere, j’éprouve une secrette joie de fouler leurs cendres sous mes piés.
Au contraire, quand je lis les plaintes des peres & des meres, gravées sur la tombe de leurs aimables enfans moissonnés à la fleur de leur âge, je m’attendris, & je verse des larmes. Lorsqu’avançant mes pas vers le chœur de l’église, je vois de saints personnages, qui déchiroient le monde par leurs cruelles disputes, placés côte-à-côte les uns des autres, je sens une vive douleur de toutes ces factions, & de tous ces petits débats qui mettent en feu le genre humain. Enfin, quand revenu chez moi, je lis la description des superbes tombeaux de la Grece & de Rome, je me demande ce que sont devenus ces grands hommes qui y étoient renfermés.
Dans ces tas de poussiere humaine,
Dans ce cahos de boue & d’ossemens épars,
Je cherche, consterné de cette affreuse scène,
Les Alexandres, les Césars,
Cette foule de rois, fiers rivaux du tonnerre ;
Ces nations la gloire & l’effroi de la terre,
Ce peuple roi de l’univers,
Ces sages dont l’esprit brilla d’un feu céleste :
De tant d’hommes fameux, voilà donc ce qui reste,
Des urnes, des cendres, des vers !
(Le chevalier de Jaucourt.)
Tombeaux des Péruviens, (Hist. du Pérou.) la description des tombeaux qu’avoient les anciens habitans du Pérou, n’est pas moins curieuse que celle de la plupart des autres peuples. Ces tombeaux bâtis sur le bord de la mer, étoient les uns ronds, les autres quarrés ; d’autres en quarrés longs. Les corps renfermés dans ces tombeaux, étoient diversement posés : les uns debout appuyés contre les murailles, les autres assis vers le fonds sur des pierres ; d’autres couchés de leur long sur des claies composées de roseaux. Dans quelques-uns on y trouvoit des familles entieres, & des gens de tout âge ; & dans d’autres le seul mari & son épouse. Tous ces corps étoient revétus de robes sans manches, d’une étoffe de laine fine, rayées de différentes couleurs ; & les mains des morts étoient liées avec une espece de courroie. Il y avoit dans quelques-uns de ces tombeaux de petits pots remplis d’une poudre rouge ; & d’autres étoient pleins de farine de maïs. Voilà ce qu’en rapporte le P. Feuillée.
Le P. Plumier étant dans la vallée de d’Ylo, y vit une vaste plaine remplie de tombeaux, creusés dans la terre, semblables aux sépulcres ; ma curiosité, dit-il, me porta à voir leur construction. J’entrai dans un, par un escalier de deux marches hautes & larges chacune de quatre piés, & faisant un quarré long d’environ sept piés. Le tombeau étoit bâti de pierres, sans chaux & sans sable, couvert de roseaux sur lesquels on avoit mis de la terre. Son entrée étoit tournée vers l’orient ; & les deux morts encore entiers, étoient assis au fond du tombeau, tournant leur face vers l’entrée. Cette seule attitude fait voir que ces peuples adoroient le soleil, & que ces morts étoient ensévelis devant la conquête du Pérou par les Espagnols, puisque le soleil n’avoit été adoré dans ce vaste empire, que depuis le gouvernement des incas. Les deux morts, ajoute-t-il, que je trouvai au fond du sépulcre, avoient encore leurs cheveux nattés à la façon de ces peuples ; leur habit d’une grosse étoffe d’un minime-clair, n’avoit perdu que leur poil ; la corde paroissoit, & marquoit que la laine dont les Indiens se servoient, étoit extrèmement fine. Ces morts avoient sur leur tête une calotte de la même étoffe, laquelle étoit encore toute entiere ; ils avoient aussi un petit sac pendu au col, dans lequel il y avoit des feuilles de cuca. (D. J.)
Tombeau, s. m. (Tapissier.) espece de lit dont le ciel ou le haut, tombe vers le pié en ligne diagonale. On dit un lit en tombeau, ou absolument un tombeau. Ces sortes de lits ont été inventés pour placer dans les galetas, parce que le toît ou le comble empêchoit qu’on ne leur donnât autant de hauteur aux piés qu’à la tête. Depuis on a mis des tombeaux indifféremment par-tout dans les appartemens qui ne sont pas de parade. (D. J.)
Tombeau de Pallas, (Hist. rom.) nos lecteurs connoissent bien Pallas, affranchi de l’empereur Claude ; il eut la plus grande autorité sous le regne de ce prince. Il avoit été d’abord esclave d’Antonia belle-sœur de Tibere ; c’est lui qui porta la lettre où elle donnoit avis à l’empereur de la conspiration de Séjan. Il engagea Claude à épouser Agrippine sa niece, à adopter Néron, & à le désigner son successeur. La haute fortune à laquelle il parvint, le rendit si insolent, qu’il ne parloit à ses esclaves que par signes. Agrippine acheta ses services, & de concert avec elle, Claude mourut. Quoique Néron dût la couronne à Pallas, il se dégoûta de lui, le disgracia, & sept ans après le fit perir secrettement pour hériter de ses biens ; mais il laissa subsister le tombeau de cet orgueilleux affranchi.
Ce tombeau magnifique étoit sur le chemin de Tibur, à un mille de la ville, avec une inscription gravée dessus, & ordonnée par un decret du sénat, sous l’empire de Claude. Pline le jeune nous a conservé seul entre tant d’écrivains, cette inscription & ce decret, dans une de ses lettres, qui m’a paru trop intéressante à tous égards, pour n’en pas orner cet ouvrage. Voici ce qu’il écrit à Montanus lettre 6. l. VIII.
L’inscription que j’ai remarquée sur le tombeau de Pallas est conçue en ces termes :
« Pour récompenser son attachement & sa fidélité envers ses patrons, le sénat lui a décerné les marques de distinction dont jouissent les préteurs, avec quinze millions de sesterces (quinze cent mille livres de notre monnoie) ; & il s’est contenté du seul honneur ». Cela me fit croire, continue Pline, que le decret même ne pouvoit qu’être curieux à voir. Je l’ai découvert. Il est si ample & si flatteur, que cette superbe & insolente épitaphe, me parut modeste & humble.
Que nos plus illustres romains viennent, je ne dis pas ceux des siecles plus éloignés, les Africains, les Numantins, les Achaiques ; mais ceux de ces derniers tems, les Marius, les Sylla, les Pompées, je ne veux pas descendre plus bas ; qu’ils viennent aujourd’hui faire comparaison avec Pallas. Tous les éloges qu’on leur a donnés, se trouveront fort au-dessous de ceux qu’il a reçus. Appellerai-je railleurs ou malheureux les auteurs d’un tel decret ? Je les nommerois railleurs, si la plaisanterie convenoit à la gravité du sénat. Il faut donc les reconnoître malheureux.
Mais personne le peut-il être jamais, jusqu’au point d’être forcé à de pareilles indignités ? C’étoit peut-être ambition & passion de s’avancer. Seroit-il possible qu’il y eût quelqu’un assez fou pour desirer de s’avancer aux dépens de son propre honneur, & de celui de la république, dans une ville où l’avantage de la premiere place, étoit de pouvoir donner les premieres louanges à Pallas ? Je ne dis rien de ce qu’on offre les honneurs, les prérogatives de la préture à Pallas, à un esclave ; ce sont des esclaves qui les offrent. Je ne releve point qu’ils sont d’avis, que l’on ne doit pas seulement exhorter, mais même contraindre Pallas à porter les anneaux d’or. Il eût été contre la majesté du sénat, qu’un homme revêtu des ornemens de préteur eût porté des anneaux de fer. Ce ne sont-là que des bagatelles qui ne méritent pas qu’on s’y arrête.
Voici des faits bien plus dignes d’attention. « Le sénat pour Pallas (& le palais où il s’assemble n’a point été depuis purifié) : pour Pallas, le sénat remercie l’empereur de ce que ce prince a fait un éloge magnifique de son affranchi, & a bien voulu permettre au sénat de combler un tel homme d’honneurs. Que pouvoit-il arriver de plus glorieux au sénat, que de ne paroître pas ingrat envers Pallas ? On ajoute dans ce decret, qu’afin que Pallas, à qui chacun en particulier reconnoît avoir les dernieres obligations, puisse recevoir les justes récompenses de ses travaux, & de sa fidélité.... »
Ne croiriez-vous pas qu’il a reculé les frontieres de l’empire, ou sauvé les armées de l’état. On continue. « Le sénat & le peuple romain ne pouvant trouver une plus agréable occasion d’exercer leurs libéralités, qu’en les répandant sur un si fidele & si desintéressé gardien des finances du prince ». Voilà où se bornoient alors tous les desirs du sénat, & toute la joie du peuple ; voilà l’occasion la plus précieuse d’ouvrir le trésor public ! Il faut l’épuiser pour enrichir Pallas !
Ce qui suit n’est guere moins remarquable : « que le sénat ordonnoit qu’on tireroit de l’épargne 15 millions de sesterces (quinze cens mille livres), pour les donner à cet homme ; & que plus il avoit l’ame élevée au-dessus de la passion de s’enrichir, plus il falloit redoubler ses instances auprès du pere commun, pour en obtenir, qu’il obligeât Pallas de déferer au sénat ». Il ne manquoit plus en effet que de traiter au nom du public avec Pallas, que de le supplier de céder aux empressemens du sénat, que d’interposer la médiation de l’empereur, pour surmonter cette insolente modération, & pour faire ensorte que Pallas ne dédaignât pas quinze millions de sesterces ! Il les dédaigna pourtant. C’étoit le seul parti qu’il pouvoit prendre par rapport à de si grandes sommes. Il y avoit bien plus d’orgueil à les refuser qu’à les accepter. Le sénat cependant semble se plaindre de ce refus, & le comble en même tems d’éloges en ces termes :
« Mais l’empereur & le pere commun ayant voulu à la priere de Pallas, que le sénat lui remît l’obligation de satisfaire à cette partie du decret, qui lui ordonnoit de prendre dans le trésor public quinze millions de sesterces, le sénat déclare, que c’est avec beaucoup de plaisir & de justice, qu’entre les honneurs qu’il avoit commencé de décerner à Pallas, il avoit mélé cette somme pour connoître son zèle & sa fidélité ; que cependant le sénat, pour marquer sa soumission aux ordres de l’empereur, à qui il ne croyoit pas permis de résister en rien, obéissoit ».
Imaginez-vous Pallas qui s’oppose à un decret du sénat, qui modere lui-même ses propres honneurs, qui refuse quinze millions de sesterces, comme si c’étoit trop, & qui accepte les marques de la dignité des préteurs, comme si c’étoit moins. Représentez-vous l’empereur, qui, à la face du sénat, obéit aux prieres, ou plutôt aux commandemens de son affranchi ; car un affranchi qui, dans le sénat, se donne la liberté de prier son patron, lui commande. Figurez-vous le sénat, qui, jusqu’à l’extrémité, déclare qu’il a commencé avec autant de plaisir que de justice, à décerner cette somme, & de tels honneurs à Pallas ; & qu’il persisteroit encore, s’il n’étoit obligé de se soumettre aux volontés du prince, qu’il n’est permis de contredire en aucune chose. Ainsi donc, pour ne point forcer Pallas de prendre quinze millions de sesterces dans le trésor public, on a eu besoin de sa modération & de l’obéissance du sénat, qui n’auroit pas obéi, s’il lui eut été permis de résister en rien aux volontés de l’empereur !
Vous croyez être à la fin ; attendez, & écoutez le meilleur : « C’est pourquoi, comme il est très-avantageux de mettre au jour les faveurs dont le prince a honoré & récompensé ceux qui le méritoient, & particulierement dans les lieux où l’on peut engager à l’imitation les personnes chargées du soin de ses affaires ; & que l’éclatante fidélité & probité de Pallas, sont les modeles les plus propres à exciter une honnête émulation, il a été résolu que le discours prononcé dans le sénat par l’empereur le 28 Janvier dernier, & le decret du sénat à ce sujet, seroient gravés sur une table d’airain, qui sera appliquée près de la statue qui représente Jules-Cesar en habit de guerre ».
On a compté pour peu que le sénat eût été témoin de ces honteuses bassesses. On a choisi le lieu le plus exposé pour les mettre devant les yeux des hommes de ce siecle, & des siecles futurs. On a pris soin de graver sur l’airain tous les honneurs d’un insolent esclave, ceux même qu’il avoit refusés ; mais qu’autant qu’il dépendoit des auteurs du decret il avoit possédés.
On a écrit dans les registres publics, pour en conserver à jamais le souvenir, qu’on lui avoit déféré les marques de distinction que portent les préteurs, comme on y écrivoit autrefois les anciens traités d’alliance, les lois sacrées. Tant l’empereur, le sénat, Pallas lui-même, eut montré de… (je ne sais que dire), qu’ils semblent s’être empressés d’étaler à la vue de l’univers, Pallas son insolence, l’empereur sa foiblesse, le sénat sa misere.
Est-il possible que le sénat n’ait pas eu honte de chercher des prétextes à son infamie ? La belle, l’admirable raison que l’envie d’exciter une noble émulation dans les esprits, par l’exemple des grandes récompenses dont étoit comblé Pallas. Voyez par-là dans quel avilissement tomboient les honneurs, je dis ceux-même que Pallas ne refusoit pas. On trouvoit pourtant des personnes de naissance qui desiroient qui recherchoient avec ardeur, ce qu’ils voyoient être accordé à un affranchi, être promis à des esclaves. Que j’ai de joie de n’être point né dans ces tems, qui me font rougir comme si j’y avois vécu !
Cette lettre de Pline nous offre tout-à-la-fois un exemple des plus singuliers de la stupidité d’un prince, de la bassesse d’un sénat, & de l’orgueil d’un esclave. Cette épitaphe nous apprend encore combien il y a de momerie & d’impertinence dans les inscriptions prostituées à des infames & à des malheureux, car il n’y a guere eu d’infame plus grand que ce Pallas. Il est vrai d’un autre côté que quand le caprice de la fortune éleve si haut de tels misérables, elle ne fait que les exposer davantage à la risée publique. (D. J.)