L’Encyclopédie/1re édition/THERAPEUTES

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THERAPEUTES, s. m. pl. (Hist. jud.) terme grec qui signifie serviteurs, & en particulier ceux qui se consacroient au service de Dieu, dérivé de θεραπεύω, qui signifie guérir ou servir. Les Grecs donnoient le nom de therapeutes à ceux qui avoient embrassé une vie contemplative, soit que ce fût par rapport aux soins extrèmes qu’ils prenoient de l’affaire de leur salut, soit par rapport à la façon particuliere d’exercer leur religion. Le mot therapeuein d’où est venu celui de therapeutes, signifie les soins qu’un médecin prend de son malade, & le service qu’un homme rend à un autre.

Philon dans son premier livre de la vie contemplative, raconte qu’il y avoit un peuple répandu dans presque toutes les parties du monde, connu surtout dans l’Egypte, aux environs d’Alexandrie, & nommé therapeutes : que ces gens-là renonçoient à leurs amis & parens, à leurs biens & à leur patrie : qu’ils se débarrassoient de toutes leurs affaires temporelles, & qu’ils se retiroient dans les solitudes où ils avoient chacun leur habitation particuliere nommée semnée ou monastere. Voyez Monastere.

Il ajoute que les therapeutes s’y livroient entierement aux exercices de la priere & de la contemplation, qu’ils se regardoient comme étant continuellement en présence de Dieu, qu’ils faisoient des prieres publiques le soir & le matin, qu’ils ne mangeoient qu’après le coucher du soleil, & qu’il y en avoit beaucoup qui ne mangeoient qu’une fois en trois jours, ou même en six jours de tems, & que pour toute nourriture ils ne prenoient alors qu’un morceau de pain assaisonné d’un peu de sel ou d’hyssope : que dans leur semnée ils ne se chargeoient que des livres de Moïse, des prophetes, des pseaumes & d’autres écritures semblables, où ils cherchoient les sens des expressions mystiques & allégoriques, dans la persuasion que les Ecritures-saintes n’étoient que des ombres ou figures dont il falloit découvrir les sens cachés & mystérieux : qu’ils avoient aussi quelques livres qui leur avoient été transmis par les fondateurs de leur secte : qu’ils s’assembloient tous les samedis dans un grand monastere pour conférer ensemble, & participer aux mysteres de leur religion.

Les critiques sont extrèmement divisés sur deux points concernant ces thérapeutes ; il est question de savoir s’ils étoient juifs ou chrétiens ; & supposé qu’ils fussent chrétiens, s’il étoient moines ou séculiers.

A l’égard du premier point, Scaliger, de emend. temp. soutient qu’ils étoient des juifs esséens ; mais de Valois & Eusebe rejettent l’opinion de Scaliger, 1°. parce que Philon ne les a appellés nulle-part esséens ; 2°. parce que les Esséens n’habitoient que la terre sainte, au lieu que les Thérapeutes s’étoient répandus dans la Grece & dans tous les pays des peuples barbares ; 3°. parce que Josephe qui entre dans un grand détail sur les Esséens, ne dit pas un seul mot des Thérapeutes, ni de la vie thérapeutique. Voyez Esséen ou Essénien.

Cependant de Valois convient qu’ils étoient juifs, & en cela il est appuyé par Photius. Les principales raisons qu’en apporte de Valois, sont 1°. que suivant Philon, ils ne lisoient d’autres livres que la loi & les prophetes : 2°. qu’ils avoient quelques livres de leurs fondateurs, ce qui ne peut pas s’entendre des chrétiens, puisque dans ce tems-là le christianisme ne venoit que de naître : 3°. que les Thérapeutes ne prioient Dieu que deux fois par jour ; au lieu que les Chrétiens le prioient alors plus souvent : 4°. que les Chrétiens ne commencerent à chanter des hymnes & des pseaumes qu’après la mort de l’empereur Antonin, & enfin que les Chrétiens ne pouvoient encore être répandus par toute la terre.

Malgré toutes ces raisons, Eusebe, lib. II. hist. eccles. cap. xvij. S. Jérôme, Sozomène, Nicephore, Baronius, Petau, Godeau, Montfaucon & autres maintiennent que les Thérapeutes étoient chrétiens, & tâchent de le prouver, en disant que rien ne peut être plus conforme à la vie des premiers chrétiens, que celle qui est attribuée par Philon aux Thérapeutes : que ces livres de leurs fondateurs étoient les évangiles & les écrits des apôtres, & même que Philon semble indiquer par son récit qu’il y avoit parmi eux des évêques & d’autres ministres évangéliques.

Mais M. Bouhier, président au parlement de Dijon, refute ce sentiment, parce qu’il y auroit de l’absurdité à supposer que Philon qui étoit un juif, eût fait un livre exprès à la louange des Chrétiens.

Ce qui n’empêche point que divers auteurs, comme Cassien, le p. Helyot, & autres ne soutiennent que les Thérapeutes étoient des chrétiens, & même des religieux. Et en effet M. Bouhier avoue que s’ils étoient chrétiens, il n’y a plus à douter qu’ils ne fussent des religieux.

Pour ce qui est de l’argument que Philon n’auroit jamais fait le panégyrique des Chrétiens, on répond que les Thérapeutes étoient des gens de sa propre nation ou juifs, comme il le déclare lui-même, & qu’il les regardoit seulement comme une secte de Juifs dont les vertus extraordinaires faisoient honneur à la nation.

Mais quoique le christianisme des Thérapeutes paroisse assez probable, on aura bien de la peine à prouver qu’ils étoient des moines. Voyez Moine.

Les raisons qu’on apporte encore pour prouver que les Thérapeutes n’étoient point chrétiens, sont 1°. que tous les auteurs qui ont parlé du christianisme des Thérapeutes, n’ont fait que copier Eusebe qui ne s’étoit fondé que sur le témoignage de Philon ; or ce qu’en dit Philon ne prouve pas que les Thérapeutes aient été chrétiens. On peut très-bien expliquer tout ce qu’il en dit d’une secte de juifs plus religieuse & plus épurée dans ses sentimens que le commun de la nation. Les austérités, le silence, la retraite, le mépris des richesses, la continence même ne sont pas des preuves univoques du christianisme. Tant de payens ont été desintéressés, austeres, retirés, continens. Tous les Thérapeutes n’étoient pas obligés d’observer la virginité ; il n’y avoit que ceux dont les femmes & les enfans ne vouloient pas observer le même genre de vie. Les veilles, l’observance du sabbat & du jour de la pentecoste, les hymnes, les explications allégoriques sont plus du caractere des Juifs que des Chrétiens. Les diacres ou ministres sont connus dans les assemblées des Hébreux & dans leur synagogue. Le repas mystique de pain levé & du sel mêlé avec de l’hyssope ne peut être le repas eucharistique où il entroit toujours du vin, mais jamais ni sel ni hyssope. Enfin ce que Philon ajoute que ce repas ou cette table étoit instituée, par une distinction respectueuse pour la table sainte, posée au vestibule du temple, sur laquelle on ne mettoit que du pain sans levain & du sel tout pur, prouve encore que c’étoit une cérémonie purement judaïque.

2°. Le terme de monasteres ou de semnées ne doit imposer à personne. Les anciens moines ont pu emprunter ce terme des Thérapeutes, ainsi que plusieurs de leurs pratiques, de même que l’église a emprunté plusieurs termes & plusieurs pratiques des Juifs, sans qu’on en puisse conclure pour cela que les Chrétiens sont juifs.

3°. Les convenances générales qui se trouvent entre les Thérapeutes & les Chrétiens, ne prouvent pas que les premiers aient professé le christianisme. Il faudroit pour cela trouver dans les premiers quelque caractere particulier aux Chrétiens, quelque dogme qu’ils ne pussent avoir appris que de Jesus-Christ, & qui ne pût leur être commun avec aucune autre religion.

4°. La vie commune des Thérapeutes qu’on regarde comme semblable à celle des premiers fideles, ne prouve rien non plus ; car elle est accompagnée de circonstances qui ne sont point applicables à tous les premiers chrétiens. Les premiers quittoient leur patrie, leurs biens, leurs parens, & se retiroient dans la solitude. Il est certain que ce caractere ne convient pas à tous les Chrétiens, pas même aux premiers fideles qui vivoient dans les villes, dans leurs propres maisons, avec leurs parens, leurs femmes, leurs enfans. L’usage de quitter les villes & de se retirer dans les solitudes n’est venu que longtems après Philon, & lorsqu’on ne parloit plus de Thérapeutes.

5°. Philon reconnoit que les Thérapeutes étoient répandus en plusieurs endroits de la terre, mais surtout qu’ils étoient nombreux en Egypte. Cela peut-il désigner les Chrétiens, qui comme on sait, étoient bien plus nombreux dans la Palestine & dans la Syrie que dans l’Egypte, du tems de Philon ? Enfin les Thérapeutes étudioient les Ecritures saintes & les écrits que leur avoient laissés leurs ancêtres touchant la maniere allégorique de les expliquer : ceci convient mieux à des juifs d’Egypte qu’aux Chrétiens, qui du tems de Philon ne faisoient que de naître, qui n’avoient point d’auteurs anciens, ni de livres allégoriques, genre d’étude aussi commun chez les Juifs, qu’il l’étoit peu parmi les Chrétiens.

De toutes ces raisons le p. Calmet de qui nous les avons empruntées, conclut qu’il est très-probable que les Thérapeutes étoient juifs & non pas chrétiens ; & l’on en peut conclure à plus forte raison qu’ils n’étoient pas moines, dans le sens où ce mot se prend par les auteurs ecclésiastiques. Dictionn. de la Bible, tom. III. lettre T, au mot Thérapeutes, pag. 671.