L’Encyclopédie/1re édition/THÉRA

THÉRA, (Géog. anc.) 1°. île de la mer de Crete ; elle est du nombre de celles de l’Archipel, que les anciens appelloient Sporades, parce qu’elles étoient semées çà & là dans la mer. Ptolomée s’est trompé dans la position de cette île, en la mettant proche des côtes de l’Attique, au-dessous de l’île d’Eubée ; peut-être s’est-il trompé conséquemment en attribuant à cette île les deux villes d’Oëa & d’Eleusine, parce qu’il n’en est parlé dans aucun autre auteur ; & parce que si ce géographe eût connu cette île, il eût certainement fait mention de la ville de Théra que Théras y avoit bâtie, & qui en étoit la capitale.

L’île de Théra est située environ au 56 degré de longitude, & au 37 & demi de latitude septentrionale. Elle a au midi l’île de Crete, dont elle est éloignée d’environ 90 milles ; & autour d’elle, à diverses distances, sont les îles de Thérasie, d’Anaphé, d’Amorgos, d’Ios, &c.

Strabon lui donne deux cens stades de circuit, c’est-à-dire vingt-cinq mille pas géométriques : les voyageurs modernes lui en donnent trente-six mille, qui valent douze grandes lieues de France. J’aime mieux accuser Strabon de n’avoir pas connu exactement son étendue, que de croire qu’elle ait reçu aucun accroissement depuis le siecle de Strabon ; parce qu’aucun auteur ne l’a dit, & que, dans les fréquens tremblemens de terre qu’elle a essuyés depuis ce tems-là, elle a plus perdu, sans comparaison, qu’elle n’a acquis.

Les habitans de cette île sont encore aujourd’hui dans l’opinion qu’elle s’est élevée du fond de la mer, par la violence d’un volcan qui depuis a produit cinq ou six autres îles dans son golfe. On peut appuyer cette opinion du témoignage des poëtes, suivant lesquels l’île de Théra étoit née d’une motte de terre, qu’Euphème avoit laissé tomber par mégarde dans le lieu où cette île est située. Pline le naturaliste, l. II. c. lxxxvij. l. IV. c. xij. dit formellement que l’île de Théra n’a pas toujours été, & que lorsqu’elle parut hors de la mer, elle fut appellée Callisté.

Enfin une derniere preuve qui paroît assez forte, c’est que le volcan qui l’a produite n’est pas même encore éteint. Dans la quatrieme année de la cxxxv. olympiade, selon Pline, environ 233 ans avant Jesus-Christ, ce volcan poussa hors de la mer l’île de Thérasie, qui n’est éloigné de l’île de Théra que d’environ une demi-lieue. Quelque tems après, le même volcan produisit une île nouvelle de 1500 pas de circuit, entre les deux îles de Théra & de Thérasie. On vit pendant quatre jours, dit Strabon, l. I. la mer couverte de flammes qui l’agiterent extrèmement, & du milieu de ces flammes sortirent quantité de rochers ardens, qui, comme autant de parties d’un corps organisé, vinrent s’arranger les uns auprès des autres, & prirent enfin la forme d’une île.

Cette île fut appellée Hiera & Automaté. Les Rhodiens, qui étoient alors fort puissans sur mer, coururent au bruit qu’elle fit en naissant, & furent assez hardis pour y débarquer & pour y bâtir un temple qu’ils consacrerent à Neptune, surnommé Asphalien.

Cette île s’est accrue à deux reprises différentes ; la premiere fois, sous l’empire de Léon l’Iconoclaste, l’an 726 de l’ere chrétienne ; & la seconde fois l’an 1427, le 25 de Novembre, comme on l’apprend d’une inscription en vers latins que l’on a trouvée à Scaro sur un marbre. On l’appelle aujourd’hui μακρὴ καμμένη, grande brûlée, pour la distinguer d’une autre qui parut en 1593, que l’on nomme μικρὴ καμμένη, ou petite brûlée. Pline, Séneque & Dion Cassius nous parlent d’une autre île fort petite, qui avoit paru l’an de Rome 799 ou 800 au mois de Juillet. Pline lui donne le nom de Thia. Je ne sais ce qu’elle est devenue ; peut-être s’est-elle jointe à l’île d’Hiéra, dans l’un de ses deux accroissemens, car elle n’en étoit qu’à trois cens pas.

Enfin l’an 1707, le volcan se ralluma avec plus de furie que jamais, dans le même golfe de l’île de Théra, entre la grande & la petite Camméni, & donna le spectacle d’une île nouvelle de cinq ou six milles de circuit.

Je ne parlerai point du fracas épouvantable qui précéda & qui suivit sa naissance, on peut s’en instruire dans les relations que l’on en a données au public : ce que l’on y apprendra sur la production de la derniere île, est tout-à-fait conforme à ce que les anciens ont dit sur la production de celles qui l’ont précédée.

L’île du Théra fut appellée d’abord Callisté, Καλλίστη, c’est-à-dire très-belle. L’état affreux où elle est aujourd’hui, ne répond nullement à ce premier nom ; de fertile & peuplée qu’elle étoit, elle est devenue stérile & peu habitable. Les tremblemens de terre & les volcans l’ont bouleversée plusieurs fois ; & son port, autrefois excellent, a été ruiné par les îles qui en sont sorties, de maniere que l’on n’y trouve plus de fond pour l’ancrage des vaisseaux. Théras fit perdre le nom de Callisté, & lui donna le sien : elle se nomme aujourd’hui Sant-Erini ou Santorini, τὸ νησὶ τῆς ἁγίας Εἰρήνης, comme l’appellent les Grecs modernes, c’est-à-dire l’île de Ste Irene, qui en est la patrone. Les François disent Santorin ; mais voyez Sant-Erini.

Les Phéniciens en ont été les premiers habitans. Cadmus apperçut cette île en passant dans la Grece. Il s’y arrêta, & y bâtit deux autels, l’un à Neptune, l’autre à Minerve. Il en trouva le séjour si agréable, qu’il y laissa une partie des Phéniciens de sa suite sous les ordres de Membliarès, fils de Pélicée, pour la tenir en son nom. Membliarès, selon Hérodote, étoit parent de Cadmus ; selon Pausanias, il n’étoit qu’un simple particulier. Théras qui descendoit en ligne directe, crut avoir des prétentions légitimes sur la souveraineté de cette île, quoique les descendans de Membliarès la possédassent depuis plus de 300 ans. Il s’y en alla avec trois galeres chargées de Lacédémoniens & de ceux des Minyens, qui s’étoient associés à son entreprise. Si nous en croyons Pausanias, les descendans de Membliarès se soumirent à leur nouveau maître, sans lui faire de résistance, sans lui alléguer, du-moins contre son droit prétendu, la longue possession où ils étoient de l’île Callisté. Disons plutôt, qu’ils se soumirent, parce qu’ils furent ou qu’ils se crurent les plus foibles ; & c’est ce qu’Hérodote nous fait entendre, lorsqu’il dit que Théras ne voulut point chasser les anciens habitans de l’île, & qu’il les associa à la colonie qu’il y avoit menée. Ainsi les Phéniciens, les Lacédémoniens & les Minyens vont être confondus, & ne feront qu’un seul peuple ; & de ce peuple doivent sortir à la treizieme génération le fondateur & les premiers habitans de Cyrene.

Personne n’ignore que les chefs des colonies avoient accoutumé de se vouer à quelque dieu, sous la protection duquel ils alloient chercher de nouvelles habitations. Apollon fut le dieu à qui Théras se voua. Il lui consacra en arrivant toute l’île Callisté, & y établit en son honneur cette fête célebre des Lacédémoniens, appellée κάρνεια, les Carnéennes, & qui passa ensuite de l’île de Théra à Cyrene.

La seconde chose que fit Théras en arrivant fut de bâtir une ville de son nom, pour y loger son peuple. Il y a lieu de croire qu’il la bâtit sur une montagne, appellée aujourd’hui la montagne de S. Etienne. On y voit encore les ruines d’une ville qui paroît avoir été considérable. Les pierres qui sont restées de la démolition de ses murailles sont d’une grandeur extraordinaire. On y a trouvé des colonnes de marbre blanc toutes entieres, des statues, & sur-tout quantité de sépulchres : monumens qui prouvent que cette ville a été la capitale de l’île. Et qui peut douter que cette ville capitale n’ait été la ville même de Théra, appellée dans plusieurs auteurs la ville métropole de Cyrene ?

Quant à la forme du gouvernement que Théras établit dans son petit royaume, il est à présumer qu’il l’établit sur le modele de celui de Lacédémone, dont il s’étoit bien trouvé pendant le tems de sa régence ; du-moins n’en trouve-t-on rien de particulier dans les auteurs, si ce n’est une coutume ou une loi touchant le deuil qu’Eustathe nous a conservée dans son commentaire sur Denys le géographe. Les Théréens, dit-il, ne pleuroient ni les enfans qui mouroient avant sept ans, ni les hommes qui mouroient au-delà de cinquante ans. Ceux-ci, parce qu’apparemment ils étoient censés avoir assez vécu, & ceux-là, parce qu’on ne pensoit pas qu’ils eussent encore vécu.

Les Théréens crurent ne pouvoir trop reconnoître les biens que Théras leur avoit fait pendant sa vie ; ils lui rendirent après sa mort des honneurs divins, récompense ordinaire qu’on rendoit autrefois aux fondateurs des villes & des états. Il laissa en mourant un fils appellé Samus, lequel eut deux fils, Télémaque & Clytius. Ce dernier succéda à son pere, & Télémaque passa dans la Sicile avec une colonie. La suite des descendans de Clytius est perdue jusqu’à Æsanius, pere de Grinus, le dernier des rois de Théra que nous connoissions, & sous qui Battus passa dans la Lybie.

Quoique l’île de Théra ait extrèmement changé de face par les tremblemens de terre, on voyoit encore dans le dernier siecle sur une des collines du mont Saint-Etienne, les ruines d’un temple à colonnes de marbre. Peut-être que c’étoit celui de Neptune que les Rhodiens y bâtirent, & peut être aussi un temple de Minerve ou d’Apollon ; car l’île de Théra étoit consacrée à ce dernier dieu, & c’est pour cela que Pindare l’appelle une île sacrée.

M. Spon a recueilli dans ses antiquités curieuses toutes les inscriptions qu’il a trouvées parmi les ruines de la plus jolie ville de l’île de Théra, & qui étoit illustre encore sous la belle Rome, puisqu’on lui permit de consacrer des monumens à ses empereurs. Voici en françois les inscriptions dont nous parlons ; car il seroit pénible de les transcrire en grec.

I. Inscription. « Cœranus fils d’Agnosthène, & Agnosthène son fils, au nom du peuple, marquent leur attachement pour Tibere, Claude, César, Auguste, Germanique.

II. Par les soins d’Asclépiade & de Quietus, magistrats pour le seconde fois avec Alexandre fils d’Euphrosyne, le sénat & le peuple de l’île de Théra ont fait ériger la statue de l’empereur César, Marc-Aurele, Antonin, Auguste, consacrée par Poliuchus, grand prêtre pour la seconde fois.

III. Le sénat & le peuple de Théra assurent l’empereur César, L. Septime Severe, Pertinax, Auguste, de leur entier dévouement.

IV. Sous les magistrats M. Aurele Isoclée fils d’Asclépiades, Aurele Cleotelès fils de Tyrannus, & Aurele Philoxène fils d’Abascantus, par ordre du sénat & du peuple de Théra, Aurele Isoclée, premier magistrat pour la seconde fois, a fait la dépense, & pris le soin de faire ériger la statue du très-grand empereur César, Marc Aurele Severe, Antonin Pie, Auguste, Arabique, Adiabénique, Parthique, Germanique.

V. Aurelius Tychasius pour son pere, & Elpizousa pour son cher mari Tychasius, consacrent les témoignages de leur tendresse.

VI. Carpus a consacré par ce monument son amour pour sa chere femme Sœide, qui n’avoit point eu d’autre mari. »

Quelques-uns font naître Aristippe dans l’île de Théra, & Horace l’appelle græcus Aristippus ; mais tous les historiens donnent à ce philosophe pour patrie la ville de Cyrène en Lybie, aujourd’hui Caïroam, dans le royaume de Barca, cependant on peut défendre l’épithete d’Horace comme poëte, & dire qu’Aristippe étoit grec d’origine, parce que l’île de Théra avoit été peuplée par une colonie greque, & que la ville de Cyrène fut ensuite bâtie par une colonie de Théra. (Le chevalier de Jaucourt.)