L’Encyclopédie/1re édition/THÉOCRATIE

THÉOCRATIE, s. f. (Hist. anc. & politiq.) c’est ainsi que l’on nomme un gouvernement dans lequel une nation est soumise immédiatement à Dieu, qui exerce sa souveraineté sur elle, & lui fait connoître ses volontés par l’organe des prophetes & des ministres à qui il lui plaît de se manifester.

La nation des Hébreux nous fournit le seul exemple d’une vraie théocratie. Ce peuple dont Dieu avoit fait son héritage, gémissoit depuis long-tems sous la tyrannie des Egyptiens, lorsque l’éternel se souvenant de ses promesses, résolut de briser ses liens, & de le mettre en possession de la terre qu’il lui avoit destinée. Il suscita pour sa délivrance un prophete, à qui il communiqua ses volontés ; ce fut Moïse, Dieu le choisit pour être le libérateur de son peuple, & pour lui prescrire des lois dont lui-même étoit l’auteur. Moïse ne fut que l’organe & l’interprete des volontés du ciel, il étoit le ministre de Dieu, qui s’étoit reservé la souveraineté sur les Israélites ; ce prophete leur prescrivit en son nom, le culte qu’ils devoient suivre, & les lois qu’ils devoient observer.

Après Moïse, le peuple hébreu fut gouverné par des juges que Dieu lui permit de choisir. La théocratie ne cessa point pour cela ; les juges étoient les arbitres des différens, & les généraux des armées : assistés par un sénat de soixante & dix vieillards, il ne leur étoit point permis ni de faire de nouvelles lois, ni de changer celles que Dieu avoit prescrites ; dans les circonstances extraordinaires, on étoit obligé de consulter le grand-prêtre & les prophetes, pour savoir les volontés du ciel : ainsi on regloit sa conduite d’après les inspirations immédiates de la divinité. Cette théocratie dura jusqu’au tems de Samuël ; alors les Israélites par une ingratitude inouie, se lasserent d’être gouvernés par les ordres de Dieu même, ils voulurent à l’exemple des nations idolatres, avoir un roi qui les commandât, & qui fît respecter leurs armes. Le prophete Samuël consulté sur ce changement, s’adresse au Seigneur qui lui répond, j’ai entendu le peuple, ce n’est pas toi qu’il rejette, c’est moi-même. Alors l’éternel dans sa colere consent à lui donner un roi ; mais ce n’est point sans ordonner à son prophete d’annoncer à ces ingrats les inconvéniens de cette royauté qu’ils préferoient à la théocratie.

« Voici, leur dit Samuël, quel sera le droit du roi qui regnera sur vous : il prendra vos fils, & se fera porter sur leurs épaules ; il traversera les villes en triomphe ; parmi vos enfans, les uns marcheront à pié devant lui, & les autres le suivront comme de vils esclaves ; il les fera entrer par force dans ses armées ; il les fera servir à labourer ses terres, & à couper ses moissons ; il choisira parmi eux les artisans de son luxe & de sa pompe ; il destinera vos filles à des services vils & bas ; il donnera vos meilleurs héritages à ses favoris & à ses serviteurs ; pour enrichir ses courtisans, il prendra la dixme de vos revenus ; enfin vous serez ses esclaves, & il vous sera inutile d’implorer sa clémence, parce que Dieu ne vous écoutera pas, d’autant que vous êtes les ouvriers de votre malheur ». Voyez Samuël, ch. viij. vers. 9. C’est ainsi que le prophete exposa aux Israélites les droits que s’arrogeroit leur roi ; telles sont les menaces que Dieu fait a son peuple, lorsqu’il voulut se soustraire à son pouvoir pour se soumettre à celui d’un homme. Cependant la flaterie s’est servie des menaces mêmes du prophete pour en faire des titres aux despotes. Des hommes pervers & corrompus ont prétendu que par ces mots l’être suprême approuvoit la tyrannie, & donnoit sa sanction à l’abus du pouvoir : quoique Dieu eût fait connoître ainsi aux Hébreux les dangers du pouvoir qu’ils alloient conférer à l’un d’entre eux, ils persisterent dans leur demande. « Nous serons, dirent-ils, comme les autres nations, nous voulons un roi qui nous juge, & qui marche à notre tête contre nos ennemis ». Samuël rend compte à Dieu de l’obstination de son peuple ; l’éternel irrité ne lui répond que par ces mots, donne leur un roi : le prophete obéit en leur donnant Saül ; ainsi finit la théocratie.

Quoique les Israélites soient le seul peuple qui nous fournisse l’exemple d’une vraie théocratie, on a vû cependant des imposteurs, qui, sans avoir la mission de Moïse, ont établi sur des peuples ignorans & séduits, un empire qu’ils leur persuadoient être celui de la Divinité. Ainsi, chez les Arabes, Mahomet s’est rendu le prophete, le législateur, le pontife, & le souverain d’une nation grossiere & subjuguée ; l’alcoran renferme à-la-fois les dogmes, la morale, & les lois civiles des Musulmans ; on sait que Mahomet prétendoit avoir reçu ces lois de la bouche de Dieu même ; cette prétendue théocratie dura pendant plusieurs siecles sous les califes, qui furent les souverains, & les pontifes des Arabes. Chez les Japonois, la puissance du dairi ou de l’empereur ecclésiastique, ressembloit à une théocratie, avant que le cubo ou empereur séculier, eût mis des bornes à son autorité. On trouve des vestiges d’un empire pareil chez les anciens gaulois ; les druides exerçoient les fonctions de prêtres & de juges des peuples. Chez les Ethiopiens & les Egyptiens, les prêtres ordonnoient aux rois de se donner la mort, lorsqu’ils avoient déplu à la Divinité ; en un mot il n’est guere de pays où le sacerdoce n’ait fait des efforts pour établir son autorité sur les ames & sur les corps des hommes.

Quoique Jesus-Christ ait déclaré que son royaume n’est pas de ce monde ; dans des siecles d’ignorance, on a vû des pontifes chrétiens s’efforcer d’établir leur puissance sur les ruines de celle des rois ; ils prétendoient disposer des couronnes avec une autorité qui n’appartient qu’au souverain de l’univers.

Telles ont été les prétentions & les maximes des Grégoire VII. des Boniface VIII. & de tant d’autres pontifes romains, qui profitant de l’imbécilité superstitieuse des peuples, les ont armés contre leurs souverains naturels, & ont couvert l’Europe de carnage & d’horreurs ; c’est sur les cadavres sanglans de plusieurs millions de chrétiens que les représentans du Dieu de paix ont élevé l’édifice d’une puissance chimérique, dont les hommes ont été long-tems les tristes jouets & les malheureuses victimes. En général l’histoire & l’expérience nous prouvent que le sacerdoce s’est toujours efforcé d’introduire sur la terre une espece de théocratie ; les prêtres n’ont voulu se soumettre qu’à Dieu, ce souverain invisible de la nature, ou à l’un d’entr’eux, qu’ils avoient choisi pour représenter la divinité ; ils ont voulu former dans les états un état séparé indépendant de la puissance civile ; ils ont prétendu ne tenir que de la Divinité les biens dont les hommes les avoient visiblement mis en possession. C’est à la sagesse des souverains à réprimer ces prétentions ambitieuses & idéales, & à contenir tous les membres de la société dans les justes bornes que prescrivent la raison & la tranquillité des états.

Un auteur moderne a regardé la théocratie comme le premier des gouvernemens que toutes les nations aient adoptés ; il prétend qu’à l’exemple de l’univers qui est gouverné par un seul Dieu, les hommes réunis en société ne voulurent d’autre monarque que l’Être suprème. Comme l’homme n’avoit que des idées imparfaites & humaines de ce monarque céleste, on lui éleva un palais, un temple, un sanctuaire, & un trône, on lui donna des officiers & des ministres. On ne tarda point à représenter le roi invisible de la société par des emblèmes & des symboles qui indiquoient quelques-uns des ses attributs ; peu-à-peu l’on oublia ce que le symbole désignoit, & l’on rendit à ce symbole ce qui n’étoit dû qu’à la Divinité qu’il représentoit ; ce fut là l’origine de l’idolâtrie à laquelle les prêtres, faute d’instruire les peuples, ou par intérêt, donnerent eux-mêmes lieu. Ces prêtres n’eurent point de peine à gouverner les hommes au nom des idoles muettes & inanimées dont ils étoient les ministres ; une affreuse superstition couvrit la face de la terre sous ce gouvernement sacerdotal, il multiplia à l’infini les sacrifices, les offrandes, en un mot toutes les pratiques utiles aux ministres visibles de la Divinité cachée. Les prêtres enorgueillis de leur pouvoir en abuserent étrangement ; ce fut leur incontinence, qui, suivant l’auteur, donna naissance à cette race d’hommes qui prétendoient descendre des dieux, & qui sont connus dans la Mythologie sous le nom de demi-dieux. Les hommes fatigués du joug insupportable des ministres de la théocratie, voulurent avoir au milieu d’eux des symboles vivans de la Divinité, ils choisirent donc des rois, qui furent pour eux les représentans du monarque invisible-Bientôt on leur rendit les mêmes honneurs qu’on avoit rendu avant eux aux symboles de la théocratie ; ils furent traités en dieux, & ils traitent en esclaves les hommes, qui, croyant être toujours soumis à l’Être suprème, oublierent de restraindre par des lois salutaires le pouvoir dont pouvoient abuser ses foibles images. C’est-là, suivant l’auteur, la vraie source du despotisme, c’est-à-dire de ce gouvernement arbitraire & tyranique sous lequel gémissent encore aujourd’hui les peuples de l’Asie, sans oser réclamer les droits de la nature & de la raison, qui veulent que l’homme soit gouverné pour son bonheur. Voyez Prêtres.