L’Encyclopédie/1re édition/TETER

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TETER, l’action de, (Physiologie.) j’allois presque dire le tetement, tant on est porté à forger les substantifs dont on a besoin, qui manquent souvent dans notre langue, & qui ne feroient que l’enrichir.

L’action de teter est la succion & la compression que font les parties de la bouche de l’enfant sur le mamelon de la nourrice, au moyen de laquelle succion & compression il tire le lait de la mamelle pour sa nourriture.

On ne peut qu’admirer la sagacité avec laquelle quelques animaux, y compris l’homme, cherchent naturellement la mamelle & savent teter dès le moment de leur naissance, tandis que les Physiciens sont embarrassés & même partagés entre eux pour expliquer la méchanique de cette action.

Le sentiment le plus général est que l’enfant en avançant les levres fait une sorte de tuyau, qu’il pousse dans la cavité de ce tuyau la langue qui est alors une espece de piston, & qu’en la retirant il forme un vuide entr’elle & le mamelon, d’où il arrive que les mamelles pressés par l’air extérieur doivent verser le lait dans cet espace vuide d’air. L’enfant ayant saisi le mamelon, baisse la mâchoire inférieure, & oblige par-là la langue à reculer & à former le vuide dont nous venons de parler.

C’est à-peu-près ainsi qu’un membre de l’académie des Sciences explique comment un nouveau-né qui n’a point de palais ne sauroit teter, parce qu’alors l’air qui passe continuellement par le nez pour la respiration entrant dans la bouche de l’enfant, presse le bout du mamelon, & empêche la sortie du lait, la bouche ne faisant plus l’office de pompe aspirante, puisqu’il ne se fait plus de vuide. Quand on donna cette explication à l’académie, M. Petit le chirurgien ne convint point qu’un tel enfant né sans palais fût incapable de teter, ni qu’un vuide dans la bouche fût absolument nécessaire pour l’action de teter. Bientôt après en 1735, il appuya ses raisons d’un mémoire sur cette matiere, dont voici le précis.

Les femmes qui trayent les vaches font sortir le lait par la seule compression de leurs mains qu’elles conduisent l’une après l’autre du haut du pis jusqu’enbas, ensorte qu’une main reprend toujours où l’autre a quitté. Il n’y a là ni vuide ni pompe aspirante. Qu’on examine bien un enfant, il en fait tout autant.

Quand une nourrice lui présente la mamelle, elle a soin de lui élever la tête avec une de ses mains, pendant qu’avec l’autre elle lui porte le mamelon à la bouche en pressant doucement la mamelle, & disposant ainsi le lait à passer par les ouvertures qui sont à l’extrémité du mamelon ; c’est ce qui détermine l’action des levres, de la langue & des mâchoires de l’enfant. Il saisit le mamelon avec ses levres qu’il avance en fermant la bouche comme quand on fait la moue, & dont il fait une espece de canal charnu qui serre doucement le mamelon.

L’Anatomie démontre qu’il y a dans ce canal des fibres de deux différentes directions, les longitudinales & les transverses qui sont circulaires. Les dernieres sont celles du muscle orbiculaire ; les longitudinales sont fournies par les muscles incisifs, canins, zygomatiques, buccinateurs, triangulaires & quarrées. Avec les longitudinales aussi alongées qu’elles peuvent l’être, l’enfant prend le mamelon le plus près de la mamelle qu’il peut ; & quand ces mêmes fibres se contractent & s’accourcissent, elles amenent le lait de la mamelle dans le mamelon. Pour les fibres transverses, elles ne font que serrer plus ou moins.

Le mamelon des nourrices est plus large à sa base qu’à sa pointe, c’est ce qui le dispose toujours à glisser hors de la bouche ; c’est aussi ce qui fait que les vaisseaux laiteux ne peuvent être comprimés au point que le cours du lait en soit intercepté ; c’est enfin par cette même disposition que l’enfant, pour retenir le mamelon glissant, est excité aux mouvemens les plus propres à faire couler le lait. En effet, malgré l’attention qu’ont les nourrices de tenir la tête de leurs enfans proche de la mamelle, le mamelon s’échappe, si les enfans ne le retiennent dans la bouche : instruits par la nature, ils savent se servir utilement de leurs levres pour le retenir, & le retirer par une espece de mouvement ondoyant ou vermiculaire.

Si ces premiers mouvemens ne suffisent pas pour faire entrer le mamelon, l’enfant les répete jusqu’à ce que le mamelon soit suffisamment entré, & il ne peut répéter ces mouvemens sans obliger le lait à sortir du mamelon. On observe même que pour tirer le mamelon plus promptement & plus avant dans la bouche, l’enfant le retient avec les mâchoires pendant qu’il éleve les levres en-dehors aussi près de la mamelle qu’il est possible ; puis il ouvre les mâchoires pour lâcher le mamelon, afin que les levres se retirant le fassent entrer plus avant dans la bouche.

La langue sert aussi aux enfans à retirer le mamelon par une espece de succion ; mais pour cela il faut que les mâchoires soient ouvertes, & que les levres ne soient appliquées que mollement au mamelon, sans quoi la langue en se retirant ne pourroit aisément l’attirer à elle pour le faire rentrer dans la bouche.

Quand la langue a fait entrer suffisamment le mamelon, elle cesse de le retirer, se place dessous, & s’y moulant en forme de gouttiere, non-seulement elle s’y applique & le retient sous la puissance des levres, mais elle agit de concert avec elle par un mouvement vermiculaire qu’elle exécute, sans cesser entierement d’être appliquée au mamelon, puisque sa surface s’y joint toujours par quelques points, les uns ne s’en séparant que lorsque d’autres s’y sont appliqués.

Quelquefois la langue ainsi appliquée au mamelon, pour le comprimer plus exactement, le tire jusque sous les mâchoires dont l’action est plus forte, mais qui n’étant garnies que de la chair des gencives, le pressent sans le blesser ; par cette pression plus vive, le lait coule dans la bouche en plus grande abondance. Enfin la langue toujours appliquée au mamelon le tire quelquefois plus avant dans la bouche, & le presse contre le palais ; c’est là que par son mouvement vermiculaire ou ondoyant, allant & venant successivement de la base à la pointe, elle agit sur tout le mamelon, & qu’elle en exprime le lait avec plus de facilité.

Jusqu’ici les levres, les mâchoires & la langue n’ont fait sortir du lait des mamelles que par la seule compression ; & si nous avons parlé de la succion, ce n’a été qu’entant qu’elle sert à tirer le mamelon dans la bouche, pour le soumettre à la pression des levres, de la langue & des gencives.

Cependant ce n’est pas l’unique effet qu’on puisse attribuer à la succion ; elle suffit évidemment par elle-même pour faire sortir le lait des mamelles, pourvu que les levres non-seulement entourent, mais encore serrent assez exactement le mamelon pour l’empêcher de suivre la langue, lorsqu’elle viendra à être tirée vers le gosier, alors le lait sortira du mamelon, & occupera dans la bouche l’espace qu’aura quitté la langue. La bouche, dans ce cas, fait l’office d’une vraie pompe.

Si pour que le lait ou tout autre liquide entre dans la bouche, il suffit que le mamelon ou le vaisseau contenant le liquide soit exactement entouré par les levres, & qu’ensuite la langue se retire en arriere, ou que la mâchoire inférieure s’éloigne de la supérieure ; si cela, dis-je, suffit, il est clair que la respiration n’est point toujours nécessaire pour l’introduction du liquide dans la bouche. L’expérience même le prouve d’une façon sensible, puisqu’on peut remplir la bouche de liquide sans respirer, & que, qui plus est, on peut expirer dans le tems même que la bouche se remplit de boisson.

Quoique les différens mouvemens que nous venons de parcourir, soit des levres, soit des mâchoires, soit de la langue, puissent chacun séparément exprimer le lait du mamelon, ils ne peuvent pas toujours le faire couler avec une certaine abondance, ni avec une certaine aisance ; par exemple, le seul mouvement des levres ne seroit peut-être pas suffisant pour satisfaire un enfant avide ou affamé non plus que la succion simple, c’est-à-dire celle qui, sans la compression alternative des levres, peut tirer le lait des mamelles ; ce n’est que par le concours & la combinaison de tous les mouvemens dont nous avons fait l’énumération, que l’enfant peut teter abondamment & avec le moins de travail possible.

De toutes les façons de teter qui résultent de cette combinaison de mouvemens, la plus naturelle ou la plus commode pour l’enfant, c’est celle qui s’exécute par la succession alternative & prompte de la compression que tout le canal formé par l’avance des levres fait sur le mamelon par la succion, mais par une succion telle que le bout de la langue ne soit pas appliqué à l’extrémité du mamelon. La succion alors a le double avantage de tirer le lait par elle-même, en même tems qu’elle soumet le mamelon à la compression des levres & des gencives.

Il est encore une autre façon de teter, qu’on peut regarder comme une espece de repos & de délassement que l’enfant prend en tetant. Ce cas arrive lorsque les premiers sucemens ont procuré une telle dérivation de lait, que le mamelon le fournit presque de lui-même par le regorgement des vaisseaux laiteux. Alors une légere pression des levres & des mâchoires est tout-au-plus nécessaire, & la langue ne fait que s’avancer pour recevoir ou ramasser le lait, & se retirer en arriere pour le pousser dans le gosier.

Excepté ce dernier cas, la bouche dans l’action de teter fait le double office de pompe aspirante & foulante. Le bout antérieur de la langue, en se retirant, fait le piston de la premiere pompe, & attire le lait contenu dans le mamelon ; ensuite la partie postérieure de la langue en pressant le lait contre le fond du palais, la cloison du gosier & le gosier même, & en se retirant sur l’embouchure de l’œsophage sait le piston de la pompe foulante. Cette double action de la langue s’exécute presque dans le même instant, sa racine n’ayant point achevé son coup de piston foulant pour avaler, que déja son bout a commencé celui de piston aspirant pour sucer.

Par tout ce qui a été dit jusqu’ici, il est clair, suivant M. Petit, qu’un enfant né sans palais non seulement peut exprimer le lait du mamelon par la simple compression des levres, ainsi qu’on l’a expliqué, mais encore que sa bouche peut faire la fonction d’une pompe aspirante. Cette pompe à la vérité sera plus courte que dans l’état naturel, puisqu’elle n’aura que la longueur du canal charnu formé par l’avance des levres, mais son jeu sera toujours le même. Ainsi l’enfant qui manque entierement de palais ne mourra point faute de pouvoir exprimer ou sucer le lait du mamelon ; mais si la bouche n’est point capable de faire l’office de la pompe foulante, il doit nécessairement périr faute de pouvoir avaler.

Il n’en est pas de même lorsque les narines ne sont ouvertes dans la bouche que par le seul écartement des os, qui forment la voûte du palais ; cette mauvaise conformation n’empêche point entierement les enfans d’avaler. En effet, dans ce cas, la langue en s’appliquant au palais en bouche la fente, & agit ensuite sur chacune des portions du palais, comme elle feroit sur le palais entier. Quand la cloison charnue se trouve aussi séparée en deux, il est bien vrai qu’une portion plus ou moins considérable du lait passe par le nez ; mais cela n’empêche pas que la racine de la langue, sur-tout lorsqu’elle se retire précipitament, ne fasse rentrer une partie du lait dans le canal de l’œsophage. On sent que dans ces différens vices de conformation l’enfant est obligé pour teter de faire des mouvemens extraordinaires auxquels il ne peut pas toujours s’habituer, ce qui le met en danger de périr. On a vu plus d’une fois, dans de semblables cas, rechapper des enfans en leur donnant le pis d’une chevre.

Pour le rendre propre à cette fonction, on le vuide à demi avant que de le présenter à l’enfant ; la grosseur, la longueur & la flaccité ou la mollesse de ce pis font qu’il supplée au vice des organes en remplissant le vuide du palais & des narines. Le pis s’ajuste si bien à toutes ces partie, & les ouvertures en sont même si exactement bouchées, qu’à chaque instant on est obligé de retirer le pis pour laisser respirer l’enfant.

Il vient aussi quelquefois au monde des enfans qui ne peuvent pas teter, en conséquence de quelque cohérence de la langue au palais. Dans ce vice de conformation, il ne s’agit que de débrider la langue, la détacher, la tenir abaissée avec une spatule, faire insensiblement cette opération avec prudence, & oindre la plaie avec du miel rosat le plus souvent qu’il est possible, pour empêcher la réunion des parties qu’on a divisées.

Après avoir exposé la maniere dont se fait l’action de teter, on conçoit sans peine comment les paysannes, en tirant le pis de la vache ou d’autre quadrupede femelle, en font sortir le lait, & qu’il ne sort pas de lui-même. Il ne sort pas de lui-même, parce que les tuyaux excrétoires étant ridés par plusieurs filets ligamenteux & élastiques, ces rides, comme autant de valvules, s’opposent à la sortie du lait, dont les conduits laiteux sont remplis. Ajoutez qu’en tirant avec un peu de force le bout du pis ou mamelon, on alonge en même tems le pis de l’animal, d’où résulte un retrécissement latéral qui pousse le lait vers les tuyaux ouverts ; souvent dans une femme, en comprimant légerement la mamelle & en pressant le lait vers le mamelon, on le fait sortir par les tuyaux laiteux, sans qu’il soit besoin d’employer la succion. (Le chevalier de Jaucourt.)