L’Encyclopédie/1re édition/SEPTANTE
SEPTANTE, (Arithmétiq.) nombre pair, composé de soixante & dix, ou de sept dixaines, ou de cinq fois quatorze, ou de quatorze fois cinq, ou de dix fois sept ; ainsi que sept soit multiplié par dix, ou que dix le soit par sept, ou quatorze par cinq, ou cinq par quatorze, le produit sera toujours septante. On dit plus ordinairement soixante-&-dix ; septante, ou soixante-&-dix, en chifre commun ou arabe, s’écrit de cette maniere, 70 ; en chiffre romain de cette sorte, LXX ; & en chiffre françois, lxx. Le Gendre. (D. J.)
Septante, version des (Critiq. sacrée.) traduction greque des livres de Moïse, dont les juifs n’entendoient plus la langue originale ; comme cette version fut faite à l’usage des synagogues d’Egypte, qu’elle est la premiere & la plus célebre de toutes, il importe d’en discourir avec l’étendue qu’elle mérite.
Le livre le plus ancien qui en parle, porte le nom d’Aristée, & est parvenu jusqu’à nous. Le dessein de cet ouvrage est uniquement d’en donner l’histoire, & dans cet événement, l’auteur Aristée y est qualifié d’officier aux gardes de Ptolomée Philadelphe. Voici un court extrait de sa relation.
Ptolomée Philadelphe, roi d’Egypte, ayant fort à cœur la belle bibliothèque qu’il formoit à Alexandrie, & qu’il remplissoit de toutes sortes de livres, donna la direction de cette affaire à un illustre athénien, qu’il avoit à sa cour, Démétrius de Phalere, qu’il chargea de lui tirer de tous les endroits du monde, tout ce qu’il pouvoit y avoir de curieux en fait de livres. Démétrius, en s’acquitant de cette commission, apprit que les Juifs avoient un livre qui contenoit les lois de Moïse ; il en avertit le roi : ce prince ayant consenti d’en faire venir une copie de Jérusalem, avec des gens qui le traduisissent en grec, ordonna à Démétrius de lui dresser un mémoire sur cette affaire, & d’en écrire au souverain sacrificateur.
Aristée, l’auteur prétendu de cette histoire des septante interprètes, Sosibius de Tarente, & André, tous trois gens de qualité de la cour de Ptolomée, & amis de la nation juive, prirent cette occasion de demander au roi la grace de ceux de cette nation qui avoient été mis en esclavage par Ptolomée, & emmenés en Egypte ; le roi accorda leur demande. Ensuite Démétrius lui remit un mémoire, pour obtenir des juifs le livre de la loi de Moïse, qu’il souhaitoit. Selon le plan de ce mémoire, le roi demandoit à Eléazar, souverain sacrificateur à Jérusalem, le livre de Moïse, & six personnes de chaque tribu pour le traduire en grec.
Aristée & André furent les porteurs de cette lettre, avec des présens immenses qui leur obtinrent toutes sortes d’honneurs à leur arrivée à Jérusalem. Ils revinrent à Alexandrie munis d’une bonne copie de la loi de Moïse écrite en lettres d’or, & accompagnés de six anciens de chaque tribu, c’est-à-dire 72 interprètes, pour la traduire en grec.
Le roi ayant vu ces 72 députés, en fut très-satisfait, leur fit présent de 3 talents à chacun, & les envoya à l’île de Pharos, près d’Alexandrie, pour exécuter commodément leur entreprise. Démétrius les y conduisit par l’Heptastadium qui joignoit cette île au continent, & les logea dans une maison qu’on leur avoit préparée. Ils se mirent aussi-tôt à travailler à leur version ; & quand une période étoit faite, après qu’elle avoit passé dans une conférence générale, Démétrius l’écrivoit. L’ouvrage fut achevé en 72 jours. Il fut lu & approuvé en présence du roi, qui fit encore présent à chaque traducteur de trois habits magnifiques, de deux talens en or, d’une coupe d’or d’un talent, & puis les renvoya dans leur pays. Voilà le précis de la relation d’Aristée.
Aristobule, juif d’Alexandrie, & philosophe péripatéticien, est le second qui parle de cette version des septante. Il vivoit vers la CLXXXVIII. année de l’ere des contracts, c’est-à-dire CXXV. ans avant Jesus-Christ ; car on trouve une lettre que lui écrivirent dans ce tems-là les juifs de Jérusalem & de Judée, comme cela paroît par le II. liv. des Macchabées. On dit que cet Aristobule avoit composé un commentaire sur les cinq livres de Moyse, & qu’il l’avoit dédié au roi Ptolomée Philométor, dont il avoit été précepteur ; & c’est-là qu’on prétend qu’il parloit de cette version faite sous la direction de Démétrius de Phalère, par ordre exprès de Ptolomée Philadelphe roi d’Egypte. Ce livre est perdu ; tout ce qui nous en reste sont quelques fragmens qu’en citent Eusèbe & Clément Alexandrin.
Après Aristobule vient Philon, autre juif d’Alexandrie, qui vivoit du tems de Notre-Seigneur ; car peu après sa crucifixion, il fut député par les juifs d’Alexandrie à Caïus César empereur romain. Dans la relation qu’il donne de la version des septante, on trouve les mêmes choses que dans celle d’Aristée : il y brode seulement quelques nouveaux traits, pour en pouvoir conclure que les traducteurs étoient des hommes inspirés par l’esprit de Dieu.
Josephe qui a écrit ses antiquités judaïques vers la fin du premier siecle, s’accorde pareillement avec Aristée ; & ce qu’il en dit, antiq. jud. xij. 2. n’est qu’un abrégé de cet auteur. Seulement dans Josephe le prix de la rédemption des juifs est différent de celui d’Aristée ; car au-lieu qu’Aristée dit vingt drachmes par tête, & la somme totale six cens soixante talens, Josephe met cent vingt drachmes par tête, & fait monter la somme totale à quatre cens soixante talens ; dans tout le reste ils s’accordent ensemble.
Après Josephe, le premier qui parle de la version des septante, & de la maniere dont elle se fit, est Justin martyr, qui vivoit vers le milieu du second siecle, environ cent ans après Philon. Il avoit été à Alexandrie, & s’étoit informé de ce fait aux juifs du pays. Il nous dit ce qu’il avoit appris d’eux, & ce qui étoit reçu constamment parmi eux pour véritable ; & ce qu’il en dit prouve qu’on avoit encore enchéri sur ce que Philon avoit écrit de la conformité miraculeuse des traductions ; on y avoit ajouté des cellules différentes, dont chaque traducteur en avoit une où il étoit renfermé, & où il avoit fait à part sa traduction particuliere de tout l’ouvrage ; & que quand on vint à comparer ces traductions les unes avec les autres, il ne s’y trouva pas un seul mot de différence. Ce bon pere prend tout cela pour argent comptant.
Irénée, Clément Alexandrin, S. Hilaire, S. Augustin, Cyrille de Jérusalem, Philastre de Bresse, & le gros des peres qui ont vécu depuis Justin, ont tous ces cellules, & l’accord merveilleux de toutes les versions. Quelques modernes défendent avec la même chaleur cette histoire, & ne peuvent consentir à laisser tomber un miracle qui confirmeroit si bien la divinité de la sainte-Ecriture contre tous les contredisans. C’est dommage qu’on y oppose des objections sans réplique.
Du tems d’Epiphane, qui fut évêque de Salamine en Chypre l’an 368, des fausses traditions avoient encore corrompu davantage cette histoire ; en effet, la maniere dont il la conte est différente de celle de Justin, aussi-bien que de celle d’Aristée ; & cependant il appelle Aristée à témoin des faits même qu’il rapporte autrement que lui : ce qui prouve que de son tems il y avoit un autre Aristée, & que celui que nous avons aujourd’hui est le même qu’avoient Josephe & Eusèbe.
Après cette relation historique de la version des septante, il faut dire ce que nous pensons sur cette matiere.
I. On ne peut pas douter qu’il ne se soit fait une traduction greque des livres sacrés hébreux du tems des Ptolomées en Egypte ; nous avons encore cette traduction ; & c’est la même qu’on avoit du tems de Notre-Seigneur, puisque presque tous les passages que les écrivains sacrés du nouveau Testament citent du vieux dans l’original grec, se trouvent mot-à-mot dans cette version. L’on ne peut pas douter non plus, vu la passion qu’ont eu les princes de la race des Ptolomées de remplir leur bibliotheque d’Alexandrie de toutes sortes de livres, passion dont tous les historiens de ce tems-là parlent, on ne peut douter, dis-je, que cette traduction n’y ait été mise dès qu’elle fut faite.
II. Le livre qui porte le nom d’Aristée, qui est le fondement de tout ce qu’on a débité sur la maniere dont se fit cette traduction par les 72 anciens, envoyés exprès de Jérusalem à Alexandrie, du tems de Ptolomée Philadelphe, est une fiction manifeste inventée pour accréditer cette version. Les Juifs, depuis leur retour de la captivité de Babylone jusqu’au tems de Notre-Seigneur, donnoient extrêmement dans les romans de religion, comme cela paroît par leurs livres apocryphes qui se sont conservés jusqu’à nous. Le livre que nous avons encore sous le nom d’Aristée, est un de ces romans écrit par un juif helléniste ; & c’est une chose évidente par plusieurs raisons.
1.° Quoique l’auteur de ce livre se dise payen grec, il parle partout en juif ; & dès qu’il s’agit de Dieu ou de la religion des Juifs, il en parle dans des termes qui ne conviennent qu’à un juif, & fait parler de la même maniere Ptolomée, Démétrius, André, Sozibius, & les autres personnages qu’il introduit sur la scene.
2°. Il fait faire une dépense prodigieuse à Ptolomée pour avoir cette version. Il lui en coute pour racheter les captifs, 660 talens : en vases d’argent envoyés au temple, 70 talens : en vases d’or, 50 : & en pierreries pour ces vases, cinq fois la valeur de l’or ; c’est-à-dire 250 talens : en sacrifices & autres articles pour l’usage du temple, 100 talens. Il fait présent outre cela à chacun des 72 députés, de 3 talens d’argent à leur arrivée, c’est-à-dire en tout, de 216 talens ; & quand il les congédie, de 2 talens d’or à chacun, & d’une coupe d’or du poids d’un talent. Tout cela mis ensemble, donne la somme de 1046 talens d’argent, & 1600 talens d’or, qui réduite en monnoie d’Angleterre, fait 1918537 liv. sterlings 10 schellings, en comptant le talent sur le pié de celui d’Athènes, comme le docteur Bernard en a réglé la valeur. Si on prenoit les talens pour des talens d’Alexandrie, où étoit la scene, ce seroit bien pis encore, car ce seroit le double.
Si l’on ajoute à cette largesse plusieurs autres menus présens qu’Aristée fait faire par ce prince aux députés, outre les frais de leur voyage & de leur dépense pendant leur séjour en Égypte, il se trouvera que Ptolomée, pour avoir le livre de Moïse en grec, aura dépensé plus de deux millions-sterlings, c’est-à-dire à peu-près vingt fois autant que la bibliotheque alexandrine pouvoit valoir. Comment imaginer que Ptolomée ait fait cette prodigieuse dépense pour un ouvrage, dont ni lui, ni sa cour ne devoient pas certainement être fort curieux.
3°. Les questions qu’on propose aux 72 députés, & leurs réponses, n’ont pas moins l’air d’un roman. L’envoi des anciens de Jérusalem à Aléxandrie pour cette traduction, & qu’on tira six à six de chaque tribu, sont l’invention d’un juif, qui a en vue le sanhédrin, & le nombre des douze tribus d’Israël ; mais il n’y a pas même apparence qu’il y eut alors dans toute la Judée six hommes qui eussent les qualités qu’on leur donne pour cet ouvrage, & qui entendissent assez de grec pour le faire. Ce n’est pas tout ; il falloit également entendre l’hébreu qui étoit la langue de l’original : or l’hébreu alors n’étoit plus leur langue, car depuis le retour de la Chaldée, c’étoit le chaldéen.
4°. Il y a dans le récit d’Aristée plusieurs autres faits qu’on ne sauroit ajuster avec l’histoire de ce tems-là. En particulier, ce Démétrius de Phalere qu’Aristée représente comme le favori de Philadelphe, loin d’être en faveur à la cour de ce prince, avoit encouru sa disgrace, pour avoir voulu détourner son pere de lui mettre la couronne sur la tête ; & d’abord après la mort du pere qui l’avoit protégé, ou mit Démétrius en prison où il mourut peu de tems après, comme le dit Diogène de Laërce. Mais ceux qui seront curieux d’approfondir davantage la fable d’Aristée, peuvent lire ce qu’en ont écrit MM. Dupin, Simon, & sur-tout le docteur Hody dans son savant ouvrage de Bibliorum versionibus græc.
III. Aristobule ne mérite pas de nous arrêter longtems, parce que son récit est tiré d’Aristée dont le roman avoit déja la vogue parmi les juifs d’Alexandrie. Ce que le II. liv. des Macchab. j. x. rapporte de cet Aristobule qui étoit précepteur de Ptolomée, l’an 188 de l’ere des contrats, est contre toute apparence. C’étoit Ptolomée Physeon qui régnoit alors ; & l’an 188 de l’ere des contrats est la 21 de son regne, & la 56 après la mort de son pere. Il falloit donc qu’il eût près de soixante ans pour le moins ; & l’on n’a pas de précepteur à cet âge.
On dit encore que cet Aristobule avoit écrit un commentaire sur les cinq livres de Moïse, & qu’il l’avoit dédié à Ptolomée Philometor ; mais tout fait soupçonner que ce commentaire étoit l’ouvrage de quelque juif helléniste, composé long-tems après la date qu’il porte ; & ce qui fortifie ce soupçon, c’est que Clément Alexandrin est le premier qui en parle, & Eusebe le dernier. Cette observation prouve toujours que ce commentaire, quel qu’il fût, n’a pas duré longtems.
IV. Quant à Philon, ses additions à l’histoire d’Aristée sont tirées des traditions reçues de son tems parmi les juifs d’Alexandrie. Le principal & l’accessoire viennent de la même source, c’est-à dire que l’un & l’autre étoit inventé pour faire valoir la religion judaïque, pour la faire respecter aux étrangers, & attirer à cette version une vénération & une autorité particuliere du commun de leurs propres gens. Quand cela eut une fois passé, il ne fut pas difficile d’introduire la solemnité d’un anniversaire pour en faire la commémoration, telle que Philon l’a vue pratiquer de son tems.
V. Il paroît que la différence du prix de la rançon des Juifs qui se trouve entre Josephe & Aristée, est visiblement une faute, ou de l’auteur ou des copistes ; car la somme totale ne s’accorde pas avec ce qui résulte des sommes particulieres. Le nombre des juifs rachetés, dit Josephe, fut 120 mille, à 20 drachmes par tête, comme Aristée le raconte, c’est justement 400 talens qui est la même somme d’Aristée ; mais Josephe dit que la rançon étoit de 120 drachmes par tête, c’est-à-dire six fois autant, & cependant sa somme totale ne va qu’à 460 talens. Il y a donc erreur dans les nombres ; ou il faut que la rançon soit plus petite, ou il faut que la somme soit plus grosse.
VI. Pour ce qui est de Justin, martyr, & des autres peres qui l’ont suivi, ils se sont persuadé trop aisément ce qu’ils souhaitoient qui fût vrai ; car, que soixante & douze personnes renfermées dans des cellules différentes pour faire une traduction de l’Écriture, se rencontrent sans aucune communication à traduire tous mot pour mot de la même maniere, ce seroit un miracle qui prouveroit incontestablement, non seulement l’autorité de la version, mais la vérité de l’écriture du vieux Testament ; & les chrétiens d’alors s’intéressoient également à ces deux choses, aussi bien que les Juifs.
Justin martyr donc trouvant à Alexandrie cette tradition reçue, y donna toute sa croyance, & s’en servit même contre les Payens pour défendre la religion qu’il professoit. Ensuite Irénée & les autres peres de l’Église goûterent à leur tour la même idée si flatteuse. Mais pour se convaincre du peu de fonds que mérite l’autorité de Justin martyr dans cette affaire, il n’y a qu’à jetter les yeux sur les erreurs de sa narration. Selon lui, Ptolomée envoye demander à Hérode le livre de la loi. Justin ne songeoit pas que non seulement Ptolomée Philadelphe dont il vouloit parler, mais tous les autres Ptolomées ses successeurs, étoient morts avant qu’Hérode parvînt à la couronne en Judée. Cette bévue n’accrédite pas le reste de son récit.
Ajoutons que ce pere de l’Église étoit fort crédule ; & que quand il eut embrassé le christianisme, il se laissa trop emporter à son zele pour la religion, & donna trop aisément dans tout ce qui lui paroissoit la favoriser. En voici un exemple bien sensible. Etant à Rome, il y rencontre une statue consacrée à Sémon Sancus, un ancien demi-dieu des Sabins. Il s’imagine aussitôt qu’elle est dédiée à Simon Magus ou le magicien ; & sans autre fondement que cette vision, il reproche au peuple romain de s’être fait un dieu d’un imposteur. La même facilité lui fit ajouter foi aux discours des juifs d’Alexandrie, qui en lui montrant les ruines de quelques vieilles maisons de l’île de Pharos, l’assurerent que c’étoient les masures des cellules des septante.
VII. La relation qu’Epiphane donne de cette version, est si différente de toutes les autres, qu’elle semble tirée d’une autre histoire que de celle où avoient puisé Josephe & Eusebe. Apparemment que quelque chrétien, depuis Justin martyr, avoit ramassé tout ce qu’il avoit pu rencontrer sur cette matiere, & en avoit composé le nouvel Aristée d’Epiphane, d’où il a tiré ce qu’il en dit. Il est du-moins bien sûr que l’Aristée d’Epiphane a paru après le tems de l’auteur prétendu de cette piece ; car la seconde lettre qu’Epiphane en cite, comme écrite par Ptolomée Philadelphe à Eléazar, commence par cette maxime : « Un trésor caché, & une source bouchée, de quel usage peuvent-ils être » ? Cette sentence est visiblement tirée du livre de l’Ecclésiastique, ch. xx. 30. & ch. xlj. 14. qui ne fut publié par le fils de Sirach que vers l’an 132 avant Jésus-Christ, & 115 ans après la mort de Ptolomée Philadelphe, par l’ordre duquel, selon cet auteur, la version des septante s’est faite.
Enfin, le détail qu’on vient de lire, prouve, je crois, suffisamment que tout ce qu’Aristée, Philon, Justin martyr, Epiphane, & ceux qui les ont suivis, ont débité sur la version des septante, est une pure fable, qui n’a d’autre fondement, sinon que sous le regne de Ptolomée Philadelppe, il se fit une version de la loi de Moïse en grec, par les juifs d’Alexandrie.
VIII. Pour le mieux comprendre, il faut observer, que quand Alexandre bâtit Alexandrie, il y attira quantité de juifs. Ptolomée Soter ayant fait aussi sa capitale de cette ville, apporta tous ses soins à l’augmenter ; en conséquence il y attira encore un grand nombre d’autres Juifs, en leur accordant les mêmes privileges qu’aux Macédoniens & aux Grecs ; de sorte qu’ils faisoient une partie très-considérable des habitans de cette grande ville. Le commerce continuel qu’ils avoient avec les citoyens du lieu, les obligea bientôt à apprendre la langue dominante qui étoit le grec, & à la parler communément. Il leur arriva dans cette occasion, ce qui leur étoit déja arrivé dans une autre pareille à Babylone ; je veux dire, d’oublier leur langue, & de prendre insensiblement celle du pays. N’entendant donc plus l’hébreu, où on avoit accoutumé de lire encore premierement le texte ; ni le chaldéen, où l’on en donnoit l’explication dans les synagogues, ils en firent une version grecque pour eux-mêmes. Voilà la véritable raison qui produisit cette version grecque, à qui le roman d’Aristée a fait donner le surnom des septante.
D’abord on ne traduisit en grec que la loi, c’est-à-dire les cinq livres de Moïse. Ensuite du tems d’Antiochus Epiphane, ceux d’Alexandrie, qui pour lors se conformoient à tous les usages de la Judée & de Jérusalem pour le spirituel, traduisirent en grec les prophetes. Enfin, des particuliers traduisirent le reste pour leur usage domestique, ensorte que la version à qui l’on donne le nom des septante, se trouva complette ; & cette version fut celle dont se servirent les juifs hellénistes dans tous les endroits de leur dispersion ou l’on parloir grec.
1o. Qu’il n’y eu que la loi de traduite en grec du tems de Ptolomée Philadelphe, c’est un fait clairement marqué dans tous les auteurs qui ont commencé à parler de cette version : dans Aristée, Aristobule, Philon & Josephe, cela est dit expressément. 2°. Que ce fut à Alexandrie que se fit cette version ; la dialecte d’Alexandrie qui y regne par-tout, en est une preuve suffisante. 3°. Qu’elle fut faite à plusieurs reprises, & par des personnes différentes. La différence du style des différens livres, la différente maniere dont on y trouve les mots hébreux & les mêmes phrases traduites, enfin le soin qu’il paroît que l’on a apporté à la traduction de certains livres, & la négligence qui se voit dans quelques-autres, ou plutôt l’exactitude de quelques-unes de ces traductions, & le manque d’exactitude des autres, en sont une démonstration sans réplique.
IX. La passion qu’avoit Ptolomée Philadelphe, de remplir sa belle bibliotheque de toutes sortes de livres, ne permet pas de douter que, dès que cette version fut faite à Alexandrie, on n’y en mît un exemplaire qui y demeura jusqu’à ce que ce riche magasin des sciences fut consumé par un incendie que Jules César occasionna. Mais il falloit que cet exemplaire sût bien négligé ; puisque pas un des auteurs grecs qui sont parvenus jusqu’à nous, ni les anciens auteurs latins, n’en a jamais dit le moindre mot.
La curiosité pour cette version grecque de l’Ecriture, se borna à la seule nation juive ; ils s’en servoient en public dans les synagogues, pour y lire les leçons réglées par leurs canons ; & sans doute qu’ils en avoient aussi des copies en particulier dans leurs familles : mais jusqu’au tems du nouveau Testament, il ne paroît point qu’ils les montrassent aux étrangers. Quand l’évangile se fut étendu à toutes les nations, alors cette version s’étendit avec lui partout où l’on entendoit la langue grecque ; elle ne fut plus renfermée entre les juifs hellénistes, elle fut entre les mains de tous ceux qui en eurent envie, & les copies se multiplierent. Aussi voit-on, quelque tems après Notre-Seigneur, que les payens commencent à connoître le vieux Testament ; au lieu qu’avant le christianisme, très-peu, ou plutôt pas un d’eux, ne l’avoit connu.
X. A mesure que la religion chrétienne se répandit, cette version greque des septante fut aussi plus recherchée & plus estimée. Les évangélistes & les apôtres qui ont écrit les livres du nouveau Testament, la citent ; les peres de la primitive Eglise la citent aussi. Toutes les églises greques s’en servoient ; & jusqu’à S. Jérôme, les latines n’avoient qu’une traduction faite sur cette version. Tous les commentaires prenoient cette version pour le texte, & y ajustoient leurs explications. Et quand d’autres nations se convertissoient & embrassoient la religion chrétienne, pour avoir l’Ecriture en leur langue, les versions se faisoient sur celle des septante ; comme l’illyrienne, la gothique, l’arabique, l’éthiopique, l’arménienne & la syriaque.
XI. Cependant à mesure que la version des septante gagnoit du crédit parmi les Chrétiens, elle en perdoit parmi les Juifs. Comme ils se trouvoient pressés par divers passages de cette traduction que les Chrétiens faisoient valoir contre eux, ils songerent à s’en procurer une nouvelle qui leur fût plus favorable. Aquila, juif prosélite, exécuta le premier cette besogne. Peu de tems après Aquila, il se fit deux autres versions greques du vieux Testament, l’une par Théodotion, & l’autre par Symmachus, comme nous le dirons plus au long au mot Versions greques.
C’est assez de remarquer ici qu’Origene rassembla dans ses héxaples les trois dernieres versions dont nous venons de parler, conjointement avec celle des septante. Pamphile & Eusebe ayant découvert vers la fin du iij. siecle l’héxaple d’Origene dans la bibliotheque de Césarée, tirerent de cet ouvrage quelques copies de la version des septante, & les communiquerent aux églises de ces quartiers-là, qui la reçurent généralement depuis Antioche jusqu’en Egypte.
Il se fit à-peu-près dans le même tems deux autres éditions des septante ; la premiere par Lucien, prêtre de l’église d’Antioche, qui fut trouvée après sa mort à Nicomédie en Bithynie. Ce fut cette édition que reçurent dans la suite toutes les églises, depuis Constantinople jusqu’à Antioche. L’autre fut faite par Hésychius, évêque d’Egypte, & fut reçue d’abord à Alexandrie, & ensuite dans toutes les églises d’Egypte. Ces deux correcteurs entendoient l’hébreu, & avoient fait par-là plusieurs corrections à la version.
Les auteurs de ces trois éditions des septante souffrirent tous trois le martyre dans la dixieme persécution ; cet événement donna une si grande réputation à leurs éditions, que toute l’église greque s’en servit, de l’une dans un endroit, & de l’autre dans un autre. Les églises d’Antioche & de Constantinople, & toutes celles d’entre deux, prirent celle de Lucien. Celles d’entre Antioche & l’Egypte, celle de Pamphile, & en Egypte celle d’Hésychius. C’est ce qui fait dire à S. Jérôme qu’elles partageoient le monde en trois ; parce que de son tems aucune église greque ne se servoit d’aucune autre que d’une de ces trois, qu’elle regardoit comme une copie authentique du vieux Testament. Ces trois éditions, à en juger par les copies manuscrites qui en restent encore, ne différoient en rien de considérable, pourvu qu’on ne mette pas en ligne de compte les fautes des copistes.
De la même maniere que les anciens avoient trois éditions principales des septante, il est arrivé que les modernes en ont aussi trois principales depuis l’impression, dont toutes les autres ne sont que des copies. La premiere est celle du cardinal Ximenès, imprimée à Complute, ou Alcala de Henarès en Espagne ; la seconde celle d’Aldus à Venise, & la troisieme celle du pape Sixte V. à Rome.
Celle du cardinal Ximenès est imprimée l’an 1615 dans sa polyglotte, connue sous le nom de bible de Complute, qui contient 1°. le texte hébreu ; 2°. la paraphrase chaldaïque d’Onkélos sur le Pentateuque ; 3°. la version des septante du vieux Testament, & l’original grec du nouveau, & 4°. la version de l’un & de l’autre. Ce furent les théologiens de l’université d’Alcala, & quelques autres qui préparerent les matériaux pour l’impression ; mais comme c’étoit le cardinal Ximenès qui en avoit fait le plan, qui les dirigeoit, & qui en faisoit toute la dépense, cette polyglotte a retenu son nom. Le dessein qu’on s’est proposé dans cette édition des septante ayant été de choisir dans tous les exemplaires qu’on avoit la leçon qui approchoit le plus de l’hébreu, il se trouve que ce qu’ils ont donné est plutôt une nouvelle version greque, que les anciens septante, ou la version qui sous ce nom a été d’un si grand usage aux peres de la primitive Eglise. C’est sur cette édition des septante que sont faites celles des polyglottes d’Anvers & de Paris, dont la premiere parut l’an 1672, & l’autre l’an 1645. Celle de Commelin, imprimée à Heidelberg avec le commentaire de Vatable, l’an 1699, est aussi faite sur cette édition.
II. L’édition d’Aldus à Venise est de 1578. Ce fut André Asulanus, beau-pere de l’imprimeur, qui en prépara la copie par la collection de plusieurs anciens manuscrits. C’est de celle-ci que sont venues toutes les éditions d’Allemagne, à la reserve de celle d’Heidelberg dont nous venons de parler.
III. Mais l’édition de Rome est préférée aux deux autres par tous les savans, quoique Vossius l’ait condamnée comme la plus mauvaise. Le cardinal de Montalte, qui parvint ensuite au pontificat, l’avoit commencée. Comme il portoit le nom de Sixte V. quand elle parut l’an 1687, cette édition est aussi connue sous ce même nom. Il commença par recommander cet ouvrage à Grégoire XIII. en lui représentant que c’étoit ce qu’ordonnoit un decret du concile de Trente ; & son avis ayant été suivi, on en chargea Antoine Caraffe, savant homme, d’une famille illustre d’Italie, qui fut fait ensuite cardinal & bibliothécaire du pape. Avec l’assistance de quelques savans qui travailloient sous lui, il acheva cette édition.
On suivit presque en tout un ancien manuscrit de la bibliotheque du Vatican, qui étoit tout en lettres capitales sans accens, sans points & sans distinction de chapitres ni de versets. On le croit du tems de S. Jérôme. Seulement là où il manquoit quelques feuilles, on fut obligé d’avoir recours à d’autres manuscrits, dont les principaux furent, un de Venise de la bibliotheque du cardinal Bessarion, & un autre qu’ils firent venir de la Calabre, qui étoit si conforme à celui du Vatican, qu’on croit que l’un est une copie de l’autre, ou que tous deux ont été faits sur le même original.
L’année suivante on publia à Rome une version latine de cette édition, avec les notes de Flaminius Nobilius. Morin les imprima toutes deux ensemble à Paris l’an 1628. C’est sur cette édition qu’ont été faites toutes celles des septante qu’on a imprimées en Angleterre. Celle de Londres in-8°. de 1653, celle de la polyglotte de Walton de 1657, & celle de Cambridge de 1665, où est la savante préface de l’évêque Péarson, & qui nous donne bien plus fidelement l’édition de Rome, que celle de 1653, quoique toutes deux s’en écartent en quelque chose.
Mais le plus ancien & le meilleur manuscrit des septante, au jugement de ceux qui l’ont examiné avec beaucoup de soin, c’est l’alexandrin qui est dans la bibliotheque du roi d’Angleterre à S. James. Il est tout en lettres capitales, sans distinction de chapitres, de versets, ni de mots. Ce fut un présent fait à Charles I. par Cyrille Luçar, alors patriarche de Constantinople ; il l’avoit été auparavant d’Alexandrie : quand il quitta ce patriarchat pour celui de Constantinople, il y emporta ce manuscrit, & l’envoya ensuite à Londres par le chevalier Thomas Roe, ambassadeur d’Angleterre à la Porte, & y mit cette apostille qui nous apprend l’histoire de ce manuscrit.
Liber iste Scripturæ sacræ n. & v. Testamenti, prout ex traditione habemus, est scriptus manu Theclæ nobilis fæminæ ægyptiæ, ante mille & trecentos annos circiter, paulo post concilium Nicænum. Nomen Theclæ in fine libri erat exaratum ; sed extincto Christianismo in Ægypto à Mahometanis, & libri unà Christianorum in similem sunt redacti conditionem ; extinctum enim est Theclæ nomen & laceratum ; sed memoria & traditio recens observat.
C’est-à-dire : « Ce livre qui contient l’Ecriture sainte du vieux & du nouveau Testament, selon que nous l’apprend la tradition, est écrit de la propre main de Thécla, femme de qualité d’Egypte, qui vivoit il y a près de treize cens ans, un peu après le concile de Nicée. Le nom de Thécla étoit écrit à la fin ; mais la religion chrétienne ayant été abolie par les Mahométans en Egypte, les livres des Chrétiens eurent le même sort. Le nom de Thécla a donc été déchiré, mais la mémoire ne s’en est pas perdue, & la tradition s’en est très-bien conservée ».
Le docteur Grave, savant prussien, qui a demeuré plusieurs années en Angleterre, avoit entrepris de donner une édition de cette copie, & la reine Anne lui faisoit même une pension pour cette besogne ; Il en avoit déja publié deux tomes quand la mort l’empêcha de mettre au jour les deux autres qui devoient achever l’ouvrage. Si quelque habile homme vouloit bien donner ce reste au public, & y prendre autant de soin que ce docteur, nous aurions une quatrieme édition des septante, qui seroit assurément approuvée, & regardée désormais comme la meilleure de toutes ; celle de Lambert Bos n’est cependant pas méprisable.
Voilà ce que l’histoire nous met en droit de dire de cette ancienne version du vieux Testament, & des éditions anciennes & modernes qui s’en sont faites. Si quelqu’un est curieux de voir les disputes & les remarques de critique que cette matiere a causées, & ce qu’en ont écrit les savans, il peut consulter Usserii syntagma de græcâ LXX. interpretum versione. Morini exercitationes biblicæ I. pars, & la préface qu’il a mise au-devant de son édition des LXX. Wower, de græca & latina Bibliorum interpretatione ; les Prolégomenes de la polyglotte de Walton, ch. jx. Vossius, de LXX. int. l’histoire critique du vieux Testament de Simon ; l’histoire du canon du vieux Testament de Dupin ; les Prolégomenes de Grave, mis au-devant des deux parties des LXX. qu’il a données ; & surtout le savant livre du docteur Hody, de Biblior. version græc. car c’est lui qui a le plus approfondi cette matiere, & qui l’a le mieux traitée de tous ceux qui en ont écrit. (Le chevalier de Jaucourt.)