L’Encyclopédie/1re édition/RICHESSE

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RICHESSE, s. f. (Philosoph. morale.) ce mot s’emploie plus généralement au pluriel ; mais les idées qu’il présente à l’esprit varient relativement à l’application qu’on en fait. Lorsqu’on s’en sert pour désigner les biens des citoyens, soit acquis, soit patrimoniaux, il signifie opulence, terme qui exprime non la jouissance, mais la possession d’une infinité de choses superflues, sur un petit nombre de nécessaires. On dit aussi tous les jours les richesses d’un royaume, d’une république, &c. & alors, l’idée de luxe & de superfluités que nous offroit le mot de richesses, appliqué aux biens des citoyens, disparoit : & ce terme ne représente plus que le produit de l’industrie, du commerce, tant intérieur qu’extérieur, des différens corps politiques, de l’administration interne & externe des principaux membres qui le constituent ; & enfin de l’action simultanée de plusieurs causes physiques & morales qu’il seroit trop long d’indiquer ici, mais dont on peut dire que l’effet, quoique lent & insensible, n’est pas moins réel.

Il paroît par ce que je viens de dire, qu’on peut envisager les richesses sous une infinité de points de vue différens, de l’observation desquels il résultera nécessairement des vérités différentes, mais toujours analogues aux rapports dans lesquels on considérera les richesses.

Cette derniere réflexion conduit à une autre, c’est que l’examen, la discussion, & la solution des différentes questions de politique & de morale, tant incidentes que fondamentales, que l’on peut proposer sur cette matiere aussi importante que compliquée & mal éclaircie, doivent faire un des principaux objets des méditations de l’homme d’état & du philosophe. Mais cela seul feroit la matiere d’un livre très-étendu ; & dans un ouvrage de la nature de l’Encyclopédie, on ne doit trouver sur ce sujet que les principes qui serviroient de base à l’édifice.

Laissant donc au politique le soin d’exposer ici des vues neuves, utiles & profondes, & d’en déduire quelques conséquences applicables à des cas donnés, je me bornerai à envisager ici les richesses en moraliste. Pour cet effet, j’examinerai dans cet article une question à laquelle il ne paroît pas que les Philosophes aient fait jusqu’ici beaucoup d’attention, quoiqu’elle les intéresse plus directement que les autres hommes. En effet, il s’agit de savoir 1°. si un des effets nécessaires des richesses n’est pas de détourner ceux qui les possedent de la recherche de la vérité.

2°. Si elles n’entraînent pas infailliblement après elles la corruption des mœurs, en inspirant du dégoût ou de l’indifférence pour tout ce qui n’a point pour objet la jouissance des plaisirs des sens, & la satisfaction de mille petites passions qui avilissent l’ame, & la privent de toute son énergie.

3°. Enfin, si un homme riche qui veut vivre bon & vertueux, & s’élever en même tems à la contemplation des choses intellectuelles, & à l’investigation des causes des phénomenes & de leurs effets, peut prendre un parti plus sage & plus sûr, que d’imiter l’exemple de Cratès, de Diogene, de Démocrite & d’Anaxagore.

Ceux qui auront bien médité l’objet de ces différens problèmes moraux, s’appercevront sans peine qu’ils ne sont pas aussi faciles à résoudre qu’ils le paroissent au premier aspect. Plus on les approfondit, plus on les trouve complexes, & plus on sent que l’on erre dans un labyrinthe inextricable où l’on n’est pas toujours sûr de trouver le fil d’Ariane, & dans lequel il est par conséquent facile de s’égarer.

Nec preme, nec summum molire per æthera currum.
Altiùs egressus, cælestia tecta cremabis ;
Inferiùs, terras : medio tutissimus ibis.
Neu te dexterior pressam rota ducat ad aram :
Inter utrumque tene.

Ovide, métamorph. lib. II. 85. v. 134. & seqq.

Ainsi pour traiter ces questions avec cette sage impartialité, qui doit être la caractéristique de ceux qui cherchent sincérement la vérité, je ne ferai dans cet article que présenter simplement à mes lecteurs tout ce que la sagesse humaine la plus sublime & la plus réfléchie a pensé dans tous les tems sur cette matiere : me réservant la liberté d’y joindre quelquefois mes propres réflexions dans l’ordre où elles se présenteront à mon esprit.

Je commence par une remarque qui me paroît essentielle : c’est que les anciens philosophes ne croyoient point que les richesses considérées en elles-mêmes, & abstraction faite de l’abus & du mauvais usage qu’on en pouvoit faire, fussent nécessairement incompatibles avec la vertu & la sagesse : ils étoient trop éclairés pour ne pas voir qu’envisagées ainsi métaphysiquement, elles sont une chose absolument indifférente ; mais ils savoient aussi que, comme on s’écarte infailliblement de la vérité dans les recherches morales, lorsqu’on ne veut voir que l’homme abstrait, on court également risque de s’égarer, lorsqu’on fait les mêmes suppositions à l’égard des êtres physiques & moraux qui l’environnent, & qui ont avec lui des rapports constans, déterminés & établis par la nature des choses. Aussi enseignent-ils constamment que les richesses pouvant être & étant en effet dans une infinité de circonstances, & pour la plûpart des hommes, un obstacle puissant à la pratique des vertus morales, à leur progrès dans la recherche de la vérité, & un poids qui les empêche de s’élever au plus haut degré de connoissance & de perfection où l’homme puisse arriver, le plus sûr est de renoncer à ces possessions dangereuses, qui, multipliant sans cesse les occasions de chûte, par la facilité qu’elles donnent de satisfaire une multitude de passions déréglées, détournent enfin ceux qui y sont attachés de la route du bien & du desir de connoître la vérité.

C’est ce que Séneque fait entendre assez clairement, lorsqu’il dit que les richesses ont été pour une infinité de personnes un grand obstacle à la philosophie, & que pour jouir de la liberté d’esprit nécessaire à l’étude, il faut être pauvre, ou vivre comme les pauvres.

« Tout homme, ajoute-t-il, qui voudra mener une vie douce, tranquille & assurée, doit fuir le plus qu’il lui sera possible ces biens faux & trompeurs, à l’appas desquels nous nous laissons prendre comme à un trébuchet, sans pouvoir ensuite nous en détacher, en cela d’autant plus malheureux, que nous croyons les posséder, & qu’au contraire ce sont eux qui nous possedent & qui nous tirannisent ». Multi ad philosophandum obsistere divitiæ : paupertas expedita est, secura est….. si vis vacare animo, aut pauper sis oportet, aut pauperi similis. Non potest studium salutare fieri sine frugalitatis curâ : frugalitas autem, paupertas voluntaria est…… Munera ista fortunæ putatis ? Insidiæ sunt. Quisquis nostrum tutam agere vitam volet, quantum plurimum potest, ista viscata beneficia devitet : in quibus hoc quoque miserimi fallimur, habere nos putamus, habemur. Séneq. epist. 17. & epist. 8.

On ne peut guere douter de la certitude de ces maximes lorsqu’on voit des philosophes tels que Démocrite & Anaxagore abandonner leurs biens, & résigner tout leur patrimoine à leurs parens, pour s’appliquer tout entiers à la recherche de la vérité & à la pratique de la vertu.

Sprevit Anaxagoras, sprevit Democritus, atque
Complures alii (quorum sapientia toti est
Nota orbi) argentum atque aurum, Causasque malorum
Divitias. Quare ? Nisi quod non vera putarunt
Esse bona hæc, animum quæ curis impediunt, &
In mala præcipitant quam plurima.
[1]

Il est assez difficile, ce me semble, de ne pas se laisser entraîner par de si grands exemples, & de nier que les richesses ne soient infiniment plus nuisibles qu’utiles, quand d’un autre côté on voit Séneque peindre avec des traits de feu les maux affreux qu’elles causent nécessairement à la société, & les crimes que la soif de l’or fait commettre. Circa pecuniam, dit-il, plurimum vociferationis est : hæc, fora defatigat, patres liberosque committit, venena miscet, gladios tam percussoribus quam legionibus tradit. Hæc est sanguine nostro delibuta. Propter hanc uxorum maritorumque noctes strepunt litibus, & tribunalia magistratuum premit turba : reges sæviunt, rapiuntque, & civitates longo sæculorum labore constructas evertunt, ut aurum argentumque in cinere urbium scrutentur. Senec. de irâ, lib. III. cap. xxxij. circa fin.

« Depuis que les richesses, dit-il ailleurs, ont commencé à être en honneur parmi les hommes, & à devenir en quelque sorte la mesure de la considération publique, le goût des choses vraiment belles & honnêtes s’est entierement perdu. Nous sommes tous devenus marchands, & tellement corrompus par l’argent, que nous demandons, non point ce qu’est une chose en elle-même, mais de quel rapport elle est. Se présente-t-il une occasion d’amasser des richesses, nous sommes tour-à-tour gens de bien ou fripons, selon que notre intérêt & les circonstances l’exigent. Nous faisons le bien, & nous pratiquons la justice tant que nous espérons trouver quelque profit dans cette conduite, tout prêts à prendre le parti contraire si nous croyons gagner davantage à commettre un crime. Enfin les mœurs se sont détériorées au point que l’on maudit la pauvreté, qu’on la regarde comme un deshonneur & une infamie, en un mot qu’elle est l’objet du mépris des riches & de la haine des pauvres ».[2]

Ce ne sont point ici des idées vagues & jettées au hasard, ni de vaines déclamations, où l’imagination agit sans cesse aux dépens de la réalité, mais des faits confirmés par une expérience continuelle, & que chacun peut, pour ainsi dire, toucher par tous ses sens. Aussi le même philosophe ne craint-il pas d’avancer que les richesses sont la principale source des malheurs du genre humain, & que tous les maux auxquels les hommes sont sujets, comme la mort, les maladies, la douleur, &c. ne sont rien en comparaison de ceux que leur causent les richesses. Transeamus ad patrimonia, maximam humanarum ærumnarum materiam. Nam si omnia alia quibus angimur, compares, mortes, ægrotationes, metus, desideria, dolorum laborumque patientiam, cum iis quæ nobis mala pecunia nostra exhibet ; hæc pars multum prægravabit. Senec. de tranquill. animi, cap. viij. init. Il s’exprime encore avec plus de force dans sa 115. lettre.

« De continuelles inquiétudes, dit-il, rongent & dévorent les riches à proportion des biens qu’ils possedent. La peine qu’il y a à gagner du bien est beaucoup moindre que celle qui vient de la possession même. Tout le monde regarde les riches comme des gens heureux ; tout le monde voudroit être à leur place, je l’avoue : mais quelle erreur ! Est-il de condition pire que d’être sans cesse en butte à la misere & à l’envie ? Plût aux dieux que ceux qui recherchent les richesses avec tant d’empressement interrogeassent les riches sur leur sort, certainement ils cesseroient bientôt de desirer les richesses » ! Adjice quotidianas sollicitudines, que pro modo habendi quemque discruciant. Majore tormento pecunia possidetur, quam quæritur….. At felicem illum homines, & divitem vocant, & consequi optant, quantum ille possidet. Fateor. Quid ergo ? Tu ullos esse conditionis pejoris existimas, quam qui habent & miseriam & invidiam ? Utinam qui divitias appetituri essent cum divitibus deliberarent !….. Profecto vota mutassent.[3]

Que l’on fasse réflexion que celui qui parle dans ces passages est un philosophe qui possédoit des biens immenses, innumeram pecuniam, comme il le dit lui-même dans Tacite, annal. lib. XIV. cap. liij. & l’on sentira alors de quel poids un pareil aveu doit être dans sa bouche.

Mais consultons, si l’on veut, d’autres autorités : voyons ce que les auteurs les plus graves & les plus judicieux ont pensé de l’influence des richesses sur les mœurs, & des avantages de la pauvreté. « Ce n’est pas, disoit Diogene, pour avoir de quoi vivre simplement, avec des herbages & des fruits, qu’on cherche à s’emparer du gouvernement d’un état, qu’on saccage des villes, qu’on fait la guerre aux étrangers, ou même à ses concitoyens ; mais pour manger des viandes exquises, & pour couvrir sa table de mets délicieux ». Diogenes tyrannos, & subversores urbium bellaque vel hostilia, vel civilia, non pro simplici victu olerum pomorumque, sed pro carnium & epularum deliciis, adserit excitari. Diogen. apud Hieronym. adv. Jovinian. lib. II. pag. 77. A. tom. II. edit. Basil.

Justin faisant la description des mœurs des anciens scythes, dit qu’ils méprisent l’or & l’argent, autant que les autres hommes en sont passionnés, & que c’est au mépris qu’ils font de ces vils métaux, ainsi qu’à leur maniere de vivre simple & frugale, qu’il faut attribuer l’innocence & la pureté de leurs mœurs, parce que ne connoissant point les richesses, ils n’ont que faire de convoiter le bien d’autrui. Aurum & argentum perinde adspernantur, ac reliqui mortales adpetunt. Lacte & melle vescuntur…… Hæc continentia illis morum quoque justitiam indidit. Nihil alienum concupiscentibus. Quippe ibidem divitiarum cupido est, ubi & usus. Justin. hist. lib. II. cap. ij. num. 8 & sequent.

Zenon le stoïcien ne pensoit pas plus favorablement des richesses ; car ayant appris que le vaisseau sur lequel étoient tous ses biens, avoit fait naufrage, il ne témoigna aucun regret de cette perte, au contraire. « La fortune veut, dit-il aussi-tôt, que je puisse philosopher plus tranquillement ». Nunciato naufragio, Zeno noster, cùm omnia sua audiret submersa, lubet, inquit, me fortuna expeditiùs philosophari. Apud Senec. de tranquill. animi. cap. xvj.

« Je m’étonne, disoit Lucrece de Gonsague à Hortensio Laudo, qu’étant aussi savant que vous l’êtes, & connoissant aussi bien les vicissitudes & le train des choses humaines, vous vous attristiez aussi excessivement de votre pauvreté. Ne savez-vous pas que la vie des pauvres ressemble à ceux qui cotoyent le rivage avec un doux vent, sans perdre de vue la terre, & celle des riches à ceux qui navigent en pleine mer. Ceux-ci ne peuvent prendre terre, quelque envie qu’ils en ayent : ceux-là viennent à bord quand ils veulent ». Essendo voi persona dotta ; e tanto bene esperta ne i mondani casi ; mi maraviglio che di si strana maniera vi attristiate per la povertà ; quasi non sappiate la vita dei poveri esser simile ad una navigatione presso il lito ; e quella de ricchi, non esser differente da coloro che si ritrovano in alto mare : à gli uni e facile gittar la fune in terra, e condur la nave à sicuro luogo ; e à gli altri e sommamente difficile.[4]

Anaxagore avoit donc raison de dire que les conditions qui paroissent les moins heureuses, sont celles qui le sont le plus, & qu’il ne falloit pas chercher parmi les gens riches & environnés d’honneurs, les personnes qui goutent la félicité, mais parmi ceux qui cultivent un peu de terre, ou qui s’appliquent aux sciences sans ambition. Nec parum prudenter, Anaxagoras interroganti cuidam quisnam esset beatus : nemo, inquit, ex his quos tu felices existimas : sed eum in illo reperies, qui à te ex miseris constare creditur. Non erit ille divitiis & honoribus abundans : sed aut exigui ruris, aut non ambitiosæ doctrinæ fidelis ac pertinax cultor, in secessu quàm in fronte beatior. Valer. Maxim. lib. VII. cap. ij. num. 9. in extern. cit. Boel. ubi infra.

Finissons par un beau passage de Platon : « il est impossible, dit expressément ce philosophe, d’être tout ensemble fort riche & fort honnête homme. Or comme il n’y a point de véritable & solide bonheur sans la vertu, les riches ne peuvent pas être réellement heureux ». Plato, de legib. lib. V. pag. 742. E. & 743. A B. tom. II. edit. Henr. Steph. an. 1578. Voyez aussi sa huitieme lettre écrite aux parens & aux amis de Dion. tom. III. opp. pag. 355. C. edit. cit.

Telle est à cet égard la doctrine constante des poëtes, des philosophes, des historiens & des orateurs, dont le sens a été le plus droit. Tous ont traité de fols & insensés ceux qui faisant consister le souverain bien dans la possession des richesses, mettent le plaisir du gain au-dessus des autres, & méprisent celui qui revient de l’étude des sciences, à moins que ce ne soit un moyen d’amasser de l’argent : tous ont préféré une honnête pauvreté à ces faux biens par lesquels l’aveugle & folle cupidité des hommes se laisse éblouir : tous enfin ont regardé les richesses comme une pierre d’achoppement. Pour moi, je l’avoue, plus j’y réfléchis, & plus je suis convaincu que ce ne fut point, comme le prétend faussement Barbeyrac[5], par ostentation, ni par un désintéressement mal entendu, qu’Anaxagore & Démocrite se dépouillerent de leurs biens, mais qu’au contraire, ils agirent en cela fort sagement, & en philosophes qui savoient qu’à l’égard des choses par lesquelles il est aussi facile que dangereux de se laisser corrompre, le parti le plus sûr est toujours de se mettre dans l’impossibilité absolue d’en abuser.

En effet, tant de soins, d’inquiétudes & de chagrins, tant de petits intérêts[6] dans la discussion desquels il n’arrive que trop[7] souvent que l’on soit injuste, & que l’on fasse beaucoup de mal, même sans le savoir, & sans être méchant ; tant de circonstances où l’éclat de la fortune & le faste de l’opulence mettant entre les riches & les pauvres une distance immense, rendent nécessairement ceux-là durs, & font que leur cœur se resserre à la vue des malheureux, par l’habitude où ils sont de les voir dans un point de vue éloigné ; habitude qui étouffe[8] en eux toutes les affections qui pourroient les rapprocher de l’humanité, & réveiller dans leur ame ce sentiment de pitié & de commisération si naturel à l’homme, & qui le convainc si intimement de sa bonté[9] originelle ; tant d’occasions de se laisser corrompre, & de s’abandonner aux plus grands & aux plus honteux excès ; en un mot, tant d’inconvéniens de toute espece, suivent si nécessairement la possession des richesses, & d’un autre côté, la recherche de la vérité & l’étude de la vertu demandent un silence de passions si profond & si continuel, une méditation si forte, un esprit si pur, si fortement en garde contre les illusions des sens, si habile à démêler les erreurs, & à en rectifier les jugemens par la réflexion, si dégagé des terrestréités, & de tout ce qui est l’objet de la cupidité humaine, enfin une ame si honnête, si sensible, si compatissante, si naturellement portée au bien & si continuellement occupée à le faire, qu’il est impossible[10] à l’homme d’allier jamais des choses aussi incompatibles par leur nature.

Il y a tout lieu de croire qu’Anaxagore fit à-peu-près les mêmes réflexions, & qu’il sentit combien il est difficile d’être riche, heureux, juste & bon tout ensemble, puisque Valere Maxime nous dit, lib. VIII. cap. vij. num. 6. in extern. que c’est à l’abandon de ses richesses que ce philosophe se crut redevable de son salut : quali porro studio Anaxagoram flagrasse credimus ? Qui cum à diutinâ peregrinatione repetiisset, possessionesque desertas vidisset, non essem, inquit, ego salvus, nisi ista periissent.

Il me semble que si Barbeyrac eût réfléchi sur ce passage, il auroit été moins prompt à envenimer les motifs qui déterminerent Anaxagore à résigner tout son patrimoine à ses parens. Il auroit vu qu’il n’y a point d’ostentation, mais au contraire beaucoup d’humilité, de sagesse & de vertu dans la conduite d’un philosophe qui, sachant par un examen réfléchi des actions humaines, combien la pente du vice est douce & facile ; ou plutôt, connoissant[11] sa propre foiblesse, & craignant qu’en conservant ses richesses, il n’ait pas assez d’empire sur ses passions, pour en jouir dans l’innocence, & pour résister aux tentations toujours renaissantes d’en abuser, aime mieux s’en dépouiller entierement, que de se voir exposé sans cesse à un combat dont il ne seroit pas toujours sorti vainqueur. Car selon la remarque judicieuse d’un célebre auteur moderne, par-tout la sensation de mal faire, augmente avec la facilité. Lettre de M. Rousseau de Genève à M. d’Alembert, p. 145, édit. d’Amst. 1758.

Une autre observation non moins importante, c’est qu’un homme riche, quelque penchant naturel qu’il ait à la vertu, ne peut faire un bon usage de ses biens qu’à quelques égards : il y aura toujours par l’effet d’un vice inhérent aux richesses, une infinité de circonstances où, comme je l’insinue plus haut, il s’éloignera de l’ordre & de la rectitude morale sans s’en appercevoir, & où cette déviation devenant de jour en jour plus sensible, il s’écartera enfin de la sphere étroite de la vertu, emporté successivement malgré lui par mille petites passions, comme par une espece de force centrifuge, déterminée par ce que les anciens appelloient immutabilis causarum inter se cohœrentium series.

Il seroit inutile de dire avec Epicure, qui ce n’est point la liqueur qui est corrompue, mais le vase : car on ne peut approuver la pensée de ce philosophe, qu’en considérant les richesses en elles-mêmes, & en les séparant intellectuellement des maux qu’elles entraînent après elles, & j’ai déja dit, pag. 2. que rien n’étoit plus illusoire que cette méthode de philosopher. En effet, il s’agit de savoir, si l’abus des richesses, de quelque nature que soient les effets qu’il produit, est inséparable de leur possession, & si l’on ne peut pas dire en ce sens, que les maux qu’elles causent dans le monde, sont les effets d’un vice qui leur est inhérent, puisqu’il est incontestable que ces maux, quels qu’ils soient, n’existeroient pas sans elles, quoiqu’elles n’en soient d’ailleurs que causes occasionnelles, je veux dire, quoiqu’elles ayent besoin pour les produire & pour les déterminer, de l’intervention d’une cause physique qui est l’ame, ou pour parler plus philosophiquement, le corps modifié de telle & telle maniere : or c’est ce que je soutiens, & ce qu’on ne peut nier, ce me semble, pour peu qu’on y réfléchisse.

Ajoutez à cela que le sage peut bien, quant à lui, ne regarder l’or & l’argent que comme de simples métaux, dont il se sert comme autant d’instrumens qu’il dirige selon ses vûes ; mais dans le système social, ces métaux, source intarissable de malheurs & de désordres, changent en quelque sorte de maniere d’être. Ce ne sont plus alors aux yeux du philosophe, des substances absolument inactives & inanimées ; il sait que ces signes représentatifs & conventionnels, ont une espece de vie qui leur est propre, & dont le principe précaire se trouve dans les relations qu’ils ont avec nos penchans, notre éducation, nos usages, nos lois, nos vices, nos vertus, & avec la nature des choses en général. Or ces rapports sont le point de vûe sous lequel j’envisage ici les richesses : d’où je conclus que si l’on peut dire dans telle hypothèse que le vase corrompt la liqueur, on peut assurer plus généralement encore, & avec autant de vérité pour le moins, que la liqueur corrompt le vase. A l’égard des maux infinis qui résultent nécessairement de tout cela pour la société, ils sont si étroitement liés aux causes d’où ils émanent, par l’action de l’une & la réaction de l’autre, quelquefois même par leur tendance réciproque & co-existence à la production des mêmes effets, qu’il seroit assez difficile de mesurer la sphere d’activité de ces deux forces, & de connoître leur influence proportionnelle.

Il est, ce me semble, évident par ce que je viens de dire, que l’objection d’Epicure rapportée ci-dessus, est un coup perdu, brutum fulmen. J’en dis autant d’une autre difficulté qu’on pourroit encore me faire, en m’objectant qu’on a vû plus d’une fois des riches faire un bon usage de leurs biens, & que cela est même très-possible en soi ; car ce n’est point du-tout ce dont il s’agit ici. A l’égard des Philosophes, quand on pourroit en citer plusieurs tels que[12] Séneque, par exemple, &c. que les richesses n’ont point détourné de la pratique de la vertu, & de l’étude de la vérité, cela ne prouveroit encore rien contre mon sentiment, car je soutiens que ces Philosophes, quels qu’ils soient, auroient pû faire, je ne dirai pas seulement plus de progrès dans la découverte de la vérité ; mais ce qui est d’une toute autre importance, & infiniment préférable aux connoissances les plus vastes & les plus sublimes, que leur vertu auroit été plus pure, plus intacte, & leurs mœurs plus régulieres, s’ils n’eussent pas été riches.

Un passage admirable de Séneque va répandre un beau jour sur ce que je dis : multum est, remarque très-judicieusement ce philosophe, non corrumpi divitiarum contubernio. Magnus est ille qui in divitiis pauper est : Sed securior, qui caret divitiis[13]. Ils n’auroient eu du-moins à combattre que contre les défauts & les foiblesses inséparables de l’humanité dans l’état civil, au lieu qu’ils avoient dans les richesses un ennemi de plus, d’autant plus difficile à vaincre, que ses charmes sont plus séduisans, ses attaques plus sourdes, plus subtiles, plus continuelles, & les occasions d’y succomber plus fréquentes. Ainsi l’exemple même de ces Philosophes riches, en supposant qu’il y en ait eu plusieurs, ce que je n’ai pas le tems d’examiner, ne diminue en rien la force de mon raisonnement.

Pour l’affoiblir, il faudroit pouvoir prouver, 1° que les inconvéniens que j’ai dit accompagner la possession des richesses, n’en sont point des suites nécessaires, 2° qu’en m’accordant que ces inconvéniens en sont inséparables, il ne s’ensuit point, comme je le prétends, que les richesses, avec tous les désordres qu’elles entraînent après elles, soient incompatibles avec l’état où je suppose que doit être l’ame d’un philosophe qui veut étudier la vérité, & la vertu. Or, je défie qui que ce soit, de prouver jamais ces deux choses : on peut par des subtilités de dialectique obscurcir certaines vérités, & jetter des doutes dans l’esprit de ceux qui les admettent, lorsque les forces de leurs facultés intellectuelles les mettent hors d’état de dissiper les ténébres, qu’un raisonnement fin & adroit s’est plû à répandre sur ces vérités ; mais il n’en est pas de même des faits dont nous sommes tous les jours les témoins. Il est impossible à cet égard d’en imposer à personne, & c’est d’après ces sortes de faits que j’ai raisonné.

Cependant pour qu’on ne me soupçonne point de dissimuler dans une matiere de cette importance, rapportons ici l’éloge que Séneque fait des richesses ; c’est peut-être le plaidoyer le plus éloquent que l’on puisse faire en leur faveur ; mais aussi je doute fort qu’il y ait parmi nous un seul riche qui puisse lire sans trouble, sans émotion, & s’il faut tout dire, sans remords, à quelles conditions ce philosophe permet au sage de posseder de grands biens. Voici tout le passage tel que j’ai cru devoir l’exprimer dans notre langue.

« Le sage n’aime point les richesses avec passion, mais il aime mieux en avoir que de n’en avoir pas ; il ne les reçoit point dans son ame, mais dans sa maison ; en un mot, il ne se dépouille pas de celles qu’il possede, au contraire, il les conserve & il s’en sert pour ouvrir une plus vaste carriere à sa vertu, & la faire voir dans toute sa force. En effet, peut-on douter qu’un homme sage n’ait plus d’occasions & de moyens de faire connoître l’élévation & la grandeur de son courage avec les richesses, qu’avec la pauvreté, puisque dans ce dernier état on ne peut se montrer vertueux que d’une seule façon, je veux dire, en ne se laissant point abattre & absorber par l’indigence, au lieu que les richesses sont un champ vaste & étendu, où l’on peut, pour ainsi dire, déployer toutes ses vertus, & faire paroître dans tout son éclat sa tempérance, sa liberalité, son esprit d’ordre & d’économie, & si l’on veut sa magnificence. Cesse donc de vouloir interdire aux philosophes l’usage des richesses ; personne ne condamna jamais le sage à une éternelle pauvreté ; le philosophe peut avoir de grandes richesses, pourvu qu’il ne les ait enlevées par force à qui que ce soit, & qu’elles ne soient point souillées & teintes du sang d’autrui, pourvu qu’il ne les ait acquises au préjudice de personne, qu’il ne les ait pas gagnées par un commerce deshonnête & illégitime ; en un mot, pourvu que l’usage qu’il en fait, soit aussi pur que la source d’où il les a tirées, & qu’il n’y ait que l’envieux seul qui puisse pleurer de les lui voir posseder ; il ne refusera pas les faveurs de la fortune, & n’aura pas plus de honte que d’orgueil de posseder de grands biens acquis par des moyens honnêtes ; que dis-je ? il aura plutôt sujet de se glorifier, si, après avoir fait entrer chez lui tous les habitans de la-ville, & leur avoir fait voir toutes ses richesses, il peut leur dire : s’il se trouve quelqu’un parmi vous qui reconnoisse dans tout cela quelque chose qui soit à lui, qu’il le prenne. Oh le grand homme ! oh combien il mérite d’être riche, si les effets répondent aux paroles, & si après avoir parlé de la sorte, la somme de ses biens reste toujours la même ; je veux dire, si après avoir permis au peuple de fouiller dans ses cofres & de visiter toute sa maison, il ne se trouve personne qui réclame quelque chose comme lui appartenant ; c’est alors qu’on pourra hardiment l’appeller riche devant tout le monde. Disons donc que de même que le sage ne laissera pas entrer dans sa maison un seul denier qu’il n’ait pas gagné légitimement, il ne refusera pas non plus les grandes richesses qui sont des bienfaits de la fortune & le fruit de sa vertu ; s’il peut être riche, il le voudra, & il aura des richesses, mais il les regardera comme des biens dont la possession est incertaine, & dont il peut se voir privé d’un instant à l’autre ; il ne souffrira point qu’elles puissent être à charge ni à lui ni aux autres ; il les donnera aux bons, ou à ceux qu’il pourra rendre tels, & il en fera une juste répartition, ayant toujours soin de les distribuer à ceux qui en seront les plus dignes, & se souvenant qu’on doit rendre compte tant des biens qu’on a reçu du ciel, que de l’emploi qu’on en a fait ».[14]

Il faut avouer que ce passage renferme une théorie conforme à la plus saine philosophie, & dans laquelle Séneque donne indirectement à tous les riches, & à ceux qui travaillent ardemment à le devenir, des préceptes de morale excellens & essentiels, dont il seroit à souhaiter qu’ils ne s’écartassent jamais ; tel est par exemple ce principe : le sage ne laissera pas entrer dans sa maison un seul denier qu’il n’ait pas gagné légitimement. Quelle leçon pour cette multitude de riches de patrimoine, dont les grandes villes sont surchargées ; gens oisifs, inutiles, & bons uniquement pour eux-mêmes, qui, parce qu’ils ne cherchent point à augmenter leur revenu, mais à en jouir dans la retraite sans nuire à personne, se croyent pour cela de fort honnêtes gens ! mais ils ignorent apparemment qu’il ne suffit pas qu’un homme ait hérité de ses peres de grands biens, pour qu’il soit censé les posséder légitimement, & en droit d’en faire tel usage qu’il lui plaira ; en effet, on ne peut nier ce me semble, que le premier devoir que la conscience lui impose à cet égard, & celui qu’il est indispensablement obligé de remplir, avant de disposer de la plus petite partie de ce bien, ne soit de faire tous ses efforts pour remonter à la source d’où ses ancêtres ont tiré leurs richesses, & si, en suivant les différens canaux par lesquels elles ont passé pour arriver jusqu’à lui, il en découvre la source impure & corrompue, il est incontestable qu’il ne peut s’approprier ces biens sans se charger d’une partie de l’iniquité de ceux qui les lui ont laissés ; cependant on peut dire sans craindre de passer pour un détracteur des vertus humaines, que sur vingt mille personnes riches de patrimoine, il n’y en a peut-être pas dix qui se soient jamais avisées de faire un pareil examen, & encore moins d’agir en conséquence, après l’avoir fait, quoiqu’ils y soient engagés par tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes ; il leur paroît d’autant plus inutile d’entrer dans tous ces détails, que n’ayant pas été les instrumens de leur fortune, ils ne se croyent pas alors responsables des voies obliques & des moyens injustes & criminels dont leurs peres peuvent s’être servis pour acquérir ces biens, & en conséquence, nullement obligés de les restituer à ceux à qui ils appartiennent de droit, ou d’en faire quelqu’autre dispensation également juste & sage. Or sans vouloir prévenir les réflexions du lecteur sur une pareille conduite, il me suffit de dire qu’elle prouve bien la vérité de cette pensée de S. Jérôme ; « Tout homme riche, dit ce pere, est ou injuste lui-même, ou héritier de l’injustice d’autrui ». Omnis dives, aut indignus est, aut hæres iniqui.

Revenons à Séneque. Ceux qui auront lu avec quelque attention ses ouvrages, dans lesquels on trouve presqu’à chaque page les plus grands éloges de la pauvreté & les passages les plus formels en sa faveur, avec les peintures les plus vives de la corruption des riches, des tourmens cruels auxquels ils sont sans cesse en proie, & enfin des malheurs & des desordres affreux dont les richesses sont tous les jours la cause. Ceux, dis-je, qui se rappellent tout ce que cet auteur dit à ce sujet, seront frappés de la contradiction évidente & de l’opposition diamétrale qu’il y a entre ce passage & ceux que j’ai rapportés précédemment ; ils seront surpris avec raison, qu’un philosophe puisse avoir assez peu de fermeté dans l’esprit, & de liaison dans les idées, pour se laisser ainsi emporter à la fougue de son imagination au préjudice de la vérité, & pour souffler le froid & le chaud, sans s’appercevoir de l’incohérence de ses principes.

Mais abandonnons cet auteur à ses écarts & aux saillies de son imagination ardente. Examinons ce passage en lui-même, & voyons ce qu’on en peut raisonnablement conclure en faveur des richesses.

Si on l’analyse avec soin, on avouera, je m’assure, qu’il ne prouve au fond que trois choses que je n’ai jamais prétendu nier.

La premiere, qu’il est permis au sage de posséder de grandes richesses à telles & telles conditions : & en effet cela n’est peut-être permis qu’à lui.

La seconde, qu’il faut en faire bon usage.

Et la troisieme, que les riches seroient beaucoup plus à portée que les pauvres, de faire du bien, & de pratiquer les vertus les plus utiles, s’ils usoient de leurs richesses comme ils le doivent : trois propositions également vraies, mais desquelles, comme il est aisé de le voir, on ne peut rien conclure contre moi, puisqu’elles n’ont rien de commun avec la question que j’examine ici.

Je fais cette remarque, parce que Barbeyrac ne paroît pas avoir saisi le sens de ce passage, dont il donne même une toute autre idée, pour l’avoir lu peut-être avec trop de précipitation. C’est dans son traité du jeu, liv. I. ch. iij. §. 7. tom. I. que se trouve cette faute assez importante pour devoir être relevée. Après avoir parlé en peu de mots des richesses dans des principes peu réfléchis, & qui font voir à mon avis que ce savant homme envisageoit quelquefois les choses superficiellement, il ajoute dans une note (p. 63) « voyez ce que dit très-bien le philosophe Séneque pour faire voir que les grandes richesses ne sont nullement incompatibles avec la vertu, & que le caractere même de philosophe n’engage pas à s’en dépouiller, de vitâ beatâ, c. xxiij. xxiv. xxv ».

Je demande si, sur cet exposé, on ne s’attend pas à trouver dans ces trois chapitres des preuves directes & positives des deux propositions énoncées dans cette note. Cependant je laisse au lecteur à juger si Séneque prouve rien de tout cela dans le passage qu’on vient de lire, & si ce passage bien examiné ne se réduit pas à l’analyse que je viens d’en donner.

On pourroit peut-être croire que c’est dans les chapitres xxiv. & xxv. dont je n’ai rien traduit, que Séneque prouve ce que Barbeyrac lui fait dire. Mais j’avertis ici que des trois chapitres indiqués ici par cet auteur, il n’y a à proprement parler que le premier qui fasse au sujet ; les deux autres n’y ont que peu de rapport, c’est de quoi on pourra se convaincre en les lisant. Je ne vois donc pas ce qui a pu faire illusion à Barbeyrac, à-moins que ce ne soient les deux dernieres lignes du chap. xxiv. Encore ce qui les précede, auroit-il dû le remettre dans la bonne voie. Voici le passage entier : Divitias nego bonum esse ; nam si essent, bonos facerent. Nunc quoniam quod apud malos deprehenditur, dici bonum non potest ; hoc illis nomen nego. Ceterùm & habendas esse, & utiles, & magna commoda vitæ adferentes fateor. Senec. de vitâ beatâ, cap. xxiv. in fine. C’est-à-dire, « Je nie que les richesses puissent être mises au rang des véritables biens : car si elles étoient telles, elles rendroient bons ceux qui les possedent ; d’ailleurs on ne peut pas honorer du nom de bien ce qu’on trouve entre les mains des méchans. Du-reste j’avoue qu’il en faut avoir, qu’elles sont utiles, & qu’elles apportent de grandes commodités à la vie ».

Je voudrois pour l’honneur de Séneque, qu’il n’eût pas fait cet aveu, si peu digne d’un philosophe, si peu d’accord avec les beaux préceptes de morale qu’il donne dans mille endroits de ses ouvrages ; & qui suppose d’ailleurs comme démontrées trois choses, dont la premiere est en question, la seconde, sinon absolument fausse, du-moins fort incertaine, & qui ne peut être vraie qu’avec une infinité de limitations, de restrictions & de modifications : enfin, dont la troisieme ne pourroit prouver en faveur des richesses, qu’après qu’on auroit fait voir démonstrativement,

1°. Que les commodités qu’elles procurent sont si absolument nécessaires au bonheur de l’homme, que sans elles il est continuellement & inévitablement exposé à des extrémités dures & fâcheuses qui lui font regarder la vie comme un fardeau pesant qu’on lui a imposé malgré lui, & dont il seroit heureux d’être délivré.

2°. Que cette joie intérieure, cette tranquillité & cette paix qui font le caractere distinctif de l’ame du sage, accompagnent toujours ceux qui jouissent de ces commodités ; tandis que le chagrin, les soucis cuisans & mille peines secrettes dévorent & minent sourdement ceux qui en sont privés ; supposition absurde, insoutenable, & qui mettroit encore Séneque en contradiction avec lui-même, puisqu’il dit quelque part avec autant de vérité que d’éloquence & d’énergie : Lætiores videbis, quos nunquam fortuna respexit, quam quos deseruit. Vidit hoc Diogegenes, vir ingentis animi, & effecit ne quid sibi eripi posset…… si quis de felicitate Diogenis dubitat, potest idem dubitare et de decrum immortalium statu, an parum beatè degant : quod illis non prædia, nec horti sint, nec alieno colono rura preciosa, nec grande in foro fœnus……. Si vis scire quam nihil in illâ (paupertate) mali sit, compara inter se pauperum & divitum vultus. Soepius pauper et fidelius ridet : nulla sollicitudo in alto est : etiam si qua incidit cura, velut nubes levis transit. Horum qui felices vocantur, hilaritas ficta est, aut gravis & suppurata tristitia : & quidem gravior, quia interdum non licet palam esse miseros : sed inter ærumnas cor ipsum exedentes, necesse est agere felicem. Senec. de tranquillitate animi, cap. viij. & epist. 80.

3°. Que ces commodités sont la voie la plus sure & la plus prompte pour arriver à ce degré de sagesse & de perfection, qui est le centre où tendent toutes les actions de l’homme vertueux.

4°. Enfin qu’une chose peut être dite réellement & absolument utile, quoique les avantages qu’on en retire ne puissent pas à beaucoup près compenser ni par leur importance, ni par leur nombre, les désordres qu’elle cause, toutes propositions également fausses, & qui ne méritent pas d’être réfutées sérieusement.

L’aveu de Séneque n’est donc ici d’aucun poids, & son autorité ne sert de rien à Barbeyrac, qui auroit dû plutôt citer, comme je l’ai fait, les chapitres xxj. & xxij. dans lesquels Séneque fait l’apologie des richesses d’une maniere, non pas à la vérité plus solide (car ogni medaglia ha il suo riverso), mais du moins plus propre à séduire des lecteurs vulgaires, & qui ne savent pas qu’avant d’admettre une pensée, une proposition, un principe, ou un système, il faut, si l’on ne veut pas se faire illusion, l’envisager par toutes ses faces, & le mettre à l’épreuve des objections, faute de quoi on s’expose à prendre à tout moment l’erreur pour la vérité.

De tout cela je conclus, qu’à tout prendre, les richesses sont pour les bonnes mœurs un écueil très dangereux, & celui où vont se briser le plus souvent toutes les vertus qui caractérisent l’honnête homme. J’ai indiqué (voyez les pages précéd.) en peu de mots les causes de leurs funestes effets, sans prétendre néanmoins en épuiser la série ; je n’ai même envisagé les richesses que relativement à leur influence sur les mœurs de quelques particuliers ; mais si mesurant avec précision la plus grande quantité d’action des richesses sur ces mêmes individus, considérés comme constituant un corps politique, je voulois entrer dans de plus grands détails, & fouiller dans l’histoire des peuples qui ont fait le plus de bruit dans le monde, & qui s’y sont le plus distingués à toutes sortes d’égards, je ferois voir que la corruption des mœurs, & tous les désordres qui la suivent, ont toujours été les effets inévitables & immédiats de l’amour des richesses, & du desir insatiable d’en acquérir ; je n’en donnerai pour exemple que les Lacédémoniens, un des peuples de la terre qui eut sans doute la meilleure police, les plus belles & les plus sages institutions, & celui chez lequel la vertu fut le plus en honneur, & produisit de plus grandes choses, tant qu’il conserva les lois de son sublime législateur ; mais laissons parler Plutarque. « Après que l’amour de l’or & de l’argent se fut glissé dans la ville de Sparte, qu’avec la possession des richesses se trouverent l’avarice & la chicheté, & qu’avec la jouissance s’introduisirent le luxe, la mollesse, la dépense & la volupté, Sparte se vit d’abord déchue de la plûpart des grandes & belles prééminences qui la distinguoient, & se trouva indignement ravalée & réduite dans un état d’humiliation & de bassesse, qui dura jusqu’au tems du regne d’Agis & de Léonidas ». Plutarque, vie d’Agis & de Cléomene. Voyez le grec, p. 796. C. & 797. C. tom. I. édit. Paris 1624.

Il dit un peu plus bas que la discipline & les affaires des Lacédémoniens avoit commencé à être malades & à se corrompre, depuis le moment qu’après avoir ruiné le gouvernement d’Athènes, ils eurent commencé à se remplir d’or & d’argent.

J’ai suivi au-reste la version de Dacier, dont la note mérite d’être citée ; elle porte sur ces paroles du premier passage : Sparte se vit d’abord déchue, &c. « Cela est inévitable, dit Dacier, dès qu’un état devient riche, il déchoit de sa grandeur ; c’est une vérité prouvée par mille exemples, & une des plus grandes preuves, c’est ce qui est arrivé à l’empire romain : la vertu & la richesse font la balance ; quand l’une baisse, l’autre hausse ». Mais elle est moins d’un littérateur que d’un philosophe, & il seroit à souhaiter qu’on en pût dire autant de toutes celles que cet auteur a jointes à ses traductions.

Finissons par un beau passage de Salluste, qui confirme pleinement le sentiment de Plutarque & de son interprete. Igitur provideas oportet, dit-il à César, uti plebes, largitionibus & publico frumento, corrupta habeat negocia sua, quibus ab malo publico detineatur : juventus probitati & industriæ, non sumptibus, neque divitiis studeat. Id eveniet, si pecuniae quae maxima omnium pernicies est, usum atque decus dempseris. Nam sæpe ego cum animo meo reputans, quibus quisque rebus clarissimi viri magnitudinem invenissent ; quæ res populos, nationesve magnis auctoribus auxissent ; ac deinde quibus causis amplissima regna, & imperia corruissent : eadem semper bona atque mala reperiebam omnesque victores, n. b. divitias contemnisse, et victos cupivisse. Sallust. ad Cæsar. de repub. ordinandâ, orat. j.

Doit-on s’étonner après cela qu’Anaxagore & Démocrite, qui avoient devant les yeux les terribles révolutions, & la corruption extrème que la soif des richesses avoit produite dans les mœurs de leurs concitoyens, & des autres peuples de la Grece, qui d’ailleurs ne pouvoient pas ignorer que le gouvernement des uns & des autres avoit reçu par l’action de cette cause, des secousses si violentes, que la constitution en avoit été plus d’une fois non-seulement altérée, mais changée ; doit-on, dis-je, s’étonner que ces philosophes, qui co-existoient, pour ainsi dire, avec ces tristes évenemens, aient pris le sage parti d’abandonner leurs pays & leurs biens, pour se livrer tout entier à l’agrément divin, qui est attaché à la recherche & à la découverte de la vérité ? n’a-ton pas plutôt lieu d’être surpris & indigné que, dans un siecle comme le nôtre, où l’esprit philosophique a fait tant de progrès, il se soit trouvé un auteur, d’ailleurs estimable, assez aveuglé par des préjugés superstitieux, & en même tems assez injuste, pour attribuer sans aucunes preuves, à des motifs vicieux & repréhensibles, un desintéressement aussi louable, aussi rare, & qui a mérité les éloges & l’admiration des Platon, des Plutarque, des Cicéron, en un mot de tous les philosophes qui ont le plus honoré leur siecle & l’humanité ? L’illustre Bayle a eu plus d’équité & de bonne foi que le savant moderne dont je parle.

« Avant, dit-il, que l’Evangile eût appris aux hommes qu’il faut renoncer au monde & à ses richesses, si l’on veut marcher bien vîte dans le chemin de la perfection, il y avoit des philosophes qui avoient compris cela, & qui s’étoient défaits de leurs biens afin de vaquer plus librement à l’étude de la sagesse & à la recherche de la vérité : ils avoient cru que les soins d’une famille & d’un héritage étoient des entraves qui empêchoient de s’avancer vers le but qui est le plus digne de notre amour ; Anaxagore & Démocrite furent de ce nombre ». Bayle, Diction. histor. & crit. voc. Anaxagore, tit. A.

Voilà le langage de la raison, de la philosophie & de la vérité ; mais dans la remarque[15] de Barbeyrac sur ce passage, on ne trouve que des sophismes, de la superstition, & une envie demésurée & peu refléchie de chercher une cause chimérique à la perfection de la Morale, & le mérite des œuvres : espece de fanatisme mal entendu, & qui a souvent fait illusion à cet auteur, ainsi qu’à plusieurs autres. Ils n’ont pas vu que la loi & les prophetes se réduisant, comme notre législateur divin en convient lui-même, à la pratique de cette maxime sublime & fondamentale de la religion naturelle, & de la morale payenne, tout ce que vous voulez que l’on vous fasse, faites-le aussi aux autres. Il s’ensuit qu’on peut, en suivant cette regle invariable des actions humaines, s’acquitter de ses principaux devoirs[16], tant à l’égard de son être considéré individuellement, qu’envisagé dans ses relations externes, sans qu’il soit besoin pour cela, d’un secours étranger à la nature qui, loin d’être éternel & universel (comme beaucoup de gens prétendent qu’il devroit être, s’il étoit réel), est au contraire très-récent, & à peine avoué de la plus petite partie du monde, encore divisée en une infinité de sectes différentes qui s’anathématisent réciproquement.

Je passe vîte à une autre observation non moins importante, c’est que les peres de l’Église, les plus célebres commentateurs de l’Ecriture, & les plus grands critiques ont reconnu comme une vérité constante, que l’Evangile n’avoit rien ajouté à la morale des Payens. Le savant le Clerc, qui avoit fait toute sa vie sa principale occupation de l’étude des Ecritures, & du génie des langues dans lesquelles elles nous on été transmises, & qui joignoit à une érudition aussi immense que variée, une profonde connoissance des regles de la critique, ce guide si utile & si nécessaire dans la recherche de la vérité, le Clerc, dis-je, confirme pleinement ce sentiment ; & son autorité sur un point de cette importance, est d’un très grand poids.

« Dans le fonds, dit-il, la morale chrétienne ne differe principalement de la morale payenne, que par l’espérance assurée d’une[17] autre vie, sur laquelle elle est fondée. Du reste, les devoirs n’en sont pas fort différens, et l’on ne sauroit produire aucun devoir des chrétiens, qui n’ait été approuvé par quelque philosophe ». Bibliot. choisie, tom. XXII. p. 457.

Ce qu’il dit dans la page 444 est encore plus formel : le voici. « Il n’y a aucune vertu, qui ne se trouve établie dans les écrits des disciples de Socrate, qui nous ont conservé sa doctrine, ni aucun vice qui n’y soit condamné ».

Un autre auteur non moins illustre, & qui étoit aussi un grand juge dans ces sortes de matieres, parce qu’il avoit étudié la théologie payenne, non en homme simplement curieux & érudit, mais en philosophe, donne une idée aussi favorable de la morale payenne.

« Si les payens, dit-il, n’ont point[18] pratiqué la véritable vertu, ils l’ont du-moins bien connue, car ils ont loué ceux qui en faisant une belle action, ne se proposent pour récompense ni un intérêt pécuniaire, ni l’approbation publique, & ils ont méprisé ceux qui ont pour but dans l’exercice de la vertu, la réputation, la gloire & l’applaudissement de leur prochain[19] ».

A l’égard des PP. de l’Église, j’en pourrois citer plusieurs, tels que Justin martyr, S. Clément d’Alexandrie, Lactance & S. Augustin, qui n’ont fait nulle difficulté de mettre en parallele la morale des payens avec celle du Christianisme. Ils soutiennent que celui qui voudroit rassembler en forme de système, tout ce que les Philosophes ont dit conformément aux lumieres de la nature, pourroit s’assurer de connoître la vérité.

« Il est aisé de faire voir, dit expressément Lactance, que la vérité toute entiere a été partagée entre les différentes sectes des philosophes, & que s’il se trouvoit quelqu’un qui ramassât les vérités répandues parmi toutes ces sectes, & n’en fît qu’un seul corps de doctrine, certainement il ne différeroit en rien des sentimens des Chrétiens ». Docemus nullam sectam fuisse tam deviam, nec philosophorum quenquam tam inanem, qui non viderit aliquid ex vero…….. Quod si extitisset aliquis qui veritatem sparsam per singulos, per sectasque diffusam colligeret in unum, ac redigeret in corpus, is profecto non dissentiret a nobis.

Lactant. Inst. divin. lib. VII. cap. vij. num. 4. édit. Cellar. Conferen. Justin martyr, Apolog. j. pag. 34. édit. Oxon. Clément d’Alexandrie, Stromat. lib. I. pag. 288, 299. édit. Sylburg. Colon. 1688. Et S. Augustin, de verâ relig cap. iv. §. 7. pag. 559. tom. I. édit. Antuerp. epist. ad Dioscor. §. 21. pag. 255. tom. II. Voyez aussi epist. lvj. 202. & confess. lib. VII. c. ix. & lib. VIII. c. ij.

Il ne faut pas croire, au reste, que le nouveau Testament ait lui-même recueilli tous ces divers rameaux de l’arbre moral. Il suffit de le lire avec attention pour se convaincre du contraire. « En effet, comme le remarque très-bien Barbeyrac, les écrivains sacrés ne nous ont pas laissé un système méthodique de la science des mœurs : ils ne définissent pas exactement toutes les vertus : ils n’entrent presque jamais dans aucun détail : ils ne font que donner dans les occasions, des maximes générales, dont il faut tirer bien des conséquences pour les appliquer à l’état de chacun, & aux cas particuliers. En un mot, on voit clairement qu’ils ont eu plus en vûe de suppléer ce qui[20] manquoit aux idées de morale reçues parmi les hommes, ou d’en retrancher ce que de mauvaises coutumes avoient introduit & autorisé contre les lumieres mêmes de la nature, que de proposer une morale complette ».[21]

Je finis ici cette digression dans laquelle je ne me suis jetté que malgré moi, & dans la crainte que la critique & l’autorité de Barbeyrac n’en imposassent à quelques lecteurs ; inconvénient que j’ai voulu parer. Je n’ose, au reste, me flatter d’avoir toujours saisi le vrai dans l’examen que j’ai fait des différentes questions qui font le sujet de cet article ; ce que je puis assurer, c’est que j’ai du-moins cherché la vérité de bonne foi & sans préjugés : c’est au lecteur à décider si j’ai réussi. Je ne voulois que le mettre en état de choisir entre les richesses & la pauvreté, c’est-à-dire entre le vice & la vertu ; & il me semble qu’il a présentement devant les yeux les pieces instructives du procès, & qu’il peut juger. Pour moi qui y ai vraissemblablement refléchi plus que lui, je crois, tout bien examiné, devoir m’en tenir à la sage & judicieuse décision de Séneque. Angustanda certè sunt patrimonia, dit ce philosophe, ut minus ad injurias fortunæ simus expositi. Habiliora sunt corpora in bello, quæ in arma sua contrahi possunt, quam quæ superfunduntur, & undique magnitudo sua vulneribus objecit. Optimus pecuniæ modus est, qui nec in paupertatem cadit, nec procul a paupertate discedit. De tranquil. animi, cap. viij. circa fin.

En un mot, c’est le bagage de la vertu. Il peut être nécessaire jusqu’à un certain point ; mais il retarde plus ou moins la marche. Il y a sans doute des moyens légitimes d’acquérir, mais il y en a peu de bons. L’honnête épargne est entre les meilleurs, mais elle à ses défauts. Quelle sollicitude n’exige-t-elle pas ? Est-ce bien là l’emploi du tems d’un homme destine aux grandes choses ? L’agriculture est une voie de s’enrichir très légitime ; c’est, pour ainsi dire, la bénédiction de notre bonne mere nature : mais qui est ce qui a le courage de marcher sur la trace du bœuf, & de chercher laborieusement l’or dans un sillon ? Les profits des métiers sont honnêtes. Ils découlent principalement de l’industrie, de la diligence, & d’une bonne foi reconnue. Mais où sont les commerçans qui ne doivent la fortune qu’à ces seules qualités ? Les gains exorbitans de la finance ne sont que le plus pur sang des peuples exprimé par la vexation. On ne nie pas que l’opulence qui naît de la munificence des rois n’apporte avec elle une sorte de dignité. Mais combien n’est-elle pas vile, si elle n’a été que la récompense de l’artifice & de la flatterie ? Qu’on convienne donc qu’il est un très-petit nombre d’hommes qui sachent acquérir la richesse sans bassesse & sans injustice ; un beaucoup plus petit nombre à qui il soit permis d’en jouir sans remors & sans crainte, & presqu’aucun assez fort pour la perdre sans douleur. Elle ne fait donc communément que des méchans & des esclaves. Cet article est de M. Naigeon.

Richesse, (Inconol.) elle est représentée magnifiquement vêtue, couverte de pierreries, & tenant en sa main la corne d’abondance. (D. J.)


  1. Palingen. Zodiac. vitæ, lib. II. vs. 442 ; & seqq. édit. Rotterd. ann. 1722. Voyez aussi Platon, in hipp. major. pag. 283. A. B. tom. III. édit. Hent. Steph. ann. 1578 ; & Plutarque, vie de Periclès, pag. 162. B. C. tom. A édit. Paris, ann 1614.
  2. Quæ (pecunia) ex quo in honore esse cæpit, verus retum honor cecidit : mercatoresque & venales invicem facti, quærimus, non qual sit quidque, sed quanti. Ad mercedem pii sumus, ad mercedem impii Honesta, quamdiu aliqua illis spes inest, sequimur : in contrarium transituri, scelera promittant….. denique eò mores redacti sunt, ut paupertas maledicto prebroque sit, contempta divitibus, invisa pauperibus. Senec. épist. 115.
  3. Voyez encore sa xiv. lettre vers la fin, où il rapporte une fort bonne pensée d’Epicure ; & joignez-y deux beaux fragmens de Philemon, qui se trouvent dans le recueil de le Clerc, num. 39 & 38, pag. 352, édit. Amstel. 1709.
  4. Lettere della signora Lucretia Gonsagua, pag. 215, édition de Venise, ann. 1552.
  5. Dans sa préface sur le grand ouvrage de Puffendorf, §. 19, pag. 66, édit. d’Amst. 1734, tom. I. Voyez ce que je dis contre cet auteur dans la note de la page 378.
  6. Qui terre a, guerre a, dit le proverbe : cet adage trivial est une vérité si évidente, qu’il seroit aussi absurde d’en nier la certitude, qu’inutile d’entreprendre de la prouver. Au reste ce ne sont pas seulement ceux dont les richesses consistent en fonds de terre, qui sont sans cesse exposés à des querelles & à des procès. C’est le sort ordinaire & inévitable de tous les riches, de quelque nature que soient leurs biens. Aussi Criton se plaignoit-il à Socrate qu’il étoit bien mal aisé à un homme qui veut conserver son bien de vivre dans Athenes : « car il y a des gens, disoit-il, qui viennent me faire des procès sans que je leur aye jamais fait aucun tort ; mais seulement parce qu’ils savent que j’aimerois mieux leur donner quelque argent, que de m’embarrasser dans les affaires ». Voyez les choses mémorables de Socrate, liv. II. vers la fin, & conférez ce que dit M. Rousseau de Geneve dans son Emile, liv. IV. pag. 164, 165, édit. de Hollande.
  7. Quæ tam festa dies, ut cesset prodere funem
    Perfidiam, fraudes, atque omni ex crimine lucrum
    Quæsitum, & partos gladio, vel pyxide nummos ?
    Rari quippe boni. Numero vix sunt totidem, quot
    Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili
    .

    Juvenal, sat. 13. vs. 23. & seqq. Ce poëte fait ici, sans le savoir, l’histoire des mœurs de la plûpart des riches.

  8. Conférez ici Menandre, in fragment. num. 154. pag. 242, édit. Cleric. Amstel. 1709.
  9. Plusieurs anciens philosophes, entre autres Séneque, ont apperçu cette vérité si lumineuse, si utile, si consolante pour l’humanité, & à laquelle la justice & la sagesse de Dieu servent de base ; mais la certitude de ce principe, si important par lui-même & par les conséquences qui en découlent immédiatement, n’a été bien démontrée que par un philosophe moderne, dont les ouvrages sont entre les mains de tout le monde. A l’égard de Séneque, voyez le passage qui sert d’épigraphe à l’Emile, & joignez-y sur-tout ces belles paroles du même philosophe : erras.... si existimas nobiscum vitia nasci : supervenerunt, ingesta sunt, itaque monitionibus crebris, opiniones quæ nos circumsonant, compescamus. Nulli nos vitio natura conciciliat : nos illa integros ac liberos genuit. Senec. épist. 94.
  10. Appliquez ici ce passage de Salluste : neque aliter quisquam extollere sese, & divina mortalis attingere potest, nisi omissit pecuniæ & corporis gaudiis, animo indulgens, non assentando, neque concupita præbendo, perversam gratiam gratificans ; sed in labore, patientiâ, bonisque præceptis, & factis fortibus exercitando. Sallust. ad Cæsar. de repub. ordinandâ, orat. pr.
  11. Il est évident par ce qu’il dit lui même dans le passage de Valere Maxime, rapporté ci devant, que ceci n’est ni une assertion hardie & téméraire, ni une conjecture vague & incertaine ; mais une proposition qui a tous les degrés de probabilité & de certitude morale, que l’on peut desirer dans des choses qui ne sont pas susceptibles d’une démonstration métaphysique.
  12. Si l’on jugeoit des mœurs de ce philosophe sur la foi de Dion Cassius, & du moine Xiphilin son abréviateur, on en auroit une idée affreuse, & qui ne justifieroit que trop ce que j’ai dit ci-devant de la corruption des riches : mais les calomnies dont ces deux historiens semblent s’être plu à verser le poison sur la vie de ce sage stoïcien, sont trop noires, trop odieuses, trop visiblement destituées de toute espece de vraissemblance, en un mot, détruites par des preuves trop fortes, pour qu’elles puissent faire encore impression sur l’esprit des lecteurs judicieux & instruits : ce seroit donc trahir la vérité que de renouveller ici ces accusations fausses & injustes, quelque favorables qu’elles soient à l’opinion que je défens : il faut laisser ces indignes manœuvres & ces foibles ressources à ces auteurs ignorans & superstitieux dont Bayle parle à la page 597 du tome I. de son Dictionnaire, édition de 1740, & auxquels il reproche très-justement de faire fleches de tout bois, ex omni ligno mercuriove.
  13. Senec. epist. xx. Voyez le passage de Platon cité, p. 374.
  14. Non amat divitias (sapiens) sed mavult : non in animum illas, sed in domum recipit : nec respuit possessas, sed continet, & majorem virtuti suæ materiam subministrari vult. Quid autem dubii est, quin major materia sapienti viro sit, animum explicandi suum in divitiis, quam in paupertate ? cum in hac unum genus virtutis sit, non inclinari, nec deprimi : in divitiis, & temperantia, & liberalitas, & diligentia, & dispositio, & magnificentia, campum habeat patentem…. Desine ergo philosophis pecunià interdicere ; nemo sapientiam paupertate damnavit. Habebit philosophus amplas opes : sed nulli detractas, nec alieno sanguine cruentas, sine cujusquam injuriâ partas, sine sordidis quæstibus, quarum tam honestus sit exitus quam introitus, quibus nemo ingemiscat, nisi malignus… Ille vero fortunæ benignitatem à se non submovebit, & patrimonio per honesta quæsito, nec gloriabitur, nec erubescet. Habebit tamen etiam quo glorietur, si apertâ domo, & admissâ in res suas civitate, poterit dicere : quod quisque suum agnoverit, tollat. O magnum virum, optime divitem, si opus ad hanc vocem consonet ! si post hanc vocem tantumdem habuerit ! ita dico, si tutus & securus scrutationem populo præbuerit : si nihil quisquam apud illum invenerit, quo manus injiciat : audacter & propalam erit dives. Sicut sapiens nullum denarium intra limen suum admittet, male intrantem : ita & magnas opes, munus fortunæ, fructumque virtutis non repudiabit, nec excludet… Si poterit essé dives, volet ; & habebit utique opes, sed tanquam leves & avolaturas : nec ulli alii, nce sibi graves esse patietur… Donabit aut bonis, aut eis quos facere poterit bonos. Donabit cum summo consilio, dignissimos eligens : ut qui meminerit, tam expensorum quàm acceptorum rationem esse reddendam. Senec. de vitâ beatâ, cap. xxj. xxij & xxiij.
  15. La voici : « Comme M. Bayle, dit il, semble ici, selon sa coutume, attribuer à l’Evangile des idées outrées de morale, il loue aussi un peu trop la conduite de ces anciens philosophes, où il y avoit plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse ; puisqu’on peut faire un bon usage des richesses, & qu’il n’est nullement nécessaire de s’en dépouiller entierement pour s’attacher à l’étude de la vérité & de la vertu ».

    Faisons quelques réflexions sur ce passage. 1. Je n’examine point ici si Bayle attribue quelquefois a l’Evangile des idées outrées de morale, ce n’est pas ce dont il est question maintenant ; je dis que du-moins ici l’imputation ne pouvoit être plus mal fondée ; car il est évident que le raisonnement de Bayle, bien examiné, se réduit à ceci : avant que l’Evangile eut donné aux hommes certains préceptes hypothétique & conditionnels sur l’usage qu’il faut faire des richesses, il y avoit eu des philosophes qui étoient entrés dans les vues des Apôtres, & qui avoient pratiqué leurs maximes. Or il n’y a pas un seul mot dans cette proposition qui puisse donner lieu de soupçonner ce que Barbeyrac insinue malignement, & je ne vois pas ce que cet habile homme a pu y trouver de répréhensible.

    A l’égard du second point sur lequel s’arrête sa critique, quoiqu’elle soit en apparence plus solide, & plus capable d’éblouir ceux qui n’approfondissent rien, elle n’est plus au sont moins fausse, ni moins sophistique.

    Si l’on en croit cet auteur, « il y avoit dans la conduite de ces anciens philosophes plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse ». Plus d’ostentation ; qu’en sait-il ? & sur quoi fonde-t-il une assertion aussi téméraire, aussi contraire à la charité évangélique, & aussi injurieuse à la mémoire de ces grands hommes ? A-t-il lu dans leur ame les motifs qui les ont déterminés à agir ? Ne pouvoient-ils pas être bons & honnêtes ? & quelle preuve a-t-il, & peut il donner qu’ils ne l’étoient pas ? « L’équité, dit très judicieusement Bayle, veut que l’on juge de son prochain sur ce qu’il fait & sur ce qu’il dit, & non pas sur les intentions cachées que l’on s’imagine qu’il a. Il faut laisser à Dieu le jugement de ce qui se passe dans les abysmes du cœur. Dieu seul est le scrutateur des reins & des cœurs ». Dict. crit. art. Epicure, rem. g.

    Il me suffit ici de donner à Barbeyrac cette grande & utile leçon dont il reconnoit ailleurs l’excellence. Si on veut le voir s’enferrer de sa propre épée, & prononcer lui-même sa condamnation en termes clairs & formels, on peut lire un passage de son traité du jeu, tome I. p. 76. & suiv. trop long pour pouvoir être inséré ici. Outre qu’il renferme une morale saine & pure, & qu’on ne sauroit rappeller trop souvent aux hommes à cause de l’importance & de l’utilité dont elle est dans le cours de la vie ; il est d’autant plus remarquable que, sans le savoir, ou du-moins sans paroitre le faite à dessein, Barbeyrac s’y réfute lui-même avec autant de force, d’exactitude & de précision, qu’auroit pû le faire le censeur le plus sévere, le plus éclairé, le plus éloquent, & en même tems le plus doué de cette sagacité si rare qui fait découvrir d’un coup d’œil le fort & le foible d’un système ou d’une proposition. C’est à ceux qui voudront lire ce passage avec attention à juger si, d’après les principes que cet auteur y établit touchant les jugemens qu’il faut porter des actions du prochain, il étoit en droit d’en conclure aussi affirmativement, qu’en se dépouillant de leurs biens, Anaxagore & Démocrite n’avoient agi que par ostentation.

    Mais en voilà assez sur cette matiere : examinons la suite du raisonnement de ce fier censeur, & faisons voir au lecteur impartial, qu’il n’est pas meilleur logicien que juge équitable.

    Il assure qu’il y avoit dans la conduite de ces anciens philosophes plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse. Certes l’accusation est assez grave pour devoir être prouvée avec cette évidence qui ne laisse aucune espece de doute dans l’esprit du lecteur. Voyons donc si la preuve qu’il en donne est de nature à produire ce degré de conviction. C’est dit-il, qu’on peut faire un bon usage des richesses : pour faire sentir tout le ridicule & la fausseté de cette logique, il ne faut que retourner l’argument en cette forme : puisqu’on peut faire un bon usage des richesses, & qu’il n’est nullement nécessaire de s’en dépouiller pour… &c. donc il y avoit plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse dans la conduite d’Anaxagore & de Démocrite. Or je demande s’il est possible de faire un raisonnement plus absurde & plus diamétralement opposé au bon sens le plus simple. N’est-il pas évident que quoiqu’il soit possible d’user sagement & modérément des biens de la fortune, on peut cependant s’en dépouiller entierement, sans que pour cela il y ait dans cette conduite plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu, que de véritable sagesse ; car on peut avoir de sortes raisons d’en agir ainsi, & ces motifs par lesquels on se détermine à se rendre à ces raisons peuvent être très louables. C’est ce que j’ai prouvé, ce me semble, invinciblement dans le cours de cet article. Voyez pages premieres, &c.

  16. Si je ne parle pas ici du premier commandement de la premiere table, ni de celui que notre sage législateur appelle avec raison, le premier & le plus grand de tous les commandement, ce n’est pas que je ne les regarde tous deux comme très-essentiels Mais il l’on veut y réfléchir mûrement, & les examiner en philosophe, on avouera, il je ne me trompe, que l’admission de l’un, & l’observation de l’autre, ne paroissient pas être d’une utilité & d’une nécessité si absolue, ni avoir sur les mœurs des hommes & sur leur conduite en général une influence aussi grande, aussi immédiate & aussi continuelle que la pratique habituelle de celui-ci : vous aimerez votre prochain comme vous-même : c’est à dire, vous ne ferez point aux autres ce que vous ne voudriez pas qui vous fût fait si vous étiez en leur place. En effet, il n’y a pas un seul instant dans la vie où ce précepte ne puisse être un guide sûr. C’est la regle universelle selon laquelle chacun de nous doit ordonner sa vie & ses mœurs : en un mot, cette maxime est une vérité palpable, & dont tous les hommes peuvent s’assurer sans peine. Mais il n’en en pas de même des deux autres commandemens : pour se convaincre de la certitude des principes sur le quels ils sont fondés, & en déduire comme conséquences nécessaires les préceptes qui en dépendent, & l’obligation de les mettre en pratique, il faut rassembler plus de faits, comparer plus d’idées, employer une suite de raisonnemens plus subtils, plus abstraits, plus métaphysiques, moins à la portée de tous les esprits, & dont les rapports, la connexion & l’évidence ne peuvent s’appercevoir que difficilement, & après un long examen : en un mot il faut des connoissances philosophiques beaucoup plus étendues qu’il n’est besoin d’en avoir pour comprendre combien est vraie & utile cette maxime que le Christ appelle la loi & les prophetes.

    Enfin comme le dit très judicieusement l’illustre Montesquieu ; « Cette loi qui en imprimant dans nous-mêmes l’idée d’un créateur, nous porte vers lui, est la premiere des lois naturelles par son importance, & non pas dans l’ordre de ces lois. L’homme dans l’état de nature, auroit plutôt la faculté de connoitre, qu’il n’auroit des connoissances. Il est clair que ses premieres idées ne seroient point des idées spéculatives : il songeroit à la conservation de son être avant de chercher l’origine de son être ». De l’esprit des lois, liv. I. ch. ij.

  17. Les anciens philosophes grecs & latins donnerent également à leur morale cette sanction. C’est un fait qui n’a pas besoin de preuves ; mais ce qui les différentie à cet égard des Chrétiens, c’est qu’ils ne croyoient point intérieurement l’immortalité de l’ame, ni un état futur de récompenses & de peines. Ils enseignoient cependant continuellement au peuple dans leurs écrits & dans leurs discours, ces dogmes, mais en particulier ils philosophoient sur d’autres principes.
  18. On sent que cela ne peut s’entendre que des payens en général, qui certainement n’étoient pas tous des Aristide, des Socrate, des Regulus, des Caton, des Marc Aurele & des Julien, non plus que les Chrétiens ne sont pas tous des saints.
  19. Bayle, dictionn. hist. & crit. rem. h. de l’art. Amphiaraus. Il faudroit remplir des pages entieres de citations, si l’on vouloit rapporter tous les passages des anciens, où ils ont enseigné cette morale.
  20. Ceci ne peut s’entendre que d’un petit nombre de préceptes moraux peu importans, qui supposent la qualité de chrétien considéré précisément comme tel ; car d’ailleurs, l’identité absolue qui se trouve entre la morale de l’Evangile & celle des philosophes payens en général, peut se prouver avec autant d’exactitude & d’évidence, qu’il y en a dans les démonstrations les plus rigoureuses des Géometres. Je dis l’identité pour me conformer aux idées les plus généralement reçues ; mais je n’ignore pas qu’il y a eu de tout tems de très grands philosophes qui ont fait infiniment plus de cas des œuvres de Platon, d’Aristote, de Xénophon, de Séneque, de Plutarque, des offices de Cicéron, du manuel d’Epictere, & des réflexions morales de l’empereur Marc Antonin, que de tous les livres rabbiniques qui composent aujourd’hui le canon des Ecritures. Comme c’est ici une affaire de goût & de sentiment, chacun est libre d’en juger comme il lui plaira, sans que qui que ce soit puisse être en droit de le trouver mauvais.
  21. Traité du jeu, liv. I. chap. iij §. 2. pag. 42, 43, tom. I. édit. Amst. 1737. On peut conférer ce passage & ce qui le précede, avec ce que dit le Clerc dans la vie de Clément d’Alexandrie (Bibliot. univ. tom. X. pag. 212, 213.), & l’on verra que Barbeyrac ne fait ici que copier les pensées du savant journaliste, & qu’il les exprime même le plus souvent dans les mêmes termes. Il me semble qu’il y auroit eu plus de bonne foi à en avertir.