L’Encyclopédie/1re édition/RÉCIT

RÉCIT, (Hist. Apolog. Oraison. Epopée.) Le récit est un exposé exact & fidele d’un évenement, c’est-à-dire, un exposé qui rend tout l’évenement, & qui le rend comme il est ; car s’il rend plus ou moins, il n’est point exact ; & s’il rend autrement, il n’est point fidele. Celui qui raconte ce qu’il a vu, le raconte comme il l’a vu, & quelquefois comme il n’est pas ; alors le récit est fidele, sans être exact.

Tout récit est le portrait de l’évenement qui en fait le sujet. Le Brun & Quinte-Curce ont peint tous deux les batailles d’Alexandre : celui-ci avec des signes arbitraires & d’institution, qui sont les mots : l’autre avec des signes naturels & d’imitation, qui sont les traits & les couleurs. S’ils ont suivi exactement la vérité, ce sont deux historiens ; s’ils ont mêlé le faux avec le vrai, ils sont poëtes, du moins en la partie feinte de leur ouvrage. Le caractere du poëte est de mêler le vrai avec le faux, avec cette attention seulement, que tout paroisse de même nature.

Sic veris falsa remiscet,
Primo ne medium, medio ne discrepet imum.

Quiconque fait un récit, est comme placé entre la vérité & le mensonge ; il souhaite naturellement d’intéresser ; & comme l’intérêt dépend de la grandeur & de la singularité des choses, il est bien difficile à l’homme qui raconte, surtout quand il a l’imagination vive, qu’il n’a pas de titres trop connus contre lui, & que l’évenement qu’il a en main, se prête jusqu’à un certain point, de s’attacher à la seule vérité, & de ne s’en écarter en rien. Il voit sa grace écrite dans les yeux de l’auditeur, qui aime presque toujours mieux une vraissemblance touchante, qu’une vérité seche. Quel moyen de s’asservir alors à une scrupuleuse exactitude ?

Si on respecte les faits où on pourroit être convaincu de faux, du moins se donnera-t-on carriere sur les causes ? On se fera un plaisir de tirer les plus grands effets, les plus éclatans, d’un principe presque insensible, soit par sa petitesse, soit par son éloignement. On montrera des liaisons imperceptibles, on r’ouvrira des soûterrains ; une légere circonstance mise hors de la foule, deviendra le dénouement des plus grandes entreprises. Par ce moyen on aura la gloire d’avoir eu de bons yeux, d’avoir fait des recherches profondes, de connoître bien les replis du cœur humain, & par dessus tout cela on captivera la reconnoissance & l’admiration de la plûpart des lecteurs. Ce défaut n’est pas, comme on peut le croire, celui des têtes légeres & vuides de sens ; mais pour être proche de la vertu, ce n’en est pas moins un vice.

Outre la fidélité & l’exactitude, le récit a trois autres qualités essentielles. Il doit être court, clair, vraissemblable. On n’est jamais long, quand on ne dit que ce qui doit être dit ; la briéveté du récit demande qu’on ne reprenne pas les choses de trop loin, qu’on finisse où l’on doit finir, qu’on n’ajoute rien d’inutile à la narration, qu’on n’y mêle rien d’étranger, qu’on y sous-entende ce qui peut être entendu sans être dit ; enfin qu’on ne dise chaque chose qu’une fois. Souvent on croit être court, tandis qu’on est fort long. Il ne suffit pas de dire peu de mots, il ne faut dire que ce qui est nécessaire.

Le récit sera clair, quand chaque chose y sera mise en la place, en son tems, & que les termes & les tours seront propres, justes, naïfs, sans équivoque, sans désordre.

Il sera vraisemblable, quand il aura tous les traits qui se trouvent ordinairement dans la vérité, lorsque le tems, l’occasion, la facilité, le lieu, la disposition des acteurs, leurs caracteres sembleront conduire à l’action : quand tout sera peint selon la nature, & selon les idées de ceux à qui on raconte.

Le récit acquiert une grande perfection, quand il joint aux qualités dont nous avons parlé, la naïveté, & la sorte d’intérêt qui lui convient ; la naïveté plait beaucoup dans le discours, par conséquent elle doit plaire également dans le récit. Quant à l’intérêt, celui du récit véritable est sans doute plus grand que celui du récit fabuleux, parce que la vérité historique tient à nous, & qu’elle est comme une partie de notre être. C’est le portrait de nos semblables, & par conséquent le nôtre. Les fables ne sont que des tableaux d’imagination, des chimeres ingénieuses, qui nous touchent pourtant, parce que ce sont des imitations de la nature, mais qui nous touchent moins qu’elle, parce que ce ne sont que des imitations, &c.

A toutes ces qualités du récit ajoutons qu’il doit être revêtu des ornemens qui lui conviennent.

On peut réduire les diverses especes de récits à quatre, qui sont le récit de l’apologue, le récit historique, le récit poétique & le récit oratoire ; nous y joindrons le récit dramatique, quoiqu’il appartienne à la classe générale des récits poétiques ; & nous dirons un mot de chacun de ces récits, parce qu’il est bon de les caractériser. (D. J.)

Récit de l’apologue, (Fable.) exposé d’une action allégorique, attribuée ordinairement aux animaux. Le récit de l’apologue doit en particulier être court, clair, & vraissemblable ; le style en doit être simple, riant, gracieux, naturel, ou naïf. Les ornemens qui lui conviennent consistent dans les images, les descriptions, les portraits des lieux, des personnes, des attitudes. Ses tours peuvent être vifs & piquans, les expressions riches, hardies, brillantes, fortes, &c. Telles sont les principales qualités qu’on demande dans les récits de la fable, & en général dans tous ceux qui sont faits pour plaire.

Récit historique, (Histoire.) le récit historique est un exposé fidele de la vérité, fait en prose, c’est-à-dire dans le style le plus naturel & le plus uni ; cependant le récit historique a autant de caracteres qu’il y a de sortes d’histoires. Or il y a l’histoire des hommes considérés dans leurs rapports avec la divinité, c’est l’histoire de la religion ; l’histoire des hommes dans leurs rapports entre eux, c’est l’histoire profane ; & l’histoire naturelle, qui a pour objet les productions de la nature, ses phénomenes & ses variations.

Récit oratoire, (Art orat.) c’est dans le genre judiciaire, la partie de l’oraison qui vient ordinairement après la division ou l’exorde. Ainsi l’art de cette partie consiste à présenter dans cette premiere exposition le germe à demi éclos des preuves qu’on a dessein d’employer, afin qu’elles paroissent plus vraies & plus naturelles quand on les en tirera tout-à fait par l’argumentation.

L’ordre & le détail du récit doivent être relatifs à la même fin. On a soin de mettre dans les lieux les plus apparens les circonstances favorables, de n’en laisser perdre aucune partie, de les mettre toutes dans le plus beau jour. On laisse au contraire dans l’obscurité celles qui sont défavorables, ou on ne les présente qu’en passant, foiblement & par le côté le moins desavantageux. Car il y auroit souvent plus de danger pour la cause de les omettre entierement, que d’en faire quelque mention ; parce que l’adversaire revenant sur vous, ne manqueroit pas de tirer avantage de votre silence, de le prendre pour un aveu tacite, & il renverseroit alors sans peine tout l’effet de vos preuves ; on trouve tout l’art de cette sorte de récit dans celui que fait Cicéron, du meurtre de Clodius par Milon.

Récit poétique, (Poésie.) c’est l’exposé de mensonges & de fictions, fait en langage artificiel, c’est-à-dire avec tout l’appareil de l’art & de la séduction. Ainsi de même que dans l’histoire les choses sont vraies, l’ordre naturel, le style franc, ingénu, les expressions sans art & sans apprêt, du-moins apparent ; il y a au-contraire dans le récit poétique, artifice pour les choses, artifice pour la narration, artifice pour le style & pour la versification.

La poésie a dans le récit un ordre tout différent de celui de l’histoire. Le récit poétique se jette quelque fois au milieu des événemens, comme si le lecteur étoit instruit de ce qui a précédé. D’autres fois les Poëtes commencent le récit fort près de la fin de l’action, & trouvent le moyen de renvoyer l’exposition des causes à quelque occasion favorable. C’est ainsi qu’Enée part tout-d’un-coup des côtes de Sicile : il touchoit presque à l’Italie ; mais une tempête le rejette à Carthage, où il trouve la reine Didon qui veut savoir ses malheurs & ses aventures ; il les lui raconte, & par ce moyen le poëte a occasion d’instruire en même tems son lecteur de ce qui a précédé le départ de Sicile. Ils ont aussi un art particulier par rapport à la forme de leur style ; c’est de donner un tour dramatique à la plûpart de leurs récits.

Il y a trois différentes formes que peut prendre la poésie dans la maniere de raconter. La premiere forme, est lorsque le poëte ne se montre point, mais seulement ceux qu’il fait agir. Ainsi Racine & Corneille ne paroissent dans aucunes de leurs pieces ; ce sont toujours leurs acteurs qui parlent.

La seconde forme est celle où le poëte se montre & ne montre pas ses acteurs, c’est-à-dire qu’il parle en son nom, & dit ce que ces acteurs ont fait : ainsi Lafontaine ne montre pas la montagne en travail ; il ne fait que rendre compte de ce qu’elle a fait.

La troisieme est mixte, c’est-à-dire que sans y montrer les acteurs, on y cite leurs discours, comme venant d’eux, en les mettant dans leurs bouches ; ce qui fait une sorte de dramatique.

Rien ne seroit si languissant & si monotone qu’un récit, s’il étoit toujours dans la même forme. Il n’y a point d’historien, quoique lié à la vérité, qui n’ait cru à propos de lui être en quelque sorte infidele, pour varier cette forme, & jetter ce dramatique dont nous parlons en quelques endroits de son récit : à plus forte raison la poésie usera-t-elle de ce droit, puisqu’elle veut plaire ouvertement, & qu’elle en prend sans mystere tous les moyens.

Mais il ne suffit pas à la poésie de diversifier ses récits pour plaire, il faut qu’elle les embellisse par la parure & les ornemens : or c’est le génie qui les produit, ces ornemens, avec la liberté d’un dieu créateur, ingenium cui sit divinius. (D. J.)

Récit dramatique, (Poésie dramatique.) le récit dramatique qui termine ordinairement nos tragédies, est la description d’un événement funeste, destiné à mettre le comble aux passions tragiques, c’est-à-dire à porter à leur plus haut point la terreur & la pitié, qui se sont accrues durant tout le cours de la piece.

Ces sortes de récits sont ordinairement dans la bouche de personnages qui, s’ils n’ont pas un intérêt à l’action du poëme, en ont du-moins un très sort, qui les attache au personnage le plus intéressé dans l’événement funeste qu’ils ont à raconter. Ainsi, quand ils viennent rendre compte de ce qui s’est passé sous leurs yeux, ils sont dans cet état de trouble qui naît du mélange de plusieurs passions. La douleur, le desir de faire passer cette douleur chez les autres, la juste indignation contre les auteurs du désastre dont ils viennent d’être témoins, l’envie d’exciter à les en punir, & les divers sentimens qui peuvent naître des différentes raisons de leur attachement à ceux dont ils déplorent la perte, toutes ces raisons agissent en eux, en même tems, indistinctement, sans qu’ils le sachent eux-mêmes, & les mettent dans une situation à-peu-près pareille à celle où Longin nous fait remarquer qu’est Saplio, qui, racontant ce qui se passe dans son ame à la vûe de l’infidélité de ce qu’elle aime, présente en elle, non pas une passion unique, mais un concours de passions.

On voit aisément que je me restrains aux récits qui décrivent la mort des personnages, pour lesquels on s’est intéressé durant la piece. Les récits de la mort des personnages odieux ne sont pas absolument assujettis aux mêmes regles, quoique cependant il ne fût pas difficile de les y ramener, à l’aide d’un peu d’explication.

Le but de nos récits étant donc de porter la terreur & la pitié le plus loin qu’elles puissent aller, il est évident qu’ils ne doivent renfermer que les circonstances qui conduisent à ce bien. Dans l’événement le plus triste & le plus terrible, tout n’est pas également capable d’imprimer de la terreur, ou de faire couler des larmes. Il y a donc un choix à faire ; & ce choix commence par écarter les circonstances frivoles, petites & puériles : voilà la premiere regle prescrite par Longin ; & sa nécessité se fait si bien sentir, qu’il est inutile de la détailler plus au long.

La seconde regle est de préférer, dans le choix des circonstances, les principales circonstances entre les principales. La raison de cette seconde regle, est claire. Il est impossible, moralement parlant, que dans les grands mouvemens, le feu de l’orateur ou du poëte, se soutienne toujours au même degré. Pendant qu’on passe en revue une longue file de circonstances, le feu se rallentit nécessairement ; & l’impression qu’on veut faire sur l’auditeur languit en même tems. Le pathétique manque une partie de son effet ; & l’on peut dire que dès qu’il en manque une part, il le perd tout entier.

Cette seconde regle n’est pas moins nécessaire pour nos récits, que la premiere. Les personnages qui les font sont dans une situation extrèmement violente ; & ce que le poëte leur fait dire, doit être une peinture exacte de leur situation. Le tumulte des passions qui les agitent, ne les rend eux-mêmes attentifs, dans le désordre d’un premier mouvement, qu’aux traits les plus frappans de ce qui s’est passé sous leurs yeux. Je dis, dans le désordre d’un premier mouvement, parce que ce qu’ils racontent, venant de se passer dans le moment même, il seroit absurde de supposer qu’ils eussent eu le tems de la réflexion ; & que le comble du ridicule seroit de les faire parler comme s’ils avoient pu méditer, à loisir, l’ordre & l’art qu’il leur faudroit employer pour arriver plus surement à leurs fins. C’est pourtant sur ce modele, si déraisonnable, que sont faits la plupart des récits de nos tragédies, & on n’en connoît guere qui ne pèchent contre la vraissemblance.

La troisieme regle, est que les récits soient rapides, parce que les descriptions pathétiques doivent être presque toujours véhémentes, & qu’il n’y a point de véhémence sans rapidité. Nos récits sont encore asservis à cette regle ; mais il ne paroît pas que la plupart de nos tragiques la connoissent, ou qu’ils se soucient de la pratiquer. Si leurs récits font quelque impression au théâtre, elle est l’ouvrage de l’acteur, qui supplée par son art à ce qui leur manque. Mais destitués de ce secours dans la lecture, ils sont presque tous d’une lenteur qui nous assomme, & qui nous refroidit au point que, si dans le cours de la piece notre trouble s’est augmenté de plus en plus, comme cela se devoit, nous nous sentons aussi tranquilles, en achevant sa lecture, que nous l’étions en commençant. Le style le plus vif & le plus serré convient à nos récits. Les circonstances doivent s’y précipiter les unes sur les autres. Chacune doit être présentée avec le moins de mots qu’il est possible.

Voilà les regles essentielles d’après lesquelles on doit juger les récits de nos tragédies ; & c’est d’après ces mêmes regles, qu’on trouve que le fameux récit de la mort d’Hippolyte, par Théramène, peche en général contre les caracteres des passions dont le personnage qui parle doit être agité. Mais ce n’est point à Racine, comme poëte, que l’on fait le procès dans son récit, c’est à Racine faisant parler Théramène ; c’est à Théramène lui-même, qui ne peut pas plus jouir des privileges accordés aux Poëtes, qu’aucun personnage de tragédie. La premiere partie du récit de Théramène, répond à ceux que les anciens ont fait de la mort d’Hippolyte. Racine en avoit trois devant les yeux ; celui d’Euripide, celui d’Ovide & celui de Séneque. Il les admira ; & selon toute apparence, les fautes qu’on lui reproche, ne viennent que de la noble ambition qu’il a eu de vouloir surpasser tous ces modeles. Au reste on a discuté ce beau morceau avec la derniere rigueur, dans la derniere édition de Despréaux, à cause de l’excellence de l’auteur. Mais les critiques qu’on en a faites, toutes bonnes qu’elles puissent être, ne tournent qu’à la gloire des talens admirables d’un illustre écrivain, qui dès l’instant qu’il commença de donner ses tragédies au public, fit voir que Corneille, le grand Corneille, n’étoit plus le seul poëte tragique de la France. (D. J.)

Récit épique, (Epopée.) c’est l’exposition d’une action héroïque, intéressante & merveilleuse. Ses qualités essentielles, sont la briéveté, la clarté & le vraissemblable poétique. Ses ornemens sont dans les pensées, dans les expressions, dans les tours, dans les allusions, dans les allégories, dans les images, en un mot, dans toutes les choses qui constituent le beau, le pathétique, & le sublime de la poésie. Voyez Poeme épique. (D. J.)

Récit, s. m. en Musique, est le nom générique de tout ce qui se chante à voix seule. On dit un récit de basse, un récit de haute-contre. Ce mot s’applique même dans ce sens, aux instrumens ; on dit récit de violon, de flûte, de hautbois. En un mot réciter, c’est chanter ou jouer seul, une partie quelconque, par opposition au chœur & à la symphonie en général, où plusieurs chantent ou jouent la même partie à l’unisson.

On peut encore appeller récit, la partie où regne le sujet principal, & dont toutes les autres ne sont que l’accompagnement. (S)