L’Encyclopédie/1re édition/PRUSSIENNE

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PRUSSIENNE, (Manufact. en soie.) l’étoffe appellée prussienne n’est autre qu’un gros-de-tours ou taffetas, dont la chaîne est ourdie d’un fil double d’une couleur, & un fil de l’autre, au nombre ordinaire de 40 portées doubles ; de sorte que quand la chaîne est tendue pour la travailler, tous les fils qui sont sur une verge doivent être d’une couleur, & ceux qui sont dessous d’une autre ; la trame pour ce genre d’étoffe doit être d’une couleur différente des deux qui composent la chaîne, de façon que quand le fabriquant sait bien assortir ses couleurs, le fond de l’étoffe forme un changeant agréable, attendu le mélange des trois couleurs ensemble.

Lorsque le dessein contient deux lacs, il faut deux navettes qui passent sur le même pas, c’est-à-dire sous les mêmes lisses levées, comme au gros-de-tours, ce qui fait que les deux couleurs des navettes & les deux couleurs de la chaîne, font paroître quatre couleurs différentes lorsque le dessein est disposé pour ce genre d’étoffe.

Le rabat est inutile dans ce genre d’étoffe, parce que si on les faisoit baisser à chaque lac tiré pour passer la navette, il rabattroit la moitié de la soie levée, & ne formeroit pour-lors qu’un gros-de-tours.

Les lacs tirés pour passer les deux navettes forment la figure ou le dessein, ce qui fait deux couleurs dans une fleur, & deux couleurs par la chaîne, qui composent quatre couleurs, ou trois couleurs & un liséré.

Comme on ne pense pas avoir donné une définition du liséré, qui ordinairement est une couleur, laquelle en faisant le fond de l’étoffe, fait aussi une figure ; il est à propos d’observer du liséré, que sous cette dénomination on entend une couleur qui ne quitte point, & qui seule fait fleur, feuille, fruit, mosaïque, &c. soit en grand ou petit sujet, ce qui n’empêche pas que ce liséré, de quelque couleur qu’il soit, ne fasse encore sa partie dans les fleurs différentes où la couleur dont il est composé est nécessaire.

Outre le liséré qui se trouve dans plusieurs genres d’étoffes, par la couleur contenue dans une navette passée ; lorsqu’il s’en trouve une seconde, bien souvent on lui donne le nom de rebordé ; or cette seconde couleur qui est nommée rebordure, sert à border le tour des feuilles, des dorures, fleurs, &c. & à faire la figure nécessaire dans quelques sujets de l’étoffe, autre que celui de reborder ; c’est pour cela qu’on voit dans la fabrique plusieurs satins, damas, gros-de-tours, & autres auxquels on donne simplement le nom de liséré & rebordé, parce qu’ils n’ont que deux couleurs, sans y comprendre celle de la chaîne.

Comme le fond uni de la prussienne semble former une espece de cannelé, attendu les deux couleurs dont la chaîne est composée, il est nécessaire que, dans les parties où le fabriquant desire que ce fond fasse figure avec les fleurs, le dessein soit disposé de façon que ce même fond ne serve que d’ombre aux lacs qui sont passés, & que par son mélange elle forme une variété & une dégradation, qui donne par une espece de demi-teinte le brillant naturel que la fleur exige, puisque si la chaîne est moitié marron & moitié aurore, le fond donnera un coup marron & l’autre aurore ; de même s’il est bleu pâle & bleu vif, gris & blanc, ainsi des autres : d’ailleurs comme la trame est différente des deux fonds, elle donnera un changeant qui empêchera, lorsqu’elle sera fabriquée, que l’on puisse connoître précisément de quelle couleur sera le fond de la chaîne dont elle sera composée.

La prussienne se fabrique encore avec des bandes cannelées, ombrées, qui ont plus ou moins de largeur, ce qui paroît faire deux étoffes différentes. Le cannelé ombré n’est point passé dans le corps de ce genre d’étoffe. Celui qui n’est pas ombré y est passé, parce que pour-lors on seme dans le cannelé un liséré léger au gré du dessinateur, qui serpente dans les bandes, & qui ne se peut faire que par la tire. A l’égard des bandes cannelées ombrées, elles sont passées simplement dans les lisses à jour, proportionnées à leur largeur. V. l’art. Moere, ce qui concerne les lisses à jour.

Prussiennes de 50. 60 dixaines d’hauteur au bouton, en deux lacs. On donne le nom de prussienne à une étoffe qui n’est autre qu’un gros-de-tours liséré, parce que cette étoffe a été inventée en premier lieu en petit dessein, comme la péruvienne, pour éviter la quantité de boutons ; mais les fabriquans qui sont ingénieux se sont avisés de faire la prussienne au bouton & en grand dessein.

Les étoffes ordinaires au bouton ont toujours été faites en petits desseins, c’est-à-dire à plusieurs répétitions, afin d’éviter la quantité des cordes de rame, & des cordes de tirage nécessaires, qui par conséquent seroit suivie de celle des boutons, de façon qu’une corde tireroit jusqu’à 5, 6, 7 & 8 arcades, comme il se pratique actuellement dans les beaux droguets qui paroissent aujourd’hui, dont 8 arcades épargnent 7 cordes de rame qu’il faudroit de plus, & au-lieu de 400 cordes qu’il faut nécessairement pour un grand dessein, 50 suffisent, & plus ou moins à proportion des répétitions, en supposant 800 mailles ordinaires pour le corps. On a fait dans de certains tems des droguets d’une couleur, à grands desseins, mais pour-lors il falloit les faire à semples, ce qui retarde pour la fabrication au-moins de la moitié, quelquefois même des deux tiers de l’ouvrage.

La prussienne n’étant autre chose pour le montage du métier qu’un droguet, on a trouvé le moyen de la faire à grands desseins & au bouton, de façon qu’un dessein de 50 dixaines en deux lacs sur un papier de 8 en 10 contient 1000 boutons, parce que pour-lors il faut 400 cordes ordinaires ; & comme le papier de 8 en 10 ne donne pas à l’étoffe cette réduction qui en fait la beauté & la perfection nécessaire, au-lieu de huit cens mailles de corps, on en met douze cens, chaque corde de rame tirant trois mailles de corps ou une arcade & demie, ce qui vaut autant que si le dessein étoit sur un papier de 8 en 14 quant à la réduction pour la hauteur, & ce qui est infiniment plus parfait quant à la réduction sur le large ; la beauté d’une étoffe ne tirant son principe que de la finesse de la découpure, qui n’est belle qu’autant qu’elle est fine & délicate, ce qui ne sauroit manquer, dès que quatre fils suffisent pour remplir la maille de corps au-lieu de six dans une même largeur, & que néanmoins le même nombre doit toujours se trouver égal dans la chaîne qui doit être de 60 portées sans y comprendre le poil ; il se fabrique à présent des étoffes de 1600 mailles, ce qui fait un compte de trois fils par maille & quatre répétitions dans l’étoffe, qui vaut autant que si le dessein étoit peint sur un 8 en 16 pour la hauteur de l’étoffe, ou 16 coups de trame, qui dans un quarré géométrique ne devroit en contenir que 8, l’augmentation des mailles produisant le même effet que si le métier étoit monté avec 800 cordes de rame & de semples, & de 800 arcades à l’ordinaire, tirant deux mailles de corps, de façon que la ligne perpendiculaire se trouve aussi fine que la ligne transversale dans le quarré ordinaire qui forme la division du papier sur lequel le dessein est peint, lequel quarré ne contenant que deux lignes tant en hauteur qu’en largeur, ne doit contenir que la cinquantieme partie du papier, & la centieme de l’étoffe fabriquée, tant en largeur qu’en hauteur.

C’est un usage établi, que dans toutes les étoffes qui se font au bouton, soit de 200, 300, ou 400, plus ou moins, on attache une corde de rame pareille à celle qui tire les arcades dans l’endroit où est attaché le collet qui sert à tirer la corde de rame ; lorsque l’étoffe se travaille, toutes les cordes de tirage répondent au bouton & au collet, & sont attachées ensemble à l’un & à l’autre. Cette double corde de rame passe dans la même ouverture du cassin, & delà est portée sur une autre poulie hors du cassin placée pour la tenir ; au bout de cette double corde, à 14 ou 15 pouces est attachée une aiguille du poids de 3 ou 4 onces pour tenir tendue la corde de rame, afin que le poids des boutons ne fasse pas baisser le rame, conséquemment lever les mailles du corps & la soie ; on donne à cette corde & à l’aiguille qui y est attachée le nom de rabat, de façon que dans le même métier il se trouve des lisses & des cordes de rabat.

Dans les métiers montés à 1000, 1200, même 1500 boutons, il faudroit des aiguilles pour le rabat de 2 livres au-moins, pour que le poids des cordes de tirage & des boutons ne fit pas baisser la corde de rame, & par conséquent lever la soie. Les Fabriquans ont trouvé deux moyens pour parer à cet inconvénient, qui tous deux sont bien imaginés ; le premier est celui de diviser en deux, trois, même quatre parties égales les planches qui contiennent l’arrangement des boutons, & où sont passées les cordes qui servent à tirer les cordes de tirage quand l’étoffe se travaille. La division de ces planches fait que dans le métier où il y en a quatre, l’ouvrier en tient réguliérement trois suspendues par des cordes, & ne laisse que celle qu’il convient de tirer pour faire la figure de l’étoffe quand l’ouvrier la travaille. Lorsque cette planche est finie, il la leve & en prend une autre, & successivement les unes après les autres, de même que l’on prend les semples dans l’étoffe riche, par ce moyen on change de planche comme on change de semple.

Au moyen de cette division de planches, la corde & l’aiguille du rabat peuvent tenir la corde de rame tendue ; néanmoins dans les étoffes de 12 à 1500 boutons, la quantité de corde de lissage, quoique le dessein soit vû à la réduction, la quantité de cordes de tirage chargeant trop le rame, il a fallu avoir recours à un autre moyen pour que les cordes qui le composent fussent tendues également, & éviter le poids que l’aiguille de rabat demanderoit pour donner lieu à cette extension.

Pour l’intelligence de cette nouvelle invention, il faut observer que les cassins des 400 cordes, contiennent huit rangs de 50 poulies chacun, sur lesquelles sont passées les 400 cordes de rame ; dans les étoffes ordinaires les huit rangs de poulies sont réduits à deux, quant à la façon d’attacher ou appareiller les cordes de semple, de façon qu’au-lieu de huit rangs de cordes attachées en conformité de la construction du cassin, quatre rang n’en composent qu’un ; dans la nouvelle méthode le rame est divisé en autant de rangs de cordes que le cassin contient de poulies ; on passe dans chaque rang un bouton bien rond & bien poli, d’un pouce ou un peu plus de diametre, lequel est attaché aux deux extrémités, à une corde posée perpendiculairement, qui passant dans une poulie de chaque côté, est arrêtée par un poids arbitraire, suivant la quantité de lacs ou cordes de lissage & de tirage ; les poids, quoique légers, tiennent la corde de rame élevée, & soutiennent le poids des lacs, de façon qu’ils ne peuvent pas faire baisser la corde, ce qui fait que la maille des corps est toujours levée de même sans que pour cela il soit besoin de corde & d’aiguille de rabat.

Lorsqu’il s’agit de travailler l’étoffe, & que l’on tire le bouton, chaque corde de rame qui est tirée coule sur le bâton qui la retient, & celle qui ne l’est pas demeure soulevée, de façon qu’au-lieu d’un double cassin qui seroit nécessaire pour cette opération, & 400 aiguilles très-pesantes pour former le rabat, lesquels bâtons passés dans chaque rang, suffisent pour tenir les cordes de rame tendues & empêcher le soulevement du corps.

Les beaux droguets qui se fabriquent aujourd’hui, sont montés comme les anciens, avec cette différence qu’il faut autant de poils qu’il y paroit de couleurs ; ajoutez encore qu’il faut autant de corps différens qu’il y a de poils, par conséquent de mailles ; les droguets de 1600 d’une seule couleur, se font aujourd’hui en 4800 mailles ; la trame fait aussi sa couleur dans le plus grand nombre, auxquels on donne le nom de droguets lisérés. Toutes les figures différentes contenues dans les étoffes de ce goût, outre les couleurs, se tirent de la disposition du dessein & de la façon de le lire ; d’où il faut observer que dans l’étoffe où la trame feroit plusieurs couleurs il faudroit autant de lacs qu’il y auroit de coups de navette différens. Or comme dans ceux-ci il n’y a qu’un coup de navette qui fasse figure, un lac suffit pour les couleurs que l’on y voit. Il n’est pas de même des poils, quand supposé il s’en trouveroit trente dans une étoffe, ce qui est impossible, un seul lac suffiroit pour les faire figurer tous ensemble, parce que chaque poil ne faisant qu’une figure à chaque coup de navette passé, la partie du poil qui figure tient cachée celle qui ne figure pas, & cette façon de figurer ne vient que de celle de lire le dessein, parce que chaque poil ayant son corps particulier, & chaque corps ayant ses cordages, il faut que celui qui monte le métier ait un grand soin d’incorporer dans son lac toutes les cordes qui sont relatives à la maille de poil qui doit faire faire la figure. Il faut observer encore que si l’endroit du droguet se faisoit dessus, pour-lors il faudroit tirer toutes les cordes qui doivent faire la figure, au-lieu que se faisant dessous, il faut les laisser, & ne tirer précisément que celles qui n’en font aucune.

Il se fabrique actuellement à Lyon des droguets à grands desseins & sans répétition ; ces étoffes sont destinées pour la Russie. Il faut pour ces étoffes des cassins de 800 cordes, parce que chaque corde ne tire qu’une maille de corps ; le dessein est fait sur un papier de 8 en 14 pour que l’étoffe soit réduite ; il est vrai que la découpure est plus grossiere, mais comme les fleurs & les feuilles sont extraordinairement grandes, une découpure plus grosse qu’à l’ordinaire ne défigure point l’étoffe.

La figure dans le genre d’étoffe est un satin, qui est d’autant plus beau que la réduction lui donne du brillant, & comme l’endroit de l’étoffe est dessous, on ne fait tirer que le fond, par conséquent tout ce qui ne se tire pas doit faire figure.

Mais comme il arriveroit que la partie qui ne se tireroit pas ne seroit point arrêtée quant à la chaîne qui doit former le satin ; cette étoffe est montée différemment des autres.

Tous les droguets en général ont une chaine passée en taffetas, ou un gros-de-tours sur quatre lisses à l’ordinaire, & rien de plus quant aux lisses, les mailles du poil faisant la figure par la tire qui se lie suivant que le cas l’exige : ceux-ci ont également une chaine de poil pour former le corps de l’étoffe ; à l’égard de la chaine du satin qui en fait la figure, comme elle n’est point tirée, elle est passée dans huit lisses à l’ordinaire de même que dans les mailles de corps, & lorsque l’étoffe se fabrique, l’ouvrier fait lever à chaque coup de navette, au moyen de la marche, une seule lisse de satin qui lie ou arrête cette partie qui fait la figure, & au moyen de cette opération l’étoffe se trouve parfaite. A observer que des quatre lisses de taffetas destinées à faire le corps de l’étoffe, l’ouvrier en leve régulierement deux à chaque coup de navette, savoir, une prise & une laissée des quatre, & que dans toutes les étoffes en général qui imitent le droguet, la chaine qui fait corps d’étoffe, n’est jamais passée dans le corps composé des mailles qui sont tirées pour faire la figure, de façon que dans tous les droguets autres que celui-ci, deux marches seules suffisent pour faire l’ouvrage.

Il n’en est pas de même dans la façon de fabriquer celui-ci, il faut absolument huit marches pour faire l’étoffe, par rapport aux huit lisses de satin qui doivent lier la chaine qui le compose ; chaque marche fait lever une lisse de satin & deux du taffetas, de sorte que les huit lisses étant parfaitement d’accord avec celles du taffetas, celles-ci levent quatre fois pour faire le course, c’est-à-dire, pour passer toutes les marches dont les lisses n’en levent qu’une.

Une observation, qui peut-être n’a jamais été faite sur la façon de fabriquer le droguet, est qu’un spéculatif, ou une personne qui examineroit de près la façon de fabriquer tous les droguets en général, seroit en droit de dire que, puisque les poils qui font la figure, ne sont point passés dans les lisses, & que dans celui-ci on passe celui qui fait la figure dans des lisses de satin, afin que la soie soit arrêtée, il faut donc que les parties qui se tirent, ne le soient point à l’envers de l’étoffe[1], puisqu’elles ne reçoivent point de trame, & qu’il n’y a aucune lisse de rabat ni de levée pour arrêter la soie : à quoi on répond que dans la fabrication de toutes les étoffes de cette espece, on passe chaque lac deux coups de la même navette, savoir un avec le lac où le bouton tire, & l’autre où il ne l’est point : de façon que la trame se trouvant alternativement dessus & dessous la partie qui n’est pas tirée, cette même partie se trouve incorporée dans le milieu de l’étoffe, & fait qu’elle est aussi belle à l’envers qu’à l’endroit, à la figure près. Il faut deux navettes dans le droguet liséré, savoir, celle du fond & celle de la figure.

Il se fabrique à Lyon quantité de petites étoffes qui se tirent avec le bouton, dont les dénominations sont inventées pour en faciliter la vente ; mais comme leur composition dérive du droguet ordinaire, fond satiné, ou fond taffetas, il suffit d’avoir démontré la façon de fabriquer ces deux genres d’étoffes, pour que l’on ne croye pas nécessaire d’en donner une description qui deviendroit inutile.


  1. L’on voit dans les taffetas doubletés ou tripletés, ainsi nommés, parce qu’ils ont deux à trois poils de couleurs pour faire des fleurs, l’endroit dessus qui imite le broché ; les poils qui ne sont arrêtés que tous les 10 coups, 15 coups plus ou moins. Ils ne seroient arrêtés que dans les parties où ils font figures, si l’ouvrier n’avoit pas soin de faire tirer tous les 10, 15 coups, tous les poils quand il passe son second coup de navette. On est obligé de faire l’endroit dessus, parce-que les desseins ou les fleurs sont légeres & délicates : ces sortes d’étoffes étant d’été ; de façon que si on vouloit faire l’endroit dessous il faudroit tirer le fonds afin de laisser ce qui feroit la figure ; pour lors il faudroit tirer les sept huitiemes des cordages, ce qui rendroit la tire si rude & pesante qu’il ne seroit pas possible de travailler l’étoffe.