L’Encyclopédie/1re édition/PRUSSE

PRUSSE, (Géog. mod.) pays d’Europe, borné au nord par la mer Baltique, au midi par la Pologne, au levant par la Samogitie & la Lithuanie, au couchant par la Poméranie & le Brandebourg.

On ne sait point comment on appelloit anciennement les Prussiens : Ils ne le savent pas eux-mêmes. Tantôt on les confond avec les Allemans, tantôt avec les Polonois. Ils sont aujourd’hui mêlés des uns & des autres ; mais autrefois ils n’avoient aucun commerce avec ces peuples, aussi ne sont-ils point connus.

On rapporte comme une merveille, que sous l’empire de Néron, un chevalier romain passa de Hongrie jusque dans cette province, pour y acheter de l’ambre. Ils ont tiré leur nom des Borussiens, qui étant partis de la Scythie & des extrémités de l’Europe, où est la source du fleuve Tanaïs, s’arrêterent dans cette province qui avoit été pillée & abandonnée par les Goths.

Ils se rendirent néanmoins avec le tems redoutables à leurs voisins. Conrad duc de Mazovie, sur les terres de qui ils avoient fait de grands ravages, appella vers l’an 1230, les chevaliers teutoniques que les Sarrazins avoient chassés de Syrie. Ces chevaliers après de longues guerres dompterent les Prussiens, & y introduisirent le Christianisme : ils tournerent ensuite leurs armes contre la Pologne. Cette guerre se termina par un accord fait entre les Polonois & le margrave de Brandebourg, grand-maître de l’ordre teutonique. Il renonça à ses vœux, embrassa le Luthéranisme, se maria & partagea la Prusse, à condition que ce qu’il retenoit seroit une principauté séculiere, avec le titre de duc pour lui & ses descendans ; c’est ce qui distingue la Prusse polonoise de la Prusse ducale.

La Prusse polonoise est composée de quatre provinces ou palatinats ; savoir, celui de Marienbourg, de Culm, de Warmie, & de la Pomérellie. On y professe également la religion catholique, la luthérienne & la réformée.

La Prusse ducale, aujourd’hui royaume de Prusse, est partagée en trois cercles, le Samland, le Nataugen & le Hockerland. Les trois religions, la catholique, la luthérienne & la réformée y ont un libre exercice.

L’occasion de l’érection de la Prusse ducale en royaume, est connue. L’empereur Léopold ayant besoin de se faire un parti puissant en Europe, pour empêcher l’effet du testament de Charles II. roi d’Espagne, & connoissant que l’électeur de Brandebourg étoit un des princes d’Allemagne dont il pouvoit attendre les plus grands services, il profita du penchant que ce prince avoit naturellement pour la gloire, & voulant l’attacher étroitement à sa maison, il érigea le duché de Prusse en royaume héréditaire. En conséquence Fréderic, électeur de Brandebourg, fut couronné à Konigsberg le 18 Janvier 1701, reconnu en cette qualité par tous les alliés de l’empereur, & bientôt après, en 1713, par les puissances contractantes au traité d’Utrecht.

Fréderic Guillaume II. second roi de Prusse, dépensa près de 25 millions de notre monnoie, à faire défricher les terres, à bâtir des villes, & à les peupler. Il y attira plus de seize mille hommes de Saltzbourg, leur fournissant à tous de quoi s’établir, & de quoi travailler. En se formant ainsi un nouvel état, il créoit par une économie singuliere, une puissance d’une autre espece. Il mettoit tous les mois environ 60 mille écus d’Allemagne en réserve, ce qui lui composa un trésor immense en 28 ans de regne. Ce qu’il ne mettoit pas dans ses coffres, il l’employoit à former une armée de 80 mille hommes choisis, qu’il disciplina lui-même d’une maniere nouvelle, sans néanmoins s’en servir.

Son fils Fréderic II. fit usage de tout ce que le pere avoit préparé. L’Europe savoit que ce jeune prince ayant connu l’adversité sous le regne de son pere, avoit employé son loisir à cultiver son esprit, & à perfectionner tous les dons singuliers qu’il tenoit de la nature. On admiroit en lui des talens qui auroient fait une grande réputation à un particulier ; mais on ignoroit encore qu’il seroit un des plus grands monarques. A peine est-il monté sur le trône, qu’il s’est immortalisé par son code de lois, par l’établissement de l’académie de Berlin, & par sa protection des arts & des sciences, où il excelle lui-même. Devenu redoutable à la maison d’Autriche par sa valeur, par la gloire de ses armes, par plusieurs batailles qu’il a gagnées consécutivement, il tient seul aujourd’hui, par ses hauts faits, la balance en Allemagne, contre les forces réunies de la France, de l’impératrice reine de Hongrie, de la czarine, du roi de Suede, & du corps germanique. « Un roi qui ne seroit que savant, poëte, historien, rempliroit mal les devoirs du trône ; mais s’il étoit encore à la fois le législateur, le défenseur, le général, l’économe, & le philosophe de la nation, ce seroit le prodige du xviij. siecle ». (Le Chevalier de Jaucourt.)

Fréderic II. né en 1712, a depuis 20 ans donné à l’univers le spectacle rare d’un guerrier, d’un législateur & d’un philosophe sur le trône. Son amour pour les lettres ne lui fait point oublier ce qu’il doit à ses sujets & à sa gloire. Sa conduite & sa valeur ont long-tems soutenu les efforts réunis des plus grandes puissances de l’Europe. Sans faste dans sa cour, actif & infatigable à la tête des armées, inébranlable dans l’adversité, il a arraché le respect & l’admiration de ceux-mêmes qui travailloient à sa perte. La postérité, qui ne juge point par les succès que le hasard guide, lui assignera parmi les plus grands hommes, un rang que l’envie ne peut lui disputer de son vivant. On a publié sous son nom différens ouvrages de prose en langue françoise ; ils ont une élégance, une force, & même une pureté qu’on admireroit dans les productions d’un homme qui auroit reçu de la nature un excellent esprit, & qui auroit passé sa vie dans la Capitale. Ses poésies qu’on nous a données sous le titre d’Œuvres du Philosophe de sans-souci, sont pleines d’idées, de chaleur & de vérités grandes & fortes. J’ose assurer que si le monarque qui les écrivoit à plus de trois cens lieues de la France, s’étoit promené un an ou deux dans le faubourg saint Honoré, ou dans le faubourg saint Germain, il seroit un des premiers poëtes de notre nation. Il ne falloit que le souffle le plus léger d’un homme de goût pour en chasser quelques grains de la poussiere des sables de Berlin. Nos poëtes, qui n’ont que de la correction, de l’expression & de l’harmonie, perdront beaucoup de valeur dans les siecles à venir, lorsque le tems qui amene la ruine de tous les empires, aura dispersé les peuples de celui-ci, anéanti notre langue, & donné d’autres habitans à nos contrées. Il n’en sera pas ainsi des vers du philosophe de sans-souci ; l’œil scrupuleux n’y reconnoîtra plus de vernis étranger ; & les pensées, les comparaisons, tout ce qui fait le mérite réel & vrai d’un morceau de poésie brillera d’un éclat sans nuage ; mais ce qu’il y a de singulier, c’est que ce petit défaut ne se remarque nullement dans les lettres mêlées de prose & de vers ; elles sont pleines d’esprit, de légéreté & de délicatesse, sans le moindre vestige d’exotérisme. Il n’a manqué à cette flûte admirable qu’une embouchure un peu plus nette.