L’Encyclopédie/1re édition/PROGNOSTIC

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PROGNOSTIC, s. m. (Médecin. séméiotiq.) ce terme est grec προγνώστικον, formé de la préposition πρὸ, devant, d’avance, & d’un des tems du verbe γινώσκω, connoître. Il est d’usage en médecine, pour désigner la connoissance qu’on peut acquérir des événemens d’une maladie, avant même qu’ils soient arrivés ; quelquefois aussi on s’en sert pour exprimer les signes aux moyens desquels on parvient à cette connoissance, & alors on le prend comme adjectif, qu’on joint le plus souvent au mot signe, & l’on dit les signes prognostics. Voyez Signe.

Le prognostic est sans contredit la partie la plus brillante de la Médecine, & par conséquent la plus favorable pour la réputation du praticien : c’est par-là que le médecin expérimenté, approche le plus de la divinité. Le voile épais qui cache les événemens futurs, tombe devant lui ; éclairé par le flambeau lumineux d’une observation multipliée & réfléchie, il voit d’un œil assuré & les objets préexistens, & ceux qui doivent exister ; la succession des phénomenes, l’augmentation ou la diminution des accidens, la terminaison de la maladie, la maniere dont elle aura lieu, les couloirs par lesquels se fera l’évacuation décisive, ne sont à ses yeux qu’une perspective plus ou moins éloignée, mais assez éclairée pour y distinguer nettement les objets ; à mesure qu’il avance, les objets ressortent davantage, & sont plus sensibles à ses regards. A-travers les accidens les plus graves & les plus effrayans, il voit se préparer le triomphe de la nature & le rétablissement de la santé ; il console avec plus de fermeté un malade inquiet & timide, rassure une famille éplorée, & promet sans hésiter une issue favorable. D’autres fois il voit dans quelques symptomes legers en apparence, le bras de la mort étendu sur le malade ; sa faulx est déja levée ; elle est prête à en moissonner les jours ; cependant le malade tranquille sur son état, ne pense à rien moins qu’à terminer des affaires qu’on differe trop communément jusqu’aux dernieres extrémités. Il est très important alors d’éclairer un peu ce malade, pour l’avertir de ses devoirs, ou de les lui faire remplir, sans lui laisser entrevoir le jour affreux qui le menace ; il est nécessaire d’instruire les parens, soit pour ce qui les regarde, soit pour ne pas être accusé soi-même de n’avoir pas prévenu le sinistre événement qui paroissoit si éloigné.

Mais quelque avantage que le médecin retire pour lui-même de son habileté dans le prognostic, il n’est pas à comparer à celui qui reflue sur le malade. Si le médecin est assez éclairé pour connoître d’avance & la marche de la nature, & les obstacles qui s’opposeront à ses efforts, & les suites de ces efforts, & la maniere dont ils seront terminés ; avec quelle sûreté n’operera-t-il pas ; quel choix plus approprié dans les remedes & dans le tems de leur administration ? Sans cesse occupé à suivre la nature, à éloigner tout ce qui peut retarder ses opérations & en empêcher la réussite, il proportionnera habilement ses secours & au besoin de la nature, & à la longueur de la maladie ; il préparera de loin une crise complette & salutaire, une convalescence prochaine & courte, & une santé ferme & constante.

Un grand inconvénient, attribut trop ordinaire des sciences les plus importantes, savoir l’incertitude & l’obscurité, est ici très-remarquable ; & ce n’est que par une étude prodigieuse de l’homme dans l’état sain & malade, qu’on peut espérer de le dissiper. Il faut avoir vu & bien vu une quantité innombrable de malades & de maladies, pour parvenir à des regles certaines sur ce point. Voyez Observation. Pour pouvoir décider qu’un dévoyement survenant à une surdité l’emporte, combien ne faut-il pas avoir observé de surdités qui cessoient dès que le ventre couloit ? Pour prédire en conséquence du pouls pectoral, par exemple, une expectoration critique, combien ne faut-il pas avoir fait d’observations qui déterminent le caractere de ce pouls, & qui fassent voir ensuite que toutes les fois qu’il a été tel, les crachats ont suivi ? Quel travail immense, quelle assiduité, quelle sagacité même ne faut-il pas dans un pareil observateur ? Quand on lit tous les axiomes de prognostic qu’Hippocrate nous a laissés, il n’est pas possible d’imaginer comment un seul homme a pu produire un ouvrage de cette espece ; on est à chaque instant transporté de surprise & d’admiration. Depuis ce grand homme, ce médecin par excellence, la partie du prognostic, loin d’augmenter & de s’affermir encore davantage, n’a fait que dépérir entre les mains des médecins qui ont voulu soumettre l’observation au joug funeste & arbitraire des théories, & la plier aux caprices de leur imagination, ceux qui se sont les plus distingués dans cette connoissance, & qui ont fait des ouvrages dignes d’être consultés sur cette partie, n’ont presque fait que copier Hippocrate ; tels sont Galien, Cælius Aurélianus, Prosper Alpin, qui a fait une riche collection de tout ce qui regarde la séméiotique ; Sennert, Fernel, Riviere, Baglivi, Waldschmid, Kenter, &c. Ce n’est que dans ces derniers tems, que le prognostic a reçu un nouveau lustre & plus de certitude par les observations sur le pouls par rapport aux crises. On doit cette importante découverte, & la perfection à laquelle elle a été bien-tôt portée, à Solano, Rihell, & Bordeu, dont les noms par ce seul bienfait mériteroient une place distinguée dans les fastes de la Médecine ; leurs écrits méritent d’être lûs, & leur méthode d’être examinée & suivie. On ne sauroit se donner trop de peine pour réussir dans cette partie ; ni consulter trop de signes & avec trop d’attention. Voyez l’article Signe, & les différens articles de séméiotique, Pouls, Respiration, Urine, Sueur, Langue, &c. Personne n’ignore l’importance de ce genre de recherches, deux avantages bien précieux, peut-être, hélas ! réductibles à un seul, couronnent le succès, son utilité propre, & le bien de l’humanité.

Mais le prognostic ne seroit-il de mise qu’en Médecine ? Ne seroit-il pas possible par l’examen réfléchi & l’étude approfondie de l’homme moral, de former un corps de science qui roulât sur les moyens de connoître d’avance & de prévoir les actions des hommes ? Un moraliste instruit ne pourroit-il pas parvenir à pénétrer assez exactement les ressorts cachés qui font mouvoir les hommes, à mesurer la force des occasions dans lesquelles ils peuvent se trouver, à connoître les différentes positions ou leur genre de vie, leur façon de penser, leurs passions peuvent les conduire ; & enfin, ne pourroit-il pas d’après ces connoissances, décider les actions futures de tels ou tels particuliers ? Partant ensuite d’un point de vue plus général, & considérant l’ensemble des hommes qui composent une société, une ville, un royaume, à prognostiquer leur état à venir : je ne doute pas qu’on ne pût sur ces principes écrire d’avance la vie d’un homme ou l’histoire d’un état ; faire, par exemple, dans ce siecle, l’histoire du dix-neuvieme ; mais l’imagination est effrayée du travail immense & des lumieres qu’un pareil ouvrage exigeroit. (m)