L’Encyclopédie/1re édition/PRAGMATIQUE SANCTION

Pragmatique sanction, (Jurisprud.) qu’on appelle aussi quelquefois simplement pragmatique, est le nom que l’on donne à certaines ordonnances.

Dans les trois premiers siecles de la troisieme race de nos rois, on ne connoissoit pour véritables ordonnances, que celles qu’on appelloit pragmatiques sanctions ; on entendoit par-là une constitution faite par le prince de concert avec les grands de l’état ; comme encore en Allemagne, on n’admet pour pragmatique sanction, que les résolutions de la diete générale de l’empire. Lett. hist. sur les Parlemens.

Hofman dit que l’on entendoit par le terme de pragmatique sanction, un rescrit du prince, non pas sur l’affaire d’un simple particulier, mais qui concernoit quelque corps, communauté ou province.

On appelloit un tel réglement pragmatique, soit parce qu’il prescrivoit les formes que l’on devoit pratiquer dans une certaine matiere, soit parce que ce réglement n’étoit interposé qu’après avoir pris l’avis des gens pragmatiques, c’est-à-dire des meilleurs praticiens, des personnes les plus expérimentées ; sanction étoit le terme qui caractérisoit une ordonnance ; en effet sanctio dans la loi est la partie qui prononce quelque peine contre les contrevenans.

Les lettres de l’an 1105, par lesquelles Philippe I. defendit de s’emparer des meubles des évêques de Chartres décédés, sont par lui qualifiées en deux endroits, pragmatica sanctio.

Mais les deux plus fameuses ordonnances qui soient connues sous le nom de pragmatique sanction, sont la pragmatique de saint Louis, du mois de Mars 1268 ; l’autre est la pragmatique sanction faite à Bourges par Charles VII. au mois de Juillet 1438.

La pragmatique de saint Louis ne contient que six articles ; elle ordonne :

Que les églises du royaume, les prélats, patrons & collateurs ordinaires, jouissent pleinement de leur droit, & que la jurisdiction qui appartient à chacun lui soit conservée.

Que les églises cathédrales & autres, aient la liberté des élections.

Elle défend le crime de simonie.

Elle veut aussi que les promotions, collations, provisions & dispositions des prélatures, dignités & autres bénéfices & offices ecclésiastiques, soient faites selon le droit commun, la disposition des conciles & l’institution des saints Peres.

Saint Louis défend ensuite qu’il soit exigé dans son royaume aucune imposition ni levée de deniers de la part de la cour de Rome. Ces sortes d’exactions & de charges très-pesantes ayant, dit-il, très-misérablement appauvri le royaume, il n’excepte que le cas où ce seroit pour une cause raisonnable & pour urgente nécessité, & du consentement du roi & de l’église de France.

Enfin il confirme toutes les libertés, franchises, immunités, prérogatives, droits & privileges accordés par lui & les rois ses prédécesseurs, aux églises, monasteres, lieux de piété, religieux & personnes ecclésiastiques.

Pour expliquer maintenant ce qui donna occasion à la pragmatique sanction faite par Charles VII, il faut d’abord rappeller quel étoit alors l’état de l’église.

L’extension que les fausses decrétales avoient donnée à l’autorité des papes, avoit bien-tôt dégénéré en abus ; ce fut la source des desordres qui inonderent l’Eglise dans les douzieme & treizieme siecles ; ces malheurs s’accrurent encore pendant le grand schisme sous les antipapes.

Le concile de Constance entreprit une réforme sous le titre de reformatione in capite & in membris ; mais dès qu’il vint à toucher aux prétentions du pape, aux privileges des cardinaux, aux nouveaux usages utiles à la cour de Rome, il y eut tant d’opposition, qu’on fut obligé de se séparer sans en venir à-bout.

L’Eglise croyoit voir finir les malheurs où le schisme l’avoit plongée, par l’élection de Martin V. les antipapes étoient morts ou avoient cédé.

Martin V. avoit promis devant & après son sacre, de travailler à la réforme de l’Eglise dans son chef & dans ses membres. Il avoit été ordonné au concile de Constance, de tenir fréquemment des conciles généraux ; on en avoit indiqué un à Pavie ; la contagion qui étoit dans cette ville le fit transférer à Sienne, d’où Martin V. le fit transférer à Basle.

Eugene IV. successeur de Martin V. lequel mourut avant la premiere session du concile de Basle, voulut dissoudre ce concile, parce qu’il avoit déclaré que le pape même étoit soumis aux decrets des conciles généraux.

Le concile déposa Eugene, & élut en sa place Amédée VIII. duc de Savoye, sous le nom de Felix V.

Eugene de son côté, après avoir transféré le concile à Ferrare, & de Ferrare à Florence, excommunia les peres du concile de Basle, ensorte que le schisme recommença de nouveau ; le concile & le pape envoyerent chacun de leur côté des ambassadeurs dans les différentes cours pour les attirer dans leur parti.

La France & l’Allemagne desapprouverent également les sentences du pape contre le concile, & celles du concile contre le pape.

Charles VII. qui se trouvoit alors à Bourges, y fit assembler les états ; il fit examiner dans l’assemblée les vingt-trois decrets que le concile de Basle avoit déja faits.

Le clergé de France, qui tenoit le premier rang dans cette assemblée, accepta tous les decrets du concile de Basle ; mais néanmoins avec certaines modifications, non pas que le roi ni l’Eglise de France aient voulu diminuer l’autorité de ce concile, mais parce que les decrets des conciles, en ce qui concerne la discipline, ne doivent être reçus qu’eu égard aux circonstances des tems & des lieux.

Pour autoriser les decrets du concile de la maniere dont ils étoient acceptés, le roi donna le 14 Juillet 1438, une ordonnance qui fut appellée la pragmatique sanction.

Cette ordonnance est composée de trois sortes de decrets ou dispositions.

La plus grande partie a été tirée du concile de Basle, sauf les modifications qui y ont été ajoutées. Le clergé de France en recevant les decrets du concile de Basle, y en ajouta plusieurs ; & le roi Charles VII. en confirmant le tout, y a joint aussi quelques réglemens, tant en forme de préface que de conclusion. Le tout ensemble forme la pragmatique sanction.

Entr’autres dispositions qu’elle renferme, elle rétablit les élections aux bénéfices, prive les papes des annates, & maintient que les conciles généraux ont le pouvoir de réformer le chef & les membres.

Le clergé arrêta par une délibération solemnelle, de faire ses instances auprès du roi Charles VII. pour l’exécution des decrets de la pragmatique, & de supplier S. M. de donner ordre à ses parlemens & ses autres officiers, de les observer & de les faire observer inviolablement. Le roi étant à Bourges le 7 Juillet 1437, en ordonna l’enregistrement dans toutes ses cours, & l’exécution dans tous les pays de son obéissance ; elle fut registrée au parlement le 13 Juillet 1439.

Le même prince, par sa déclaration du 7 Août 1441, aussi registrée au parlement, ordonna que les decrets du concile de Basle, rapportés dans la pragmatique, n’auroient exécution que du jour de la date de la pragmatique, sans avoir égard à la date des decrets du concile.

Plusieurs ont crû que la pragmatique avoit été faite pendant le schisme ; ils se sont fondés sur le témoignage de Louis XI. qui le dit ainsi dans une lettre au pape Pie II. & sur une lettre de Léon X. qui le dit de même, laquelle est rapportée dans le cinquieme concile de Latran, & dans le titre I. du concordat ; mais le parlement de Paris dans ses remontrances, & le plus grand nombre de nos meilleurs auteurs, ont soutenu que la pragmatique n’a point été faite pendant le schisme. La maniere de concilier ces différens sentimens est expliquée dans les mémoires du clergé, tome X. pag. 77 & 78.

Eugene IV. voulut en faire réformer la pragmatique, du-moins en quelques articles ; mais Charles VII. en prescrivit plus étroitement l’observation par une ordonnance de l’an 1453.

Pie II. après avoir fortement déclamé contre la pragmatique dans l’assemblée de Mantoue, fit ses decrétales execrabilis & inauditus contre ceux qui appellent du pape au concile. Mais Jean Dauvet, procureur-général, en appella au futur concile en 1461.

Louis XI, fils de Charles VII. voulant se concilier la faveur de Pie II. par rapport à la Sicile qu’il vouloit faire avoir à René d’Anjou, révoqua la pragmatique-sanction par des lettres adressées au pape le 27 Novembre 1461.

Pie II. charmé de cette nouvelle, fit présent au Roi d’une épée garnie de pierreries ; il fit publier les lettres de Louis XI. & trainer dans toutes les rues de Rome la pancarte qui contenoit la pragmatique-sanction qu’il avoit reçue avec le paquet des lettres de révocation.

Mais les lettres de révocation ne furent point vérifiées au parlement, & depuis le Roi étant mécontent du pape, ne fit point exécuter cette révocation. Le cardinal d’Arras qui avoit obtenu le chapeau à mener cette intrigue, étant fâché de son côté de ce que le pape ne lui avoit pas permis de tenir ensemble l’archevéché de Besançon & l’évéché d’Alby, se mit encore moins en peine de presser l’exécution des lettres qui avoient révoqué la pragmatique.

Pie II. étant décédé trois années après, l’an 1464, Louis XI. sur les rémontrances du parlement, rétablit en quelque sorte la pragmatique-sanction. Paul II. fit ensuite varier Louis XI ; mais Jean de Saint-Romain, procureur-général, s’opposa à l’enregistrement des dernieres lettres que le roi avoit données contre la pragmatique, l’université en appella au futur concile, & fit enregistrer ses protestations au Châtelet.

Sous le regne de Charles VIII. la pragmatique-sanction fut observée ; Jean de Nanterre, procureur-général, fit un appel du pape, de sa légation, du pape même au pape mieux conseillé, & protesta contre tout ce qui avoit été fait pour détruire la pragmatique.

Louis XII. ordonna en 1499, que la pragmatique seroit inviolablement observée. Jules II. suscita contre lui toute l’Italie ; la France & l’Allemagne sommerent Jules II. d’assembler un concile, & à son refus, les cardinaux l’indiquerent à Pise ; alors le pape, pour parer le coup, indiqua le concile à Rome à St. Jean de Latran, il cita le roi, les cours & le clergé de venir défendre la pragmatique dans un certain délai, faute de quoi elle seroit déclarée nulle, schismatique, & comme telle, abrogée.

Le concile de Pise avoit déjà fait beaucoup de décrets qu’on avoit reçus en France. On étoit à la veille de voir un schisme ; mais la mort de Jules II. arrivée le 26 Février 1513, le prévint.

Louis XII. fut plus doux à l’égard de Léon X. successeur de Jules II ; il reconnut le concile de Latran ; mais Louis XII. lui-même étant mort le premier Janvier 1514, les affaires changerent de face.

François I. victorieux en Italie, ayant pris Milan, Léon X. chercha à faire sa paix avec ce prince. Le pape proposa au roi une entrevue à Boulogne ; là le roi demanda au pape, ou d’approuver la pragmatique, ou de faire un traité. Léon X. préféra ce second parti. Ils firent donc ensemble un traité en 1517, qu’on appelle le concordat.

Par ce concordat la pragmatique-sanction, pour le soutien de laquelle on avoit tant bataillé, fut abolie, du moins pour la plus grande partie, au grand contentement de la cour de Rome, & au regret perpétuel des universités & de tout l’ordre ecclésiastique de France.

Suivant la pragmatique, tous les bénéfices consistans en dignités, comme archevéchés, évéchés, abbayes & prieurés conventuels, étoient sujets à élection ; savoir, les archevéchés & évéchés à l’élection des chapitres, les abbayes & prieurés conventuels à l’élection des religieux & couvent ; au lieu que, suivant le concordat, les bulles & déclarations qui ont été données en interprétation, le roi nomme aux archevéchés, évéchés, abbayes & prieurés conventuels. Voyez ci-devant Concordat.

Quelques auteurs ont avancé qu’au moyen du concordat, la pragmatique étoit entierement abrogée dans l’église de France : ils se fondent sur le discours que fit le pape Pie II. dans l’assemblée de Mantoue, sur la bulle de Léon X. qui commence par ces mots, Pastor æternus, & sur la lettre de Louis XI. à Jules II. Il est certain que ce prince eut en certaines conjonctures intention d’abolir la pragmatique ; mais on a vu que lui-même l’a rétablie en quelque sorte sur les remontrances du parlement ; & quoique Paul III. l’eut fait varier, le dessein d’abolir la pragmatique ne fut pas totalement exécuté, & la doctrine du royaume est que les articles de la pragmatique, qui ne sont point contraires à ceux que l’on y suit du concordat, n’ont pas été abrogés ; plusieurs ont même été confirmés par d’autres ordonnances, & par la jurisprudence des arrêts ; & les articles dont le concordat ne parle point, ont pareillement été conservés. Voyez sur la pragmatique Guymier, Probus, Pinsor, le quatrieme plaidoyer de Patru, Joly, Fontanon, les mémoires du Clergé.

Pour ce qui est des pragmatiques d’Allemagne, ce sont des réglemens ou concordats que l’empereur fait agréer par la diete. La pragmatique-sanction de l’empereur Charles VI. est un pacte de famille pour la succession de ses états héréditaires qu’il déclare indivisibles, & pour le droit de succession de mâle en mâle, au défaut desquels il appelle ses filles, à leur défaut ses nieces, à leur défaut ses sœurs ; elle fut acceptée en 1724, dans la plûpart des états héréditaire d’Autriche, & présentée à la diete de Ratisbonne en 1731, où l’empereur en demanda la garantie. Voyez le tableau de l’empire germanique, p. 154. (A)