L’Encyclopédie/1re édition/PLANTATION
PLANTATION, s. f. (Moral.) je mets les plantations au rang des vertus, & j’appelle ce soin une vertu morale nécessaire à la société, & que tout législateur doit prescrire.
En effet, il n’est peut-être point de soin plus utile au public que celui des plantations ; c’est semer l’abondance de toutes parts, & léguer de grands biens à la postérité. Que les princes ne regardent point cette idée comme au-dessous de leur grandeur. Il y a eu des héros de leur ordre dans ce genre, comme dans l’art de la destruction des villes, & de la désolation des pays. Cyrus, dit l’histoire, couvrit d’arbres toute l’Asie mineure. Qu’il est beau de donner une face plus belle à une partie du monde ! La remplir de cette variété de scenes magnifiques, c’est approcher en quelque sorte de la création.
Caton, dans son livre de la vie rustique, donne un conseil bien sage. Quand il s’agit de bâtir, dit-il, il faut long-tems déliberer, & souvent ne point bâtir ; mais quand il s’agit de planter, il seroit absurde de déliberer, il faut planter sans délai.
Les sages de l’antiquité n’ont point tenu d’autres discours. Ils semoient, ils plantoient ; ils passoient leur vie dans leurs plantations & dans leurs vergers ; ils les cultivoient soigneusement, ils en parloient avec transport.
Hic gelidi fontes, hic mollia prata, Lycori,
Hic nemus, hic ipso tecum consumerer ævo.
« Ah ! Lycoris, que ces clairs ruisseaux, que ces prairies & ces bois forment un lieu charmant ! c’est ici que je voudrois couler avec toi le reste de mes jours. »
Ipsæ jam carmina rupes,
Ipsa sonant arbusta.
« Les rochers & les arbustes que tu as plantés tout autour de ce hameau, y répetent déja nos chansons. »
Virgile lui-même a écrit un livre entier sur l’art des plantations.
Ipse thymum, pinosque ferens de montibus altis
Tecta serat latè circùm, cui talia curæ :
Ipse labore manum duro terat : ipse feraces
Figat humo plantas, & amicos irriget imbres.
« Que celui qui préside à vos ruches, ne manque pas de semer du thym aux environs ; qu’il y plante des pins & d’autres arbres, qu’il n’épargne point sa peine, & n’oublie pas de les arroser ! »
Atque equidem extremo ut jam sub fine laboram
Vela traham, & terris festinem advertere proram,
Forsitan & pingues hortos quæ cura colendi
Ornaret canerem . . . . . . . .
« Si je n’étois pas à la fin de ma course, je ne commencerois pas à plier déja mes voiles prêt d’arriver au port ; peut-être enseignerois-je ici l’art de cultiver les jardins, & de former des plantations dans les terres stériles. »
Namque sub Œbaliæ memini me turribus altis,
Quâ niger humectat flaventia culta Galesus,
Corycium vidisse senem, cui pauca relicti
Jugera ruris erant ; nec fertilis illa juvencis,
Nec pecori opportuna seges, nec commoda Baccho.
Hic rarum tamen in dumis olus, albaque circum
Lilia verbenasque premens, vescumque papaver,
Regum æquabat opes animis, serâque revertens
Nocte domum dapibus mensas onerabat inemptis.
Primus vere rosam, atque autumno carpere poma :
Et cum tristis hyems etiam nunc frigore saxa
Rumperet, & glacie cursus frænaret aquarum ;
Ille comam mollis jam tùm tondebat acanthi,
Æstatem increpitans seram, Zephyrosque morantes.
Illi tilia, atque uberrima pinus :
Quotque in flore novo pomis se fertilis arbos
Induerat, totidem autumno matura tenebat,
Ille etiam seras in versum distulit ulmos,
Eduramque pyrum, & spinos jam pruna ferentes,
Jamque ministrantem platanum potantibus umbram.
Verùm hæc ipse equidem spatiis exclusus iniquis,
Prætereo.
« Près de la superbe ville de Tarente, dans cette contrée fertile qu’arrose le Galèse, je me souviens d’avoir vu autrefois un vieillard de Cilicie, possesseur d’une terre abandonnée, qui n’étoit propre ni pour le pâturage, ni pour le vignoble ; cependant il avoit fait de ce terrein ingrat un agréable jardin, où il semoit quelques légumes bordés de lys, de vervene & de pavots. Ce jardin étoit son royaume. En rentrant le soir dans sa maison, il couvroit sa table frugale de simples mets produits de ses travaux. Les premieres fleurs du printems, les premiers fruits de l’autonne naissoient pour lui. Lorsque les rigueurs de l’hiver fendoient les pierres, & suspendoient le cours des fleuves, il émondoit déja ses acanthes ; déja il jouissoit du printems, & se plaignoit de la lenteur de l’été. Ses vergers étoient ornés de pins & de tilleuls. Ses arbres fruitiers donnoient en automne autant de fruits, qu’au printems ils avoient porté de fleurs. Il savoit transplanter & aligner des ormeaux déja avancés, des poiriers, des pruniers greffés sur l’épine, déja portant des fruits, & des planes déja touffus, à l’ombre desquels il regaloit ses amis. Mais les bornes de mon sujet ne me permettent pas de m’arrêter plus long-tems sur cette peinture. »
C’est pourquoi je me contenterai d’observer avec Virgile, que l’amusement des plantations ne procure pas seulement des plaisirs innocens, mais des plaisirs durables, & qui renaissent chaque année. Rien en effet ne donne tant de satisfaction que la vue des paysages qu’on a formés, & des promenades délicieuses à l’ombre des arbres qu’on a plantés de ses mains.
On pourroit même, ce me semble, charger un domaine entier de plantations différentes, qui tourneroient également au plaisir & au profit du propriétaire. Un marais couvert de saules, un coteau planté de chênes, seroit sans doute plus profitable qu’en abandonnant le terrein à sa stérilité naturelle. Des haies fortifiées & décorées d’arbres forment un rempart utile, agréable & solide.
Il n’est pas besoin de se montrer trop curieux de la symmétrie des plantations. Tout le monde est en état de remplacer des arbres à la ligne & à la regle, en échiquier, ou en toute autre figure uniforme ; mais doit-on s’astraindre à cette régularité sans oser s’en écarter ? Et ne feroit-on pas mieux de cacher quelquefois l’art du jardinier ? Présenter toujours des arbres qui s’élevent en cones, en globes, en pyramides, en éventail, sur chacun desquels on reconnoît la marque des ciseaux, est plutôt l’effet d’un goût peigné, que celui de la belle nature. Ce n’est pas ainsi qu’elle forme ses admirables sites. Des forêts de citronniers ne sont pas moins superbes avec toute l’étendue de leurs branches, que taillés en figures mathémathiques. Un grand verger dont les pommiers sont en fleurs, plaît bien davantage que les petits labyrinthes de nos parterres. Qui est celui qui ne préfereroit à nos arbres nains, des chênes de plusieurs centaines d’années, & des grouppes d’ormes, propres à mettre à couvert de la pluie un grand nombre de cavaliers.
Quoi qu’il en soit des plantations symmétriques ou sauvages, je ne recommande pas les unes ou les autres aux grands & aux riches, par la seule raison qu’elles sont un amusement agréable, en même tems qu’une décoration de leurs maisons de campagne ; j’ai des motifs plus nobles à leur proposer ; je leur recommande les plantations de toutes parts, parce que c’est un emploi digne d’un citoyen vertueux, & qu’il s’y doit porter par des principes tirés de la morale, & entr’autres par celui de l’amour du genre humain.
Ce n’est pas tout ; je soutiens qu’on est inexcusable de manquer à un devoir de la nature de celui-ci, & dont il est si facile de s’acquitter. Lorsqu’un homme pense que le soin de mettre chaque année, tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, quelques rejettons en terre, peut servir à l’avantage d’un autre qui ne viendra dans le monde qu’au bout de cinquante ans ; lorsqu’il songe qu’il travaille peut-être au soutien ou à l’aisance d’un de ses arriere-neveux ; s’il trouve alors quelque répugnance à se donner cette peine, il doit en conclure qu’il n’a nuls principes, nul sentiment de générosité.
Quelqu’un a dit d’un citoyen industrieux & bienfaisant, qu’on peut le suivre à la trace. Ces deux mots peignent à merveille les soins d’un honnête homme, qui en cultivant des terres, y a laissé des marques de son industrie & de son amour pour ceux qui lui succéderont.
Ces réflexions ne viennent que trop à-propos dans un siecle où les arts les plus utiles à la conservation de la société sont entierement négligés, & les soins de la postérité pleinement abandonnés, si même ils ne sont pas tournés en ridicule. Nos forêts ne nous fourniroient plus de bois pour bâtir, si nos ancêtres avoient pensé d’une façon si basse & si méprisable.
Les Tartares du Daghestan, tout barbares qu’ils sont, habitans d’un pays stérile, ont une coutume excellente qu’ils observent soigneusement, & qui leur tient lieu de loi. Personne chez eux ne se peut marier, avant que d’avoir planté, en un certain endroit marqué, cent arbres fruitiers ; ensorte qu’on trouve actuellement partout dans les montagnes de cette contrée d’Asie, de grandes forêts d’arbres fruitiers de toute espece. On ne trouve au contraire dans ce royaume que des pays dénués de bois dont ils étoient autrefois couverts. Le dégât & la consommation en augmentent tellement, que si l’on n’y remedie par quelque loi semblable à celle de l’ancienne patrie des Thalestris, nous manquerons bien-tôt de bois de charpente pour nos usages domestiques. On ne voit que des jeunes héritiers prodigues, abattre les plus glorieux monumens des travaux de leurs peres, & ruiner dans un jour la production de plusieurs siecles.
En un mot, nous ne travaillons que pour nous & nos plaisirs, sans être aucunement touchés de l’intérêt de la postérité. Ce n’est pas cette façon de penser que la Fontaine prête à son octogénaire qui plantoit. On sait avec quelle sagesse il parle aux trois jouvenceaux surpris de ce qu’il se charge du soin d’un avenir qui n’étoit pas fait pour lui. Le vieillard, après les avoir bien écoutés, leur répond
Mes arrieres-neveux me devront cet ombrage.
He bien défendez-vous au sage
De se donner des soins pour le plaisir d’autrui ?
Cela-même est un fruit que je goûte aujourd’hui,
J’en puis jouir demain, & quelques jours encore.
Le Chevalier de Jaucourt.
Plantation, (Jardinage.) se dit d’un jardin entier à planter : j’ai une grande plantation à faire.