L’Encyclopédie/1re édition/OSTRACISME

◄  OSTRACINE
OSTRACITES  ►

OSTRACISME, s. m. (Polit. d’Athènes.) loi par laquelle le peuple athénien condamnoit sans flétrissure ni deshonneur, à dix ans d’exil, les citoyens dont il craignoit la trop grande puissance, & qu’il soupçonnoit de vouloir aspirer à la tyrannie.

Cette loi fut appellée ostracisme, du mot grec ὄστρακον, qui signifie proprement une écaille, ou une coquille ; mais qui dans cette occasion, est pris pour le bulletin, s’il m’est permis de me servir de ce terme, sur lequel les Athéniens écrivoient le nom du citoyen qu’ils vouloient bannir. Peut-être que ὄστρακον désignoit un morceau de terre cuite faite en forme d’écaille ou de coquille, du-moins les Latins ont traduit le mot grec par testula.

Le ban de l’ostracisme n’avoit d’usage que dans les occasions où la liberté étoit en danger ; s’il arrivoit par exemple, que la jalousie ou l’ambition mît la discorde parmi les chefs de la république, & qu’il se formât différens partis qui fissent craindre quelque révolution dans l’état, le peuple alors s’assembloit, & délibéroit sur les moyens qu’il y avoit à prendre pour prévenir les suites d’une division qui pouvoit devenir funeste à la liberté. L’ostracisme étoit le remede ordinaire auquel on avoit recours dans ces sortes d’occasions ; & les délibérations du peuple se terminoient le plus souvent par un decret, qui indiquoit à certain jour, une assemblée particuliere pour procéder au ban de l’ostracisme. Alors ceux qui étoient menacés du bannissement, ne négligeoient rien de ce qui pouvoit leur concilier la faveur du peuple, & le persuader de l’injustice qu’il y auroit à les bannir.

Quelque tems avant l’assemblée, on formoit au milieu de la place publique, un enclos de planches dans lequel on pratiquoit dix portes, c’est-à-dire autant de portes qu’il y avoit de tribus dans la république ; & lorsque le jour marqué étoit venu, les citoyens de chaque tribu entroient par leur porte particuliere, & jettoient au milieu de cet enclos, la petite coquille de terre sur laquelle étoit écrit le nom du citoyen qu’ils vouloient bannir. Les archontes & le sénat présidoient à cette assemblée, & comptoient les bulletins. Celui qui étoit condamné par six mille de ses concitoyens, étoit obligé de sortir de la ville dans l’espace de dix jours ; car il falloit au moins six mille voix contre un athénien pour qu’il fût banni par l’ostracisme.

Quoique nous n’ayons point de lumieres sur l’époque précise de l’institution de l’ostracisme, il est vraissemblable qu’il s’établit après la tyrannie des Pisistratides, tems où le peuple athénien ayant eu le bonheur de secouer le joug de la tyrannie, commençoit à goûter les douceurs de la liberté. Extrèmement jaloux de cette liberté, c’est alors sans doute qu’il dut redoubler son attention pour prévenir & éloigner tout ce qui pourroit y donner la moindre atteinte. Quoique Pisistrate eût gouverné la république avec beaucoup de douceur & d’équité, cependant la seule idée d’un maître causoit une telle horreur à ce peuple, qu’il crut ne pouvoir prendre d’assez fortes précautions, pour ne plus retomber sous un joug qui lui paroissoit insupportable. Attaché par goût à la démocratie, il jugea que l’unique moyen d’affermir & de conserver cette espece de gouvernement, étoit de maintenir tous les citoyens dans une parfaite égalité ; & c’est sur cette égalité qu’il fondoit le bonheur de l’état.

Ce fut sur de tels motifs que les Athéniens établirent l’ostracisme, au rapport d’Androtion cité par Harpocration : « Hipparchus, dit-il, étoit parent du tyran Pisistrate, & il fut le premier que l’on condamna au ban de l’ostracisme ; cette loi venoit d’être établie, à cause du soupçon & de la crainte qu’on avoit, qu’il ne se trouvât des gens qui voulussent imiter Pisistrate, qui ayant été à la tête des affaires de la république, & général d’armée, s’étoit fait tyran de la patrie ».

Les Athéniens prévirent sans doute les inconvéniens de cette loi ; mais ils aimerent mieux, comme l’a remarqué Cornélius Népos, s’exposer à punir des innocens, que de vivre dans des alarmes continuelles ; cependant, comme ils sentirent que l’injustice auroit été trop criante, s’ils avoient condamné le mérite aux mêmes peines dont on avoit coutume de punir le crime, ils adoucirent autant qu’ils pûrent, la rigueur de l’ostracisme : ils en retrancherent ce que le bannissement ordinaire avoit d’odieux & de deshonorant par lui-même. On ne confisquoit pas les biens de ceux qui étoient mis au ban de l’ostracisme ; ils en jouissoient dans le lieu où ils étoient relégués ; on ne les éloignoit que pour un tems limité, au lieu que le bannissement ordinaire étoit toujours suivi de la confiscation des biens des exilés, & qu’on leur ôtoit toute espérance de retour.

Malgré les adoucissemens que les Athéniens apporterent à la rigueur de leur loi, il est aisé de voir, que si d’un côté elle étoit favorable à la liberté, de l’autre elle étoit odieuse, en ce qu’elle condamnoit des citoyens sans entendre leur défense, & qu’elle abandonnoit le sort des grands hommes à la délation artificieuse, & au caprice d’un peuple inconstant & capricieux. Il est vrai que cette loi auroit été avantageuse à l’état, si le même peuple qui l’avoit établie, eût toujours eu assez de discernement & d’équité, pour n’en faire usage que dans les occasions où la liberté auroit été réellement en danger ; mais l’histoire de la république d’Athènes ne justifia que par trop d’exemples, l’abus que le peuple fit de l’ostracisme.

Cet abus ne fut jamais plus marqué que dans le bannissement d’Aristide. On en peut juger par l’aventure qui lui arriva dans l’assemblée du peuple, le jour même de son bannissement. Un citoyen qui ne savoit pas écrire, s’adressa à lui comme au premier venu, pour le prier d’écrire le nom d’Aristide. Aristide étonné, lui demanda quel mal cet homme lui avoit fait, pour le bannir. Il ne m’a point fait de mal, répondit-il ; je ne le connois même pas, mais je suis las de l’entendre par-tout nommer le juste. Aristide écrivit son nom sans lui répondre.

Ce sage fut banni par les intrigues de Thémistocle, qui débarrassé de ce vertueux rival, demeura maître du gouvernement de la république, avec plus d’autorité qu’auparavant ; mais il ne jouit pas long-tems de l’avantage qu’il avoit remporté sur son émule ; il devint à son tour l’objet de l’envie publique ; & malgré ses victoires & les grands services qu’il avoit rendus à l’état, il fut condamné au ban de l’ostracisme.

Il est certain que la liberté n’avoit pas de plus dangereux écueil à craindre, que la réunion de l’autorité dans la main d’un seul homme ; & c’est cependant ce que produisit l’ostracisme, en augmentant le crédit & la puissance d’un citoyen, par l’éloignement de ses concurrens. Périclès en sut tirer avantage contre Cimon & Thucydide, les deux seuls rivaux de gloire qui lui restoient à éloigner, pour tenir le timon de l’état.

Sentant qu’il ne pouvoit élever sa puissance que sur les débris de celle de Cimon qui étoit en crédit auprès des grands, il excita l’envie du peuple contre ce rival, & le fit bannir par la loi de l’ostracisme, comme ennemi de la démocratie, & fauteur de Lacédémone. En vain Thucydide forma un puissant parti pour l’opposer à celui de Périclès ; tous ses efforts hâterent sa propre ruine. Le peuple tint l’assemblée de l’ostracisme, pour reléguer l’un de ces deux chefs. Thucydide fut banni, & laissa Périclès tyran désarmé, comme un ancien écrivain l’appelle, en possession de gouverner la république avec une autorité absolue, qu’il conserva jusqu’à la fin de sa vie. Il trouva le moyen par son habileté de subjuguer ce peuple envieux & jaloux, ennemi plus redoutable à celui qui le gouvernoit, que les Perses & les Lacédémoniens.

Il faut pourtant convenir, que ce même peuple très-éclairé sur les inconvéniens de l’ostracisme, sentit plus d’une fois le tort que son abus avoit fait à la république ; le rappel d’Aristide & de Cimon, avant que le terme des dix ans fût expiré, en est une preuve éclatante. Mais quelques raisons que les Athéniens eussent de rejetter une loi, qui avoit causé plusieurs fois un grand préjudice à l’état, ce ne furent pas ces motifs qui les déterminerent à l’abolir ; ce fut une raison toute opposée, & qui est vraiment singuliere : nous en devons la connoissance à Plutarque.

Il s’étoit élevé, dit cet auteur, un grand différend entre Alcibiade & Nicias ; leur mésintelligence croissoit de jour en jour, & le peuple eut recours à l’ostracisme : il n’étoit pas douteux que le sort ne dût tomber sur un ou l’autre de ces chefs. On détestoit les mœurs dissolues d’Alcibiade, & l’on craignoit sa hardiesse ; on envioit à Nicias les grandes richesses qu’il possédoit, & on n’aimoit point son humeur austere. Les jeunes gens qui desiroient la guerre, vouloient faire tomber le sort de l’ostracisme sur Nicias ; les vieillards qui aimoient la paix, sollicitoient contre Alcibiade. Le peuple étant ainsi partagé, Hyperbolus, homme bas & méprisable, mais ambitieux & entreprenant, crut que cette division étoit pour lui une occasion favorable de parvenir aux premiers honneurs. Cet homme avoit acquis parmi le peuple une espece d’autorité ; mais il ne la devoit qu’à son impudence. Il n’avoit pas lieu de croire que l’ostracisme pût le regarder ; il sentoit bien que la bassesse de son extraction le rendoit indigne de cet honneur ; mais il espéroit que si Alcibiade ou Nicias étoit banni, il pourroit devenir le concurrent de celui qui resteroit en place. Flatté de cette espérance, il témoignoit publiquement la joie qu’il avoit de les voir en discorde, & il animoit le peuple contre eux. Les partisans d’Alcibiade & de Nicias ayant remarqué l’insolence & la lâcheté de cet homme, se donnerent le mot secrettement, se réunirent, & firent en sorte que le sort de l’ostracisme tomba sur Hyperbolus.

Le peuple ne fit d’abord que rire de cet événement ; mais il en eut bien-tôt après tant de honte & de dépit, qu’il abolit la loi de l’ostracisme, la regardant comme deshonorée par la condamnation d’un homme si méprisable. Par l’abolition de cette loi, les Athéniens voulurent marquer le repentir qu’ils avoient d’avoir confondu un vil délateur, & de condition servile, avec les Aristides, les Cimons, & les Thucydides : ce qui a fait dire à Platon le comique, parlant d’Hyperbolus, que ce méchant avoit bien mérité d’être puni à cause de ses mauvaises mœurs ; mais que le genre de supplice étoit trop honorable pour lui, & trop au dessus de sa basse extraction, & que l’ostracisme n’avoit point été établi pour les gens de sa sorte.

Finissons par quelques courtes réfléxions : je remarque d’abord que l’ostracisme ne fut point particulier à Athènes, mais que toutes les villes où le gouvernement étoit démocratique, l’adopterent ; c’est Aristote qui le dit ; on sait qu’à l’imitation des Athéniens, la ville de Syracuse établit le Pétalisme. Voyez Pétalisme.

Le bill appellé d’atteinder en Angleterre, se rapporte beaucoup à l’ostracisme ; il viole la liberté contre un seul, pour la garder à tous. L’ostracisme conservoit la liberté ; mais il eût été à souhaiter qu’elle se fût maintenue par quelque autre moyen. Quoiqu’il en soit, si les Athéniens ont mal pourvu au soutien de leur liberté, cela ne peut préjudicier aux droits de toutes les autres nations du monde. Le pis qu’on puisse dire, c’est que par leur loi de l’ostracisme, ils n’ont fait du mal qu’à eux-mêmes, en se privant pour un tems des bénéfices qu’ils pouvoient se promettre des vertus éclatantes des personnes qu’ils condamnoient pour dix ans à cette espece d’exil. (Le Chevalier de Jaucourt.)