L’Encyclopédie/1re édition/NÉOGRAPHISME

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NÉOGRAPHISME, s. m. c’est une maniere d’écrire nouvelle & contraire à l’orthographe reçue. Ce terme vient de l’adjectif grec νέος, nouveau, & du verbe γράφω, j’écris. Le néographisme de M. de Voltaire, en ce qui concerne le changement d’oi en ai pour représenter l’e ouvert, a trouvé parmi les gens de lettres quelques imitateurs.

« Si l’on établit pour maxime générale, dit l’abbé Desfontaines, observ. sur les écrits mod. tom. XXX. pag. 255, que la prononciation doit être le modele de l’orthographe ; le normand, le picard, le bourguignon, le provençal écriront comme ils prononcent : car dans le système du néographisme, cette liberté doit conséquemment leur être accordée ». Il me semble que l’abbé Desfontaines ne combat ici qu’un phantôme, & qu’il prend dans un sens trop étendu le principe fondamental du néographisme. Ce n’est point toute prononciation que les Néographes prennent pour regle de leur maniere d’écrire, ce seroit proprement écrire sans regle ; ils ne considerent que la prononciation autorisée par le même usage qui est reconnu pour législateur exclusif dans les langues, relativement au choix des mots, au sens qui doit y être attaché, aux tropes qui peuvent en changer la signification, aux alliances, pour ainsi dire, qu’il leur est permis ou défendu de contracter, &c. Ainsi le picard n’a pas plus de droit d’écrire gambe pour jambe, ni le gascon d’écrire hure pour heure, sous prétexte que l’on prononce ainsi dans leurs provinces.

Mais on peut faire aux Néographes un reproche mieux fondé ; c’est qu’ils violent les lois de l’usage dans le tems même qu’ils affectent d’en consulter les décisions & d’en reconnoître l’autorité. C’est à l’usage légitime qu’ils s’en rapportent sur la prononciation, & ils font très-bien ; mais c’est au même usage qu’ils doivent s’en rapporter pour l’orthographe : son autorité est la même de part & d’autre ; de part & d’autre elle est fondée sur les mêmes titres, & l’on court le même risque à s’y soustraire dans les deux points, le risque d’être ou ridicule ou inintelligible.

Les lettres, peut-on dire, étant instituées pour représenter les élémens de la voix, l’écriture doit se conformer à la prononciation : c’est-là le fondement de la véritable ortographe & le prétexte du néographisme ; mais il est aisé d’en abuser. Les lettres, il est vrai, sont établies pour représenter les élémens de la voix ; mais comme elles n’en sont pas les signes naturels, elles ne peuvent les signifier qu’en vertu de la convention la plus unanime, qui ne peut jamais se reconnoître que par l’usage le plus général de la plus nombreuse partie des gens de lettres. Il y aura, si vous voulez, plusieurs articles de cette convention qui auroient pu être plus généraux, plus conséquens, plus faciles à saisir, mais enfin ils ne le sont pas, & il faut s’en tenir aux termes de la convention : irez-vous écrire kek abil ome ke vou soiïez, pour quelque habile homme que vous soyez ? on ne saura ce que vous voulez dire, ou si on le devine, vous apprêterez à rire.

On repliquera qu’un néographe sage ne s’avisera point de fronder si généralement l’usage, & qu’il se contentera d’introduire quelque léger changement, qui étant suivi d’un autre quelque tems après, amenera successivement la réforme entiere sans révolter personne. Mais en premier lieu, si l’on est bien persuadé de la vérité du principe sur lequel on établit son néographisme, je ne vois pas qu’il y ait plus de sagesse à n’en tirer qu’une conséquence qu’à en tirer mille ; rien de raisonnable n’est contraire à la sagesse, & je ne tiendrai jamais M. Duclos pour moins sage que M. de Voltaire. J’ajoute que cette circonspection prétendue plus sage est un aveu qu’on n’a pas le droit d’innover contre l’usage reçu, & une imitation de cette espece de prudence qui fait que l’on cherche à surprendre un homme que l’on veut perdre, pour ne pas s’exposer aux risques que l’on pourroit courir en l’attaquant de front.

Au reste, c’est se faire illusion que de croire que l’honneur de notre langue soit intéressé au succès de toutes les réformes qu’on imagine. Il n’y en a peut-être pas une seule qui n’ait dans sa maniere d’écrire quelques-unes de ces irrégularités apparentes dont le néographisme fait un crime à la nôtre : les lettres quiescentes des Hébreux ne sont que des caracteres écrits dans l’orthographe, & muets dans la prononciation ; les Grecs écrivoient ἄγγελος, ἄγχυρα, & prononçoient comme nous ferions ἄνγελος, ἄνχυρα ; on n’a qu’à lire Priscien sur les lettres romaines, pour voir que l’orthographe latine avoit autant d’anomalies que la nôtre ; l’italien & l’espagnol n’en ont pas moins, & en ont quelques-unes de communes avec nous ; il y en a en allemand d’aussi choquantes pour ceux qui veulent par-tout la précision géométrique ; & l’anglois qui est pourtant en quelque sorte la langue des Géometres, en a plus qu’aucune autre. Par quelle fatalité l’honneur de notre langue seroit-il plus compromis par les inconséquences de son orthographe, & plus intéressé au succès de tous les systèmes que l’on propose pour la réformer ? Sa gloire n’est véritablement intéressée qu’au maintien de ses usages, parce que ses usages sont ses lois, ses richesses & ses beautés ; semblable en cela à tous les autres idiomes, parce que chaque langue est la totalité des usages propres à la nation qui la parle, pour exprimer les pensées par la voix. Voyez Langue, (B. E. R. M.)