L’Encyclopédie/1re édition/MOSAIQUE et chrétienne philosophie

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MOSAIQUE et chrétienne philosophie, (Hist. de la Philosophie.) Le scepticisme & la crédulité sont deux vices également indignes d’un homme qui pense. Parce qu’il y a des choses fausses, toutes ne le sont pas ; parce qu’il y a des choses vraies, toutes ne le sont pas. Le philosophe ne nie ni n’admet rien sans examen ; il a dans sa raison une juste confiance ; il fait par expérience que la recherche de la vérité est pénible, mais il ne la croit point impossible, il ose descendre au fond de son puits, tandis que l’homme méfiant ou pusillanime se tient courbé sur les bords, & juge de là, se trompant, soit qu’il prononce qu’il l’apperçoit malgré la distance & l’obscurité, soit qu’il prononce qu’il n’y a personne. De-là cette multitude incroyable d’opinions diverses ; de-là le doute ; de là le mépris de la raison & de la Philosophie ; de-là la nécessité prétendue de recourir à la révélation, comme au seul flambeau qui puisse nous éclairer dans les sciences naturelles & morales ; de là le mélange monstrueux de la Théologie & des systèmes ; mélange qui a achevé de dégrader la Religion & la Philosophie : la Religion, en l’assujettissant à la discussion ; la Philosophie, en l’assujettissant à la foi. On raisonna quand il falloit croire, on crut quand il falloit raisonner ; & l’on vit éclore en un moment une foule de mauvais chrétiens & de mauvais philosophes. La nature est le seul livre du philosophe : les saintes écritures sont le seul livre du théologien. Ils ont chacun leur argumentation particuliere. L’autorité de l’Eglise, de la tradition, des peres, de la révélation, fixe l’un ; l’autre ne reconnoît que l’expérience & l’observation pour guides : tous les deux usent de leur raison, mais d’une maniere particuliere & diverse qu’on ne confond point sans inconvénient pour les progrès de l’esprit humain, sans péril pour la foi : c’est ce que ne comprirent point ceux qui, dégoûtés de la philosophie sectaire & du pirrhonisme, chercherent à s’instruire des sciences naturelles dans les sources où la science du salut étoit & avoit été jusqu’alors la seule à puiser. Les uns s’en tinrent scrupuleusement à la lettre des écritures ; les autres comparant le técit de Moïse avec les phénomenes, & n’y remarquant pas toute la conformité qu’ils desiroient, s’embarrasserent dans des explications allégoriques : d’où il arriva qu’il n’y a point d’absurdités que les premiers ne soutinsent ; point de découvertes que les autres n’apperçussent dans le même ouvrage.

Cette espece de philosophie n’étoit pas nouvelle : voyez ce que nous avons dit de celle des Juifs & des premiers chrétiens, de la cabale, du Platonisme des tems moyens de l’école d’Alexandrie, du Pithagorico platonico-cabalisme, &c.

Une observation assez générale, c’est que les systèmes philosophiques ont eu de tout tems une influence fâcheuse sur la Médecine & sur la Théologie. La méthode des Théologiens est d’abord d’anathématiser les opinions nouvelles, ensuite de les concilier avec leurs dogmes ; celle des Médecins, de les appliquer tout de suite à la théorie & même à la pratique de leur art. Les Théologiens retiennent long-tems les opinions philosophiques qu’ils ont une fois adoptées. Les Médecins moins opiniâtres, les abandonnent sans peine : ceux ci circulent paisiblement au gré des systèmatiques, dont les idées passent & se renouvellent ; ceux-là font grand bruit, condamnant comme hérétique dans un moment ce qu’ils ont approuvé comme catholique dans un autre, & montrant toujours plus d’indulgence ou d’aversion pour un sentiment, selon qu’il est plus arbitraire ou plus obscur, c’est-à-dire qu’il fournit un plus grand nombre de points de contact, par lesquels il peut s’attacher aux dogmes dont il ne leur est pas permis de s’écarter.

Parmi ceux qui embrasserent l’espece de philosophie dort il s’agit ici, il y en eut qui ne confondant pas tout à fait les limites de la raison & de la foi, se contenterent d’éclairer quelques points de l’Ecriture, en y appliquant les découvertes des Philosophes. Ils ne s’appercevoient pas que le peu de service qu’ils rendoient à la Religion, même dans les cas où leur travail étoit heureux, ne pouvoit jamais compenser le danger du mauvais exemple qu’ils donnoient. Si l’on en étoit plus disposé à croire le petit nombre de vérités sur lesquelles l’histoire sainte se concilioit avec les phénomenes naturels, ne prenoit-on pas une pente toute contraire dans le grand nombre de cas où l’expérience & la révélation sembloient parler diversement ? C’est-là en effet tout le fruit qui résulte des ouvrages de Severlin, d’Alstedius, de Glassius, de Zusold, de Valois, de Bochart, de Maius, d’Ursin, de Scheuchzer, de Grabovius, & d’une infinité d’autres qui se sont efforcés de trouver dans les saintes Ecritures tout ce que les Philosophes ont écrit de la Logique, de la Morale, de la Métaphysique, de la Physique, de la Chimie, de l’Histoire Naturelle, de la Politique. Il me semble qu’ils auroient dû imiter les Philosophes dans leur précaution. Ceux-ci n’ont point publié de systèmes, sans prouver d’abord qu’ils n’avoient rien de contraire à la Religion : ceux-là n’auroient jamais dû rapporter les systèmes des Philosophes à l’Ecriture-sainte, sans s’être bien assurés auparavant qu’ils ne contenoient rien de contraire à la vérité. Négliger ce préalable, n’étoit-ce pas s’exposer à faire dire beaucoup de sottises à l’esprit saint ? Les réveries de Robert Fulde n’honoroient-elles pas beaucoup Moïse ? Et quelle satyre plus indécente & plus cruelle pourroit on faire de cet auteur sublime, que d’établir une concorde exacte entre ses idées & celles de plusieurs physiciens que je pourrois citer ?

Laissons donc là les ouvrages de Bigot, de Fromond, de Casmann, de Pfesfer, de Bayer, d’Aslach, de Danée, de Dickenson, & lisons Moïse, sans chercher dans sa Genèse des découvertes qui n’étoient pas de son tems, & dont il ne se proposa jamais de nous instruire.

Alstedius, Glassius & Zuzold ont cherché à concilier la Logique des Philosophes avec celle des Théologiens ; belle entreprise !

Valois, Bochard, Maius, Ursin, Scheuchzer ont vû dans Moïse tout ce que nos philosophes, nos naturalistes, nos mathématiciens même ont découvert.

Buddée vous donnera le catalogue de ceux qui ont démontré que la dialectique & la métaphysique d’Aristote est la même que celle de Jesus-Christ.

Parcourez Rudiger, Wucherer & Wolf, & vous les verrez se tourmentant pour attribuer aux auteurs révélés tout ce que nos philosophes ont écrit de la nature, & tout ce qu’ils ont révé de ses causes & de sa fin.

Je ne sais ce que Bigot a prétendu, mais Fromond veut absolument que la terre soit immobile. On a de cet auteur deux traités sur l’ame & sur les météores, moitié philosophiques, moitié chrétiens.

Casmann a publié une biographie naturelle, morale & économique, d’où il déduit une morale & une politique théosophique : celui ci pourtant n’asservissoit pas tellement la Philosophie à la révélation, ni la révélation à la Philosophie, qu’il ne prononçât très-nettement qu’il ne valût mieux s’en tenir aux saintes Ecritures sur les préceptes de la vie, qu’à Aristote & aux philosophes anciens ; & à Aristote & aux philosophes anciens sur les choses naturelles, qu’à la Bible & à l’ancien Testament. Cependant il défend l’ame du monde d’Aristote contre Platon ; & il promet une grammaire, une rhétorique, une logique, une arithmétique, une géométrie, une optique & une musique chrétienne. Voilà les extravagances où l’on est conduit par un zele aveugle de tout christianiser.

Alstedius, malgré son savoir, prétendit aussi qu’il falloit conformer la Philosophie aux saintes Ecritures, & il en fit un essai sur la Jurisprudence & la Medecine, où l’on a bien de la peine à retrouver le jugement de cet auteur.

Bayer encouragé par les tentatives du chancelier Bacon, publia l’ouvrage intitulé, le fil du labyrinthe ; ce ne sont pas des spéculations frivoles ; plusieurs auteurs ont suivi le fil de Bayer, & sont arrivés à des découvertes importantes sur la nature, mais cet homme n’est pas exempt de la folie de son tems.

Aslach auroit un nom bien mérité parmi les Philosophes, si le même défaut n’eût défiguré ses écrits ; il avoit étudié, il avoit vû, il avoit voyagé ; il savoit, mais il étoit philosophe & théologien ; & il n’a jamais pu se résoudre à séparer ces deux caracteres. Sa religion est philosophique, & sa physique est chrétienne.

Il faut porter le même jugement de Lambert Danée.

Dickenson n’a pas été plus sage. Si vous en croyez celui-ci, Moïse a donné en six pages tout ce qu’on a dit & tout ce qu’on dira de bonne cosmologie.

Il y a deux mondes, le supérieur immatériel, l’inférieur ou le matériel. Dieu, les anges & les esprits bienheureux, habitent le premier ; le second est le nôtre, dont il explique la formation par le concours des atomes que le Tout-puissant a mus & dirigés. Adam a tout sû. Les connoissances du premier homme ont passé à Abraham, & d’Abraham à Moile. Les théogonies des anciens ne sont que la vraie cosmogonie défigurée par des symboles. Dieu créa des particules de toute espece. Dans le commencement elles étoient immobiles : de petits vuides les séparoient. Dieu leur communiqua deux mouvemens, l’un doux & oblique, l’autre circulaire : celui-ci fut commun à la masse entiere, celui-là propre à chaque molécule. De-là des collisions, des séparations, des unions, des combinaisons ; le feu, l’air, l’eau, la terre, le ciel, la lune, le soleil, les astres, & tout cela comme Moise l’a entendu & l’a écrit. Il y a des eaux supérieures, des eaux inférieures, un jour sans soleil, de la lumiere sans corps lumineux ; des germes, des plantes, des ames, les unes matérielles & qui sentent ; des ames spirituelles ou immatérielles ; des forces plastiques, des sexes, des générations ; que sais-je encore ? Dickinson appelle à son secours toutes les vérités & toutes les folies anciennes & modernes ; & quand il en a fait une fable qui satisfait aux premiers chapitres de la Genèse, il croit avoir expliqué la nature & concilié Moïse avec Aristote, Epicure, Démocrite, & les Philosophes.

Thomas Burnet parut sur la scène après Dickinson. Il naquit de bonne maison en 1632, dans le village de Richemond. Il continua dans l’université de Cambridge les études qu’il avoit commencées au sein de sa famille. Il eut pour maîtres Cudworth, Widdringhton, Sharp & d’autres qui professoient le platonisme qu’ils avoient ressuscité. Il s’instruisit profondement de la philosophie des anciens. Ses défauts & ses qualités n’échapperent point à un homme qui ne s’en laissoit pas imposer, & qui avoit un jugement à lui. Platon lui plut comme moraliste, & lui déplut comme cosmologue. Personne n’exerça mieux la liberté ecclésiastique ; il ne s’en départit pas même dans l’examen de la religion chrétienne. Après avoir épuisé la lecture des auteurs de réputation, il voyagea. Il vit la France, l’Italie & l’Allemagne. Chemin faisant, il recueilloit sur la terre nouvelle tout ce qui pouvoit le conduire à la connoissance de l’ancienne. De retour, il publia la premiere partie de la Théorie sacrée de la terre, ouvrage où il se propose de concilier Moïse avec les phénomenes. Jamais tant de recherches, tant d’érudition, tant de connoissances, d’esprit & de talens ne furent plus mal employés. Il obtint la faveur de Charles II. Guillaume III. accepta la dédicace de la seconde partie de sa théorie, & lui accorda le titre de son chapelain, à la sollicitation du célebre Tillotson. Mais notre philosophe ne tarda pas à se dégoûter de la cour, & à revenir à la solitude & aux livres. Il ajouta à sa théorie ses archéologues philosophiques, ou les preuves que presque toutes les nations avoient connu la cosmogonie de Moïse comme il l’avoit conçue ; & il faut avouer que Burnet apperçut dans les anciens beaucoup de singularités qu’on n’y avoit pas remarquées : mais ses idées sur la naissance & la fin du monde, la création, nos premiers parens, le serpent, le déluge & autres points de notre foi, ne furent pas accueillies des théologiens avec la même indulgence que des philosophes. Son christianisme fut suspect. On le persécuta ; & cet homme paisible se trouva embarrassé dans des disputes, & suivi par des inimitiés qui ne le quitterent qu’au bord du tombeau. Il mourut âgé de 86 ans. Il avoit écrit deux ouvrages, l’un de l’état des morts & des ressuscités, l’autre de la foi & des devoirs du chrétien, dont il laissa des copies à quelques amis. Il en brûla d’autres par humeur. Voici l’analyse de son système.

Entre le commencement & la fin du monde, on peut concevoir des périodes, des intermédiaires, ou des révolutions générales qui changeront la face de la terre.

Le commencement de chaque période fut comme un nouvel ordre de choses.

Il viendra un dernier periode qui sera la consommation de tout.

C’est sur-tout à ces grandes catastrophes qu’il faut diriger ses observations. Notre terre en a souffert plusieurs dont l’histoire sacrée nous instruit, qui nous sont confirmées par l’histoire profane, & qu’il faut reconnoître toutes les fois qu’on regarde à ses piés.

Le déluge universel en est une.

La terre, au sortir du chaos, n’avoit ni la forme, ni la contexture que nous lui remarquons.

Elle étoit composée de maniere qu’il devoit s’ensuivre une dissolution, & de cette dissolution un déluge.

Il ne faut que regarder les montagnes, les vallées, les mers, les entrailles de la terre, sa surface, pour s’assurer qu’il y a eu bouleversement & rupture.

Puisqu’elle a été submergée par le passé, rien n’empêche qu’elle ne soit un jour brûlée.

Les parties solides se sont précipitées au fond des eaux ; les eaux ont surnagé ; l’air s’est élevé au-dessus des eaux.

Le séjour des eaux & leur poids agissant sur la surface de la terre, en ont consolidé l’intérieur.

Des poussieres séparées de l’air, & se répandant sur les eaux qui couvroient la terre, s’y sont assemblées, durcies, & ont formé une croûte.

Voilà donc des eaux contenues entre un noyau & une enveloppe dure.

C’est de-là qu’il déduit la cause du déluge, la fertilité de la premiere terre & l’état de la nôtre.

Le soleil & l’air continuant d’échauffer & de durcir cette croûte, elle s’entrouvrit, se brisa, & ses masses séparées se précipiterent au fond de l’abysme qui les soutenoit.

De-là la submersion d’une partie du globe, les gouffres, les vallées, les montagnes, les mers, les fleuves, les rivieres, les continences, leurs séparations, les îles & l’aspect général de notre globe.

Il part de-là pour expliquer avec assez de facilité plusieurs grands phénomenes.

Avant la rupture de la croûte, la sphere étoit droite ; après cet événement, elle s’inclina. De-là cette diversité de phénomenes naturels dont il est parlé dans les mémoires qui nous restent des premiers tems, qui ont eu lieu, & qui ont cessé ; les âges d’or & de fer, &c.

Ce petit nombre de suppositions lui suffit pour justifier la cosmogonie de Moïse avec toutes ses circonstances.

Il passe de-là à la conflagration générale & à ses suites ; & si l’on veut oublier quelques observations qui ne s’accordent point avec l’hypothese de Burnet, on conviendra qu’il étoit difficile d’imaginer rien de mieux. C’est une fable qui fait beaucoup d’honneur à l’esprit de l’auteur.

D’autres abandonnerent la physique, & tournerent leurs vues du côté de la morale, & s’occuperent à la conformer à la loi de l’Evangile ; on nomme parmi ceux-ci Seckendorf, Boëcler, Paschius, Geuslengius, Becman, Wesenfeld, &c. Les uns se tirerent de ce travail avec succès ; d’autres brouillerent le christianisme avec différens systèmes d’éthique tant anciens que modernes, & ne se montrerent ni philosophes, ni chrétiens, Voyez la morale chrétienne de Crellius, & celle de Danée ; il regne une telle confusion dans ces ouvrages, que l’homme pieux & l’homme ne savent ni ce qu’ils doivent faire, ni ce qu’ils doivent s’interdire.

On tenta aussi d’allier la politique avec la morale du Christ, au hasard d’établir pour la société en général des principes qui, suivis à la lettre, la réduiroient en un monastere. Voyez là-dessus Buddée, Fabricius & Pfaffius.

Valentin Alberti prétend qu’on n’a rien de mieux à faire pour poser les vrais fondemens du droit naturel, que de partir de l’état de perfection, tel que l’Ecriture-sainte nous le représente, & de passer ensuite aux changemens qui se sont introduits dans le caractere des hommes sous l’état de corruption. Voyez son Compendium juris naturalis orthodoxiæ Theologiæ conformatum.

Voici un homme qui s’est fait un nom au tems où les esprits vouloient ramener tout à la révélation. C’est Jean Amos Comenius. Il nâquit en Moravie l’an 1592. Il étudia à Herborn. Sa patrie étoit alors le théâtre de la guerre. Il perdit ses biens, ses ouvrages & presque sa liberté. Il alla chercher un asyle en Pologne. Ce fut-là qu’il publia son Janua linguarum referata, qui fut traduit dans toutes les langues. Cette premiere production fut suivie du Synopsis physicæ ad lumen divinum reformatæ. On l’appella en Suisse & en Angleterre. Il fit ces deux voyages. Le comte d’Oxenstiern le protegea, ce qui ne l’empêcha pas de mener une vie errante & malheureuse. Allant de province en province & de ville en ville, & rencontrant la peine par-tout, il arriva à Amsterdam. Il auroit pû y demeurer tranquille ; mais il se mit à faire le prophete, & l’on sait bien que ce métier ne s’accorde guere avec le repos. Il annonçoit des pertes, des guerres, des malheurs de toute espece, la fin du monde, qui duroit encore, à son grand étonnement, lorsqu’il mourut en 1671. Ce fut un des plus ardens défenseurs de la physique de Moïse. Il ne pouvoit souffrir qu’on la décriât, sur-tout en public & dans les écoles. Cependant il n’étoit pas ennemi de la liberté de penser. Il disoit du chancelier Bacon, qu’il avoit trouvé la clef du sanctuaire de la nature ; mais qu’il avoit laissé à d’autres le soin d’ouvrir. Il regardoit la doctrine d’Aristote comme pernicieuse ; & il n’auroit pas tenu à lui qu’on ne brûlât tous les livres de ce philosophe, parce qu’il n’avoit été ni circoncis ni baptisé.

Bayer n’étoit pas plus favorable à Aristote ; il prétendoit que sa maniere de philosopher ne conduisoit à rien, & qu’en s’y assujettissant on disputoit à l’infini, sans trouver un point où l’on pût s’arrêter. On peut regarder Bayer comme le disciple de Comenius. Outre le Fil du labyrinthe, on a de lui un ouvrage intitulé, Fundamenta interpretationis & administrationis generalia ex mundo, mente & Scripturis jacta, ou Ostium vel atrium naturoc schnographicè delineatum. Il admet trois principes ; la matiere, l’esprit & la lumiere. Il appelle la matiere la masse mosaïque ; il la considere sous deux points de vue, l’un de premiere création, l’autre de seconde création. Elle ne dura qu’un jour dans son état de premiere création ; il n’en reste plus rien. Le monde, tel qu’il est, nous la montre dans son état de seconde création. Pour passer de-là à la genese des choses, il pose pour principe que la masse unie à l’esprit & à la lumiere constitue le corps ; que la masse étoit informe, discontinue, en vapeurs, poreuse & cohérente en quelque sorte ; qu’il y a une nature fabricante, un esprit vital, un plasmateur mosaïque, des ouvriers externes, des ouvriers particuliers ; que chaque espece a le sien, chaque individu ; qu’il y en a de solitaires & d’universaux ; que les uns peuvent agir sans le concours des autres ; que ceux-ci n’ont de pouvoir que celui qu’ils reçoivent, &c. Il déduit l’esprit vital de l’incubation de l’Esprit-saint ; c’est l’esprit vital qui forme les corps selon les idées de l’incubateur ; son action est ou médiate ou immédiate, ou interne ou externe ; il est intelligent & sage, actif & pénétrant ; il arrange, il vivifie, il ordonne ; il se divise en général & particulier, en naturel & accidentel, en terrestre & céleste, en sidéréal & élémentaire, substantifique, modifiant, &c. L’esprit vital commence, la fermentation acheve. A ces deux principes, il en ajoute un instrumental, c’est la lumiere ; être moyen entre la masse ou la matiere & l’esprit ; de-là naissent le mouvement, le froid, le chaud, & une infinité de mots vuides de sens, & de sottises que je n’ai pas le courage de rapporter, parce qu’on n’auroit pas la patience de les lire.

Il s’ensuit de ce qui précede, que tous ces auteurs plus instruits de la religion, que versés dans les secrets de la nature, n’ont servi presque de rien au progrès de la véritable philosophie.

Qu’ils n’ont point éclairci la religion, & qu’ils ont obscurci la raison.

Qu’il n’a pas dépendu d’eux qu’ils n’ayent deshonoré Moïse, en lui attribuant toutes leurs rêveries.

Qu’en voulant éviter un écueil, ils ont donné dans un autre ; & qu’au lieu d’illustrer la révélation, ils ont par un mélange insensé, défiguré la philosophie.

Qu’ils ont oublié que les saintes Ecritures n’ont pas été données aux hommes pour les rendre physiciens, mais meilleurs.

Qu’il y a bien de la différence entre les vérités naturelles contenues dans les livres sacrés, & les vérités morales.

Que la révélation & la raison ont leurs limites, qu’il ne faut pas confondre.

Qu’il y a des circonstances où Dieu s’abaisse à notre façon de voir, & qu’alors il emprunte nos idées, nos expressions, nos comparaisons, nos préjugés-mêmes.

Que s’il en usoit autrement, souvent nous ne l’entendrions pas.

Qu’en voulant donner à tout une égale autorité, ils méconnoissoient toute certitude.

Qu’ils arrêteront les progrès de la philosophie, & qu’ils avanceront ceux de l’incrédulité.

Laissant donc de côté ces systèmes, nous acheverons de leur donner tout le ridicule qu’ils méritent, si nous exposons l’hypothèse de Moïse telle que Comenius l’a introduite.

Il y a trois principes des choses, la matiere, l’esprit & la lumiere.

La matiere est une substance corporelle, brute, ténebreuse & constitutive des corps.

Dieu en a créé une masse capable de remplir l’abysme créé.

Quoiqu’elle fût invisible, ténébreuse & informe, cependant elle étoit susceptible d’extension, de contraction, de division, d’union, & de toutes sortes de figures & de formes.

La durée en sera éternelle, en elle-même & sous ses formes ; il n’en peut rien périr ; les liens qui la lient sont indissolubles ; on ne peut la séparer d’elle-même, de sorte qu’il reste une espece de vuide au milieu d’elle.

L’esprit est une substance déliée, vivante par elle-même, invisible, insensible, habitante des corps & végétante.

Cet esprit est infus dans toute la masse rude & informe ; il est primitivement émané de l’incubation de l’Esprit Saint ; il est destiné à l’habiter, à la pénétrer, à y regner, & à former par l’entremise de la lumiere, les corps particuliers, selon les idées qui leur sont assignées, à produire en eux leurs facultés, à coopérer à leur génération, & à les ordonner avec sagesse.

Cet esprit vital est plastique.

Il est ou universel ou particulier, selon les sujets dans lesquels il est diffus, & selon le rapport des corps auxquels il préside ; naturel ou accidentel, perpétuel ou passager.

Considéré relativement à son origine, il est ou primordial, ou seminal, ou minéral, ou animal.

En qualité de primordial, il est au dessus du céleste, ou sideré, ou élémentaire ; & partie substantifiant, partie modifiant.

Il est seminal, eu égard à sa concentration générale.

Il est minéral, eu égard à sa concentration spécifique d’or, ou de marbre.

Il se divise encore en vital, relativement à sa puissance & à ses fonctions ; & il est total ou principal, & dominant ou partiel, & subordonné & allié.

Considéré dans sa condition, il est libre ou lié, assoupi ou fermentant, lancé ou retenu, &c.

Ses propriétés sont d’habiter la matiere, de la mouvoir, de l’égaler, de préserver les idées particulieres des choses, & de former les corps destinés à des opérations subséquentes.

La lumiere est une substance moyenne, visible par elle-même & mobile, brillante, pénétrant la matiere, la disposant à recevoir les aspects, & efformatrice des corps.

Dieu destina la matiere dans l’œuvre de la création à être un instrument universel, à introduire dans la masse toutes les opérations de l’esprit, & à les signer chacune d’un caractere particulier, selon les usages divers de la nature.

La lumiere est ou universelle & primordiale, ou produite & caractérisée.

Sa partie principale s’est retirée dans les astres qui ont été répandus dans le ciel pour tous les usages différens de la nature.

Les autres corps n’en ont pris ou retenu que ce qu’il leur en falloit pour les usages à venir auxquels ils étoient préparés.

La lumiere remplit ses fonctions par son mouvement, son agitation & ses vibrations.

Ces vibrations se propagent du centre à la circonférence, ou sont renvoyées de la circonférence au centre.

Ce sont elles qui produisent la chaleur & le feu dans les corps sublunaires. Sa source éternelle est dans le soleil.

Si la lumiere se retire, ou revient en arriere, le froid est produit ; la lune est la région du froid.

La lumiere vibrée & la lumiere retirée sont l’une & l’autre ou dispersées, ou réunies, ou libres & agissantes, ou retenues ; c’est selon les corps où elles résident : elles sont aussi sous cet aspect, ou naturelles & originaires, ou adventices ou occasionnelles, ou permanentes & passageres, ou transitoires.

Ces trois principes different entr’eux, & voici leurs différences. La matiere est l’être premier, l’esprit l’être premier vivant, la lumiere l’être premier mobile ; c’est la forme qui survient qui les spécifie.

La forme est une disposition, une caractérisation des trois premiers principes, en conséquence de laquelle la masse est configurée, l’esprit concentré, la lumiere tempérée ; de maniere qu’il y a entr’eux une liaison, une pénétration réciproque & analogue à la fin que Dieu a prescrite à chaque corps.

Pour parvenir à cette fin, Dieu a imprimé aux individus des vestiges de sa sagesse, & des causes agissant extérieurement, les esprits reçoivent les idées, les formes, les simulacres des corps à engendrer, la connoissance de la vie, des procédés & des moyens, & les corps sont produits comme il l’a prévu de toute éternité dans sa volonté & son entendement.

Qu’est-ce que les : élémens, que des portions spécifiées de matiere terrestre, différentiées particulierement par leur densité & leur rareté.

Dieu a voulu que les premiers individus ou restassent dans leur premiere forme, ou qu’ils en engendrassent de semblables à eux, imprimant & propageant leurs idées & leurs autres qualités.

Il ne faut pas compter le feu au nombre des élémens, c’est un effet de la lumiere.

De ces trois principes naissent les principes des Chimistes.

Le mercure naît de la matiere jointe à l’esprit, c’est l’aqueux des corps.

De l’union de l’esprit avec la lumiere naît le sel, ou ce qui fait la consistance des corps.

De l’union de la matiere & du feu ou de la lumiere, naît le soufre.

Grande portion de matiere au premier ; grande portion d’esprit au second ; grande portion de lumiere au troisieme.

Trois choses entrent dans la composition de l’homme, le corps, l’esprit & l’ame.

Le corps vient des élémens.

L’esprit, de l’ame du monde.

L’ame, de Dieu.

Le corps est mortel, l’esprit dissipable, l’ame immortelle.

L’esprit est l’organe & la demeure de l’ame.

Le corps est l’organe & la demeure de l’esprit.

L’ame a été formée de l’ame du monde qui lui préexistoit, & cet esprit intellectuel differe de l’esprit vital en degré de pureté & de perfection.

Voilà le tableau de la Physique mosaïque de Comenius. Nous ne dirons de la Morale, qu’il désignoit aussi par l’épithete de mosaïque, qu’une chose ; c’est qu’il réduisoit tous les devoirs de la vie aux préceptes du Décalogue.