L’Encyclopédie/1re édition/MAL

MAL, le, s. m. (Métaphysiq.) C’est tout ce qui est opposé au bien physique ou moral. Personne n’a mieux traité ce sujet important que le docteur Guillaume King, dont l’ouvrage écrit originairement en latin, a paru à Londres en anglois, en 1732, en 2 vol. in-8°. avec d’excellentes notes de M. Edmond Law ; mais comme il n’a point été traduit en françois, nous croyons obliger les lecteurs en le leur faisant connoître avec un peu d’étendue, & nous n’aurons cependant d’autre peine que de puiser dans le beau dictionnaire de M. de Chaufepié. Voici l’idée générale du système de l’illustre archevêque de Dublin.

1°. Toutes les créatures sont nécessairement imparfaites, & toûjours infiniment éloignées de la perfection de Dieu ; si l’on admettoit un principe négatif, tel que la privation des Péripatéticiens, on pourroit dire que chaque être créé est composé d’existence & de non-existence ; c’est un rien tant par rapport aux perfections qui lui manquent, qu’à l’égard de celles que les autres êtres possedent : ce défaut, ou comme on peut l’appeller, ce mélange de non-entité, dans la constitution des êtres créés, est le principe nécessaire de tous les maux naturels, & rend le mal moral possible, comme il paroîtra par la suite.

2°. L’égalité de perfection dans les créatures est impossible ; & l’on peut ajouter qu’il ne seroit pas même convenable de les rendre toutes également parfaites.

3°. Il est conforme à la sagesse & à la bonté divine d’avoir créé non-seulement les créatures les plus parfaites, mais encore les moins parfaites, comme la matiere : attendu qu’elles sont préférables au néant, & qu’elles ne nuisent point aux plus parfaites.

4°. En supposant de la matiere & du mouvement, il faut nécessairement qu’il y ait des compositions & des dissolutions de corps ; ou, ce qui est la même chose, des générations & des corruptions, que quelques-uns regarderont peut-être comme des imperfections dans l’ouvrage de Dieu ; il n’est pourtant pas contraire à sa sagesse & à sa bonté de créer des êtres qui soient nécessairement sujets à ces maux. Il est donc évident que quoique Dieu soit infiniment bon, puissant & sage, certains maux, tels que la génération & la corruption, avec leurs suites nécessaires, peuvent avoir lieu parmi ses œuvres ; & si un seul mal peut y naître sans supposer un mauvais principe, pourquoi pas plusieurs ? L’on peut présumer que si nous connoissions la nature de toutes choses & tout ce qui y a du rapport, aussi bien que nous connoissons la matiere & le mouvement, nous pourrions en rendre raison sans donner la moindre atteinte aux attributs de Dieu.

5°. Il n’est pas incompatible avec les perfections de l’Etre suprème d’avoir créé des esprits ou des substances pensantes, qui dépendent de la matiere & du mouvement dans leurs opérations, & qui étant unies à la matiere, peuvent mouvoir leurs corps & être susceptibles de certaines sensations par ces mouvemens du corps, & qui ont besoin d’une certaine disposition des organes pour faire usage de leur faculté de penser ; en supposant que les esprits qui n’ont absolument rien de commun avec la matiere, sont aussi parfaits que le système de tout l’univers le peut permettre, & que ceux d’un ordre inférieur ne font aucun tort à ceux d’un ordre supérieur.

6°. On ne peut nier que quelques-unes des sensations excitées par la matiere & par le mouvement, doivent être désagréables, tout comme il y en a d’autres qui doivent être agréables : car il est impossible, & même peu convenable, que l’ame puisse sentir qu’elle perd sa faculté de penser, qui seule la peut rendre heureuse, sans en être affectée. Or toute sensation désagréable doit être mise au rang des maux naturels ; & elle ne peut cependant être évitée, à moins que de bannir un tel être de la nature des choses. Que si l’on demande pourquoi une pareille loi d’union a été établie ? la réponse est parce qu’il ne pouvoit pas y en avoir de meilleure. Cette sorte de nécessité découle de la nature même de l’union des choses qui ne pouvoient exister ni ne pouvoient être gouvernées par des lois plus convenables. Ces maux ne répugnent point aux perfections divines, pourvû que les créatures qui y sont sujettes jouissent d’ailleurs d’autres biens qui contrebalancent ces maux. Il faut encore remarquer que ces maux ne viennent pas proprement de l’existence que Dieu a donnée aux créatures, mais de ce qu’elles n’ont pas reçu plus d’existence, ce que leur état & le rang qu’elles occupent dans le vaste système de l’univers ne pouvoient permettre. Ce mélange de non-existence tient donc la place du mauvais principe par rapport à l’origine du mal, comme on l’a dit ci-dessus.

7°. Le bonheur de chaque être naît du légitime usage des facultés que Dieu lui a données ; & plus un être a de facultés, plus le bonheur dont il est susceptible est grand.

8°. Moins un agent dépend des objets hors de lui, plus il se suffit à lui-même ; plus il a en lui le principe de ses actions, & plus cet agent est parfait. Puis donc que nous pouvons concevoir deux sortes d’agens, les uns qui n’agissent qu’autant qu’ils sont poussés par une force extérieure, les autres qui ont le principe de leur activité en eux-mêmes ; il est évident que ces derniers sont beaucoup plus parfaits que les premiers. On ne peut nier que Dieu ne puisse créer un agent revêtu de la puissance d’agir par lui-même, sans la détermination d’aucune cause extérieure, tant que Dieu conserve par son concours général à cet agent son existence & ses facultés.

9°. Un tel agent peut se proposer une fin, y tendre par des moyens propres à y conduire, & se complaire dans la recherche de cette fin, quoiqu’elle pût lui être parfaitement indifférente avant qu’il se la fût proposée, & qu’elle ne soit pas plus agréable que toute autre fin de la même espece ou d’une espece différente, si l’agent s’étoit déterminé à la poursuivre : car puisque tout plaisir ou bonheur dont nous jouissons consiste dans le légitime usage de nos facultés, tout ce qui offre à nos facultés un sujet sur lequel elles puissent s’exercer d’une maniere également commode, nous procurera le même plaisir. Ainsi la raison qui fait qu’une chose nous plaît plus qu’une autre, est fondée dans l’action de l’agent même, savoir le choix. C’est ce qui est expliqué avec beaucoup d’étendue dans l’ouvrage dont nous parlons.

10°. Il est impossible que toutes choses conviennent à tous les êtres, ou ce qui revient au même, qu’elles soient bonnes : car puisque les choses sont distinctes & différentes les unes des autres, & qu’elles ont des appétits finis, distincts & différens, il s’ensuit nécessairement que cette diversité doit produire les relations de convenance & de disconvenance ; il s’ensuit au moins que la possibilité du mal est un apanage nécessaire de toutes les créatures, & qu’il n’y a aucune puissance, sagesse ou bonté, qui les en puisse affranchir. Car lorsqu’une chose est appliquée à un être auquel elle n’est point appropriée, comme elle ne lui est point agréable & ne lui convient point, elle lui cause nécessairement un sentiment de peine ; & il n’étoit pas possible que toutes choses fussent appropriées à chaque être, là où les choses mêmes & les appétits varient & different nécessairement.

11°. Puisqu’il y a des agens qui sont maîtres de leurs actions, comme on l’a dit, & qui peuvent trouver du plaisir dans le choix des choses qui donnent de l’exercice à leurs facultés ; & puisqu’il y a des manieres de les exercer qui peuvent leur être préjudiciables, il est évident qu’ils peuvent choisir mal, & exercer leurs facultés à leur préjudice ou à celui des autres. Or comme dans une si grande variété d’objets il est impossible qu’un être intelligent, borné & imparfait par sa nature, puisse toûjours distinguer ceux qui sont utiles & ceux qui sont nuisibles, il étoit convenable à la sagesse & à la bonté de Dieu de donner aux agens des directions, pour les instruire de ce qui peut leur être utile ou nuisible, c’est-à-dire, de ce qui est bon ou mauvais, afin qu’ils puissent choisir l’un & éviter l’autre.

12°. Puisqu’il est impossible que toutes les créatures soient également parfaites, & même qu’il ne seroit pas à propos qu’elles fussent placées dans un même état de perfection, il s’ensuit qu’il y a divers ordres parmi les êtres intelligens ; & comme quelques-uns de ceux d’un rang inférieur sont capables de jouir des avantages de leur ordre, il s’ensuit qu’ils doivent être contens d’une moindre portion de bonheur dont leur nature les rend susceptibles, & qu’ils ne peuvent aspirer à un rang plus élevé, qu’au détriment des êtres supérieurs qui l’occupent. En effet, il faut que ceux-ci quittent leur place avant qu’un autre puisse y monter ; or il paroît incompatible avec la nature de Dieu de dégrader un être supérieur, tant qu’il n’a rien fait qui le mérite. Mais si un être supérieur choisit librement des choses qui le rendent digne d’être dégradé, Dieu sembleroit être injuste vers ceux d’un ordre inférieur, qui par un bon usage de leur liberté sont propres à un état plus élevé, s’il leur refusoit le libre usage de leur choix.

C’est ici que la sagesse & la bonté divine semblent s’être déployées de la maniere la plus glorieuse ; l’arrangement des choses paroît l’effet de la plus profonde prudence. Par-là Dieu a montré la plus complette équité envers ses créatures ; de sorte qu’il n’y a personne qui soit en droit de se récrier, ou de se glorifier de son partage. Celui qui est dans une situation moins avantageuse, n’a aucun sujet de se plaindre, puisqu’il est doué de facultés dont il a le pouvoir de se servir d’une maniere propre à s’en procurer une meilleure ; & il est obligé d’avouer que c’est sa propre faute s’il en demeure privé : d’un autre côté, celui qui est dans un rang supérieur doit apprendre à craindre, de peur qu’il n’en déchée par un usage illégitime de ses facultés. Ainsi le plus élevé a un sujet de terreur qui peut en quelque façon diminuer sa félicité, & celui qui occupe un rang inférieur peut augmenter la sienne ; par-là ils approchent de plus près de l’égalité, & ils ont en même-tems un puissant aiguillon qui les excite à faire un usage avantageux de leurs facultés. Ce conflit contribue au bien de l’univers, & y contribue infiniment plus que si toutes choses étoient fixées par un destin nécessaire.

13°. Si tout ce qu’on vient d’établir est vrai, il est évident que toutes sortes de maux, le mal d’imperfection, le mal naturel ou physique, & le mal moral, peuvent avoir lieu dans un monde créé par un être infiniment sage, bon & puissant, & qu’on peut rendre raison de leur origine, sans avoir recours à un mauvais principe.

14°. Il est évident que nous sommes attachés à cette terre ; que nous y sommes confinés comme dans une prison, & que nos connoissances ne s’étendent pas au-delà des idées qui nous viennent par les sens ; mais puisque tout l’assemblage des élémens n’est qu’un point par rapport à l’univers entier, est-il surprenant que nous nous trompions, lorsque sur la vue de cette petite partie, nous jugeons, ou pour mieux dire, nous formons des conjectures touchant la beauté, l’ordre & la bonté du tout ? Notre terre est peut être la basse-fosse de l’univers, un hôpital de foux, ou une maison de correction pour des malfaiteurs ; & néanmoins telle qu’elle est, il y a plus de bien naturel & moral que de mal.

Voilà, dit M. Law, jusqu’où la question de l’origine du mal est traitée dans l’ouvrage de l’auteur, parce que tout ce qu’on vient de dire, ou y est contenu en termes exprès, ou peut être déduit facilement des principes qui y sont établis. Ajoutons-y un beau morceau inséré dans les notes de la traduction de M. Law, sur ce qu’on prétend que le mal moral l’emporte dans le monde sur le bien.

M. King déclare qu’il est d’un sentiment différent.

Il est fermement persuadé qu’il y a plus de bien moral dans le monde, & même sur la terre, que de mal. Il convient qu’il peut y avoir plus d’hommes méchans que de bons, parce qu’une seule mauvaise action suffit pour qualifier un homme de méchant. Mais d’un autre côté, ceux qu’on appelle méchans font souvent dans leur vie dix bonnes actions pour une mauvaise. M. King ne connoît point l’auteur de l’objection, & il ignore à qui il a à faire ; mais il déclare que parmi ceux qu’il connoît, il croit qu’il y en a des centaines qui sont disposés à lui faire du bien, pour un seul qui voudroit lui faire du mal, & qu’il a reçu mille bons offices pour un mauvais.

Il n’a jamais pu adopter la doctrine de Hobbes, que tous les hommes sont des ours, des loups, & des tigres ennemis les uns des autres ; ensorte qu’ils sont tous naturellement faux & perfides, & que tout le bien qu’ils font provient uniquement de la crainte ; mais si l’on examinoit les hommes un par un, peut-être n’en trouveroit-on pas deux entre mille, calqués sur le portrait de loups & de tigres. Ceux-là même qui avancent un tel paradoxe ne se conduisent pas sur ce pié-là envers ceux avec qui ils sont en relation. S’ils le faisoient, peu de gens voudroient les avouer. Cela vient, direz-vous, de la coutume & de l’éducation : eh bien, supposons que cela soit, il faut que le genre humain n’ait pas tellement dégénéré, que la plus grande partie des hommes n’exerce encore la bienfaisance ; & la vertu n’est pas tellement bannie, qu’elle ne soit appuyée par un consentement général & par les suffrages du public.

Effectivement on trouve peu d’hommes, à moins qu’ils ne soient provoqués par des passions violentes, qui aient le cœur assez dur pour être inaccessibles à quelque pitié, & qui ne soient disposés à témoigner de la bienveillance à leurs amis & à leurs enfans. On citeroit peu de Caligula, de Commode, de Caracalla, ces monstres portés à toutes sortes de crimes, & qui peut-être encore ont fait quelques bonnes actions dans le cours de leur vie.

Il faut remarquer en second lieu, qu’on parle beaucoup d’un grand crime comme d’un meurtre, qu’on le publie davantage, & que l’on en conserve plus longtems la mémoire, que de cent bonnes actions qui ne font point de bruit dans le monde ; & cela même prouve que les premieres sont beaucoup plus rares que les dernieres, qui sans cela n’exciteroient pas tant de surprise & d’horreur.

Il faut observer en troisieme lieu, que bien des choses paroissent très-criminelles à ceux qui ignorent les vues de celui qui agit. Néron tua un homme qui étoit innocent ; mais qui sait s’il le fit par une malice préméditée ! peut-être que quelque courtisan flateur, auquel il étoit obligé de se fier, lui dit que cet innocent conspiroit contre la vie de l’empereur, & insista sur la nécessité de le prévenir. Peut être l’accusateur lui-même fut-il trompé. Il est évident que de pareilles circonstances diminuent l’atrocité du forfait, si Néron change de conduite. Au surplus il est vraissemblable que si l’on pesoit impartialement les fautes des humains, il se présenteroit bien des choses qui iroient à leur décharge.

En quatrieme lieu, plusieurs actions blâmables se font sans que ceux qui les commettent sachent qu’elles sont telles. C’est ainsi que saint Paul persécuta l’Eglise, & lui-même avoue qu’il s’étoit conduit par ignorance. Combien de choses de cette nature se pratiquent tous les jours par ceux qui professent des religions différentes ? Ce sont, je l’avoue, des péchés, mais des péchés qui ne procedent pas d’une volonté corrompue. Tout homme qui use de violence contre un autre, par amour pour la vertu, par haine contre le vice, ou par zele pour la gloire de Dieu, fait mal sans contredit ; mais l’ignorance & un cœur honnête servent beaucoup à l’excuser. Cette considération suffit pour diminuer le nombre des méchans de cœur ; les préjugés de parti doivent aussi être pesés, & quoiqu’il n’y ait pas d’erreur plus fatale au genre humain, cependant elle vient d’une ame remplie de droiture. La méprise consiste en ce que les hommes qui s’y laissent entraîner, oublient qu’on doit défendre l’état par des voies justes, & non aux dépens de l’humanité.

En cinquieme lieu, de petits soupçons font souvent regarder comme criminels des gens qui ne le sont point. Le commerce innocent entre un homme & une femme, fournit au méchant un sujet de les calomnier. Sur une circonstance qui accompagne ordinairement une action criminelle, on déclare coupable du fait même, la personne soupçonnée. Une mauvaise action suffit pour deshonorer toute la vie d’un homme.

Sixiemement, nous devons distinguer (& la loi même le fait) entre les actions qui viennent d’une malice préméditée, & celle auxquelles quelque violente passion ou quelque desordre dans l’esprit portent l’homme. Lorsque l’offenseur est provoqué, & qu’un transport subit le met hors de lui, il est certain que cet état diminue sa faute aux yeux de l’Eternel qui nous jugera miséricordieusement.

Enfin la conservation & l’accroissement du genre humain est une preuve assurée qu’il y a plus de bien que de mal dans le monde ; car une ou deux actions peuvent avoir une influence funeste sur plusieurs personnes. De plus, toutes les actions vicieuses tendent à la destruction du genre humain, du-moins à son desavantage & à sa diminution ; au lieu qu’il faut nécessairement le concours d’un grand nombre de bonnes actions pour la conservation de chaque individu. Si donc le nombre des mauvaises actions surpassoit celui des bonnes, le genre humain devroit finir. On en voit une preuve sensible dans les pays où les vices se multiplient, car le nombre des hommes y diminue tous les jours ; si la vertu s’y rétablit, les habitans y reviennent à sa suite. Le genre humain ne pourroit subsister, si jamais le vice étoit dominant, puisqu’il faut le concours de plusieurs bonnes actions pour réparer les dommages causés par une seule mauvaise ; qu’un seul crime suffit pour ôter la vie à un homme ou à plusieurs : mais combien d’actes de bonté doivent concourir pour conserver chaque particulier ?

De tout ce qu’on vient de dire, il résulte qu’il y a plus de bien que de mal parmi les hommes, & que le monde peut être l’ouvrage d’un Dieu bon, malgré l’argument qu’on fonde sur la supposition que le mal l’emporte sur le bien. Tout cela cependant n’est pas nécessaire, puisqu’il peut y avoir dix mille fois plus de bien que de mal dans tout l’univers, quand même il n’y auroit absolument aucun bien sur cette terre que nous habitons. Elle est trop peu de chose pour avoir quelque proportion avec le système entier ; & nous ne pouvons que porter un jugement très-imparfait du tout sur cette partie. Elle peut être l’hôpital de l’univers ; & peut-on juger de la bonté & de la pureté de l’air du climat, sur la vue d’un hôpital où il n’y a que des malades ? de la sagesse d’un gouvernement, sur la vue d’une maison destinée pour y héberger des fols ? ou de la vertu d’une nation, sur la vue d’une seule prison qui renferme des malfaiteurs ? Non que la terre soit effectivement telle ; mais il est permis de le supposer, & toute supposition qui montre que la chose peut être, renverse l’argument manichéen, fondé sur l’impossibilité d’en rendre raison. Cependant loin de l’imaginer, regardons plûtôt la terre comme un séjour rempli de douceurs ; « Au moins, dit M. King, j’avoue avec la plus vive reconnoissance pour Dieu, que j’ai passé mes jours de cette maniere ; je suis persuadé que mes parens, mes amis, & mes domestiques en ont fait autant, & je ne crois pas qu’il y ait de mal dans la vie qui ne soit supportable, sur-tout pour ceux qui ont des espérances d’un bonheur à venir ».

Au reste, indépendamment des preuves de l’illustre archevêque de Dublin, qui établissent que le bien, tant naturel que moral, l’emporte dans le monde sur le mal, le lecteur peut encore consulter Sherlock, traité de la Providence ; Hutcheson, On the Nature and conduct of the passions ; London, 1728 ; Leibnitz, essais de Théodicée ; Chubb’s, supplement to the vindication of God’s Moral Character, &c. & Lucas, Enquiry after Happiness.

Bayle a combattu le système du docteur King, dans sa réponse aux questions d’un provincial ; mais outre que l’archevêque de Dublin a répondu aux remarques du savant de Roterdam, il est bon d’observer que Bayle a eu tort d’avoir réfuté l’ouvrage sans l’avoir lû autrement que dans les extraits de M. Bernard & des journalistes de Léipsig. On peut encore lui reprocher en général d’avoir mêlé dans ses raisonnemens, plusieurs citations qui ne sont que des fleurs oratoires, & qui par conséquent ne prouvent rien ; la méthode de raisonner sur des autorités est très-peu philosophique dans des matieres de Métaphysique. (D. J.)

Mal, (Médecine.) On emploie souvent ce mot dans le langage médicinal & on lui attache différentes idées ; quelquefois on s’en sert comme d’un synonyme à douleur, comme quand on dit mal de tête, mal aux dents, au ventre, pour dire douleur de tête, de dents, de ventre ; d’autrefois il n’exprime qu’un certain malaise, un sentiment qui n’est point douleur, mais toujours un état contre nature, qu’il est plus facile de sentir que d’énoncer : c’est le cas de la plûpart des maux d’estomac, du mal au cœur, &c. Il est aussi d’usage pour désigner une affection quelconque indéterminée d’une partie malade. Ainsi on dit communément, j’ai mal aux yeux, à la jambe, &c. sans spécifier quel est le genre ou l’espece de maladie dont on est attaqué. Enfin on substitue dans bien des cas le mot mal à maladie, & on l’emploie dans la même signification. C’est ainsi qu’on appelle l’épilepsie mal caduc, une espece de lepre ou de galle mal-mort. On dit de même indifféremment maladie ou mal pédiculaire, maladie ou mal de Siam, &c. Toutes les autres maladies étant traitées à leur article particulier, à l’exception des deux dernieres, nous nous bornerons uniquement ici à ce qui les regarde.

Mal pédiculaire. Ce nom est dérivé du latin pediculus qui signifie poux. Le caractere univoque de cette maladie est une prodigieuse quantité de poux qui occupent principalement les parties couvertes de poils, sur-tout la tête ; quelquefois aussi ils infectent tout le corps. Les Grecs appellent cette maladie φθειριασις, du mot φθειρ qui veut dire poux, que Gallien prétend être tiré radicalement de φθινειν, corrompre ; faisant entendre par-là que les poux sont un effet de la corruption. On a vu quelques malades tellement chargés de ces animaux, que leurs bras & leurs jambes en étoient recouverts ; bien plus, ils sembloient sortir de dessous la peau, lorsque le malade en se grattant soulevoit quelque portion d’épiderme, ce qui confirmeroit l’opinion de Galien & d’Avenzoar qui pensent que les poux s’engendrent entre la peau & la chair. Outre le désagrément & l’espece de honte pour l’ordinaire bien fondée, qui sont attachés à cette maladie, elle entraîne à sa suite un symptome bien incommode, c’est l’extrème demangeaison occasionnée par ces poux. C’est cette même incommodité, que Serenus croyant bonnement qu’il n’y a rien de pernicieux ou même d’inutile, regarde comme un grand avantage que la nature tire de la présence de ces vilains animaux. Voici comme il s’exprime :

Noxia corporibus quædam de corpore nostro
Progenuit natura, volens abrumpere somnos
Sensibus admonitis vigilesque inducere curas.

Lib. de medic.

Mercuriel refute très-sérieusement cette idée & assure que cette précaution de la nature pourroit être très-bonne pour des forçats de galeres, mais qu’elle seroit très-déplacée vis-à-vis des enfans, qui sont cependant les plus ordinairement infectés de poux & sujets à cette maladie.

On pourroit établir autant d’especes de mal pédiculaire, qu’il y a de sortes de poux ; mais ces sortes de divisions toujours minutieuses, n’ont aucune utilité pour la pratique. Il y en a une qui mérite seulement quelqu’attention, c’est celle qui est occasionnée par une espece de petits poux qu’on a peine à distinguer à la vue simple. Ils sont assez semblables à des lentes, leur principal effet est de couper, de déchirer les cheveux qui tombent alors par petits morceaux. On pourroit aussi rapporter à la maladie que nous traitons, les cirons qui s’attachent aux mains, & les pénétrent, de même que les morpions, espece de poux opiniâtres, qui se cramponnent fortement à la peau qui est recouverte de poils aux environs des parties de la génération. Voyez Cirons & Morpions.

Parmi les causes qui concourent à la maladie pédiculaire, quelques-autres comptent le changement d’eau, l’interruption de quelqu’exercice habituel. Avicenne place le coït chez des personnes mal-propres ; Gallien l’usage de la chair de vipere dans ceux qui ont des sucs vicieux : cet auteur assure aussi que rien ne contribue plus à cette maladie que certains alimens. Les figues passent communément pour avoir cette propriété. Mais il n’y en a aucune cause plus fréquente que la mal-propreté : on peut regarder cette affection comme une juste punition des crasseux qui négligent de se peigner, d’emporter par-là la crasse qui s’accumule sur la tête & qui gêne la transpiration, & de changer de linge, ce qui fait qu’elle est souvent un apanage de la mire. On la contracte facilement en couchant avec les personnes qui en sont atteints. Rarement elle est principale ; on l’observe quelquefois comme symptome dans la lepre, dans la phthysie, dans les fievres lentes, hectiques, &c. La plupart des anciens auteurs ont cru que la corruption des humeurs étoit une disposition nécessaire & antécédente pour cette maladie : ils étoient dans l’idée comme leurs physiciens contemporains, que les insectes s’engendroient de la corruption ; la fausseté de cette opinion est démontrée par les expériences incontestables que les physiciens modernes ont faites ; nous pouvons cependant avancer comme certain, fondés sur des faits, que la corruption ou plutôt la dégénération des humeurs favorise la génération des poux. Sans doute qu’alors ils trouvent dans le corps des matrices plus propres à faire éclore leurs œufs. Dès qu’ils ont commencé à s’emparer d’un corps disposé, ils se multiplient à l’infini dans un très-court espace de tems ; leur nombre augmente dans un jour d’une maniere inconcevable. En général, les especes les plus viles, les plus abjectes, celles dont l’organisation est la plus simple, sont celles qui multiplient le plus abondamment & le plus vite.

Cette maladie est plutôt honteuse, desagréable, incommode que dangereuse. Il y a cependant des observations par lesquelles il conste que quelques personnes qui avoient tout le corps couvert de poux en sont mortes. Aristote rapporte ce fait d’un syrien nommé Phérecide & du poëte Alcmane. Il y a pourtant lieu de présumer que c’est moins aux poux qu’à quelqu’autre maladie dont ils étoient symptome, que la mort dans ces cas doit être attribuée. Apollonius nous a transmis une remarque d’Aristote, que dans cette maladie, lorsque le malade étoit prêt à mourir, les poux se détachoient de la tête & couroient sur le lit, les habits du moribond : on a depuis vérifié cette remarque.

Lorsque la maladie est essentielle & qu’elle est bornée à la tête, on la guérit souvent par la simple attention de la tenir bien propre, bien peignée : quelquefois l’on est obligé de couper les cheveux ; &, si malgré cela, le mal pédiculaire subsiste & qu’il s’étende à tout le corps, il y a tout lieu de soupçonner qu’il est produit, entretenu, favorisé par quelque disposition interne, par quelqu’altération dans les humeurs qu’il faut connoître, & combattre par les remedes appropriés. Les stomachiques amers sont ceux dont on use plus familierement & qui réussissent le mieux, pris intérieurement ou employés à l’extérieur. Galien vante beaucoup les pilules qui reçoivent l’aloës dans leur composition ; mais le staphisaigre est de tous ces remedes celui qu’une longue expérience a fait choisir spécialement. On l’a surnommé à cause de cette vertu particuliere herbe pédiculaire. On fait prendre intérieurement la décoction de cette plante, & on lave la tête & les différentes parties du corps infectées par les poux ; ou on fait entrer la pulpe dans la plupart des onguens destinés au même usage. La cévadille découverte depuis, a paru préférable à plusieurs médecins. Je pense que tous ces médicamens doivent ceder au mercure dont on peut faire user intérieurement & qu’on peut appliquer à l’extérieur sous forme d’onguent. L’action de ce remede est prompte, assurée & exempte de tout inconvénient. Que quelques médecins timides n’en redoutent point l’application à la tête, & dans les enfans : on est parvenu à mitiger ce remede, de façon qu’on peut sans le moindre inconvénient l’appliquer à toutes les parties, & s’en servir dans tous les âges.

Mal de dents, est une maladie commune que les chirurgiens appellent odontalgie. Voyez Odontalgie.

Le mal de dent vient ordinairement d’une carie qui pourrit l’os & le ronge au-dedans. Quant aux causes de cette carie, &c. Voyez Dent.

Quelquefois il vient d’une humeur âcre qui se jette sur les gencives. Une pâte faite de pain tendre & de graine de stramonium, & mise sur la dent affectée, appaise le mal de dent. Si la dent est creuse, & la douleur violente, une composition de parties égales d’opium, de myrrhe & de camphre réduites en pâte avec de l’eau-de-vie ou de l’esprit de vin, dont on met environ un grain ou deux dans le creux de la dent, arrête la carie, émousse la violence de la douleur, & par ce moyen soulage souvent dans le moment.

Les huiles chimiques, comme celles d’origan, de girofle, de tabac, &c. sont aussi utiles, en détruisant par leur nature chaude & caustique le tissu des vaisseaux sensibles de la partie affectée : néanmoins un trop grand usage de ces sortes d’huiles cause souvent des fluxions d’humeurs, & des abscès.

Un vesicatoire appliqué derriere une oreille ou derriere toutes deux, manque rarement de guérir le mal de dent, sur-tout lorsqu’il est accompagné d’une fluxion d’humeurs chaudes, d’un gonflement des gencives, du visage, &c. Les linimens faits avec l’onguent de guimauve, de sureau, &c. mêlé avec l’eau de vie ou l’esprit de vin camphré, sont bons extérieurement pour appaiser la douleur.

M. Cheselden parle d’un homme qui fut guéri d’un mal de dent par l’application d’un petit cautere actuel sur l’anthelix de l’oreille, après que la saignée, la purgation, la salivation par l’usage des masticatoires ; les setons, &c. avoient été inutiles. Une chose fort singuliere dans ce mal de dent, c’est que dès que la douleur devenoit violente, ou que le malade essayoit de parler, il survenoit une convulsion de tout le côté du visage où étoit la douleur.

Scoockius dans son traité du beurre, prétend que rien n’est meilleur pour conserver les dents belles & saines, que de les frotter avec du beurre : ce qui suivant M. Chambers qui apparamment n’aimoit pas le beurre, n’est guere moins dégoûtant que l’urine avec laquelle les Espagnols se rincent les dents tous les matins.

Pour prévenir & guérir le scorbut des gencives, on recommande de se laver tous les matins la bouche avec de l’eau salée. Et pour empêcher les dents de se gâter ou carier, quelques-uns emploient seulement la poudre de corne de cerf dont ils se frottent les dents, & les rincent ensuite avec de l’eau froide. On prétend que cela est préférable aux dentifrices qui par la dureté de leurs parties emportent l’émail qui couvre les dents, & les garantit des mauvais effets de l’air, des alimens, des liqueurs, &c. lesquelles occasionnent des douleurs de dents, lorsqu’elles sont usées.

Les dentifrices sont ordinairement composés de poudres de corne de cerf, de corail rouge, d’os de seche, d’alun brûlé, de myrrhe, de san-dragon, &c. Quelques-uns recommandent la poudre de brique, comme suffisante pour remplir toutes les intentions d’un bon dentifrice. Voyez Dentifrice.

La douleur de dent qui vient de la carie, se guérit en desséchant le nerf & plombant la dent : si ce moyen ne réussit pas, il faut faire le sacrifice de la dent.

Mal des ardens, (Hist. de France.) vieux mot qu’on trouve dans nos anciens historiens, & qui désigne un feu brûlant. On nomma mal des ardens dans le tems de notre barbarie, une fievre ardente, érésipélateuse, épidémique, qui courut en France en 1130 & 1374, & qui fit de grands ravages dans le royaume ; voyez-en les détails dans Mézerai & autres historiens. (D. J.)

Mal caduc. Voyez Epilepsie.

M. Turberville rapporte dans les transactions philosophiques, l’histoire d’un malade qui étoit attaqué du mal caduc. Il observa dans son urine un grand nombre de vers courts qui avoient beaucoup de jambes, & semblables aux vers à mille piés. Tant que les vers furent vivans & eurent du mouvement, les accès revenoient tous les jours ; mais aussi-tôt qu’il lui eut fait prendre une demi-once d’oximel avec de l’ellebore dans de l’eau de tanaise, les vers moururent, & la maladie cessa.

Mal de mer, (Marine.) c’est un soulevement de l’estomac, qui cause de fréquens vomissemens & un mal-être général par tout le corps, dont sont affectés ceux qui ne sont pas accoutumés à la mer, & qui pour l’ordinaire cesse au bout de quelques jours. On prétend que le mouvement du vaisseau en est une des principales causes.

Mal de cerf, (Maréchal.) rhumatisme général par tout le corps du cheval.

Mal teint, (Maréchal.) variété du poil noir. Voyez Noir.

Mal de ojo, (Hist. mod.) Cela signifie mal de l’œil en espagnol. Les Portugais & les Espagnols sont dans l’idée que certaines personnes ont quelque chose de nuisible dans les yeux, & que cette mauvaise qualité peut se communiquer par les regards, sur-tout aux enfans & aux chevaux. Les Portugais appellent ce mal quebranto ; il paroît que cette opinion ridicule vient à ces deux nations des Maures ou Sarrasins : en effet les habitans du royaume de Maroc sont dans le même préjugé.