L’Encyclopédie/1re édition/INDIGESTION

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 677-679).
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Indigestion. s. f. (Medec.) Ce mot composé est proprement françois, quoiqu’il soit formé du simple digestio qui est latin, & de la particule privative latine in. (Le mot indigestio que quelques medecins ont employé dans des ouvrages latins, est un vrai barbarisme). Notre indigestion est l’affection que les Grecs ont appellée ἀπεψία & δυσπεψία, & les latins cruditus : car les différences attachées à ces divers noms méritant peu de considération, peuvent être négligées sans scrupule.

L’indigestion est une espece particuliere de digestion viciée, vicieuse ou lésée ; savoir, la nullité, ou du moins la très-grande imperfection de la digestion des alimens ; & ce mot ne désigne pas seulement ce vice considéré en soi & strictement, mais l’ensemble de tous les accidens, c’est-à-dire la maladie dont il est cause. Au reste, les noms les plus usités de la plûpart des maladies sont pris dans la même acception : il est tout commun dans le langage de la Médecine de prendre comme ici la cause pour l’effet. L’indigestion est donc une incommodité ou une maladie quelquefois très-grave, dont la cause évidente est la présence des alimens non digérés dans l’estomac.

L’indigestion simple ou légere, celle que nous venons d’appeller une incommodité, voyez Incommodité, s’annonce par un sentiment de pesanteur dans l’estomac, par des rapports chargés du goût & de l’odeur, ou même de quelques parties des alimens contenus dans l’estomac ; par des nausées, par des douleurs d’entrailles, par une gêne quelquefois assez considérable dans la respiration ; par la pâleur du visage, des angoisses, & même des défaillances ; par un pouls lent, petit, serré, frémissant, stomachal. Tous ces symptomes se manifestent dans un tems plus ou moins éloigné du repas qui les occasionne ; ordinairement quatre ou cinq heures après ce repas ; quelquefois beaucoup plus tard, & même après plusieurs heures d’un sommeil assez tranquille.

L’indigestion grave & vraiment maladive est accompagnée du gonflement de l’estomac, des hypochondres, de tout le bas-ventre ; de borborygmes ou flatuosités que les malades tentent envain de chasser par les voies ordinaires ; de respiration difficile, ronflante, sifflante ou entrecoupée ; d’affection soporeuse, de convulsions, de délire, de fievre.

Je divise l’indigestion en nécessaire & en accidentelle.

J’appelle nécessaire ou infaillible celle qu’éprouvent des sujets chez qui la digestion des alimens quelconques est essentiellement impossible ; comme chez ceux qui ont le pylore fermé ou considérablement retréci ; l’estomac desséché, racorni, calleux, ou dans un relâchement absolu, une espece d’atonie, de paralysie (image sous laquelle on peut se représenter l’état de l’estomac de certains vieillards qui, après avoir été très-voraces, ont presque absolument perdu la faculté de digérer) ; chez ceux encore dont l’estomac est comprimé par une tumeur considérable des parties voisines ; ou bien blessé, abscédé, déplacé, &c.

J’appelle indigestion accidentelle, celle qui arrive dans les sujets vraiment sains, ou qui n’ont point de disposition maladive bien décidée ; ou bien qui, quoique réellement malades, ne sont point incapables de digérer sous certaine circonstances, comme celles d’une certaine consistence des alimens, d’une certaine quantité, &c. Ainsi, quoique dans les fievres aiguës & dans les grandes plaies suppurantes, par exemple, l’indigestion soit une suite presque infaillible de l’usage des alimens solides, cependant les alimens liquides se digerent suffisamment dans ce cas, &c.

Nous avons déja suffisamment indiqué les causes de l’indigestion infaillible ; celles de l’indigestion accidentelle ont été divisées avec raison en causes extérieures, & en dispositions particulieres du sujet affecté. Les causes de ces deux classes peuvent agir séparément & indépendamment les unes des autres. Elles peuvent aussi concourir, agir ensemble, ce qui est le cas le plus ordinaire.

Les causes extérieures des indigestions sont principalement les erreurs de régime que les auteurs de diete réduisent à ces chefs par rapport aux alimens : manger trop ; manger des alimens indigestes, voyez Indigeste, ou des mélanges incongrus d’alimens, voyez Régime ; manger mal-à-propos, ou lorsqu’il ne faut point, comme lorsqu’on n’a pas encore digéré le repas précédent, ou même pour plusieurs sujets très-sains & bien vigoureux, manger à des heures insolites. C’est encore, selon des auteurs, une erreur grave dans l’usage des alimens d’intervertir l’ordre dans lequel on doit les prendre. Mais les observations & les lois qu’ils nous ont laissées sur cet ordre prétendu sont absolument précaires & démenties par l’expérience journaliere, voyez Régime. Boire excessivement pendant le repas, même la liqueur la plus innocente en soi, comme l’eau fraîche ; & boire peu de tems après le repas, sont aussi des causes communes d’indigestion. L’ivresse contractée en mangeant, en est une cause bien plus fréquente encore : quant à l’usage des autres choses non-naturelles, l’exercice violent, & même l’exercice modéré chez les uns, le repos & le sommeil chez les autres, l’acte vénérien, un accès de passion violente, un froid soudain, &c. toutes ces choses, dis-je, survenant au repas, sont des causes communes d’indigestion.

Les dispositions particulieres sont, outre l’état évident de maladie dont nous avons parlé déja, comme la fiévre aiguë & les grandes plaies suppurantes, sont, dis-je, les intempéries, c’est-à-dire l’état plus ou moins éloigné de l’état sain (voyez Intempérie) de l’estomac & des autres organes qui servent à la digestion, le défaut, l’excès, ou les vices des sucs digestifs, la constitution pituiteuse, humide, lâche, accompagnée d’extrème embonpoint, de paresse, de stupidité, de penchant au sommeil, de cou apoplectique, &c. la disposition passagere de tout le corps acquise par une fatigue excessive, par une grande contention d’esprit, par une passion violente, le dégoût, ou même le manque de faim, l’amas des restes de plusieurs digestions imparfaites précédentes, l’écoulement des regles, un accès d’hémorrhoïdes ou de goutte manquée, ou se préparant laborieusement.

Les causes extérieures agissant seules, c’est-à-dire sur les sujets réellement sains, ne produisent jamais que l’indigestion simple ou légere. Les dispositions particulieres, même les plus légeres, peuvent sans être secondées par aucune cause extérieure, & par les seules révolutions propres à l’économie animale, ou si l’on veut par le mauvais effet d’un grand nombre de digestions toûjours pénibles pour des organes malades ; effet cependant long-tems insensible, sourd, caché, peuvent, dis-je, occasionner de tems-en-tems de vraies indigestions, & même de la pire espece, & d’autant plus graves, qu’elles se seront préparées de plus loin. Ces cas ne sont pas rares ; cependant c’est communément le concours des causes extérieures & des dispositions particulieres qui produit les indigestions graves. Comme il n’y a que ce concours qui vraissemblablement puisse produire une maladie proprement dite. Voyez Maladie.

Les indigestions que j’ai appellées infaillibles, étant comme ce nom même l’exprime, des accidens toûjours prévus, elles peuvent toûjours être détournées par un régime convenable ; & c’est presque à les prévenir, que se borne uniquement le secours que l’art peut fournir dans ce cas ; car ces indigestions surviennent à des sujets si foibles, ou d’ailleurs si malades, qu’ils y succombent le plus souvent, ou du moins que leur mort en est considérablement hâtée. Au reste elles indiquent, lorsqu’elles ne sont pas absolument incurables, les secours communs aux indigestions graves en général ; secours que nous indiquerons dans la suite de cet article.

Les indigestions legeres, celles qu’éprouvent les sujets sains & vigoureux, se terminent ordinairement d’elles-mêmes par une abondante purgation, soit par le vomissement & par les selles, soit par les selles seulement, ce qui s’appelle percer ; une pareille indigestion doit être regardée comme un effort critique, suivi de l’effet le plus complet ; ou si l’on veut, comme l’action d’une forte medecine, comme une superpurgation plus ou moins modérée.

Les malades & les Medecins ont coûtume de seconder cette évacuation spontanée par une boisson abondante d’une liqueur aqueuse tiede, ou même par quelques grains de tartre stibié donnés soit en lavage, soit en une seule dose. Ces secours abregent en effet le mal aise souvent très-incommode, les angoisses, la douleur ; mais il est sûr qu’ils ne sont pas nécessaires, & qu’une courageuse expectation suffiroit le plus souvent. Il est plus généralement utile de donner après que les évacuations spontanées ont presque entierement cessé, un purgatif doux, & dont l’effet se borne, autant qu’il est possible, à entraîner le reste des alimens non digérés, & quelques sucs, dont l’excrétion a été vraissemblablement augmentée, forcée pendant l’indigestion. Les eaux minérales purgatives sont éminemment propres à remplir cette indication.

Les indigestions qui se présentent sous l’apparat le moins effrayant, qui ont d’abord le caractere par lequel nous avons défini les indigestions legeres, & lors même qu’elles tendent à la solution de la maniere la plus avantageuse, qu’elles percent ; ces affections, dis-je, qui selon ce que nous venons de faire entendre, méritent à peine le nom d’incommodité chez les personnes saines & vigoureuses, ne doivent pas être regardées comme une affection d’aussi peu de conséquence chez les sujets mal constitués dont nous avons fait mention plus haut. Elles peuvent dans tous les tems de l’attaque dégénérer en indigestion grave. On ne sauroit trop se hâter, sur-tout dans les sujets humides, pléthoriques, lourds, chargés d’embonpoint, sujets aux affections soporeuses, de dégager l’estomac & les intestins par le secours de puissans évacuans, & sur-tout du tartre émétique donné d’abord à assez haute dose pour vuider l’estomac, & ensuite très-étendu & mêlé à la manne, ou aux sels purgatifs, ou bien dissous dans une eau minérale, chargée d’un sel ou de sels neutres.

L’indigestion grave est relativement à sa terminaison accompagnée de vomissement, ou d’évacuation par les selles ; ou bien elle n’est point accompagnée de ces évacuations, & elle s’appelle dans le langage ordinaire indigestion seche. La derniere est communément regardée comme plus dangereuse que la premiere ; mais cette opinion n’est pas confirmée par l’expérience. Il n’est pas rare de voir, sur-tout chez des hommes mélancholiques & chez des femmes vaporeuses, des indigestions seches, accompagnées de gonflement considérable du bas-ventre, de douleurs de colique très-cruelles, de borborygmes énormes, de convulsions, de fiévre, se dissiper en deux ou trois jours sans aucun secours médicinal, ou tout au plus par celui de quelques lavages, & moyennant la diete la plus sévere ; & n’être terminées par aucune évacuation abdominale, mais seulement par la voie de la transpiration & par l’écoulement de quelques urines troubles : & d’un autre côté des indigestions qui produisent de bonne heure le vomissement, n’en sont pas moins suivies pour cela des accidens les plus funestes, d’affections convulsives ou soporeuses, d’inflammations du bas-ventre, d’une fiévre prolongée, & qui devient une seconde maladie susceptible de toutes les diverses déterminations vers la poitrine, la tête, les visceres du bas ventre, & de tous les caracteres de maladie humorale, nerveuse, maligne, &c. Voyez Maladie.

L’indigestion grave n’a pas, comme on voit par ce court exposé, un caractere constant & une marche uniforme, d’après quoi on puisse établir une méthode curative générale ; on peut avancer seulement que l’administration convenable des boissons aqueuses & des divers évacuans, soit émétiques, soit purgatifs, doit fournir la base de la curation dans tous les cas.

C’est un ancien dogme en Medecine, de ne pas saigner dans les indigestions, non plus que pendant l’effet d’un purgatif, dans les coliques d’estomac, & dans les coliques intestinales. Les Medecins s’en sont un peu écartés dans le traitement des coliques, vraissemblablement mal-à propos : l’observation a prouvé que la saignée étoit presque constamment funeste pendant l’action d’un vrai purgatif. Quelques medecins mettent aujourd’hui en problème si on doit saigner dans les indigestions, voyez Journal de Medecine, Février 1759 ; & la mode paroît même être sur le point de se décider pour l’affirmative. Car la pléthore, les érétismes, l’engorgement du cerveau annoncé par l’assoupissement, le délire, les convulsions, sont des états que la théorie courante a si fort réalisés, & qu’elle a soumis si exclusivement, aussi bien que la violence de la fiévre, à l’action victorieuse de la saignée, que certes il est difficile de renoncer à la conséquence pratique qui découle naturellement de ses principes. Aussi est-il déja écrit qu’il faut saigner dans les indigestions, lorsque la fiévre est violente, la pléthore évidente, &c. voyez Journal de Medecine à l’endroit déja cité. Mais j’ose l’avancer avec assurance : cette pratique est proscrite par trop d’événemens malheureux. Les raisons sur lesquelles on l’a appuyée jusqu’à présent sont, s’il est permis d’ainsi parler, si rationelles ; & la distinction des cas qu’on a voulu assigner les uns à l’émétique, les autres à la saignée, cette distinction sur laquelle on l’établit principalement, constitue une division si incomplette, puisqu’on a omis ceux qu’il falloit livrer à l’expectation ou au rien-faire ; l’utilité de la saignée est si peu manifestée par des faits ; d’ailleurs l’analogie des funestes effets de la saignée pendant l’action réelle d’un purgatif, est si frappante ; l’induction plus générale à tirer de ce que l’indigestion est un effort critique très-évident, très actuel, très présent, & du trouble dangereux que la saignée a coutume de jetter dans un pareil travail ; enfin, le peu de valeur réelle de la saignée en soi, & comme secours véritablement curatif ; toutes ces considérations doivent faire prévaloir l’ancienne pratique, rendre la saignée scrupuleusement prohibée dans l’indigestion proprement dite, pendant tout le tems où l’on peut raisonnablement soupçonner l’action des alimens non digérés sur l’estomac & sur les intestins. Or nous pensons que dans les indigestions graves prolongées, cette cause doit être soupçonnée au-moins pendant trois jours. Quant à leurs suites proprement dites, c’est-à-dire ce tems qu’il faut regarder comme une maladie secondaire ou subséquente, la circonstance d’avoir été produite ou déterminée par une indigestion, ne paroît point influer sur le caractere de cette maladie, de façon à contre-indiquer les secours ordinaires. (b)