L’Encyclopédie/1re édition/IDOLATRIE

IDOLATRIE, s. f. (Philos. & Théolog.) l’idolatrie proprement dite differe de l’adoration légitime dans son objet. C’est un acte de l’esprit qui met finalement toute sa confiance dans un faux dieu, quel que soit au-dehors le signe toujours équivoque de cette vénération intérieure. L’idolatrie peut en effet se rencontrer avec un vrai culte extérieur, au lieu que la superstition renferme tout faux culte qui se rend au vrai Dieu directement ou indirectement. L’une se méprend dans son objet, & l’autre dans la maniere du culte.

L’idée que les hommes se font de Dieu est plus ou moins conforme à son original ; elle est différente dans ceux-là mêmes qu’on ne sauroit appeller idolatres. Enfin elle peut tellement changer & se défigurer peu-à-peu, que la divinité ne voudra plus s’y reconnoître, ou bien, ce qui est la même chose, l’objet du culte ne sera plus le vrai Dieu. Jusqu’à quel point faut-il donc avoir une assez juste idée de l’être suprème, pour n’être pas idolâtre, & pour être encore son adorateur ? C’est ainsi que par degrés insensibles, comme par des nuances qui vont imperceptiblement du blanc au noir, on seroit réduit à ne pouvoir dire précisément où commence le faux dieu.

La difficulté vient en partie du nom, qui voudroit limiter la chose. Faux dieu, dans le langage ordinaire, est un terme qui tranche, qui réveille l’idée, quoique confuse, d’un être à-part & distingué de tout autre. A parler philosophiquement, ce ne seroit qu’une idée plus ou moins difforme de la divinité elle-même, qu’aucun adorateur ne peut se vanter de connoître parfaitement. L’idée qu’ils en ont tous, quelque différente qu’elle soit, n’est au fond que plus ou moins défectueuse ; & plus elle approche de la ressemblance ou de la perfection, plus son objet s’attire de vénération & de solide confiance. L’idolatre seroit donc un adorateur plus ou moins imparfait, selon le degré d’imperfection dans l’idée qu’il se forme de la divinité. Il ne s’agiroit plus, pour assigner à chacun sa place, que d’estimer ce degré d’imperfection à mesure qu’il affoiblit la vénération ou la confiance, & de le qualifier, si l’on veut, d’un nom particulier, sans recourir aux deux classes générales ou cathégories d’adorateurs & d’idolâtres, qui souvent mettent trop de différence entre les personnes. D’ailleurs ces termes ont acquis une force qu’ils n’avoient pas d’abord. Aujourd’hui c’est une flétrissure que d’avoir le nom d’idolâtre, & une espece d’absolution pour celui qui ne l’a pas.

Mais si l’usage le veut ainsi, il faudroit du-moins être fort réservé dans l’accusation d’idolatrie, & ne prononcer qu’avec l’Ecriture, dont la doctrine bien entendue semble revenir à ceci. Quand l’idée est corrompue à ce point, que l’honneur de l’être suprème & ses relations essentielles avec les hommes ne lui permettent plus de s’y reconnoître, ni d’accepter par conséquent l’hommage rendu sous cette même idée, elle prend dès-lors le nom de faux dieu, & son adorateur celui d’idolâtre.

A faire sur ce pié-là une courte revue des cas proposés, on seroit idolâtre, quand même on croiroit un seul Dieu créateur, mais cruel & méchant, caractere incompatible avec notre estime & notre confiance ; tel étoit à-peu-près le Moloc, à qui l’on sacrifioit des victimes humaines, & avec lequel le Jehova ne veut rien avoir de commun ; ainsi qu’un honnête homme à qui l’on feroit un présent dans la vue de le gagner, comme un esprit dangereux, & qui diroit aussi-tôt : vous me prenez pour un autre.

Au contraire, l’on ne seroit pas idolâtre, si l’on croyoit un être très-bon & très-parfait, mais d’une puissance que l’on ne concevroit pas aller jusqu’à celle de créer. Il seroit toujours un digne objet de la plus profonde vénération, & il auroit encore assez de pouvoir pour s’attirer notre confiance, même dans la supposition d’un monde éternel.

L’antropomorphite chrétien conçoit sous une figure humaine toutes les perfections divines ; il lui rend les vrais hommages de l’esprit & du cœur. L’antropomorphite payen la revêt au contraire de toutes les passions humaines qui diminuent la vénération & la vraie confiance d’autant de degrés qu’il y a de vices ou d’imperfections dans son Jupiter, en si grand nombre & à tel point, que la divinité ne sauroit s’y reconnoître ; mais elle daigneroit agréer l’hommage du chrétien, dont l’erreur laisse subsister tous les sentimens d’une parfaite vénération.

Encore moins une simple erreur de lieu, qui ne changeroit point l’idée en fixant son objet quelque part, pourroit-elle constituer l’idolatrie ; mais le culte pourroit dégénérer en superstition, à-moins qu’il ne fût d’ordonnance ou de droit positif, comme d’adorer la divinité dans un buisson ardent ou bien à la présence de l’arche, pour ne rien dire d’un cas à-peu-près semblable, où l’on dispute seulement s’il est ordonné.

S’il étoit donc vrai que les Perses eussent adoré l’être tout parfait, ils ne seroient que superstitieux, pour l’avoir adoré sous l’emblème du soleil ou du feu. Et si l’on suppose encore avec l’écrit dont il s’agit, que tout faux culte qui se termine au vrai Dieu directement ou indirectement, est du ressort de la superstition, on mettroit encore au même rang cette espece de platoniciens qui rendoient à l’être tout parfait les hommages de l’esprit & du cœur, comme les seuls dignes de lui, & destinoient à des génies subalternes les genuflexions, les encensemens & tout le culte extérieur.

Il est plus aisé de juger des lettrés Chinois, des Spinosistes, & même des Stoïciens, en prenant leur opinion à toute rigueur, & la conséquence pour avouée. Ce qui n’est que pur méchanisme ou fatale nécessité, ne sauroit être & ne fut jamais un objet de vénération, ni par conséquent d’idolatrie dans l’esprit de ceux dont je parle, qui vont tout-droit à la classe des athées. En sont-ils pires ou meilleurs ? On a fort disputé là-dessus. L’idolatrie, pour le dire en passant, fait plus de tort à la divinité, & l’athéisme fait plus de mal à la société.

En général pour n’être point athée, il faut reconnoître à tout le moins une suprème intelligence de qui l’on dépende. Pour n’être point idolâtre, ou bien pour que la divinité se reconnoisse elle-même dans l’idée que l’on s’en fait, malgré certains traits peu ressemblans qu’elle y désavoue, il suffit que rien n’y blesse l’honneur, l’estime & la confiance qu’on lui doit. Enfin pour n’être point superstitieux, il faut que le culte extérieur soit conforme, autant qu’il se peut, à la vraie idée de Dieu & à la nature de l’homme.