L’Encyclopédie/1re édition/INVALIDES

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INVALIDES, (Hist.) addition à cet article. L’hôtel royal des Invalides, monument digne de la grandeur du monarque qui l’a fondé, est destiné à recevoir des soldats de deux especes.

Ceux qui par leur grand âge & la longue durée de leurs services ne sont plus en état d’en rendre ; & d’autres auxquels des blessures graves, la perte de quelque membre ou des infirmités ne permettent pas de soutenir la fatigue des marches, ni de faire le service soit en garnison, soit en campagne.

Parmi ceux de cette seconde classe, on doit distinguer les soldats dont les blessures sont de nature à les priver de tout exercice, d’avec d’autres qui ne pouvant s’y prêter qu’avec gêne, acquierent cependant par l’habitude & par l’adresse qui naît de la nécessité, cette aptitude que l’on voit souvent dans des gens mutilés.

De deux soldats l’un a la jambe coupée, l’autre a une ankilose au genouil ; ils sont également hors d’état de servir : le premier de deux autres a eu le bras emporté, le second a eu le bras cassé, on l’a guéri ; mais ce bras par déperdition de substance ou par accident dans la cure, est devenu roide ou plus court que l’autre ; il rend donc conséquemment le sujet incapable. Voilà quatre hommes que l’on juge dignes des graces du roi ; ils l’ont également bien servi, & pendant le même tems ; ils doivent être récompensés, cela est juste ; on leur ouvre à tous également la porte de l’hôtel, cela est mal.

Il est sans doute de la grandeur du roi d’assurer de quoi vivre à ceux qui l’ont servi ; mais il est aussi de sa sagesse de distinguer les tems, les circonstances, & de modifier les graces.

Le plus grand des malheurs que la guerre entraîne après elle, est la consommation d’hommes ; le ministere n’est occupé que du soin de remplir par d’abondantes recrues tout ce que le fer, le feu, les maladies, la désertion laissent de vuide dans une armée. Trois campagnes enlevent à la France toute cette jeunesse qu’elle a mis vingt ans à élever ; le tirage de la milice, les enrôlemens volontaires ou forcés dépeuplent les campagnes. Pourquoi ne pas employer les moyens qui se présentent de rendre quelques habitans à ces villages, où l’on ne rencontre plus que des vieillards & des filles de tout âge ?

Quel inconvénient y auroit-il de statuer que tout soldat, cavalier & dragon de quarante-cinq ans & au-dessous, auquel ses services ou certaines blessures ont mérité l’hôtel, se retirât dans sa communauté ? Pourquoi ne pas faire une loi d’état qui oblige cet homme de s’y marier ?

L’auteur de l’esprit des lois dit que là où deux personnes peuvent vivre commodément, il s’y fait un mariage ; il ajoute que les filles par plus d’une raison y sont assez portées d’elles-mêmes, & que ce sont les garçons qu’il faut encourager.

Le soldat avec sa paie que le roi devra lui conserver, suivant son grade, & telle qu’il la recevoit à son corps, la fille avec le produit de son travail & de son économie, auront précisément ce qu’il faut pour vivre commodément ensemble : voilà donc un mariage.

Le soldat sera encouragé par la loi ou par le bénéfice attaché à l’exécution de la loi ; la fille est encouragée d’elle-même, par la raison que tout la gêne étant fille, & qu’elle veut jouir de la liberté que toutes les filles croient encore appercevoir dans l’état de femme.

Un homme dans un village avec cent livres de rente assurée, quelque infirme qu’il soit & hors d’état de travailler, se trouve au niveau de la majeure partie des habitans du même lieu, tels que manouvriers bucherons, vignerons, tisserands & autres ; on estime le produit de leur travail dix sols par jour, on suppose avec assez de raison qu’ils ne peuvent travailler que deux cens jours dans l’année, le surplus comme les fêtes, les journées perdues aux corvées, celles que la rigueur des saisons ne permet pas d’employer au travail, les tems de maladie, tout cela n’entre point en compte ; & c’est sur le pié de deux cens jours par an seulement que le roi regle l’imposition que ces ouvriers doivent lui payer. Voilà donc déja l’égalité de fortune établie entre le soldat & les habitans de campagne.

On verra dans la suite de ce mémoire que le soldat, indépendamment du produit de quelque léger travail ou de quelque petit commerce dont il est le maître de s’occuper, sera plus riche & plus en état de bien vivre sans bras avec sa paie, que le paysan sans paie avec ses bras. Quelle est donc la fille qui refusera un soldat estropié, qui ne peut dans aucun cas être à la charge de sa femme ? Et quel est le soldat qui connoissant son état, ne croira pas qu’il y aura de la générosité dans le procédé d’une fille, qui vient ainsi en l’épousant s’offrir à partager avec lui son bien-être & ses peines ?

Je dis que cela peut faire de très-bons mariages, & voici l’utilité dont ils seront à l’état.

Ces gens mariés peupleront, leurs garçons seront soldats nés ou miliciens de droit ; ce sera la loi, chaque enfant mâle recevra, à commencer du jour de sa naissance jusqu’à celui de seize ans accomplis, une substance de deux sols par jour, ou trois livres par mois de la part de la communauté où il est né, & pour laquelle il doit servir. Ces trente-six livres par année que le soldat recevra pour chacun de ses fils, feront son bien être, & le mettront en état de les élever. Il est étonnant combien parmi les gens de cette espece, deux sols de plus ou de moins par jour procurent ou ôtent d’aisance ; l’objet ne sera point à charge à la communauté, & chaque pere de famille croira voir dans l’enfant du soldat, le milicien qui empêchera quelque jour son fils de le devenir.

Au reste, il seroit désirable que cette dépense devînt par la suite assez onéreuse pour exciter les plaintes de ceux qui la supporteront, & qu’elles fussent de nature de forcer l’état de venir à leur secours.

Toutes les nations se sont occupées de la population, les législateurs ont indiqué les moyens d’encourager les mariages, & on ne se souvient pas parmi nous de la loi qui accordoit des privileges aux peres de douze enfans vivans, que parce que ces privileges ne subsistent plus. Il est malheureux que le royaume qui se dépeuple visiblement tous les jours, ne s’apperçoive pas de cette espece de pauvreté, la plus funeste de toutes, qui consiste à n’avoir que peu d’habitans ; ou-bien si on sent cet état de dépérissement, pourquoi depuis très-long-tems ne s’est on point occupé du soin de susciter des générations nouvelles ? Il ne manque en France, si on ose risquer l’expression, que des fabriques d’hommes ; il en peut être trop de toutes autres especes. Il faut donc faire des mariages, les multiplier, les encourager. Il faut donc commencer par marier ceux des sujets du roi, dont les effets de sa bonté & de sa justice le rendent plus particuliérement le maître ; les autres viendront ensuite, mais ils ne sont pas de mon sujet.

Il ne faut pas avoir recours au calcul pour prouver que la dépense de l’entretien d’un invalide, dans un lieu quelconque du royaume, n’excédera pas celle qu’il occasionne dans l’hôtel ; ainsi cette nouveauté dans la forme de pourvoir aux besoins d’une partie des soldats, ne sera point à charge à l’état.

Le grand contredit de l’hôtel royal, est que tous les soldats qui y sont admis, sont autant d’hommes perdus pour l’état ; ils y enterrent en entrant, jusqu’à l’espérance de se voir renaître dans une postérité ; on en voit peu se marier, on sait bien qu’il ne leur est pas impossible d’en obtenir la permission, mais rien ne les en sollicite ; d’ailleurs il est des cas où il ne suffit pas de permettre, le mariage est nécessaire, son effet est le soutien des empires, il faut donc l’ordonner.

Seroit-il difficile de prouver que parmi tous les soldats invalides, existans actuellement à l’hôtel, ou détachés dans les forts, il ne s’en trouvât plus d’un tiers en état d’être mariés ? & seroit-il plus difficile de se persuader qu’il y a plus de filles encore qui ne se marient pas, parce qu’il n’y a plus de maris pour elles, qu’il n’y a d’invalides propres au mariage.

Il est donc nécessaire de raprocher promptement ces deux principes de vie ; il faut envoyer dans les communautés qui les ont vu naître, les soldats qui peuvent être mariés, tant ceux qui sont actuellement détachés ou à l’hôtel, que d’autres qui seront par la suite désignés pour s’y rendre.

Cette attention est indispensable : un soldat qui tomberoit dans un village éloigné de son pays natal, auroit de la peine à s’y établir ; il ne faut laisser à combattre aux filles que la sorte d’antipathie naturelle pour les imperfections corporelles ; il ne faut pas ajouter celle de s’allier à un inconnu.

Il est dans les habitations des campagnes une honêteté publique qui ne se rencontre presque plus que parmi eux ; ils sont tous égaux en privation de fortune, mais ils ont un sentiment intérieur qui n’autorise les alliances qu’entre gens connus.

La Tulipe en veut à ma fille, dira un paysan, j’en suis bien aise, il est de bonne race, il sera mon gendre : expression naïve du sentiment d’honneur.

On n’entre point dans le détail des moyens d’exécution du projet, des privileges à accorder aux invalides mariés, de la nécessité de les établir de préférence dans les villages voisins de la ville où ils sont nés, plutôt que dans la ville même ; ces raisons se découvrent sans les développer. On se contente donc d’avoir démontré la nécessité, la possibilité & l’utilité des mariages des soldats invalides qui peuvent les contracter.

J’ajouterai seulement que parmi tous les soldats, qui en dernier lieu sont partis pour aller attendre à Landau les ordres dont ils ont besoin pour être reçus à l’hôtel, plus de cent m’ont demandé s’il ne me seroit pas possible de leur faire tenir ce qu’ils appellent les invalides chez eux.

Si ce projet méritoit l’approbation du ministere, l’exécution en pourroit être très-prompte, & je garentirois, si la cour m’en confioit le soin, d’avoir fait en moins de trois mois la revue de tous les invalides détachés dans le royaume, de lui rendre compte de tous ceux qui seroient dans le cas du projet, & de les faire rendre promptement à leur destination.

On sent bien qu-il faut une ordonnance du roi en forme de réglement pour cet établissement, mais on voit aisément aussi que les principales dispositions en sont répandues dans ce mémoire ; au surplus, si le ministre pour lequel ces réflexions sont écrites en étoit désireux, je travaillerois d’après ses ordres au projet de l’ordonnance, & elle lui seroit bientôt rendue.

Objections faites par la cour. J’ai peine à me persuader que la classe que vous établissez depuis quarante-cinq ans & au-dessous, pût fournir un tiers (d’invalides) qui fût propre au mariage.

Réponses aux objections. Dans un arrangement quelconque, la fixation apparente n’est pas toujours le terme de son étendue ; aussi n’y auroit-il aucun inconvénient à prendre dans la classe de quarante à cinquante, ce qui manqueroit dans celle au-dessous de quarante-cinq ; le préjugé qu’un soldat est plus vieux & plus usé qu’un autre homme de pareil âge, avoit déterminé à ne pas outre-passer quarante-cinq ans ; mais ce préjugé est comme tous les autres, il subsiste sans être plus vrai ; & l’on voit tous les jours des soldats qui ont trente ans de service, plus frais & mieux portans que bien des ouvriers qui n’ont jamais quitté le lieu de leur naissance.

La force & la santé sont le partage de l’exercice & de la sobriété, comme la foiblesse & la maladie le sont de l’inaction & de la débauche. Dans tous les états, on trouve des hommes forts & bien portans, de foibles & d’infirmes.

Objection. Il y en auroit de cet âge, qui accoutumés au célibat, préféreroient d’y rester, & on ne pourroit charitablement se refuser à leurs desirs.

Réponse. Après avoir posé pour principe que chaque sujet est à l’état, ce que chaque membre est au corps, & que sans se rendre coupable du crime de lese-société, un particulier ne peut séparer son intérêt de sa nation ; je demande la permission de faire deux questions, & d’y répondre. Qu’est-ce que le célibat ? Qu’est-ce que la charité ?

Le célibat ne peut être une vertu ; car son exacte observation, loin de contribuer au bonheur public qui est le terme de toutes les vertus, prépare sourdement la ruine d’un empire.

La charité est une vertu chrétienne qui consiste à aimer Dieu par-dessus tout, & son prochain comme soi-même. Ce n’est pas outrager l’être suprême que de forcer le prochain à multiplier le nombre des créatures faites à l’image de la divinité, car ces créatures ainsi multipliées, en présenteront plus d’objets à la charité.

Au reste, la législation & la politique n’ayant & ne devant avoir d’autre but que la grandeur de la nation, elles ne peuvent adopter le sentiment que le célibat soit un état plus parfait que le mariage : si ce que l’on vient de dire est vrai, il sera donc prouvé que l’on ne blesse aucun principe en se refusant au desir que marque un homme de garder le célibat.

Mais pourquoi n’est-il pas de mon sujet de parler de l’encouragement qu’on lui donne ? S’il m’étoit permis de m’expliquer sur le malheur qui résulte de ce que l’état veut bien se porter héritier des citoyens qui n’en veulent pas connoître d’autres, je dirois que cette funeste facilité que l’on trouve à doubler son revenu en perdant le fonds, énerve le courage, émousse tous les traits de l’industrie, rend d’abord inutile, & bientôt après à charge à la patrie, celui qui vient de contracter avec elle, & qu’enfin elle étouffe tous les germes de vie, qui heureusement éclos peupleroient l’état & le rendroient florissant.

Objection. D’autres rendus dans leurs communautés, ne trouveroient point à s’y établir, quelqu’envie qu’ils pussent en avoir. Ne seroit-il pas à craindre qu’une partie de ceux qui s’y marieroient ne s’ennuyassent bien vite d’un genre de vie pour lequel ils n’étoient plus faits, & qu’alors il n’abandonnassent leurs femmes & leurs enfans.

Réponse. Par-tout où il est des filles, par-tout on les trouve disposées au mariage, parce que tout les en sollicite en tout tems ; l’esclavage dans l’adolescence, l’amour propre & celui de la liberté dans la jeunesse, l’envie d’avoir & de jouir dans l’âge mûr, la crainte du ridicule & de la sorte de mépris attaché au titre humiliant de vieille fille : voilà bien des motifs de quitter un état où la nature sur les besoins, est perpétuellement en procès avec les préjugés.

Sur quoi seroit donc fondé le refus que feroit une fille d’épouser un soldat invalide qui sera du même village ou du hameau voisin ? Ce sera donc sur la crainte qu’un pareil mari, accoutumé depuis long-tems à une vie licentieuse, ne vînt à se dégoûter d’un genre de vie trop uniforme, & n’abandonnât sa femme & ses enfans.

Si le soldat marié renonce aux principes de l’honneur, & s’il devient sourd aux cris de la nature, qui dit sans cesse d’aimer & protéger sa femme & ses enfans, les dispositions de la loi l’empêcheront de s’écarter de son devoir. Dans le cas d’abandon de ce qu’il peut avoir de plus cher, la loi le déclarera déchu des graces du roi ; sa paye lui sera ôtée en entier, sans aucune espérance d’y pouvoir être rétabli ; & la totalité de cette paye sera dévolue à sa femme si elle a quatre enfans & au-dessus ; les trois quarts, si elle a trois enfans ; la moitié, si elle en a deux, & le quart seulement si elle n’a point d’enfans : voilà la femme rassurée, & le mari retenu.

Il n’y a donc pas lieu de craindre que le soldat renonce à une vie douce & tranquille pour faire le métier de vagabond & d’homme sans aveu : genre de vie humiliant par lui-même, & qui le priveroit sans retour du sort heureux qu’il tient de la bonté & de la justice du roi.

Objection. Ce seroit donc une imposition réelle sur les communautés, que de les charger de deux sols qui seroient donnés à chaque garçon du moment de sa naissance ? & comme vous désignez par état cet enfant pour le service du roi, ne seroit-il pas juste que S. M. pourvût à sa subsistance :

Réponse. Les villes ou communautés n’ont jamais rien reçu pour le milicien qui leur est demandé ; non seulement elles le donnent gratis, mais elles le fournissent de tout à leurs frais, à l’exception de l’habit qui est donné par le roi. On a donc par cet usage été déterminé à proposer que les deux sols de subsistance fussent payés par la communauté pour laquelle l’enfant est destiné à servir. Il est vrai dans le fait que cette imposition pourroit être à charge à une communauté ; & il est constant d’ailleurs qu’elle ne seroit point égale, car l’exécution du projet peut, par un effet du hasard, conduire plusieurs soldats dans le village où ils sont nés, & n’en ramener aucun dans un autre.

On parera à l’inconvénient en chargeant la province de pourvoir à cette dépense, qu’elle imposera sur elle-même : les collecteurs des deniers royaux dans chaque lieu, en feront l’avance par mois au soldat, & il leur en sera tenu compte à chaque quartier par le receveur des tailles : c’est la forme la plus simple.

Si le roi se chargeoit de cette dépense, les particuliers contribuables en seroient-ils pour cela déchargés ? Quand les besoins relatifs à l’objet militaire augmentent, l’extraordinaire des guerres demande de plus gros fonds au trésor royal ; ils y sont portés par les receveurs généraux des finances qui les reçoivent des receveurs des tailles, auxquels ils ont été faits par les collecteurs qui les ont perçus en augmentation sur chaque habitant de la communauté ; on n’a donc proposé que d’abreger la forme. Article de M. Collot, commissaire des guerres.