L’Encyclopédie/1re édition/HONNÊTE

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 286-287).
◄  HONGRIEUR

HONNÊTE, adj. (Morale.) on donne ce nom aux actions, aux sentimens, aux discours qui prouvent le respect de l’ordre général, & aux hommes qui ne se permettent rien de contraire aux lois de la vertu & du véritable honneur.

L’honnête homme est attaché à ses devoirs, & il fait par goût pour l’ordre & par sentiment des actions honnêtes, que les devoirs ne lui imposent pas.

L’honnête est un mérite que le peuple adore dans l’homme en place, & le principal mérite de la morale des citoyens ; il nourrit l’habitude des vertus tranquilles, des vertus sociales ; il fait les bonnes mœurs, les qualités aimables ; & s’il n’est pas le caractere des grands hommes qu’on admire, il est le caractere des hommes qu’on estime, qu’on aime, que l’on recherche, & qui, par le respect que leur conduite s’attire & l’envie qu’elle inspire de l’imiter, entretiennent dans la nation l’esprit de justice, la bienséance, la délicatesse, la décence, enfin le goût & le tact des bonnes mœurs.

Cicéron & les moralistes anciens ont prouvé la préférence qu’on devoit en tout tems donner à l’honnête sur l’utile, parce que l’honnête est toûjours utile, & que l’utile qui n’est pas honnête, n’est utile qu’un moment. Voyez Intérêt, Ordre, Remords.

Quelques moralistes modernes se livrant avec plus de chaleur que de précision & de sens, à l’éloge des passions extrèmes, & relevant avec emphase les grandes choses qu’elles ont fait faire, ont parlé avec peu d’estime & même avec mépris des caracteres modérés & honnêtes.

Nous savions sans doute que sans les passions fortes & vives, sans un fanatisme, ou moral ou religieux, les hommes n’étoient capables ni de grandes actions, ni de grands talens, & qu’il ne falloit pas éteindre les passions ; mais le feu est un élément répandu dans tous les corps, qui ne doit pas être par-tout dans la même quantité, ni dans la même action ; il faut l’entretenir, mais il ne faut pas allumer des incendies.

Les moralistes les plus indépendans de l’opinion se dépouillent moins de préjugés qu’ils n’en changent ; la plûpart ne peuvent sortir de Sparte & de Rome, où la plus grande force & la plus grande activité des passions étoient nécessaires ; s’ils sortent de ces deux républiques, c’est pour se renfermer dans les limites d’un autre ordre, également étranger au nôtre, à notre situation, à nos mœurs ; du fond de leur cabinet paisible, des philosophes voudroient enflammer l’univers, & inspirer un enthousiasme funeste au genre humain ; ils sont comme des dames romaines, qui de l’amphithéâtre exhortoient les gladiateurs à combattre jusqu’à l’extrémité. Les disciples de Mahomet & d’Odin, avec du fanatisme & des passions, ont sans doute fait de grandes choses, mais l’Europe & l’Asie souffrent encore aujourd’hui de l’esprit & des préjugés qui leur furent inspirés par ces deux imposteurs. Les sociétés ne sont-elles donc établies que pour envahir ? ne faut-il jouir jamais ? Mango-Capac & Confucius ont été aussi des législateurs, & ils ont rendu les hommes plus modérés & plus humains : ils ont formé des citoyens honnêtes. L’amour de l’ordre & de la patrie ont été chez leurs disciples une mode de leur être, une habitude confondue avec la nature, &, selon les circonstances, une passion active. Dans l’espace de 500 ans, il y a eu à la Chine & au Pérou plus d’hommes honnêtes & heureux, que depuis la naissance du monde il n’y en eut sur le reste de la terre.

Jettez les yeux sur cette grande république de l’Europe partagée en grands états plus rivaux qu’ennemis ; voyez leur étendue, leurs forces, leur situation respective, leur police, leurs lois, & jugez s’il faut exalter les passions dans tous les individus, qui habitent cette belle partie de la terre ; les passions éclairent sur leur objet, aveuglent sur le reste ; elles vont à leur but, mais c’est en renversant les obstacles : quel théatre d’horreur, de crimes, de carnage seroit l’univers ; quelles secousses dans toutes les sociétés, quels chocs, quelle opposition entre les citoyens, si les passions fortes & vives devenoient communes à tous les individus !

Si ces moralistes avoient examiné l’espece de passions qu’il falloit exciter dans certains états, selon leur étendue, leur force, le tems, les circonstances, ils auroient vu que généralement les législateurs ont cette attention.

S’il y a quelques contrées où le gouvernement anéantisse le ressort des passions, les peuples de ces contrées sont de malheureuses victimes du despotisme, qui rongent le frein, en attendant qu’elles le brisent, & que des circonstances, qu’amene tôt ou tard la nature, les fassent sortir de la léthargie de l’esclavage.

Dans les monarchies & dans les républiques (s’il n’y a que ces deux gouvernemens que la nature humaine éclairée puisse supporter), on entretient les passions dont l’état a besoin : le talent, le mérite, les plus nécessaires à la patrie, ont des distinctions ; & ces distinctions donnent des avantages physiques & moraux, qui font fermenter dans les hommes les passions utiles au dégré qui convient. Là, on honore la frugalité & l’industrie ; là, on excite la cupidité ; ici l’esprit militaire, ici les arts ; ici l’amour des lois. L’éloquence, la connoissance des hommes, l’art de les conduire, par-tout l’amour de la patrie sont excités ; toutes les conditions, tous les citoyens ont leur honneur, leur objet, leur récompense.

Il faut que dans toutes les sociétés, le plus grand nombre travaille à la terre, s’occupe des métiers, fasse le commerce. Le desir du bien-être, & le fonds de cupidité répandus dans tous les hommes, avec la crainte du mal, de l’ennui & de la honte, suffiront toujours pour animer le peuple, autant qu’il le faut, pour le besoin de l’état. La partie qui doit obéir, ne doit pas avoir dans le même dégré de force & d’activité, les passions de la partie qui doit commander. Elles renverseroient toute hiéarchie, toute concorde ; & si elles n’étoient pas dangereuses dans le grand nombre des citoyens, elles y seroient au moins inutiles ; elles font le génie, mais doit-il être dans tous les hommes ? Si vous métamorphosez vos taureaux en aigles, comment traceront-ils vos sillons ? Que feroit le marguillier de saint Roch de l’ame de Caton ? & nos capitaines du guet, de celle de Marius & de Cesar ?

Il n’y a presque point de moraliste & de politique, qui ne généralise trop ses idées ; ils veulent toujours voir un principe de tout. Plusieurs d’entr’eux ont encore un autre défaut, ils voudroient donner au monde la loi qu’ils reçoivent de leur caractere ; établir par-tout, & pour jamais, l’ordre qui leur convient dans le moment où ils écrivent, & je vois l’orgueil qui leur dit, tu ne sortiras pas du cercle que je t’ai tracé. Un homme, dont les passions sont actives & turbulentes, qui ne les maîtrise pas, veut rendre méprisables tous les états & tous les hommes où il y a de la modération. Il ne se souviendra jamais que l’amour de la liberté portée à l’excès dans Athènes, celui des richesses dans Carthage, celui de la guerre chez les peuples du nord, ont perdu les deux anciennes républiques, & fait des Goths, des Normans, &c. les fléaux des nations.

Les passions moderées dans le grand nombre des citoyens, se prêtent aux lois, & ne troublent point la paix. Elles sont pourtant génées par l’ordre général ; l’instinct de la nature est souvent contrarié par les conventions, & l’intérêt personnel presse & repousse l’interêt personnel. Les ames honnêtes, & qui respectent l’ordre & la vertu, ont donc à vaincre à tout moment, leurs penchans, leurs goûts, leurs intérêts. Un honnête homme a souvent à se dire, je renonce à un plaisir extrême, mais qui feroit une peine sensible à mon ami. La calomnie me poursuit, & je ne me justifierai pas en révélant des secrets qui assurent la tranquillité d’une famille, mais je me justifierai par la conduite de toute ma vie. Cet homme a voulu me nuire, je lui ferai du bien, & on ne le sçaura pas. Je sais m’arracher à des plaisirs innocens, quand ils peuvent être soupçonnés de ne l’être pas. Ma conduite mal interpretée feroit peut-être perdre à quelques hommes le respect qu’ils ont pour la vertu. J’aime ma famille & mes amis, je leur sacrifierai souvent mes goûts, & jamais la justice. Voilà les sentimens, les discours, les procédés de de l’ame honnête, & ils suffisent, à ce qu’il me semble, pour qu’on ne soit jamais tenté de l’avilir.

On fait deux profanations du mot d’honnête. On dit d’une femme qui n’a point d’amans, & qui peut être ne pourroit en avoir, qu’elle est honnête femme, quoiqu’elle se permetre mille petits crimes obscurs qui empoisonnent le bonheur de ceux qui l’entourent.

On donne le nom d’honnête aux manieres, aux attentions d’un homme poli, l’estime que méritent ces petites vertus est si peu de chose, en comparaison de celles que mérite un honnête homme, qu’il semble que ces abus d’un mot qui exprime une si respectable idée, prouvent les progrès de la corruption.

Heureux qui sçait distinguer le véritable honnête de cet honnête factice & frivole, heureux qui porte au fond de son cœur l’amour de l’honnête, & qui dans les transports de cette aimable & douce passion, s’écrie quelquefois avec le Guarini : O sanctissima honestade, tu sola sei d’un alma ben nata l’inviolabil nume. Heureux le philosophe, l’homme de lettres, l’homme qui se rappelle avec plaisir ces paroles de l’honnête & sage Fontenelle. Je suis né françois, j’ai vêcu cent ans, & je mourrai avec la consolation de n’avoir jamais donné le plus petit ridicule à la plus petite vertu !