L’Encyclopédie/1re édition/HÉRACLITISME

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 141-143).

* HÉRACLITISME, ou Philosophie d’Héraclite, (Hist. de la Philos.) Héraclite naquit à Ephèse ; il connut le bonheur, puisqu’il aima la vie retirée ; dès son enfance il donna des marques d’une pénétration singuliere ; il sentit la nécessité de s’étudier lui-même, de revenir sur les notions qu’on lui avoit inspirées ou qu’il avoit fortuitement acquises, & il ne tarda pas à s’en avouer la vanité.

Ce premier pas lui fut commun avec la plûpart de ceux qui se sont distingués dans la recherche de la vérité ; & il suppose plus de courage qu’on ne pense.

L’homme indolent, foible & distrait aime mieux demeurer tel que la nature, l’éducation & les circonstances diverses l’ont fait, & flotter incertain pendant toute sa vie, que d’en employer quelques instans à se familiariser avec des principes qui le fixeroient. Aussi le voit-on mécontent au milieu des avantages les plus précieux, parce qu’il a négligé d’apprendre l’art d’en jouir. Arrivé au moment d’un repos qu’il a poursuivi avec l’opiniâtreté la plus continue & le travail le plus assidu, un germe de tourment qu’il portoit en lui-même secrettement, s’y développe peu à peu & flétrit entre ses mains le bonheur.

Héraclite convaincu de cette vérité, se rendit dans l’école de Xénophane & suivit les leçons d’Hippase qui enseignoit alors la philosophie de Pythagore dépouillée des voiles dont elle étoit enveloppée. Voyez Pythagoricienne (Philosophie).

Après avoir écouté les hommes les plus célebres de son tems, il s’éloigna de la société, & il alla dans la solitude s’approprier par la méditation les connoissances qu’il en avoit reçûes.

De retour dans sa patrie, on lui conféra la premiere magistrature ; mais il se dégoûta bientôt d’une autorité qu’il exerçoit sans fruit. Un jour il se retira aux environs du temple de Diane, & se mit à jouer aux osselets avec les enfans qui s’y rassembloient. Quelques Ephésiens l’ayant apperçu, trouverent mauvais qu’un personnage aussi grave s’occupât d’une maniere si peu conforme à son caractere, & le lui témoignerent. O Ephésiens, leur dit-il, ne vaut-il pas mieux s’amuser avec ces innocens, que de gouverner des hommes corrompus ? Il étoit irrité contre ses compatriotes qui venoient d’exiler Hermodore, homme sage & son ami ; & il ne manquoit aucune occasion de leur reprocher cette injustice.

Né mélancolique, porté à la retraite, ennemi du tumulte & des embarras, il revint des affaires publiques à l’étude de la Philosophie. Darius desira de l’avoir à sa cour : mais l’ame élevée du philosophe rejetta avec dédain les promesses du monarque. Il aima mieux s’occuper de la vérité, jouir de lui-même, habiter le creux d’une roche & vivre de légumes. Les Athéniens auprès desquels il avoit la plus haute considération, ne purent l’arracher à ce genre de vie dont l’austérité lui devint funeste. Il fut attaqué d’hydropisie ; sa mauvaise santé le ramena dans Ephèse où il travailla lui-même à sa guérison. Persuadé qu’une transpiration violente dissiperoit le volume d’eau dont son corps étoit distendu, il se renferma dans une étable où il se fit couvrir de fumier : ce remede ne lui réussit pas ; il mourut le second jour de cette espece de bain, âgé de soixante ans.

La méchanceté des hommes l’affligeoit, mais ne l’irritoit pas. Il voyoit combien le vice les rendoit malheureux, & l’on a dit qu’il en versoit des larmes. Cette espece de commisération est d’une ame indulgente & sensible. Et comment ne le seroit-on pas, quand on sçait combien l’usage de la liberté est affoibli dans celui qu’une violente passion entraîne ou qu’un grand intérêt sollicite ?

Il avoit écrit de la matiere, de l’univers, de la république & de la Théologie ; il ne nous a passé que quelques fragmens de ces différens traités. Il n’ambitionnoit pas les applaudissemens du vulgaire ; & il croyoit avoir parlé assez clairement, lorsqu’il s’étoit mis à la portée d’un petit nombre de lecteurs instruits & pénétrans. Les autres l’appelloient le ténébreux, σκοτεινὸς, & il s’en soucioit peu.

Il déposa ses ouvrages dans le temple de Diane. Comme ses opinions sur la nature des dieux n’étoient pas conformes à celles du peuple, & qu’il craignoit la persécution des prêtres, il avoit eu dirai-je la prudence ou la foiblesse de se couvrir d’un nuage d’expressions obscures & figurées. Il n’est pas étonnant qu’il ait été négligé des Grammairiens & oublié des Philosophes mêmes pendant un assez long intervalle de tems : ils ne l’entendoient pas. Ce fut un Cratès qui publia le premier les ouvrages de notre philosophe.

Héraclite florissoit dans la soixante-neuvieme olympiade. Voici les principes fondamentaux de sa philosophie, autant qu’il nous est possible d’en juger d’après ce que Sextus Empyricus & d’autres auteurs nous en ont transmis.

Logique d’Héraclite. Les sens sont des juges trompeurs : ce n’est point à leur décision qu’il faut s’en rapporter, mais à celle de la raison.

Quand je parle de la raison, j’entens cette raison universelle, commune & divine, répandue dans tout ce qui nous environne ; elle est en nous, nous sommes en elle, & nous la respirons.

C’est la respiration qui nous lie pendant le sommeil avec la raison universelle, commune & divine que nous recevons dans la veille par l’entremise des sens qui lui sont ouverts comme autant de portes ou de canaux : elle suit ces portes ou canaux, & nous en sommes pénétrés.

C’est par la cessation ou la continuité de cette influence qu’Héraclite expliquoit la réminiscence & l’oubli.

Il disoit : ce qui naît d’un homme seul n’obtient & ne mérite aucune croyance, puisqu’il ne peut être l’objet de la raison universelle, commune & divine, le seul criterium que nous ayons de la vérité.

D’où l’on voit qu’Héraclite admettoit l’ame du monde, mais sans y attacher l’idée de spiritualité.

Le mépris assez général qu’il faisoit des hommes prouve assez qu’il ne les croyoit pas également partagés du principe raisonnable, commun, universel & divin.

Physique d’Héraclite. Le petit nombre d’axiomes auxquels on peut la réduire, ne nous en donne pas une haute opinion. C’est un enchaînement de visions assez singulieres.

Il ne se fait rien de rien, disoit-il.

Le feu est le principe de tout : c’est ce qui se remarque d’abord dans les êtres.

L’ame est une particule ignée.

Chaque particule ignée est simple, éternelle, inaltérable & indivisible.

Le mouvement est essentiel à la collection des êtres, mais non à chacune de ses parties : il y en a d’oisives ou mortes.

Les choses éternelles se meuvent éternellement. Les choses passageres & périssables ne se meuvent qu’un tems.

On ne voit point, on ne touche point, on ne sent point les particules du feu ; elles nous échappent par la petitesse de leur masse & la rapidité de leur action. Elles sont incorporelles.

Il est un feu artificiel qu’il ne faut pas confondre avec le feu élémentaire.

Si tout émane du feu, tout se résout en feu.

Il y a deux mondes ; l’un éternel & incréé, un autre qui a commencé & qui finira.

Le monde éternel & incréé fut le feu élémentaire qui est, a été, & sera toûjours, mensura generalis accendens & extinguens, la mesure générale de tous les états des corps, depuis le moment où ils s’allument jusqu’à celui où ils s’éteignent.

Le monde périssable & passager n’est qu’une combinaison momentanée du feu élémentaire.

Le feu éternel, élémentaire, créateur & toûjours vivant, c’est Dieu.

Le mouvement & l’action lui sont essentiels ; il ne se repose jamais.

Le mouvement essentiel d’où naît la nécessité & l’enchaînement des événemens, c’est le Destin.

C’est une substance intelligente ; elle pénetre tous les êtres, elle est en eux, ils sont en elle, c’est l’ame du monde.

Cette ame est la cause génératrice des choses.

Les choses sont dans une vicissitude perpétuelle ; elles sont nées de la contrariété des mouvemens, & c’est par cette contrariété qu’elles passent.

Un feu le plus subtil & le plus liquescent a fait l’air en se condensant ; un air plus dense a produit l’eau, une eau plus resserrée a formé de la terre. L’air est un feu éteint.

Le feu, l’air, l’eau & la terre d’abord séparés, puis réunis & combinés, ont engendré l’aspect universel des choses.

L’union & la séparation sont les deux voies de génération & de destruction.

Ce qui se résout, se résout en vapeurs.

Les unes sont légeres & subtiles ; les autres pesantes & grossieres. Les premieres ont produit les corps lumineux ; les secondes, les corps opaques.

L’ame du monde est une vapeur humide. L’ame de l’homme & des autres animaux est une portion de l’ame du monde, qu’ils reçoivent ou par l’inspiration ou par les sens.

Imaginez des vaisseaux concaves d’un côté, & convexes de l’autre. Formez la convexité de vapeurs pesantes & grossieres ; tapissez la concavité de vapeurs légeres & subtiles, & vous aurez les astres, leurs faces obscures & lumineuses, avec leurs éclipses.

Le soleil, la lune & les autres astres n’ont pas plus de grandeur que nous ne leur en voyons.

Quelle différence de la Logique & de la Physique des anciens, & de leur morale ! Ils en étoient à peine à l’a b c de la nature, qu’ils avoient épuisé la connoissance de l’homme & de ses devoirs.

Morale d’Héraclite. L’homme veut être heureux. Le plaisir est son but.

Ses actions sont bonnes, toutes les fois qu’en agissant, il peut se considérer lui-même comme l’instrument des dieux. Quel principe !

Il importe peu à l’homme pour être heureux, de savoir beaucoup.

Il en sait assez s’il se connoît & s’il se possede.

Que lui fera-t-on, s’il méprise la mort & la vie ? Quelle différence si grande verra-t-il entre vivre & mourir, veiller & dormir, croître ou passer ; s’il est convaincu que sous quelque état qu’il existe, il suit la loi de la nature ?

S’il y a bien réfléchi, la vie ne lui paroîtra qu’un état de mort, & son corps le sépulcre de son ame.

Il n’a rien ni à craindre ni à souhaiter au-delà du trépas.

Celui qui sentira avec quelle absolue nécessité la santé succede à la maladie, la maladie à la santé, le plaisir à la peine, la peine au plaisir, la satiété au besoin, le besoin à la satiété, le repos à la fatigue, la fatigue au repos, & ainsi de tous les états contraires, se consolera facilement du mal, & se réjouira avec modération dans le bien.

Il faut que le philosophe sache beaucoup. Il suffit à l’homme sage de savoir se commander.

Sur-tout être vrai dans ses discours & dans ses actions.

Ce qu’on nomme le génie dans un homme est un démon.

Nés avec du génie ou nés sans génie, nous avons sous la main tout ce qu’il faut pour être heureux.

Il est une loi universelle, commune & divine, dont toutes les autres sont émanées.

Gouverner les hommes, comme les dieux gouvernent le monde, où tout est nécessaire & bien.

Il faut avouer qu’il y a dans ces principes, je ne sais quoi de grand & de général, qui n’a pû sortir que d’ames fortes & vigoureuses, & qui ne peut germer que dans des ames de la même trempe. On y propose par-tout à l’homme, les dieux, la nature & l’universalité de ses loix.

Héraclite eut quelques disciples. Platon, jeune alors, étudia sa philosophie sous Héraclite, & retint ce qu’il en avoit appris sur la nature de la matiere & du mouvement. On dit qu’Hippocrate & Zenon éleverent aussi leurs systèmes aux dépens du sien.

Mais jusqu’où Hippocrate s’est-il approprié les idées d’Héraclite ? c’est ce qu’il sera difficile de connoître, tant que les vrais ouvrages de ce pere de la Medecine demeureront confondus avec ceux qui lui sont faussement attribués.

Les traités où l’on voit Hippocrate abandonner l’expérience & l’observation, pour se livrer à des hypothèses, sont suspects. Cet homme étonnant ne méprisoit pas la raison ; mais il paroît avoir eu beaucoup plus de confiance dans le témoignage de ses sens, & la connoissance de la nature & de l’homme. Il permettoit bien au medecin de se mêler de Philosophie, mais il ne pouvoit souffrir que le philosophe se mêlât de Medecine. Il n’avoit garde de décider de la vie de son semblable d’après une idée systématique. Hippocrate ne fut à proprement parler, d’aucune secte. Celui, dit-il, qui ose parler ou écrire de notre art, & qui prétend rappeller tous les cas à quelques qualités particulieres, telles que le sec & l’humide, le froid & le chaud, nous resserre dans des bornes trop étroites, & ne cherchant dans l’homme qu’une ou deux causes générales de la vie ou de la mort, il faut qu’il tombe dans un grand nombre d’erreurs. Cependant la Philosophie rationnelle ne lui étoit pas étrangere ; & si l’on consent à s’en rapporter au livre des principes & des chairs, il sera facile d’appercevoir l’analogie & la disparité de ses principes, & des principes d’Héraclite.

Physique d’Hippocrate. A quoi bon, dit Hippocrate, s’occuper des choses d’enhaut ? On ne peut tirer de leur influence sur l’homme & sur les animaux, qu’une raison bien générale & bien vague de la santé & de la maladie, du bien & du mal, de la mort & de la vie.

Ce qui s’appelle le chaud paroît immortel. Il comprend, voit, entend, & sent tout ce qui est & sera.

Au moment où la séparation des choses confuses se fit, une partie du chaud s’éleva, occupa les régions hautes, & servit d’enveloppe au tout. Une autre resta sédentaire, & forma la terre, qui fut froide, seche & variable. Un troisieme se répandit dans l’espace intermédiaire, & constitua l’atmosphere. Le reste lêcha la surface de la terre, ou s’en éloigna peu, & ce furent les eaux & leurs exhalaisons.

De-là Hippocrate, ou celui qui a parlé en son nom, passe à la formation de l’homme & des animaux, & à la production des os, des chairs, des nerfs, & des autres organes du corps.

Selon cet auteur, la lumiere s’unit à tout, & domina.

Rien ne naît & rien ne périt. Tout change & s’altere.

Il ne s’engendre aucun nouvel animal, aucun être nouveau.

Ceux qui existent s’accroissent, demeurent & passent.

Rien ne s’ajoute au tout. Rien n’en est retranché. Chaque chose est coordonnée au tout ; & le tout l’est à chaque chose.

Il est une nécessité universelle, commune & divine, qui s’étend indistinctement à ce qui a volonté, & à ce qui ne l’a pas.

Dans la vicissitude générale, chaque être subit sa destinée ; & la génération & la destruction sont un même fait vû sous deux aspects différens.

Une chose s’accroît-elle, il faut qu’une autre diminue, ame ou corps.

Des parties d’un tout qui se résout, il y en a qui passent dans l’homme. Ce sont des amas ou de feu seul, ou d’eau seule, ou d’eau & de feu.

La chaleur a trois mouvemens principaux ; ou elle se retire du dehors au dedans, ou elle se porte du dedans au dehors, ou elle reste & circule avec les humeurs. Delà le sommeil, la veille, l’accroissement, la diminution, la santé, la maladie, la mort, la vie, la folie, la sagesse, l’intelligence, la stupidité, l’action, le repos.

Le chaud préside à tout. Jamais il ne se repose.

L’ordre de la nature est des dieux. Ils font tout, & tout ce qu’ils font est nécessaire & bien.

On demande d’après ces principes, s’il faut compter Hippocrate au nombre des sectateurs de l’Atheïsme ? nous aimons mieux imiter la modération de Moshem, & laisser cette question indécise, que d’ajouter ce nom célebre à tant d’autres.