L’Encyclopédie/1re édition/GLADIATEUR
GLADIATEUR, subst. m. gladiator, (Littérat. Hist. rom.) celui qui pour le plaisir du peuple combattoit en public sur l’arene, de gré ou de force, contre un autre homme ou contre une bête sauvage, avec une arme meurtriere, cum gladio ; & c’est de-là qu’est venu le mot de gladiateur.
Ce spectacle ne s’introduisit point à Rome à la faveur de la grossiereté des cinq premiers siecles qui s’écoulerent immédiatement après sa fondation : quand les deux Brutus donnerent aux Romains le premier combat de gladiateurs qu’ils eussent vû dans leur ville, les Romains étoient déjà civilisés ; mais loin que la politesse & la mollesse des siecles suivans ayent dégoûté ce peuple des spectacles barbares de l’amphithéatre, au contraire elles les en rendirent encore plus épris. Nous tâcherons de découvrir les raisons de ce genre de plaisir, après avoir rassemblé sous un point de vûe l’histoire des gladiateurs trop hérissée d’érudition, trop diffuse, & trop peu liée dans la plûpart des ouvrages sur cette matiere.
Les premiers combats de gladiateurs qu’on s’avisa de donner en l’honneur des morts pour appaiser leurs manes, succederent à l’horrible coûtume d’immoler les captifs sur le tombeau de ceux qui avoient été tués pendant la guerre : ainsi dans Homere, Achille immole 12 jeunes troyens aux manes de Patrocle ; ainsi dans Virgile, le pieux Enée envoye des prisonniers à Evandie pour les immoler sur le bûcher de son fils Pallas. Les Troyens croyoient que le sang devoit couler sur les tombeaux des morts pour les appaiser ; & cette superstition étoit si grande chez ce peuple, que les femmes se faisoient elles mêmes des incisions pour en tirer du sang, dont elles arrosoient les sepulcres des personnes qui leur étoient cheres. Au défaut de prisonniers, on sacrifioit quelquefois des esclaves.
Les peuples en se polissant ayant reconnu l’horreur de cette action, établirent, pour sauver la cruauté de ces massacres, que les esclaves & les prisonniers de guerre dévoüés à la mort suivant la loi, se battroient les uns contre les autres, & feroient de leur mieux pour sauver leur vie & l’ôter à leurs adversaires. Cet établissement leur parut moins barbare, parce que ceux qu’il regardoit pouvoient, en se battant avec adresse, éviter la mort ; & ne devoient à quelques égards s’en prendre qu’à eux s’ils ne l’évitoient pas. Voilà l’origine de l’art des gladiateurs.
Le premier spectacle de ces malheureux qui parut à Rome, fut l’an de sa fondation 490, sous le consulat d’Appius Claudius & de M. Fulvius. D’abord on observa de ne l’accorder qu’aux pompes funebres des consuls & des premiers magistrats de la république : insensiblement cet usage s’étendit à des personnes moins qualifiées ; enfin plusieurs simples particuliers le stipulerent dans leur testament : & pour tout dire, il y eut même des combats de gladiateurs aux funérailles des femmes.
Dès qu’on apperçut par l’affluence du peuple, le plaisir qu’il prenoit à ces sortes de spectacles, on apprit aux gladiateurs à se battre ; on les forma, on les exerça ; & la profession de les instruire devint un art étonnant dont il n’y avoit jamais eu d’exemple.
On imagina de diversifier & les armes & les différens genres de combats auxquels les gladiateurs étoient destinés. On en fit combattre sur des chariots, d’autres à cheval, d’autres les yeux bandés ; il y en avoit sans armes offensives ; il y en avoit qui étoient armés de pié en cap, & d’autres n’avoient qu’un bouclier pour les couvrir. Les uns portoient pour armes une épée, un poignard, un coutelas ; d’autres espadonnoient avec deux épées, deux poignards, deux coutelas ; les uns n’étoient que pour le matin, d’autres pour l’après-midi : enfin on distingua chaque couple de combattans par des noms dont il importe de donner la liste.
1°. Les gladiateurs que j’appelle sécuteurs, secutores, avoient pour armes une épée & une espece de massue à bout plombé.
2°. Les thraces, thraces, avoient une espece de coutelas ou cimeterre comme ceux de Thrace, d’où venoit leur nom.
3°. Les myrmillons, myrmillones, étoient armés d’un bouclier & d’une faux, & portoient un poission sur le haut de leur casque. Les Romains leur avoient donné le sobriquet de Gaulois.
4°. Les rétiaires, retiarii, portoient un trident d’une main & un filet de l’autre ; ils combattoient en tunique, & poursuivoient le myrmillon en lui criant : « ce n’est pas à toi, gaulois, à qui j’en veux, c’est à ton poisson ». Non te peto, galle, sed piscem peto.
5°. Les hoplomaques, hoplomachi, étoient armés de toutes pieces, comme l’indique leur nom grec.
6°. Les provoqueurs, provocatores, adversaires des hoplomaques, étoient armés comme eux de toutes pieces.
7°. Les dimacheres, dimachæri, se battoient avec un poignard de chaque main.
8°. Les essédaires, essedarii, combattoient toûjours sur des chariots.
9°. Les andabates, andabatæ, combattoient à cheval & les yeux bandés, soit avec un bandeau, soit avec une armure de tête qui se rabattoit sur leur visage.
10°. Les méridiens, meridiani, étoient ainsi nommés parce qu’ils entroient dans l’arene sur le midi ; ils se battoient avec une espece de glaive contre ceux de leur même classe.
11°. Les bestiaires, bestiarii, étoient des gladiateurs par état ou des braves qui combattoient contre les bêtes féroces, pour montrer leur courage & leur adresse, comme les toreros ou toréadors espagnols de nos jours.
12°. Les fiscaux, les césariens, ou les postulés, fiscales, cæsariani, postulatitii, étoient ceux qu’on entretenoit aux dépens du fisc ; ils prirent leur nom de césariens, parce qu’ils étoient destinés pour les jeux où les empereurs assistoient ; & comme ils étoient les plus braves & les plus adroits de tous les gladiateurs, on les appella postulés, parce que le peuple les demandoit très-souvent.
On nommoit catervarii les gladiateurs qu’on tiroit des diverses classes, & qui se battoient en troupes plusieurs contre plusieurs.
Je ne parlerai point de ceux qu’on envoyoit quelquefois chercher dans des festins de réjoüissance, parce qu’ils ne se servoient point d’armes meurtrieres, ils ne venoient que pour divertir les convives par l’adresse & l’agilité qu’ils faisoient paroître dans des combats simulés : je dirai seulement qu’on les nommoit samnites, samnites, à cause qu’ils s’habilloient à la maniere de cette nation.
La même industrie qui forma les diverses classes de gladiateurs, en rendit l’institution lucrative pour ceux qui les imaginerent ; on les appelloit lanistes, lanistæ : on remettoit entre leurs mains les prisonniers, les criminels, & les esclaves coupables. Ils y joignoient d’autres esclaves adroits, forts, & robustes, qu’ils achetoient pour les jeux, & qu’ils encourageoient à se battre, par l’espoir de la liberté ; ils les dressoient, leur apprenoient à se bien servir de leurs armes, & les exerçoient sans cesse à leurs combats respectifs, afin de les rendre intéressans pour les spectateurs : en quoi ils ne réussirent que trop.
Outre les gladiateurs de ce genre, il y avoit quelquefois des gens libres qui se loüoient pour cette escrime, soit par la dépravation des tems, soit par l’extrème indigence, qui les portoit pour de l’argent, à faire ce métier : tels étoient souvent des esclaves auparavant gladiateurs, & qui avoient déjà obtenu l’exemption & la liberté. Les maîtres d’escrime en loüant tous ces gladiateurs volontaires, les faisoient jurer qu’ils combattroient jusqu’à la mort.
C’étoit à ces maîtres qu’on s’adressoit lorsqu’on vouloit donner les jeux de gladiateurs ; & ils fournissoient pour un prix convenu, la quantité de paires qu’on desiroit, & de différentes classes. Il arriva dans la suite des tems, que des premiers de la république eurent à eux des gladiateurs en propre pour ce genre de spectacle, ou pour d’autres motifs : Jules César étoit de ce nombre.
Les édiles eurent d’abord l’intendance de ces jeux cruels ; ensuite les préteurs y présiderent : enfin Commode attribua cette inspection aux questeurs.
Les empereurs, par goût ou pour gagner l’amitié du peuple, faisoient représenter ces jeux le jour de leur naissance, dans les dédicaces des édifices publics, dans les triomphes, avant qu’on partît pour la guerre, après quelque victoire, & dans d’autres occasions solennelles, ou qu’ils jugeoient à propos de rendre telles. Suétone rapporte que Tibere donna deux combats de gladiateurs ; l’un en l’honneur de son pere, & l’autre en l’honneur de son ayeul Drusus. Le premier combat se donna dans la place publique, & le second dans l’amphithéatre, où cet empereur fit paroître des gladiateurs qui avoient eu leur congé, & auxquels il promit cent mille sesterces de récompense, c’est-à-dire environ vingt-quatre mille de nos livres, l’argent à cinquante francs le marc. L’empereur Claude limita d’abord ces spectacles à certains termes fixes ; mais peu après il annulla lui-même son ordonnance.
Quelque tems avant le jour arrêté du combat, celui qui présidoit aux jeux en avertissoit le peuple par des affiches, où l’on indiquoit les especes de gladiateurs qui devoient combattre, leurs noms, & les marques qui les devoient distinguer ; car ils prenoient chacun quelque marque particuliere, comme des plumes de paon ou d’autres oiseaux.
On spécifioit aussi le tems que dureroit le spectacle, & combien il y auroit de paires différentes de gladiateurs, parce qu’ils étoient toûjours par couples : on représentoit quelquefois tout cela par un tableau exposé dans la place publique.
Le jour du spectacle on apportoit sur l’arene de deux sortes d’armes ; les premieres étoient des bâtons noüeux, ou fleurets de bois nommés rudes ; & les secondes étoient de véritables poignards, glaives, épées, coutelas, &c. Les premieres armes s’appelloient arma lusoria, armes courtoises ; les secondes, arma decretoria, armes décernées, parce qu’elles se donnoient par decret du préteur, ou de celui qui faisoit la dépense du spectacle. Les gladiateurs commençoient par s’escrimer des premieres armes, & c’étoit-là le prélude ; ensuite ils prenoient les secondes, avec lesquelles ils se battoient nuds ou en tunique. La premiere sorte de combat s’appelloit præludere, joüer ; & la seconde, dimicare ad certum, se battre à fer émoulu.
Au premier sang du gladiateur qui couloit, on crioit, il est blessé ; & si dans le moment le blessé mettoit bas les armes, c’étoit un aveu qu’il faisoit lui-même de sa défaite : mais sa vie dépendoit des spectateurs ou du président des jeux ; néanmoins si l’empereur survenoit dans cet instant, il lui donnoit sa grace, soit simplement, soit quelquefois avec la condition que s’il rechappoit de sa blessure, cette grace ne l’exempteroit pas de combattre encore une autre fois.
Dans le cours ordinaire des choses, c’étoit le peuple qui décidoit de la vie & de la mort du gladiateur blessé : s’il s’étoit conduit avec adresse & avec courage, sa grace lui étoit presque toûjours accordée ; mais s’il s’étoit comporté lâchement dans le combat, son arrêt de mort étoit rarement douteux. Le peuple ne faisoit que montrer sa main avec le pouce plié sous les doigts, pour indiquer qu’il sauvoit la vie du gladiateur ; & pour porter son arrêt de mort, il lui suffisoit de montrer sa main avec le pouce levé & dirigé contre le malheureux. Le gladiateur blessé connoissoit si-bien que ce dernier signal étoit celui de sa perte, qu’il avoit coûtume, sitôt qu’il l’appercevoit, de présenter la gorge pour recevoir le coup mortel. Après qu’il étoit expiré, on retiroit son corps de dessus l’arene, afin de cacher cet objet défiguré à la vûe des spectateurs.
Tout gladiateur qui avoit servi trois ans dans l’arene, avoit son congé de droit ; & même sans attendre ces trois ans, lorsqu’il donnoit en quelque occasion des marques extraordinaires de son adresse & de son courage, le peuple lui faisoit donner ce congé sur le champ. En attendant, la récompense qu’on accordoit aux gladiateurs victorieux, étoient une palme, une somme d’argent, un prix quelquefois considérable, & l’empereur Antonin confirma tous ces usages. Mais comme il arrivoit aux maîtres d’escrime qui trafiquoient de gladiateurs, pour augmenter leur gain, de faire encore combattre dans d’autres spectacles ceux qui avoient déjà triomphé, à-moins que le peuple ne leur eût accordé l’exemption qu’on appelloit en latin missio, Auguste ordonna pour réprimer cet abus des lanistes, qu’on ne feroit plus combattre les gladiateurs, sans accorder à ceux qui seroient victorieux un congé absolu, pour ne plus combattre s’ils ne le vouloient pas. Cependant pour obtenir l’affranchissement il falloit au commencement qu’ils eussent été plusieurs fois vainqueurs ; dans la suite il devint ordinaire, en leur accordant l’exemption, de leur donner aussi l’affranchissement.
Cet affranchissement qui tiroit les gladiateurs de l’état de servitude, qui de plus leur permettoit de tester, mais qui ne leur procuroit pas la qualité de citoyen ; cet affranchissement, dis-je, se faisoit par le préteur, en leur mettant à la main un bâton noüeux comme un bâton d’épine, le même qui servoit d’arme courtoise, & qu’on nommoit rudis. Ceux qui avoient obtenu ce bâton, étoient appellés rudiaires, rudiarii. On joignoit encore quelquefois à l’affranchissement une récompense purement honoraire, pour témoignage de la bravoure du gladiateur ; c’étoit une guirlande ou espece de couronne de fleurs entortillée de rubans de laine, qu’on nommoit lemnisci, qu’il mettoit sur la tête, & dont les bouts de ruban pendoient sur les épaules : de-là vient qu’on appelloit lemniscati ceux qui portoient cette marque de distinction.
Quoique ces gens-là fussent libres, qu’on ne pût plus les obliger à combattre, & qu’ils fussent distingués de leurs camarades par le bâton & le bonnet couronné, néanmoins on en voyoit tous les jours qui pour de l’argent retournoient dans l’arene, & s’exposoient aux mêmes dangers dont ils étoient sortis vainqueurs ; leur fureur pour les combats de l’arene égaloit la passion que le peuple y portoit.
Quand on recevoit des gladiateurs dans la troupe, la cérémonie s’en faisoit dans le temple d’Hercule ; & quand après avoir obtenu l’exemption, la liberté & le bâton, ils quittoient pour toûjours la profession de gladiateur, ils alloient offrir leurs armes au fils de Jupiter & d’Alcmene, comme à leur dieu tutélaire, & les attachoient à la porte de son temple. C’est pour cela qu’encore aujourd’hui on met pour enseigne aux salles d’armes, un bras armé d’un fleuret.
On employa souvent des gladiateurs dans les troupes ; on le pratiqua dans les guerres civiles de la république & du triumvirat, & l’on continua cette pratique sous le regne des empereurs. Othon allant combattre Vitellius, enrôla deux mille gladiateurs dans son armée : on en entretenoit toûjours à ce dessein un grand nombre aux dépens du fisc. Sous Gordien III. on en comptoit jusqu’à mille paires : Marc-Aurele les emmena tous dans la guerre contre les Marcomans ; & le peuple romain les vit partir avec douleur, craignant que l’empereur ne lui donnât plus des jeux qui lui étoient si chers.
Il y avoit déjà si long-tems qu’on voyoit ce peuple en faire ses délices, qu’il fut défendu sous la république, par la loi tullienne, à tout citoyen qui briguoit les magistratures, de donner aucun spectacle de gladiateurs au peuple, de peur que ceux qui employeroient ce moyen, ne gagnassent sa bienveillance & ses suffrages, au préjudice des autres postulans.
Mais l’inclination de plusieurs empereurs pour ces jeux sanguinaires, perdit l’état en en multipliant l’usage. Néron, au rapport de Suétone, fit paroître dans ces tragiques scenes des chevaliers & des sénateurs romains en grand nombre, qu’il obligea de se battre les uns contre les autres, ou contre des bêtes sauvages : Dion assûre qu’il se trouva même des gens assez infames dans ces deux ordres, pour s’offrir à combattre sur l’arene comme les gladiateurs, par une honteuse complaisance pour le prince. L’empereur Commode fit plus, il exerça lui-même la gladiature contre des bêtes féroces.
C’est dans ce tems-là que cette fureur devint tellement à la mode, qu’on vit aussi les dames romaines exercer volontairement cette indigne métier, & combattre dans l’amphithéatre les unes contre les autres, se glorifiant d’y faire paroître leur adresse & leur intrépidité : nec virorum modo pugnas, sed & feminarum…
Enfin, après l’établissement de la religion chrétienne & le transport de l’empire à Byzance, de nouveaux changemens dans les usages commencerent à renaître ; des mœurs plus douces semblerent vouloir succéder. Je serois charmé d’ajoûter, avec la foule des écrivains, que Constantin abolit les combats de gladiateurs en Orient ; mais je trouve seulement qu’il défendit d’y employer ceux qui étoient condamnés pour leurs forfaits, ordonnant au préfet du prétoire de les envoyer plûtôt travailler aux mines : son ordonnance est datée du premier Octobre 325, à Béryle en Phénicie. Les empereurs Honorius & Arcadius tenterent de faire perdre l’usage de ces jeux en Occident ; mais ces affreux divertissemens ne finirent en réalité qu’avec l’empire romain, lorsqu’il s’affaissa tout-à-coup par l’invasion de Théodoric roi des Goths, vers l’an 500 de Jesus-Christ.
Ce n’est pas toutefois la durée de ces jeux qui doit surprendre davantage, ce sont les recherches fines & barbares auxquelles on les porta pendant tant de siecles, qui semblent incroyables. Non-seulement on rafina sur l’art d’instruire les gladiateurs, de les former, d’animer leur courage, de les faire expirer, pour ainsi dire, de bonne grace ; on rafina même sur les instrumens meurtriers que ces malheureux devoient mettre en œuvre pour s’entre-tuer. Ce n’étoit point au hasard qu’on faisoit battre le gladiateur thrace contre le sécuteur, ou qu’on armoit le rétiaire d’une façon, & le myrmillon d’une autre ; on cherchoit entre les armes offensives & défensives de ces quadrilles, une combinaison qui rendît leurs combats plus tardifs & plus affreux. En diversifiant leurs armes, on se proposoit de diversifier le genre de leur mort ; on les nourrissoit même avec des pâtes d’orge & des alimens propres à les entretenir dans l’embonpoint, afin que le sang s’écoulât plus lentement par les blessures qu’ils recevoient, & que les spectateurs pussent joüir aussi plus long-tems de leur agonie.
Qu’on ne pense point que ces spectateurs fussent la lie du peuple, tous les ordres les plus distingués de l’empire assistoient à ces cruels amusemens ; les vestales elles-mêmes ne manquoient pas de s’y trouver : elles y étoient placées avec éclat au premier degré de l’amphithéatre. Il est bon de lire le tableau poétique que Prudence fait de cette pudeur qui colorant leur front, se plaisoit dans le mouvement de l’arene ; de ces regards sacrés avides de blessures ; de ces ornemens si respectables que l’on revêtoit pour jouir de la cruelle adresse des hommes ; de ces ames tendres qui s’évanouissoient aux coups les plus sanglans, & se réveilloient toutes les fois que le couteau se plongeoit dans la gorge d’un malheureux ; enfin de la compassion de ces vierges timides, qui par un signe fatal décidoient des restes de la vie d’un gladiateur :
. . . . . . . Pectusque jacentis
Virgo modesta jubet converso pollice rumpi,
Ne lateat pais ulla animæ vitalibus imis
Altius impresso dum palpitat ense secutor.
Il ne faut pas cependant que ce tableau pittoresque joint aux autres détails historiques qu’on a exposés jusqu’ici, nous inspire trop d’horreur pour les Romains & pour les Vestales ; il y avoit long-tems que les Romains blâmoient leur goût pour les spectacles de l’arene, il y avoit long-tems qu’ils connoissoient les affreux abus qui s’y étoient glissés : l’humanité n’étoit point bannie de leur cœur à d’autres égards. Dans le tems même dont nous parlons, un homme passoit chez eux pour barbare, s’il faisoit marquer d’un fer chaud son esclave qui avoit volé le linge de table ; action pour laquelle les lois de plusieurs pays chrétiens condamnent à mort nos domestiques, qui sont des hommes d’une condition libre. D’où vient donc, me dira-t-on, ce contraste bisarre dans leurs mœurs ? d’où vient ce plaisir extrème qu’ils trouvoient aux spectacles de l’amphithéatre ? Il venoit principalement, ce plaisir, d’une espece de mouvement machinal que la raison réprime mal, & qui fait par-tout courir les hommes après les objets les plus propres à déchirer le cœur. Le peuple dans tous les pays va voir un spectacle des plus affreux, je veux dire le supplice d’un autre homme, sur-tout si cet homme doit subir la rigueur des lois sur un échafaut par d’horribles tourmens, l’émotion qu’on éprouve à un tel spectacle, devient une espece de passion dont les mouvemens remuent l’ame avec violence ; & l’on s’y laisse entrainer, malgré les idées tristes & importunes qui accompagnent & qui suivent ces mouvemens. Repassez, si vous le voulez, avec M. l’abbé du Bos, qui a si bien prouvé cette vérité, l’histoire de toutes les nations les plus policées, vous les verrez toutes se livrer à l’attrait des spectacles barbares, dans le tems que la nature témoigne par un frémissement intérieur, qu’elle se soûleve contre son propre plaisir.
Les Grecs, que sans doute personne ne taxera de penchant à la cruauté, s’accoûtumerent eux-mêmes au spectacle des gladiateurs, quoiqu’ils n’eussent point été familiarisés à ces horreurs dès l’enfance. Sous le regne d’Antiochus-Epiphane roi de Syrie, les Arts & les Sciences faites pour corriger la férocité de l’homme, florissoient depuis long-tems dans tous les pays habités par les Grecs ; quelques usages pratiqués autrefois dans les jeux funebres, & qui pouvoient ressembler aux combats des gladiateurs, y étoient abolis depuis plusieurs siecles. Antiochus qui vouloit par sa magnificence se concilier la bienveillance des nations, fit venir de Rome à grands frais des gladiateurs, pour donner aux Grecs, amoureux de toutes les fêtes, ce spectacle nouveau. D’abord, dit Tite-Live, l’arene ne leur parut qu’un objet d’horreur. Antiochus ne se rebuta point, il fit combattre les champions seulement jusqu’au sang. On regarda ces combats mitigés avec plaisir : bientôt on ne détourna plus les yeux des combats à toute outrance ; ensuite on s’y accoûtuma insensiblement, aux dépens de l’humanité. Il se forma enfin des gladiateurs dans le pays, & ces spectacles devinrent encore des écoles pour les artistes : ce fut-là où Ctésilas étudia son gladiateur mourant, dans lequel on pouvoit voir ce qui lui restoit encore de vie.
Nous avons pour voisin, ajoûte avec raison M. l’abbé du Bos, un peuple tellement avare des souffrances des hommes, qu’il respecte encore l’humanité dans les plus grands scélérats ; tous les supplices dont il permet l’usage, sont de ceux qui terminent les jours des plus grands criminels, sans leur faire souffrir d’autre peine que la mort. Néanmoins ce peuple si respectueux envers l’humanité, se plaît à voir les bêtes s’entre-déchirer ; il a même rendu capables de se tuer, ceux des animaux à qui la nature a voulu refuser des armes qui pussent faire des blessures mortelles à leurs semblables : il leur fournit avec industrie des armes artificielles qui blessent facilement à mort. Voyez Combat du Coq, (Encycl. supplém.)
Le peuple dont on parle, regarde toûjours avec tant de plaisir des hommes payés pour se battre jusqu’à se faire des blessures dont le sang coule, qu’on peut croire qu’il auroit de véritables gladiateurs à la romaine, si la religion chrétienne qu’il professe, ne défendoit absolument de verser le sang des hommes, hors le cas d’une absolue nécessité.
On peut assûrer la même chose d’autres peuples polis, éclairés, & qui font profession de la même religion ennemie du sang humain. Nous avons dans nos annales une preuve bien forte, pour montrer qu’il est dans les spectacles cruels une espece d’attrait. Les combats en champ-clos, entre deux ou plusieurs champions, ont été long-tems en usage parmi nous, & les personnes les plus considérables de la nation y tiroient l’épée, par un motif plus sérieux que de divertir l’assemblée ; c’étoit pour s’entre-tuer : on accouroit cependant à ces combats, comme à des fêtes.
Après tout, je ne dissimulerai point que les Romains n’ayent été le peuple du monde qui a fait des jeux barbares son plus cher divertissement, & tout ce que j’ai dit là-dessus ne le démontre que trop. Cicéron a eu tort, ce me semble, de ne condamner que les abus qui s’y étoient glissés, & d’approuver le spectacle de l’arene, lorsque les seuls criminels y combattoient en présence du peuple. Pour moi, je crains fort que ces jeux meurtriers n’ayent entretenu les Romains dans une certaine humeur sanguinaire que Rome dévoila dès son origine, & dont elle se fit une habitude par les guerres continuelles qu’elle soûtint pendant plus de cinq cents ans.
Concluons qu’il faut proscrire, non-seulement par religion, mais par esprit philosophique, mais par amour de l’humanité, tout jeu ? tout spectacle qui pourroit insensiblement familiariser les hommes avec des principes opposés à la compassion.
Ceux de la morale des Athéniens ne leur permirent point d’avoir d’autres sentimens que des sentimens d’aversion pour le jeu des gladiateurs : jamais ils ne voulurent les admettre dans leur ville, malgré l’exemple des autres peuples de la Grece ; & quelqu’un s’étant un jour avisé de proposer publiquement ces jeux, afin, dit-il, qu’Athenes ne le cede pas à Corinthe : « Renversez donc auparavant, s’écria un athénien avec vivacité, renversez l’autel que nos peres, il y a plus de mille ans, ont érigé à la Miséricorde ». (D. J.)
Gladiateurs, (Guerre des) bellum gladiatorum, (Hist. rom.) guerre domestique & dangereuse que Spartacus excita en Italie l’an 680 de la fondation de Rome.
Ce gladiateur homme de courage & d’une bravoure à toute épreuve, s’échappa de Capoue où il étoit gardé avec soixante & dix de ses camarades ; il les exhorta de sacrifier leur vie plûtôt pour la défense de la liberté, que pour servir de spectacle à l’inhumanité de leurs patrons ; il les persuada, rassembla sous ses drapeaux un grand nombre d’autres esclaves fugitifs, animés du même esprit ; il se mit à leur tête, s’empara de la Campanie, & remporta de grands avantages sur les préteurs romains, que le sénat se contenta d’abord de lui opposer avec peu de troupes.
L’affaire ayant paru plus sérieuse, les consuls eurent ordre de marcher avec les légions ; Spartacus les défit entierement, ayant choisi son camp & le champ de bataille comme auroit pû faire un général consommé ; de si grands succès attirerent une foule innombrable de peuples sous les enseignes de Spartacus, & ce gladiateur redoutable se vit jusqu’à six vingt mille hommes à ses ordres, bandits, esclaves, transfuges, gens féroces & cruels, qui portoient le fer & le feu de tous côtés, & qui n’envisageoient dans leur révolte qu’une licence effrénée & l’impunité de leurs crimes.
Il y avoit près de trois ans que cette guerre domestique duroit en Italie, avec autant de honte que de desavantage pour la république, lorsque le sénat en donna la conduite en 682 à Licinius-Crassus, un des premiers capitaines du parti de Sylla, & qui avoit eu beaucoup de part à ses victoires.
Crassus savoit faire la guerre, & la fit heureusement ; il tailla en pieces en deux batailles rangées les troupes de Spartacus, qui cependant prouva toûjours qu’il ne lui manquoit qu’une meilleure cause à défendre : on le vit blessé à la cuisse d’un coup de javeline combattre long-tems à genou, tenant son bouclier d’une main & son épée de l’autre. Enfin percé de coups, il tomba sur un monceau ou de romains qu’il avoit immolés à sa propre fureur, ou de ses propres soldats qui s’étoient fait tuer aux piés de leur général en le défendant.
Voyez les détails de la guerre célebre des gladiateurs dans les historiens romains, dans Tite-Live, liv. XCVII. Athénée, liv. II. Eutrope, liv. VI. Appian, de la guerre civile, liv. II. Florus, liv. III. chap. xx. César, commentaires liv. I. Valere-Maxime, liv. VIII. Velleius-Paterculus, liv. II. & autres. (D. J.)
Gladiateur expirant (le), Sculpture antiq. c’est une admirable piece de l’antique qui subsiste toûjours ; il n’y a point d’amateurs des beaux arts, dit M. l’abbé du Bos, qui n’ait du-moins vû des copies de la figure du gladiateur expirant, laquelle étoit autrefois à la Vigne Ludovece, & qu’on a transportée depuis au palais. Chigi. Cet homme qui vient de recevoir le coup mortel veille à sa contenance, ut procumbat honestè : il est assis à terre, & a encore la force de se soûtenir sur le bras droit ; quoiqu’il aille expirer, on voit qu’il ne veut pas s’abandonner à sa douleur ni à sa défaillance, & qu’il a l’attention de tenir ce maintien courageux, que les gladiateurs se piquoient de conserver dans ce funeste moment, & dont les maîtres d’escrime leur apprenoient l’attitude : il ne craint point la mort, il craindroit de faire une grimace ou de pousser un lâche soupir ; quis mediocris gladiator ingemuit, quis vultum mutavit unquam, quis non modò stetit, verùm etiam decubuit turpiter, dit Ciceron dans l’endroit de ses Tusculanes, où il nous raconte tant de choses étonnantes sur la fermeté de ces malheureux ? On sent dans celui-ci que malgré la force qui lui reste après le coup dont il est atteint, il n’a plus qu’un moment à vivre, & l’on regarde long-tems dans l’attente de le voir tomber en expirant ; c’est ainsi que les anciens savoient animer le marbre, & lui donner de la vie. On en trouvera plusieurs autres exemples dans cet ouvrage. Voyez Sculpture ancienne. (D. J.)