L’Encyclopédie/1re édition/FÊTE des fous

Fête des Fous, (Hist. mod.) réjoüissance pleine de desordres, de grossieretés & d’impiétés, que les sous-diacres, les diacres & les prêtres même faisoient dans la plûpart des églises durant l’office divin, principalement depuis les fêtes de Noël jusqu’à l’Epiphanie.

Ducange, dans son glossaire, en parle au mot kalendæ, & remarque qu’on la nommoit encore la fête des sous-diacres ; non pas qu’il n’y eût qu’eux qui la fêtassent, mais par un mauvais jeu de mots tombant sur la débauche des diacres, & cette pointe signifioit la fête des diacres saouls & ivres.

Cette fête étoit réellement d’une telle extravagance, que le lecteur auroit peine à y ajoûter foi, s’il n’étoit instruit de l’ignorance & de la barbarie des siecles qui ont précédé la renaissance des Lettres en Europe.

Nos dévots ancêtres ne croyoient pas deshonorer Dieu par les cérémonies bouffonnes & grossieres que je vais décrire, dérivées presque toutes du Paganisme, introduites en des tems peu éclairés, & contre lesquelles l’Église a souvent lancé ses foudres sans aucun succès.

Par la connoissance des Saturnales on peut se former une idée de la fête des fous, elle en étoit une imitation ; & les puérilités qui regnent encore dans quelques-unes de nos églises le jour des Innocens, ne sont que des vestiges de la fête dont il s’agit ici.

Comme dans les Saturnales les valets faisoient les fonctions de leurs maîtres, de même dans la fête des fous les jeunes clercs & les autres ministres inférieurs officioient publiquement pendant certains jours consacrés aux mysteres du Christianisme.

Il est très-difficile de fixer l’époque de la fête des fous, qui dégénera si promptement en abus monstrueux. Il suffira de remarquer sur son ancienneté, que le concile de Tolede, tenu en 633, fit l’impossible pour l’abolir ; & que S. Augustin, long-tems auparavant, avoit recommandé qu’on châtiât ceux qui seroient convaincus de cette impiété. Cedrenus, hist. pag. 639. nous apprend que dans le dixieme siecle Théophylacte, patriarche de Constantinople, avoit introduit cette fête dans son diocèse ; d’où l’on peut juger sans peine qu’elle s’étendit de tous côtés dans l’église greque comme dans la latine.

On élisoit dans les églises cathédrales, un évêque ou un archevêque des fous, & son élection étoit confirmée par beaucoup de bouffonneries qui servoient de sacre. Cet évêque élu officioit pontificalement, & donnoit la bénédiction publique & solennelle au peuple, devant lequel il portoit la mitre, la crosse, & même la croix archiépiscopale. Dans les églises qui relevoient immédiatement du saint siége, on élisoit un pape des sous, à qui l’on accordoit les ornemens de la papauté, afin qu’il pût agir & officier solennellement, comme le saint pere.

Des pontifes de cette espece étoient accompagnés d’un clergé aussi licentieux. Tous assistoient ces jours-là au service divin en habits de mascarade & de comédie. Ceux-ci prenoient des habits de pantomimes ; ceux-là se masquoient, se barbouilloient le visage, à dessein de faire peur ou de faire rire. Quand la messe étoit dite, ils couroient, sautoient & dansoient dans l’église avec tant d’impudence, que quelques-uns n’avoient pas honte de se mettre presque nuds : ensuite ils se faisoient traîner par les rues dans des tombereaux pleins d’ordures, pour en jetter à la populace qui s’assembloit autour d’eux. Les plus libertins d’entre les séculiers se mêloient parmi le clergé, pour joüer aussi quelque personnage de fou en habit ecclésiastique. Ces abus vinrent jusqu’à se glisser également dans les monasteres de moines & de religieuses. En un mot, dit un savant auteur, c’étoit l’abomination de la desolation dans le lieu saint, & dans les personnes qui par leur état devoient avoir la conduite la plus sainte.

Le portrait que nous venons de tracer des desordres de la fête des fous, loin d’être chargé, est extrèmement adouci ; le lecteur pourra s’en convaincre en lisant la lettre circulaire du 12 Mars 1444, adressée au clergé du royaume par l’université de Paris. On trouve cette lettre à la suite des ouvrages de Pierre de Blois ; & Sauval, tom. II. pag. 624. en donne un extrait qui ne suffit que trop sur cette matiere.

Cette lettre porte que pendant l’office divin les prêtres & les clercs étoient vêtus, les uns comme des bouffons, les autres en habits de femme, ou masqués d’une façon monstrueuse. Non contens de chanter dans le chœur des chansons des honnêtes, ils mangeoient & joüoient aux dés sur l’autel, à côté du prêtre qui célébroit la messe. Ils mettoient des ordures dans les encensoirs, & couroient autour de l’église, sautant, riant, chantant, proférant des paroles sales, & faisant mille postures indécentes. Ils alloient ensuite par toute la ville se faire voir sur des chariots. Quelquefois, comme on l’a dit, ils sacroient un évêque ou pape des fous, qui célébroit l’office, & qui revêtu d’habits pontificaux, donnoit la bénédiction au peuple. Ces folies leur plaisoient tant, & paroissoient à leurs yeux si bien pensées & si chrétiennes, qu’ils regardoient comme excommuniés ceux qui vouloient les proscrire.

Dans le registre de 1494 de l’église de S. Etienne de Dijon, on lit qu’à la fête des fous on faisoit une espece de farce sur un théatre devant une église, où on rasoit la barbe au préchantre des fous, & qu’on y disoit plusieurs obscénités. Dans les registres de 1521, ibid. on voit que les vicaires couroient par les rues avec fifres, tambours & autres instrumens, & portoient des lanternes devant le préchantre des fous, à qui l’honneur de la fête appartenoit principalement.

Dans le second registre de l’église cathédrale d’Autun, du secrétaire Rotarii, qui commence en 1411 & finit en 1416, il est dit qu’à la fête des fous, follorum, on conduisoit un âne, & que l’on chantoit, hé, sire âne, he, hé, & que plusieurs alloient à l’église déguisés en habits grotesques ; ce qui fut alors abrogé. Cet âne étoit honoré d’une chape qu’on lui mettoit sur le dos. On nous a conservé la rubrique que l’on chantoit alors, & le P. Théophile Raynaud témoigne l’avoir vû dans le rituel d’une de nos églises métropolitaines.

Il y a un ancien manuscrit de l’église de Sens, où l’on trouve l’office des fous tout entier.

Enfin, pour abreger, presque toutes les églises de France ont célébré la fête des fous sans interruption pendant plusieurs siecles durant l’octave des Rois. On l’a marquée de ce nom dans les livres des offices divins : festum fatuorum in Epiphaniâ & ejus octavis.

Mais ce n’est pas seulement en France que s’étendirent les abus de cette fête ; ils passerent la mer, & ils regnoient peut-être encore en Angleterre vers l’an 1530 : du moins dans un inventaire des ornemens de l’église d’Yorck, fait en ce tems-là, il est parlé d’une petite mitre & d’un anneau pour l’évêque des fous.

Ajoûtons ici que cette fête n’étoit pas célébrée moins ridiculement dans les autres parties septentrionales & méridionales de l’Europe, en Allemagne, en Espagne, en Italie, & qu’il en reste encore çà & là des traces que le tems n’a point effacées.

Outre les jours de la Nativité de Notre Seigneur, de S. Etienne, de S. Jean l’Evangeliste, des lnnocens, de la Circoncision, de l’Epiphanie, ou de l’octave des Innocens, que se célébroit la fête des fous, il se pratiquoit quelque chose de semblable le jour de S. Nicolas & le jour de sainte Catherine dans divers diocèses, & particulierement dans celui de Chartres. Tout le monde sait, dit M. Lancelot, hist. de l’acad. des Inscript. tome IV. qu’il s’étoit introduit pendant les siecles d’ignorance, des fêtes différemment appellées des fous, des ânes, des innocens, des calendes. Cette différence venoit des jours & des lieux où elles se faisoient ; le plus souvent c’étoit dans les fêtes de Noël, à la Circoncision ou à l’Epiphanie.

Quoique cette fête eût été taxée de paganisme & d’idolatrie par la Sorbonne en 1444, elle trouva des apologistes qui en défendirent l’innocence par des raisonnemens dignes de ces tems-là. Nos prédécesseurs, disoient-ils, graves & saints personnages, ont toûjours célébré cette fête ; pouvons-nous suivre de meilleurs exemples ? D’ailleurs la folie qui nous est naturelle, & qui semble née avec nous, se dissipe du moins une fois chaque année par cette douce récréation ; les tonneaux de vin creveroient, si on ne leur ouvroit la bonde pour leur donner de l’air : nous sommes des tonneaux mal reliés, que le puissant vin de la sagesse feroit rompre, si nous le laissions bouillir par une dévotion continuelle. Il faut donc donner quelquefois de l’air à ce vin, de peur qu’il ne se perde & ne se répande sans profit.

L’auteur du curieux traité contre le paganisme du roi-boit, prétend même qu’un docteur de Théologie soûtint publiquement à Auxerre sur la fin du xv. siecle, que la fête des fous n’étoit pas moins approuvée de Dieu que la fête de la Conception immaculée de Notre-Dame, outre qu’elle étoit d’une tout autre ancienneté dans l’Eglise.

Aussi les censures des évêques des xiij. & xjv. siecles eurent si peu d’efficace contre la pratique de la fête des fous, que le concile de Sens, tenu en 1460 & en 1485, en parle comme d’un abus pernicieux qu’il falloit nécessairement retrancher.

Ce fut seulement alors que les évêques, les papes & les conciles se réunirent plus étroitement dans toute l’Europe, pour abroger les extravagantes cérémonies de cette fête. Les constitutions synodales du diocèse de Chartres, publiées en 1550, ordonnerent que l’on bannît des églises les habits des fous qui sont de personnages de théatre. Les statuts synodaux de Lyon, en 1566 & 1577, défendirent toutes les farces de la fête des fous dans les églises. Le concile de Tolede, en 1566, entra dans le sentiment des autres conciles. Le concile provincial d’Aix, en 1585, ordonna que l’on fît cesser dans les églises, le jour de la fête des Innocens, tous les divertissemens, tous les jeux d’enfans & de théatre qui y avoient subsisté jusqu’alors. Enfin le concile provincial de Bordeaux, tenu à Cognac en 1620, condamna severement les danses & les autres pratiques ridicules qui se faisoient encore dans ce diocèse le jour de la fête des fous.

Les séculiers concoururent avec le clergé pour faire cesser à jamais la fête des fous, comme le prouve l’arrêt du parlement de Dijon du 19 Janvier 1552 : mais malgré tant de forces réunies, l’on peut dire que la renaissance des Lettres contribua plus dans l’espace de cinquante ans à l’abolition de cette ancienne & honteuse fête, que la puissance ecclésiastique & séculiere dans le cours de mille ans. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.

Nous allons joindre à ce mémoire, en faveur de plusieurs lecteurs, la description de la fête des fous, telle qu’elle se célébroit à Viviers, & cette description sera tirée du vieux rituel manuscrit de cette église.

Elle commençoit par l’élection d’un abbé du clergé ; c’étoit le bas-chœur, les jeunes chanoines, les clercs & enfans-de-chœur qui le faisoient. L’abbé élû & le Te Deum chanté, on le portoit sur les épaules dans la maison où tout le reste du chapitre étoit assemblé. Tout le monde se levoit à son arrivée, l’évêque lui-même, s’il y étoit présent. Cela étoit suivi d’une ample colation, après laquelle le haut-chœur d’un côté & le bas-chœur de l’autre, commençoient à chanter certaines paroles qui n’avoient aucune suite : sed dum earum cantus sapius & frequentius per partes continuando cantatur, tanto amplius ascendendo elevatur in tantum, quod una pars cantando, clamando e fort cridar vincit aliam. Tunc enim inter se ad invicem clamando, sibilando, ululando, cachinnando, deridendo, ac cum suis manibus demonstrando, pars victrix, quantum potest, partem adversam deridere conatur & superare, jocosasque trufas sine tædis breviter inferre. A parte abbatis heros, alter chorus & nolie nolierno ; à parte abbatis ad fons sancti Bacon, alii Kyrie eleison, &c.

Cela finissoit par une procession qui se faisoit tous les jours de l’octave. Enfin le jour de saint Etienne, paroissoit l’évêque fou ou l’évêque des fous, episcopus stultus. C’étoit aussi un jeune clerc, différent de l’abbé du clergé. Quoiqu’il fût élû dès le jour des Innocens de l’année précédente, il ne joüissoit, à proprement parler, des droits de sa dignité que ces trois jours de S. Etienne, de S. Jean, & des Innocens. Après s’être revêtu des ornemens pontificaux, en chape, mitre, crosse, &c. suivi de son aumônier aussi en chape, qui avoit sur sa tête un petit coussin au lieu de bonnet, il venoit s’asseoir dans la chaire épiscopale, & assistoit à l’office, recevant les mêmes honneurs que le véritable évêque auroit reçûs. A la fin de l’office, l’aumônier disoit à pleine voix, silete, silete, silentium habete : le chœur répondoit, Deo gratias. L’évêque des fous, après avoir dit l’adjutorium, &c. donnoit sa bénédiction, qui étoit immédiatement suivie de ces prétendues indulgences que son aumônier prononçoit avec gravité :

De part mossenhor l’évesque
Que Dieu vos done grand mal al bescle
Aves una plena banasta de pardos
E dos des de raycha de sot lo mento.

C’est-à-dire, de par monseigneur l’évêque, que Dieu vous donne grand mal au foie, avec une pleine pannerée de pardons, & deux doigts de rache & de gale rogneuse dessous le menton. Les autres jours les mêmes cérémonies se pratiquoient, avec la seule différence que les indulgences varioient. Voici celles du second jour, qui se repétoient aussi le troisieme :

Mossenhor quez ayssi presenz
Vos dona xx banastas de mal de dens
Et a vos autras donas a tressi
Dona una cua de rossi.

Ce qu’on peut rendre par ces mots : monseigneur qui est ici présent, vous donne vingt pannerées de mal de dents ; & ajoûte aux autres dons qu’il vous a faits, celui d’une queue de rosse.

Ces abus, quelques indécens & condamnables qu’ils fussent, n’approchoient pas encore des impiétés qui se pratiquoient dans d’autres églises du royaume, si l’on en croit la lettre circulaire citée ci-dessus, des docteurs de la faculté de Paris, envoyée en 1444 à tous les prélats de France, pour les engager à abolir cette détestable coûtume.

Belet docteur de la même faculté, qui vivoit plus de deux cents ans auparavant, écrit qu’il y avoit quatre sortes de danses ; celle des lévites ou diacres, celle des prêtres, celle des enfans ou clercs, & celle des soûdiacres. Théophile Raynaud témoigne qu’à la messe de cette abominable fête, le jour de saint Etienne on chantoit une prose de l’âne, qu’on nommoit aussi la prose des fous ; & que le jour de S. Jean on en chantoit encore une autre, qu’on appelloit la prose du bœuf. On conserve dans la bibliotheque du chapitre de Sens, un manuscrit en vélin avec des miniatures, où sont représentées les cérémonies de la fête des fous. Le texte en contient la description. Cette prose de l’âne s’y trouve ; on la chantoit à deux chœurs, qui imitoient par intervalles & comme pour refrain, le braire de cet animal.

Cet abus a regné dans cette église, comme dans presque toutes les autres du royaume ; mais elle a été une des premieres à le réformer, comme il paroît par une lettre de Jean Leguise evêque de Troyes, à Tristan de Salasar archevêque de Sens. Elle porte entre autres, que aucuns gens d’église de cette ville (de Troyes), sous umbre de leur fête aux fous, ont fait plusieurs grandes mocqueries, dérisions, & folies contre l’onneur & révérence de Dieu, & au grand contempt & vitupere des gens d’église & de tout l’état ecclésiastique… ont éleu & fait un arcevesque des fols ; lequel, la veille & jour de la circoncision de Notre-Seigneur, fit l’office… vêtu in pontificalibus, en baillant la bénédiction solemnelle au peuple ; & avec ledit arcevesque, en allant parmi la ville, faisoit porter la croix devant ly, & bailloit la bénédiction en allant en grand dérision & vitupere de la dignité arciépiscopale ; & quand on leur a dit que c’étoit mal fait, ils ont dit que ainsi le fait-on à Sens, & que vous même avez commandé & ordonné faire ladite feste, combien que soye informé du contraire, &c. En effet l’évêque de Troyes auroit eu mauvaise grace de s’adresser à son métropolitain pour faire cesser cet abus, si celui-ci en eût toléré un semblable dans sa propre cathédrale. Cette lettre est de la fin du quinzieme siecle, & il paroît par-là que cette fête étoit déjà abolie dans l’église de Sens. Elle l’étoit également en beaucoup d’autres, conformément aux décisions de plusieurs conciles, par le zele & la vigilance qu’apporterent les évêques à retrancher des abus si crians.

Quelques autres auteurs parlent de la coûtume établie dans certains diocèses, où sur la fin de Décembre les évêques joüoient familierement avec leur clergé, à la paume, à la boule, à l’imitation, disent-ils, des saturnales des Payens : mais cette derniere pratique, qu’on regarderoit aujourd’hui comme indécente, n’étoit mêlée d’aucune impiété, comme il en regnoit dans la fête des fous. D’autres auteurs prétendent que les Latins avoient emprunté cette derniere des Grecs : mais il est plus vraissemblable que la premiere origine de cette fête vient de la superstition des Payens qui se masquoient le premier jour de l’an, & se couvroient de peaux de cerfs ou de biches pour représenter ces animaux ; ce que les Chrétiens imiterent nonobstant les défenses des conciles & des peres. Dans les siecles moins éclairés, on crut rectifier ces abus en y mêlant des représentations des mysteres : mais, comme on voit, la licence & l’impiété prirent le dessus ; & de ce mélange bisarre du sacré & du profane, il ne résulta qu’une profanation des choses les plus respectables.

Si malgré ces détails quelqu’un est encore curieux d’éclaircissemens sur cette matiere, il peut consulter les ouvrages de Pierre de Blois ; Thiers, traité des jeux ; l’histoire de Bretagne, tome I. pag. 586 ; Mezerai, abregé de l’histoire de France, tom. I. pag. 578. éd. in-4°. dom Lobineau, histoire de Paris, tom. I. pag. 224. dom Marlot, histoire de Reims, tome II. page 769. & enfin les mémoires de du Tillot, pour servir à l’histoire de la fête des fous, imprimés à Lausanne en 1751, in-12. Article de M. le Chevalier de Jaucourt.