L’Encyclopédie/1re édition/FÊTES

Fêtes, (Jurispr.) on ne peut faire aucun exploit les jours de fêtes & dimanche, ni rendre aucune ordonnance de justice, si ce n’est dans les cas qui requierent célérité. Voy. Ajournement & Exploit.

Le conseil du roi s’assemble les jours de fêtes & dimanche comme les autres jours, attendu l’importance des matieres qui y sont portées.

C’est au juge laïc & non à l’official, à connoître de l’inobservation des fêtes commandées par l’église, contre ceux qui les ont transgressées en travaillant à des œuvres serviles un jour férié. Voyez Fevret en son traité de l’abus, liv. IV. ch. viij. n°. 3.

Fêtes de Palais, sont certains jours fériés ou de vacations, auxquels les tribunaux n’ouvrent point. On peut néanmoins ces jours-là faire tous exploits, ces jours de fêtes n’étant point chommés. (A)

Fête de Village : le droit de l’annoncer par un cri public, est un droit seigneurial. Voyez ce qui en a été dit ci-devant au mot Cri de la fête. (A)

Fête, (Beaux-Arts.) solennité ou réjoüissance, & quelquefois l’une & l’autre, établie ou par la religion, ou par l’usage, ou occasionnée par quelque évenement extraordinaire, qui intéresse un état, une province, une ville, un peuple, &c.

Ce mot a été nécessaire à toutes les nations : elles ont toutes eu des fêtes. On lit dans tous les historiens, que les Juifs, les Payens, les Turcs, les Chinois ont eu leurs solennités & leurs réjoüissances publiques. Les uns dérivent ce mot de l’hébreu אשרח, qui signifie feu de Dieu : les autres pensent qu’il vient du mot latin feriari : quelques savans ont écrit qu’il tiroit son origine du grec ἑστία, qui veut dire foyer, &c.

Toutes ces étymologies paroissent inutiles : elles indiquent seulement l’antiquité de la chose que notre mot fête nous désigne.

Nous passerons rapidement sur les fêtes de solennité & de réjoüissance des Juifs, des Payens, & de l’Eglise. Il y en a qui furent établies par les lois politiques, telles que celles qu’on célébroit en Grece. Celles des Juifs émanoient toutes de la loi de Moyse ; & les réjoüissances ou solennités des Romains, tenoient également à la religion & à la politique.

On les connoîtra successivement dans l’Encyclopédie, si on veut bien les chercher à leurs articles. Voyez Bacchanales, Saturnales, Tabernacles, &c. & les articles précédens.

Il ne sera point question non plus des fêtes de notre sainte religion, dont les plus considérables sont ou seront aussi détaillées sous les mots qui les désignent. On se borne ici à faire connoître quelques-unes de ces magnifiques réjoüissances qui ont honoré en différens tems les états, les princes, les particuliers même, à qui les Arts ont servi à manifester leur goût, leur richesse, & leur génie.

Les bornes qui me sont prescrites m’empêcheront aussi de parler des fêtes des siecles trop reculés : les triomphes d’Alexandre, les entrées des conquérans, les superbes retours des vainqueurs romains dans la capitale du monde, sont répandus dans toutes nos anciennes histoires. Je ne m’attache ici qu’à rassembler quelques détails, qui forment un tableau historique des ressources ingénieuses de nos Arts dans les occasions éclatantes. Les exemples frappent l’imagination & l’échauffent. On peint les actions des grands hommes aux jeunes héros, pour les animer à les égaler ; il faut de même retracer aux jeunes esprits, qu’un penchant vif entraîne vers les Arts, les effets surprenans dont ils ont avant nous été capables : à cette vûe, on les verra prendre peut-être un noble essor pour suivre ces glorieux modeles, & s’échauffer même de l’espoir tout-puissant de les surpasser quelque jour.

Je prens pour époque en ce genre des premiers jets du génie, la fête de Bergonce de Botta, gentilhomme de Lombardie ; il la donna dans Tortone vers l’année 1480, à Galéas duc de Milan, & à la princesse Isabelle d’Arragon sa nouvelle épouse.

Dans un magnifique sallon entouré d’une galerie, où étoient distribués plusieurs joüeurs de divers instrumens, on avoit dressé une table tout-à-fait vuide. Au moment que le duc & la duchesse parurent, on vit Jason & les argonautes s’avancer fierement sur une symphonie guerriere ; ils portoient la fameuse toison-d’or, dont ils couvrirent la table après avoir dansé une entrée noble, qui exprimoit leur admiration à la vûe d’une princesse si belle, & d’un prince si digne de la posséder.

Cette troupe céda la place à Mercure. Il chanta un récit, dans lequel il racontoit l’adresse dont il venoit de se servir pour ravir à Apollon qui gardoit les troupeaux d’Admette, un veau gras dont il faisoit hommage aux nouveaux mariés. Pendant qu’il le mit sur la table, trois quadrilles qui le suivoient exécuterent une entrée.

Diane & ses nymphes succéderent à Mercure. La déesse faisoit suivre une espece de brancard doré, sur lequel on voyoit un cerf : c’étoit, disoit-elle, un Actéon qui étoit trop heureux d’avoir cessé de vivre, puisqu’il alloit être offert à une nymphe aussi aimable & aussi sage qu’Isabelle.

Dans ce moment une symphonie mélodieuse attira l’attention des convives ; elle annonçoit le chantre de la Thrace ; on le vit joüant de sa lyre & chantant les louanges de la jeune duchesse.

« Je pleurois, dit-il, sur le mont Apennin la mort de la tendre Euridice ; j’ai appris l’union de deux amans dignes de vivre l’un pour l’autre, & j’ai senti pour la premiere fois, depuis mon malheur, quelque mouvement de joie ; mes chants ont changé avec les sentimens de mon cœur ; une foule d’oiseaux a volé pour m’entendre, je les offre à la plus belle princesse de la terre, puisque la charmante Euridice n’est plus ».

Des sons éclatans interrompirent cette mélodie ; Atalante & Thésée conduisant avec eux une troupe leste & brillante, représenterent par des danses vives une chasse à grand bruit : elle fut terminée par la mort du sanglier de Calydon, qu’ils offrirent au jeune duc en exécutant des ballets de triomphe.

Un spectacle magnifique succéda à cette entrée pittoresque. on vit d’un côté Iris sur un char traîné par des paons, & suivie de plusieurs nymphes vêtues d’une gase legere, qui portoient des plats couverts de ces superbes oiseaux.

La jeune Hébé parut de l’autre, portant le nectar qu’elle verse aux dieux ; elle étoit accompagnée des bergers d’Arcadie chargés de toutes les especes de laitages, de Vertumne & de Pomone qui servirent toutes les sortes de fruits.

Dans le même tems l’ombre du délicat Apicius sortit de terre ; il venoit préter à ce superbe festin les finesses qu’il avoit inventées, & qui lui avoient acquis la réputation du plus voluptueux des Romains.

Ce spectacle disparut, & il se forma un grand ballet composé des dieux de la mer & de tous les fleuves de Lombardie. Ils portoient les poissons les plus exquis, & ils les servirent en exécutant des danses de différens caracteres.

Ce repas extraordinaire fut suivi d’un spectacle encore plus singulier. Orphée en fit l’ouverture ; il conduisoit l’hymen & une troupe d’amours : les graces qui les suivoient entouroient la foi conjugale, qu’ils présenterent à la princesse, & qui s’offrit à elle pour la servir.

Dans ce moment Sémiramis, Helene, Médée, & Cléopatre interrompirent le récit de la foi conjugale, en chantant les égaremens de leurs passions. Celle-ci indignée qu’on osât souiller, par des récits aussi coupables, l’union pure des nouveaux époux, ordonna à ces reines criminelles de disparoître. A sa voix, les amours dont elle étoit accompagnée fondirent, par une danse vive & rapide, sur elles, les poursuivirent avec leurs flambeaux allumés, & mirent le feu aux voiles de gase dont elles étoient coiffées.

Lucrece, Pénélope, Thomiris, Judith, Porcie & Sulpicie, les remplacerent en présentant à la jeune princesse les palmes de la pudeur, qu’elles avoient méritées pendant leur vie. Leur danse noble & modeste fut adroitement coupée par Bacchus, Silene & les Egypans, qui venoient célébrer une noce si illustre ; & la fête fut ainsi terminée d’une maniere aussi gaie qu’ingénieuse.

Cet assemblage de tableaux en action, assez peu relatifs peut-être l’un à l’autre, mais remplis cependant de galanterie, d’imagination, & de variété, fit le plus grand bruit en Italie, & donna dans la suite l’idée des carrousels réguliers, des operas, des grands ballets à machines, & des fêtes ingénieuses avec lesquelles on a célébré en Europe les grands évenemens. Voyez le traité de la danse, liv. I. ch. ij. pag. 2, & les articles Ballet, Opéra, Spectacle.

On apperçut dès-lors que dans les grandes circonstances, la joie des princes, des peuples, des particuliers même, pouvoit être exprimée d’une façon plus noble, que par quelques cavalcades monotones, par de tristes fagots embrasés en cérémonie dans les places publiques & devant les maisons des particuliers ; par l’invention grossiere de tous ces amphithéatres de viandes entassées dans les lieux les plus apparens, & de ces dégoûtantes fontaines de vin dans les coins des rues ; ou enfin par ces mascarades déplaisantes qui, au bruit des fifres & des tambours, n’apprêtent à rire qu’à l’ivresse seule de la canaille, & infectent les rues d’une grande ville, dont l’extrème propreté dans ces momens heureux, devroit être une des plus agréables démonstrations de l’allégresse publique.

Dans les cours des rois on sentit par cet exemple, que les mariages, les victoires, tous les évenemens heureux ou glorieux, pouvoient donner lieu à des spectacles nouveaux, à des divertissemens inconnus, à des festins magnifiques, que les plus aimables allégories animeroient ainsi de tous les charmes des fables anciennes ; enfin que la descente des dieux parmi nous embelliroit la terre, & donneroit une espece de vie à tous les amusemens que le génie pouvoit inventer ; que l’art sauroit mettre en mouvement les objets qu’on avoit regardés jusqu’alors comme des masses immobiles, & qu’à force de combinaisons & d’efforts, il arriveroit au point de perfection dont il est capable.

C’est sur ce développement que les cours d’Italie imiterent tour-à-tour la fête de Bergonce de Botta ; & Catherine de Medicis en portant en France le germe des beaux Arts qu’elle avoit vû renaître à Florence, y porta aussi le goût de ces fêtes brillantes, qui depuis y fut poussé jusqu’à la plus superbe magnificence & la plus glorieuse perfection.

On ne parlera ici que d’une seule des fêtes de cette reine, qui avoit toûjours des desseins, n’eut jamais de scrupules, & qui sut si cruellement se servir du talent dangereux de ramener tout ce qui échappoit de ses mains, à l’accomplissement de ses vûes.

Pendant sa régence, elle mena le roi à Bayonne, où sa fille reine d’Espagne, vint la joindre avec le duc d’Albe, que la régente vouloit entretenir : c’est-là qu’elle déploya tous les petits ressorts de sa politique vis-à-vis d’un ministre qui en connoissoit de plus grands, & les ressources d’une fine galanterie vis-à-vis d’une foule de courtisans divisés, qu’elle avoit intérêt de distraire de l’objet principal qui l’avoit amenée.

Les ducs de Savoie & de Lorraine ; plusieurs autres princes étrangers, étoient accourus à la cour de France, qui étoit aussi magnifique que nombreuse. La reine qui vouloit donner une haute idée de son administration, donna le bal deux fois le jour, festins sur festins, fête sur fête. Voici celle où je trouve le plus de variété, de goût, & d’invention. Voyez les mémoires de la reine de Navarre.

Dans une petite île située dans la riviere de Bayonne, couverte d’un bois de haute-futaie, la reine fit faire douze grands berceaux qui aboutissoient à un sallon de forme ronde, qu’on avoit pratiqué dans le milieu. Une quantité immense de lustres de fleurs furent suspendus aux arbres, & on plaça une table de douze couverts dans chacun des berceaux.

La table du roi, des reines, des princes & des princesses du sang, étoit dressée dans le milieu du sallon ; ensorte que rien ne leur cachoit la vûe des douze berceaux où étoient les tables destinées au reste de la cour.

Plusieurs symphonistes distribués derriere les berceaux & cachés par les arbres, se firent entendre dès que le roi parut. Les filles d’honneur des deux reines, vêtues élégamment partie en nymphes, partie en nayades, servirent la table du roi. Des satyres qui sortoient du bois, leur apportoient tout ce qui étoit nécessaire pour le service.

On avoit à peine joüi quelques momens de cet agréable coup-d’œil, qu’on vit successivement paroître pendant la durée de ce festin, différentes troupes de danseurs & de danseuses, représentant les habitans des provinces voisines, qui danserent les uns après les autres les danses qui leur étoient propres, avec les instrumens & les habits de leur pays.

Le festin fini, les tables disparurent : des amphithéatres de verdure & un parquet de gason furent mis en place comme par magie : le bal de cérémonie commença, & la cour s’y distingua par la noble gravité des danses sérieuses, qui étoient alors le fond unique de ces pompeuses assemblées.

C’est ainsi que le goût pour les divers ornemens que les fables anciennes peuvent fournir dans toutes les occasions d’éclat à la galanterie, à l’imagination, à la variété, à la pompe, à la magnificence, gagnoit les esprits de l’Europe depuis la fête ingénieuse de Bergonce de Botta.

Les tableaux merveilleux qu’on peut tirer de la fable, l’immensité de personnages qu’elle procure, la foule de caracteres qu’elle offre à peindre & à faire agir, sont en effet les ressources les plus abondantes. On ne doit pas s’étonner si elles furent saisies avec ardeur & adoptées sans scrupule, par les personnages les plus graves, les esprits les plus éclairés, & les ames les plus pures.

J’en trouve un exemple qui fera connoître l’état des mœurs du tems, dans une fête publique préparée avec toute la dépense possible, & exécutée avec la pompe la plus solennelle. Je n’en parle que d’après un religieux aussi connu de son tems par sa piété, que par l’abondance de ses recherches & de ses ouvrages sur cette matiere. C’est à Lisbonne que fut célebrée la fête qu’il va décrire.

« Le 31[1] Janvier (1610), après l’office solennel du matin & du soir, sur les quatre heures après midi, deux cents arquebusiers se rendirent à la porte de Notre Dame de Lorette, où ils trouverent une machine de bois d’une grandeur énorme, qui représentoit le cheval de Troye.

» Ce cheval commença dès-lors à se mouvoir par de secrets ressorts, tandis qu’au tour de ce cheval se représentoient en ballets les principaux évenemens de la guerre de Troye.

» Ces représentations durerent deux bonnes heures, après quoi on arriva à la place S. Roch, où est la maison professe des Jésuites.

» Une partie de cette place représentoit la ville de Troye avec ses tours & ses murailles. Aux approches du cheval, une partie des murailles tomba ; les soldats grecs sortirent de cette machine, & les Troyens de leur ville, armés & couverts de feux d’artifice, avec lesquels ils firent un combat merveilleux.

» Le cheval jettoit des feux contre la ville, la ville contre le cheval ; & l’un des plus beaux spectacles fut la décharge de dix-huit arbres tous chargés de semblables feux.

» Le lendemain, d’abord après le dîné, parurent sur mer au quartier de Pampuglia, quatre brigantins richement parés, peints & dorés, avec quantité de banderoles & de grands chœurs de musique. Quatre ambassadeurs, au nom des quatre parties du monde, ayant appris la béatification d’Ignace de Loyola, pour reconnoître les bienfaits que toutes les parties du monde avoient reçus de lui, venoient lui faire hommage, & lui offrir des présens, avec les respects des royaumes & des provinces de chacune de ces parties.

» Toutes les galeres & les vaisseaux du port saluerent ces brigantins : étant arrivés à la place de la marine, les ambassadeurs descendirent, & monterent en même tems sur des chars superbement ornés, & accompagnés de trois cents cavaliers, s’avancerent vers le collége, précedés de plusieurs trompettes.

» Après quoi des peuples de diverses nations, vétus à la maniere de leur pays, faisoient un ballet très-agréable, composant quatre troupes ou quadrilles pour les quatre parties du monde.

» Les royaumes & les provinces, représentés par autant de génies, marchoient avec ces nations & les peuples différens devant les chars des ambassadeurs de l’Europe, de l’Asie, de l’Afrique & de l’Amérique, dont chacun étoit escorté de soixante-dix cavaliers.

» La troupe de l’Amérique étoit la premiere, & entre ses danses elle en avoit une plaisante de jeunes enfans déguisés en singes, en guenons, & en perroquets. Devant le char étoient douze nains montés sur des haquenées ; le char étoit tiré par un dragon.

» La diversité & la richesse des habits ne faisoient pas le moindre ornement de cette fête, quelques-uns ayant pour plus de deux cents mille écus de pierreries ».

Les trois fêtes qu’on a mis sous les yeux des lecteurs, doivent leur faire pressentir que ce genre très-peu connu, & sur lequel on a trop négligé d’écrire, embrasse cependant une vaste étendue, offre à l’imagination une grande variété, & au génie une carriere brillante.

Ainsi pour donner une idée suffisante sur cette matiere, on croit qu’une relation succinte d’une fête plus générale, qui fit dans son tems l’admiration de l’Angleterre, & qui peut-être pourroit servir de modele dans des cas semblables, ne sera pas tout-à-fait inutile à l’art.

Entre plusieurs personnages médiocres qui entouroient le cardinal de Richelieu, il s’étoit pris de quelque amitié pour Durand, homme maintenant tout-à-fait inconnu, & qu’on n’arrache aujourd’hui à son obscurité, que pour faire connoître combien les préférences ou les dédains des gens en place, qui donnent toûjours le ton de leur tems, influent peu cependant sur le nom des artistes dans la postérité.

Ce Durand, courtisan sans talens d’un très-grand ministre, en qui le défaut de goût n’étoit peut-être que celui de son siecle, avoit imaginé & conduit le plus grand nombre des fêtes de la cour de Louis XIII. Quelques François qui avoient du génie trouverent les accès difficiles & la place prise : ils se répandirent dans les pays étrangers, & ils y firent éclater l’imagination, la galanterie & le goût, qu’on ne leur avoit pas permis de déployer dans le sein de leur patrie.

La gloire qu’ils y acquirent rejaillit cependant sur elle ; & il est flateur encore pour nous aujourd’hui, que les fêtes les plus magnifiques & les plus galantes qu’on ait jamais données à la cour d’Angleterre, ayent été l’ouvrage des François.

Le mariage de Frédéric cinquieme comte Palatin du Rhin, avec la princesse d’Angleterre, en fut l’occasion & l’objet. Elles commencerent le premier jour par des feux d’artifice en action sur la Tamise ; idée noble, ingénieuse, & nouvelle, qu’on a trop négligée après l’avoir trouvée, & qu’on auroit dû employer toûjours à la place de ces desseins sans imagination & sans art, qui ne produisent que quelques étincelles, de la fumée, & du bruit.

Ces feux furent suivis d’un festin superbe, dont tous les dieux de la fable apporterent les services, en dansant des ballets formés de leurs divers caracteres[2]. Un bal éclairé avec beaucoup de goût, dans des salles préparées avec grande magnificence, termina cette premiere nuit.

La seconde commença par une mascarade aux flambeaux, composée de plusieurs troupes de masques à cheval. Elles précédoient deux grands chariots éclairés par un nombre immense de lumieres, cachées avec art aux yeux du peuple, & qui portoient toutes sur plusieurs grouppes de personnages qui y étoient placés en différentes positions. Dans des coins dérobés à la vûe par des toiles peintes en nuages, on avoit rangé une foule de joüeurs d’instrumens ; on joüissoit ainsi de l’effet, sans en appercevoir la cause, & l’harmonie alors a les charmes de l’enchantement.

Les personnages qu’on voyoit sur ces chariots étoient ceux qui alloient représenter un ballet devant le roi, & qui formoient par cet arrangement un premier spectacle pour le peuple, dont la foule ne sauroit à la vérité être admise dans le palais, mais qui dans ces occasions doit toûjours être comptée pour beaucoup plus qu’on ne pense.

Toute cette pompe, après avoir traversé la ville de Londres, arriva en bon ordre, & le ballet commença. Le sujet étoit le temple de l’honneur, dont la justice étoit établie solennellement la prêtresse.

Le superbe conquérant de l’Inde, le dieu des richesses, l’ambition, le caprice, chercherent en vain à s’introduire dans ce temple ; l’honneur n’y laissa pénétrer que l’amour & la beauté, pour chanter l’hymne nuptial des deux nouveaux époux

Rien n’est plus ingénieux que cette composition, qui respiroit par-tout la simplicité & la galanterie.

Deux jours après, trois cents gentilshommes représentant toutes les nations du monde, & divisés par troupes, parurent sur la Tamise dans des bateaux ornés avec autant de richesse que d’art. Ils étoient précédés & suivis d’un nombre infini d’instrumens, qui joüoient sans cesse des fanfares, en se répondant les uns les autres. Après s’être montrés ainsi à une multitude innombrable, ils arriverent au palais du roi où ils danserent un grand ballet allégorique.

La religion réunissant la Grande-Bretagne au reste de la terre[3] étoit le sujet de ce spectacle.

Le théatre représentoit le globe du monde : la vérité, sous le nom d’Alithie, étoit tranquillement couchée à un des côtés du théatre. Après l’ouverture, les Muses exposerent le sujet.

Atlas parut avec elles ; il dit qu’ayant appris d’Archimede que si on trouvoit un point fixe, il seroit aisé d’enlever toute la masse du monde, il étoit venu en Angleterre, qui étoit ce point si difficile à trouver, & qu’il se déchargeroit desormais du poids qui l’avoit accablé, sur Alithie, compagne inséparable du plus sage & du plus éclairé des rois.

Après ce récit, le vieillard accompagné de trois muses, Uranie, Terpsicore, & Clio, s’approcha du globe, & il s’ouvrit.

L’Europe vêtue en reine en sortit la premiere suivie de ses filles, la France, l’Espagne, l’Italie, l’Allemagne, & la Grece : l’Océan & la Méditerranée l’accompagnoient, & ils avoient à leur suite la Loire, le Guadalquivir, le Rhin, le Tibre, & l’Acheloüs.

Chacune des filles de l’Europe avoit trois pages caractérisés par les habits de leurs provinces. La France menoit avec elle un Basque, un Bas-Breton ; l’Espagne, un Arragonois & un Catalan : l’Allemagne, un Hongrois, un Bohémien, & un Danois ; l’Italie, un Napolitain, un Vénitien, & un Bergamasque ; la Grece, un Turc, un Albanois, & un Bulgare.

Cette suite nombreuse dansa un avant-ballet ; & des princes de toutes les nations qui sortirent du globe avec un cortege brillant, vinrent danser successivement des entrées de plusieurs caracteres avec les personnages qui étoient déjà sur la scène.

Atlas fit ensuite sortir dans le même ordre les autres parties de la terre, ce qui forma une division simple & naturelle du ballet, dont chacun des actes fut terminé par les hommages que toutes ces nations rendirent à la jeune princesse d’Angleterre, & par des présens magnifiques qu’elles lui firent.

L’objet philosophique de tous les articles de cet Ouvrage, est de répandre, autant qu’il est possible, des lumieres nouvelles sur les différentes opérations des Arts ; mais on est bien loin de vouloir s’arroger le droit de leur prescrire des regles, dans les cas mêmes où ils operent à l’aventure, & où nulle loi écrite, nulle réflexion, nul écrit, ne leur a tracé les routes qu’ils doivent suivre. L’honneur de la législation ne tente point des hommes qui ne savent qu’aimer leurs semblables ; ils écrivent moins dans le dessein de les instruire, que dans l’espérance de les rendre un jour plus heureux.

C’est l’unique but & la gloire véritable des Arts. Comme on doit à leur industrie les commodités, les plaisirs, les charmes de la vie, plus ils seront éclairés, plus leurs opérations, répandront d’agréables délassemens sur la terre ; plus les nations où ils seront favorisés auront des connoissances, & plus le goût fera naître dans leur ame des sentimens délicieux de plaisir.

C’est dans cette vûe qu’on s’est étendu sur cet article. On a déjà dû appercevoir, par le détail où on est entré, que le point capital dans ces grands spectacles, est d’y répandre la joie, la magnificence, l’imagination, & sur-tout la décence : mais une qualité essentielle qu’il faut leur procurer avec adresse, est la participation sage, juste, & utile, qu’on doit y ménager au peuple dans tous les cas de réjoüissance générale. On a démélé sans peine dans les fêtes de Londres, que les préparatifs des spectacles qu’on donna à la cour, furent presque tous offerts à la curiosité des Anglois. Outre les feux d’artifice donnés sur la Tamise, on eut l’habileté de faire partir des quartiers les plus éloignés de Londres, & d’une maniere aussi élégante qu’ingénieuse, les acteurs qui devoient amuser la cour. On donnoit ainsi à tous les citoyens la part raisonnable qui leur étoit dûe des plaisirs qu’alloient prendre leurs maîtres.

Le peuple, qu’on croit faussement ne servir que de nombre, nos numerus sumus, &c. n’est pas moins cependant le vrai trésor des rois : il est, par son industrie & sa fidélité, cette mine féconde qui fournit sans cesse à leur magnificence ; la nécessité le ranime, l’habitude le soûtient, & l’opiniâtreté de ses travaux devient la source intarissable de leurs forces, de leur pouvoir, de leur grandeur. Ils doivent donc lui donner une grande part aux réjoüissances solennelles, puisqu’il a été l’instrument secret des avantages glorieux qui les causent. Voyez Fêtes de la Cour, de la Ville, des Princes de France, &c. Festins royaux, Illuminations, &c. Feu d’Artifice. (B)

Fêtes de la Cour de France. Les tournois & les carrousels, ces fêtes guerrieres & magnifiques, avoient produit à la cour de France en l’année 1559 un évenement trop tragique pour qu’on pût songer à les y faire servir souvent dans les réjoüissances solennelles. Ainsi les bals, les mascarades, & sur-tout les ballets qui n’entraînoient après eux aucun danger, & que la reine Catherine de Médicis avoit connus à Florence, furent pendant plus de 50 ans la ressource de la galanterie & de la magnificence françoise.

L’aîné des enfans de Henri II. ne regna que dix-sept mois ; il en coûta peu de soins à sa mere pour le distraire du gouvernement, que son imbécillité le mettoit hors d’état de lui disputer ; mais le caractere de Charles IX. prince fougueux, qui joignoit à quelque esprit un penchant naturel pour les Beaux-Arts, tint dans un mouvement continuel l’adresse, les ressources, la politique de la reine : elle imagina fêtes sur fêtes pour lui faire perdre de vûe sans cesse le seul objet dont elle auroit dû toûjours l’occuper. Henri III. devoit tout à sa mere ; il n’étoit point naturellement ingrat ; il avoit la pente la plus forte au libertinage, un goût excessif pour le plaisir, l’esprit leger, le cœur gâté, l’ame foible. Catherine profita de cette vertu & de ces vices pour arriver à ses fins : elle mit en jeu les festins, les bals, les mascarades, les balets, les femmes les plus belles, les courtisans les plus libertins. Elle endormit ainsi ce prince malheureux sur un throne entouré de précipices : sa vie ne fut qu’un long sommeil embelli quelquefois par des images riantes, & troublé plus souvent par des songes funestes.

Pour remplir l’objet que je me propose ici, je crois devoir choisir parmi le grand nombre de fêtes qui furent imaginées durant ce regne, celles qu’on donna en 1581 pour le mariage du duc de Joyeuse & de Marguerite de Lorraine, belle-sœur du roi. Je ne fais au reste que copier d’un historien contemporain les détails que je vais écrire.

« Le lundi 18 Septembre 1581, le duc de Joyeuse & Marguerite de Lorraine, fille de Nicolas de Vaudemont, sœur de la reine, furent fiancés en la chambre de la reine, & le dimanche suivant furent mariés à trois heures après midi en la paroisse de S. Germain de l’Auxerrois.

» Le roi mena la mariée au moûtier, suivie de la reine, princesses, & dames tant richement vêtues, qu’il n’est mémoire en France d’avoir vû chose si somptueuse. Les habillemens du roi & du marié étoient semblables, tant couverts de broderie, de perles, pierreries, qu’il n’étoit possible de les estimer ; car tel accoûtrement y avoit qui coûtoit dix mille écus de façon : & toutefois, aux dix-sept festins qui de rang & de jour à autre, par ordonnance du roi, furent faits depuis les nôces, par les princes, seigneurs, parens de la mariée, & autres des plus grands de la cour, tous les seigneurs & dames changerent d’accoûtremens, dont la plûpart étoient de toile & drap d’or & d’argent, enrichi, de broderies & de pierreries en grand nombre & de grand prix.

» La dépense y fut si grande, y compris les tournois, mascarades, présens, devises, musique, livrées, que le bruit étoit que le roi n’en seroit pas quitte pour cent mille écus.

» Le mardi 18 Octobre, le cardinal de Bourbon fit son festin de nôces en l’hôtel de son abbaye S. Germain des Prés, & fit faire à grands frais sur la riviere de Seine, un grand & superbe appareil d’un grand bac accommodé en forme de char triomphant, dans lequel le roi, princes, princesses, & les mariés devoient passer du louvre au pré-aux-clercs, en pompe moult solemnelle ; car ce beau char triomphant devoit être tiré par-dessus l’eau par d’autres bateaux déguisés en chevaux marins, tritons, dauphins, baleines, & autres monstres marins, en nombre de vingt-quatre, en aucun desquels étoient portés à couvert au ventre desdits monstres, trompettes, clairons, cornets, violons, haut-bois, & plusieurs musiciens d’excellence, même quelques tireurs de feux artificiels, qui pendant le trajet devoient donner maints passe-tems, tant au roi qu’à 50000 personnes qui étoient sur le rivage ; mais le mystere ne fut pas bien joüé, & ne put-on faire marcher les animaux, ainsi qu’on l’avoit projetté ; de façon que le roi ayant attendu depuis quatre heures du soir jusqu’à sept, aux Tuileries, le mouvement & acheminement de ces animaux, sans en appercevoir aucun effet, dépité, dit, qu’il voyoit bien que c’étoient des bêtes qui commandoient à d’autres bêtes ; & étant monté en coche, s’en alla avec la reine & toute la suite, au festin qui fut le plus magnifique de tous, nommément en ce que ledit cardinal fit représenter un jardin artificiel garni de fleurs & de fruits, comme si c’eût été en Mai ou en Juillet & Août.

» Le dimanche 15 Octobre, festin de la reine dans le Louvre ; & après le festin, le ballet de Circé & de ses nymphes ».

Le triomphe de Jupiter & de Minerve étoit le sujet de ce ballet, qui fut donné sous le titre de ballet comique de la reine ; il fut représenté dans la grande salle de Bourbon par la reine, les princesses, les princes, & les plus grands seigneurs de la cour.

Balthazar de Boisjoyeux, qui étoit dans ce tems un des meilleurs joüeurs de violon de l’Europe, fut l’inventeur du sujet, & en disposa toute l’ordonnance. L’ouvrage est imprimé, & il est plein d’inventions d’esprit ; il en communiqua le plan à la reine, qui l’approuva : enfin tout ce qui peut démontrer la propriété d’une composition se trouve pour lui dans l’histoire. D’Aubigné cependant, dans sa vie qui est à la tête du baron de Fœneste, se prétend hardiment auteur de ce ballet. Nous datons de loin pour les vols littéraires.

« Le lundi 16, en la belle & grande lice dressée & bâtie au jardin du Louvre, se fit un combat de quatorze blancs contre quatorze jaunes, à huit heures du soir, aux flambeaux ».

» Le mardi 17, autre combat à la pique, à l’estoc, au tronçon de la lance, à pié & à cheval ; & le jeudi 19, fut fait le ballet des chevaux, auquel les chevaux d’Espagne, coursiers, & autres en combattant s’avançoient, se retournoient, contournoient au son & à la cadence des trompettes & clairons, y ayant été dressés cinq mois auparavant.

» Tout cela fut beau & plaisant : mais la grande excellence qui se vit les jours de mardi & jeudi, fut la musique de voix & d’instrumens la plus harmonieuse & la plus déliée qu’on ait jamais ouie (on la devoit au goût & aux soins de Baïf) ; furent aussi les feux artificiels qui brillerent avec effroyable épouvantement & contentement de toutes personnes, sans qu’aucun en fût offensé ».

La partie éclatante de cette fête, qui a été saisie par l’historien que j’ai copié, n’est pas celle qui méritoit le plus d’éloges : il y en eut une qui lui fut très-supérieure, & qui ne l’a pas frappé.

La reine & les princesses qui représentoient dans le ballet les nayades & les néréïdes, terminerent ce spectacle par des présens ingénieux qu’elles offrirent aux princes & seigneurs, qui, sous la figure de tritons, avoient dansé avec elles. C’étoient des médailles d’or gravées avec assez de finesse pour le tems : peut-être ne sera-t-on pas fâché d’en trouver ici quelques-unes. Celle que la reine offrit au roi représentoit un dauphin qui nageoit sur les flots ; ces mots étoient gravés sur les revers : delphinum, ut delphinum rependat, ce qui veut dire :

Je vous donne un dauphin, & j’en attens un autre.

Madame de Nevers en donna une au duc de Guise, sur laquelle étoit gravé un cheval marin avec ces mots : adversus semper in hostem, prêt à fondre sur l’ennemi. Il y avoit sur celle que M. de Genevois recut de madame de Guise un arion avec ces paroles : populi superat prudentia fluctus ;

Le peuple en vain s’émeut, la prudence l’appaise.

Madame d’Aumale en donna une à M. de Chaussin, sur laquelle étoit gravée une baleine avec cette belle maxime : cui sat, nil ultrà ;

Avoir assez, c’est avoir tout.

Un physite, qui est une espece d’orque ou de baleine, étoit représenté sur la médaille que madame de Joyeuse offrit au marquis de Pons ; ces mots lui servoient de devise : sic famam jungere famæ ;

Si vous voulez pour vous fixer la renommée,
Occupez toûjours ses cent voix.

Le duc d’Aumale reçut un triton tenant un trident, & voguant sur les flots irrités ; ces trois mots étoient gravés sur les revers : commovet & sedat ;

Il les trouble & les calme.

Une branche de corail sortant de l’eau, étoit gravée sur la médaille que madame de l’Archant présenta au duc de Joyeuse ; elle avoit ces mots pour devise : eadem natura remansit ;

Il change en vain, il est le même.

Ainsi la cour de France, troublée par la mauvaise politique de la reine, divisée par l’intrigue, déchirée par le fanatisme, ne cessoit point cependant d’être enjoüée, polie & galante. Trait singulier & de caractere, qui seroit sans doute une sorte de mérite, si le goût des plaisirs, sous un roi efféminé, n’y avoit été poussé jusqu’à la licence la plus effrénée ; ce qui est toûjours une tache pour le souverain, une flétrissure pour les courtisans, & une contagion funeste pour le peuple.

On ne s’est point refusé à ce récit, peut-être trop long, parce qu’on a cru qu’il seroit suffisant pour faire connoître le goût de ce tems, & que moyennant cet avantage il dispenseroit de bien d’autres détails. Les regnes suivans prirent le ton de celui-ci. Henri IV. aimoit les plaisirs, la danse, & les fêtes. Malgré l’agitation de son administration pénible, il se livra à cet aimable penchant ; mais par une impulsion de ce bon esprit, qui regloit presque toutes les opérations de son regne, ce fut Sully, le grave, le severe, l’exact Sully, qui eut l’intendance des ballets, des bals, des mascarades, de toutes les fêtes, en un mot, d’un roi aussi aimable que grand, & qui méritoit à tant de titres de pareils ministres.

Il est singulier que le regne de Louis XIII. & le ministere du plus grand génie qui ait jamais gouverné la France, n’offrent rien sur cet article, qui mérite d’être rapporté. La cour pendant tout ce tems ne cessa d’être triste, que pour descendre jusqu’à une sorte de joie basse, pire cent fois que la tristesse. Presque tous les grands spectacles de ce tems, qui étoient les seuls amusemens du roi & des courtisans françois, ne furent que des froides allusions, des compositions triviales, des fonds misérables. La plaisanterie la moins noble, & du plus mauvais goût, s’empara pour lors sans contradiction du palais de nos rois. On croyoit s’y être bien réjoüi, lorsqu’on y avoit exécuté le ballet de maître Galimathias, pour le grand bal de la doüaitiere de Billebaheut, & de son fanfan de Sotteville.

On applaudissoit au duc de Nemours, qui imaginoit de pareils sujets ; & les courtisans toûjours persuadés que le lieu qu’ils habitent, est le seul lieu de la terre ou le bon goût reside, regardoient en pitié toutes les nations qui ne partageoient point avec eux des divertissemens aussi délicats.

La reine avoit proposé au cardinal de Savoie, qui étoit pour lors chargé en France des négociations de sa cour, de donner au roi une fête de ce genre. La nouvelle s’en répandit, & les courtisans en rirent. Ils trouvoient du dernier ridicule, qu’on s’adressât à de plats montagnards, pour divertir une cour aussi polie que l’étoit la cour de France.

On dit au cardinal de Savoie les propos courans. Il étoit magnifique, & il avoit auprès de lui le comte Philippe d’Aglié. Voyez Ballet. Il accepta avec respect la proposition de la relne, & il donna à Monecaux un grand ballet, sous le titre de gli habitatori di monti, ou les montagnards.

Ce spectacle eut toutes les graces de la nouveauté ; l’exécution en fut vive & rapide, & la variété, les contrastes, la galanterie dont il étoit rempli, arracherent les applaudissemens & les suffrages de toute la cour.

C’est par cette galanterie ingénieuse, que le cardinal de Savoie se vengea de la fausse opinion que les courtisans de Louis XIII. avoient pris d’une nation spirituelle & polie, qui excelloit depuis long-tems dans un genre que les François avoient gâté.

Telle fut la nuit profonde, dont le goût fut enveloppé à la cour de Louis XIII. Les rayons éclatans de lumiere, que le génie de Corneille répandoit dans Paris, n’allerent point jusqu’à elle : ils se perdirent dans des nuages épais, qui sembloient sur ce point séparer la cour de la ville.

Mais cette nuit & ses sombres nuages ne faisoient que préparer à la France ses plus beaux jours, & la minorité de Louis XIV. y fut l’aurore du goût & des Beaux-Arts.

Soit que l’esprit se fût developpé par la continuité des spectacles publics, qui furent, & qui seront toûjours un amusement instructif ; soit qu’à force de donner des fêtes à la cour, l’imagination s’y fût peu-à-peu échauffée ; soit enfin que le cardinal Mazarin ; malgré les tracasseries qu’il eut à soûtenir & à détruire, y eût porté ce sentiment vif des choses aimables, qui est si naturel à sa nation, il est certain que les spectacles, les plaisirs, pendant son ministere, n’eurent plus ni la grossiereté, ni l’enflure, qui furent le caractere de toutes les fêtes d’éclat du regne précédent.

Le cardinal Mazarin avoit de la gaieté dans l’esprit, du goût pour le plaisir dans le cœur, & dans l’imagination moins de faste que de galanterie. On trouve les traces de ce qu’on vient de dire dans toutes les fêtes qui furent données sous ses yeux. Benserade fut chargé, par son choix, de l’invention, de la conduite, & de l’exécution de presque tous ces aimables amusemens. Un ministre a tout fait dans ces occasions qui paroissent, pour l’honneur des états, trop frivoles, & peut-être même dans celles qu’on regarde comme les plus importantes, lorsque son discernement a sû lui suggérer le choix qu’il falloit faire.

La fête brillante que ce ministre donna dans son palais au jeune roi, le 26 Février 1651, justifia le choix qu’il avoit fait de Benserade. On y représenta le magnifique ballet de Cassandre. C’est le premier spectacle où Louis XIV. parut sur le théatre : il n’avoit alors que treize ans : il continua depuis à y étaler toutes ses graces, les proportions marquées, les attitudes nobles, dont la nature l’avoit embelli, & qu’un art facile & toûjours caché, rendoit admirables, jusqu’au 13 Février 1669, où il dansa pour la derniere fois dans le ballet de Flore.

Sa grande ame fut frappée de ces quatre vers du Britannicus de Racine :

Pour toute ambition, pour vertu singuliere,
Il excelle à conduire un char dans la carriere,
A disputer des prix indignes de ses mains,
A se donner lui-même en spectacle aux Romains.

On ne s’attachera point à rapporter les fêtes si connues de ce regne éclatant ; on sait dans les royaumes voisins, comme en France, qu’elles furent l’époque de la grandeur de cet état, de la gloire des Arts, & de la splendeur de l’Europe : elles sont d’ailleurs imprimées dans tant de recueils différens ; nos peres nous les ont tant de fois retracées, & avec des transports d’amour & d’admiration si expressifs, que le souvenir en est resté gravé pour jamais dans les cœurs de tous les François. On se contente donc de présenter aux lecteurs une réflexion qu’ils ont peut-être déjà faite ; mais au moins n’est-elle, si l’on ne se trompe, écrite encore nulle part.

Louis XIV. qui porta jusqu’au plus haut degré le rare & noble talent de la représentation, eut la bonté constante dans toutes les fêtes superbes, qui charmerent sa cour & qui étonnerent l’Europe, de faire inviter les femmes de la ville les plus distinguées, & de les y faire placer sans les séparer des femmes de la cour. Il honoroit ainsi, dans la plus belle moitié d’eux-mêmes, ces hommes sages, qui gouvernoient sous ses yeux une nation heureuse. Que ces magnifiques spectacles doivent charmer un bon citoyen, quand ils lui offrent ainsi entre-mêlés dans le même tableau, ces noms illustres qui lui rappellent à la fois & nos jours de victoire, & les sources heureuses du doux calme dont nous jouissons ! Voyez les mémoires du tems, & les diverses relations des fêtes de Louis XIV. sur-tout de celle de 1668.

La minorité de Louis XV. fournit peu d’occasions de fêtes : mais la cérémonie auguste de son sacre à Rheims, fit renaître la magnificence qu’on avoit vûe dans tout son éclat, sous le regne florissant de Louis XIV. Voy. Fêtes des Prince de la Cour de France, &c.

Elle s’est ainsi soûtenue dans toutes les circonstances pareilles ; mais celles où elle offrit ce que la connoissance & l’amour des Arts peuvent faire imaginer de plus utile & de plus agréable, semblent avoir été réservées au successeur du nom & des qualités brillantes du cardinal de Richelieu. En lui mille traits annonçoient à la cour l’homme aimable du siecle, aux Arts un protecteur, à la France un général. En attendant ces tems de trouble, où l’ordre & la paix le suivirent dans Genes, & ces jours de vengeance, où une forteresse qu’on croyoit imprenable devoit céder à ses efforts, son génie s’embellissoit sans s’amollir, par les jeux rians des Muses & des Graces.

Il éleva dans le grand manége la plus belle, la plus élégante, la plus commode salle de spectacle, dont la France eût encore joüi. Le théatre étoit vaste ; le cadre qui le bordoit, de la plus élégante richesse, & la découpure de la salle, d’une adresse assez singuliere, pour que le Roi & toute la cour pussent voir d’un coup-d’œil le nombre incroyable de spectateurs qui s’empresserent d’accourir aux divers spectacles qu’on y donna pendant tout l’hyver.

C’est-là qu’on pouvoit faire voir successivement & avec dignité les chefs-d’œuvre immortels qui ont illustré la France, autant que l’étendue de son pouvoir, & plus, peut-être, que ses victoires. C’étoit sans doute le projet honorable de M. le maréchal de Richelieu. Une salle de théatre une fois élevée le suppose. La fête du moment n’étoit qu’un prétexte respectable, pour procurer à jamais aux Beaux-Arts un asyle digne d’eux, dans une cour qui les connoît & qui les aime.

Une impulsion de goût & de génie détermina d’abord l’illustre ordonnateur de cette fête, à rassembler, par un enchaînement théatral, tous les genres dramatiques.

Il est beau d’avoir imaginé un ensemble composé de différentes parties, qui, séparées les unes des autres, forment pour l’ordinaire toutes les especes connues. L’idée vaste d’un pareil spectacle, ne pouvoit naître que dans l’esprit d’un homme capable des plus grandes choses : & si, à quelques égards, l’exécution ne fut pas aussi admirable qu’on pouvoit l’attendre, si les efforts redoublés des deux plus beaux génies de notre siecle, qui furent employés à cet ouvrage, ont épuisé leurs ressources sans pouvoir porter ce grand projet jusqu’à la derniere perfection, cet évenement a du moins cet avantage pour les Arts, qu’il leur annonce l’impossibilité d’une pareille entreprise pour l’avenir.

La nouvelle salle de spectacle, construite avec la rapidité la plus surprenante, par un essor inattendu de méchanique, se métamorphosoit à la volonté en une salle étendue & magnifique de bal. Peu de momens après y avoir vû la représentation pompeuse & touchante d’Armide, on y trouvoit un bal le plus nombreux & le mieux ordonné. Les amusemens variés & choisis se succédoient ainsi tous les jours ; & la lumiere éclatante des illuminations, imaginées avec goût, embellies par mille nouveaux desseins, relatifs à la circonstance, & dont la riche & prompte exécution paroissoit être un enchantement, prêtoit aux nuits les plus sombres tous les charmes des plus beaux jours. Voyez Salle de spectacle, Illumination, Feu d’Artifice, &c.

Le ton de magnificence étoit pris, & les successeurs de M. le maréchal de Richelieu avoient dans leur cœur le même desir de plaire, dans leur esprit un fonds de connoissances capables de le bien soûtenir, & cette portion rare de goût, qui dans ces occasions devient toûjours comme une espece de mine abondante de moyens & de ressources.

M. le duc d’Aumont, premier gentilhomme de la chambre, qui succéda à M. le maréchal de Richelieu, tenta une grande partie de ce que celui-ci avoit courageusement imaginé ; mais il eut l’adresse de recourir au seul moyen qui pouvoit lui procurer le succès, & il sut éviter l’obstacle qui devoit le faire échoüer. Dans un grand théatre, avec d’excellens artistes, des acteurs pleins de zele & de talens, que ne peut-on pas espérer du secours du merveilleux, pourvû qu’on sache s’abstenir de le gâter par le mélange burlesque du comique ? Sur ce principe, M. le duc d’Aumont fit travailler à un ouvrage, dont il n’y avoit point de modele. Un combat continuel de l’art & de la nature en étoit le fond, l’amour en étoit l’ame, & le triomphe de la nature en fut le dénouement.

On n’a point vû à la fois sur les théatres de l’Europe un pareil assemblage de mouvemens & de machines, si capables de répandre une aimable illusion, ni des décorations d’un dessein plus brillant, plus agréable & plus susceptible d’expression. Les meilleurs chanteurs de l’opéra ; les acteurs de notre théatre les plus sûrs de plaire ; tous ceux qui brilloient dans la danse françoise, la seule que le génie ait inventée, & que le goût puisse adopter, furent entre-mêlés avec choix dans le cours de ce superbe spectacle. Aussi vit-on Zulisca amuser le roi, plaire à la cour, mériter les suffrages de tous les amateurs des Arts, & captiver ceux de nos meilleurs artistes.

Le zele de M. le duc de Gesvres fut éclairé, ardent, & soûtenu, comme l’avoit été celui de ses prédécesseurs ; il sembloit que le Roi ne se servit que de la même main pour faire éclater aux yeux de l’Europe son amour pour les Arts, & sa magnificence.

Le 2d mariage de M. le Dauphin en 1747 ouvrit une carriere nouvelle à M. le duc de Gesvres, & il la remplit de la maniere la plus glorieuse. Les bals parés & masqués donnés avec l’ordre le plus desirable, de brillantes illuminations, voyez Illumination ; les feux d’artifice embellis par des desseins nouveaux, voyez Feu d’artifice ; tout cela préparé sans embarras, sans confusion, conservant dans l’exécution cet air enchanteur d’aisance, qui fait toûjours le charme de ces pompeux amusemens, ne furent pas les seuls plaisirs qui animerent le cours de ces fêtes. Le théatre du manege fournit encore à M. le duc de Gesvres des ressources dignes de son goût & de celui d’une cour éclairée.

Outre les chefs-d’œuvre du théatre françois, qu’on vit se succéder sur un autre théatre moins vaste d’une maniere capable de rendre leurs beautés encore plus séduisantes, les opéra de la plus grande réputation firent revivre sur le théatre du manége l’ancienne gloire de Quinault, créateur de ce beau genre, & de Lulli, qui lui prêta tous ces embellissemens nobles & simples qui annoncent le génie & la supériorité qu’il avoit acquise sur tous les musiciens de son tems.

M. le duc de Gesvres fit plus ; il voulut montrer combien il desiroit d’encourager les beaux Arts modernes, & il fit représenter deux grands ballets nouveaux, relatifs à la fête auguste qu’on célebroit, avec toute la dépense, l’habileté, & le goût dont ces deux ouvrages étoient susceptibles. L’année galante fit l’ouverture des fêtes & du théatre ; les fêtes de l’hymen & de l’amour furent choisies pour en faire la clôture.

Ainsi ce théatre, superbe édifice du goût de M. le maréchal de Richelieu, étoit devenu l’objet des efforts & du zele de nos divers talens ; on y jouit tour-à-tour des charmes variés du beau chant françois, de la pompe de son opéra, de toutes les graces de la danse, du feu, de l’harmonieux accord de ses symphonies, des prodiges des machines, de l’imitation habile de la nature dans toutes les décorations.

On ne s’en tint point aux ouvrages choisis pour annoncer par de nobles allégories les fêtes qu’on vouloit célebrer ; on prit tous ceux qu’on crut capables de varier les plaisirs. M. le maréchal de Richelieu avoit fait succéder à la Princesse de Navarre, le Temple de la Gloire, & Jupiter vainqueur des Titans, spectacle magnifique, digne en tout de l’auteur ingénieux & modeste (M. de Bonneval, pour lors intendant des menus-plaisirs du Roi), qui avoit eu la plus grande part à l’exécution des belles idées de M. le maréchal de Richelieu. Il est honorable pour les gens du monde, qu’il se trouve quelquefois parmi eux, des hommes aussi éclairés sur les Arts.

On vit avec la satisfaction la plus vive Zelindor, petit opéra dont les paroles & la musique ont été inspirées par les graces, & dont toutes les parties forment une foule de jolis tableaux de la plus douce volupté.

C’est-là que parut pour la premiere fois Platée, ce composé extraordinaire de la plus noble & de la plus puissante musique, assemblage nouveau en France de grandes images & de tableaux ridicules, ouvrage produit par la gaieté, enfant de la saillie, & notre chef-d’œuvre de génie musical qui n’eut pas alors tout le succès qu’il méritoit.

Le ballet de la Félicité, allégorie ingénieuse de celle dont joüissoit la France, parut ensuite sous l’administration de M. le duc d’Aumont, & Zulisca, dont nous avons parlé, couronna la beauté des spectacles de l’hyver 1746. On a détaillé l’année 1747.

Les machines nouvelles qui, pendant le long cours de ces fêtes magnifiques, parurent les plus dignes de loüange, furent, 1°. celle qui d’un coup-d’œil changeoit une belle salle de spectacle en une magnifique salle de bal : 2°. celle qui servit aux travaux & à la chûte des Titans, dans l’opéra de M. de Bonneval, mis en musique par M. de Blamont sur-intendant de celle du Roi, auteur célebre des fêtes greques & romaines : 3°. les cataractes du Nil & le débordement de ce fleuve. Le vol rapide & surprenant du dieu qui partoit du haut des cataractes, & se précipitoit au milieu des flots irrités en maître suprème de tous ces torrens réunis pour servir sa colere, excita la surprise, & mérita le suffrage de l’assemblée la plus nombreuse & la plus auguste de l’univers. Cette machine formoit le nœud du second acte des fêtes de l’Hymen & de l’Amour, opéra de MM. de Cahusac & Rameau, qui fit la clôture des fêtes de cette année.

Elles furent suspendues dans l’attente d’un bonheur qui intéressoit tous les François. La grossesse enfin de madame la dauphine ranima leur joie ; & M. le duc d’Aumont, pour lors premier gentilhomme de la chambre de service, eut ordre de faire les préparatifs des plaisirs éclatans, où la cour espéroit de pouvoir se livrer.

Je vais tracer ici une sorte d’esquisse de tous ces préparatifs, parce qu’ils peuvent donner une idée juste des ressources du génie françois, & du bon caractere d’esprit de nos grands seigneurs dans les occasions éclatantes.

On a vû une partie de ce qu’exécuta le goût ingénieux de M. le duc d’Aumont dans son année précédente. Voyons en peu de mots ce qu’il avoit déterminé d’offrir au roi, dans l’espérance où l’on étoit de la naissance d’un duc de Bourgogne. L’histoire, les relations, les mémoires, nous apprennent ce que les hommes célebres ont fait. La Philosophie va plus loin ; elle les examine, les peint, & les juge sur ce qu’ils ont voulu faire.

M. le duc d’Aumont avoit choisi pour servir de théatre aux différens spectacles qu’il avoit projettés, le terrein le plus vaste du parc de Versailles, & le plus propre à la fois à fournir les agréables points de vûe qu’il vouloit y ménager pour la cour, & pour la curiosité des François que l’amour national & la curiosité naturelle font, courir à ces beaux spectacles.

La piece immense des Suisses étoit le premier local où les yeux devoient être amusés pendant plusieurs heures par mille objets différens.

Sur les bords de la piece des Suisses, en face de l’orangerie, on avoit placé une ville édifiée avec art, & fortifiée suivant les regles antiques.

Plusieurs fermes joignant les bords du bassin, élevées de distance en distance sur les deux côtés, formoient des amphithéatres surmontés par des terrasses ; elles portoient & soûtenoient les décorations qu’on avoit imaginées en beaux paysages coupés de palais, de maisons, de cabanes même. Les parties isolées de ces décorations étoient des percées immenses que la disposition des clairs, des obscurs, & des positions ingenieuses des lumieres devoient faire paroître à perte de vûe.

Tous ces beaux préparatifs avoient pour objet l’amusement du Roi, de la famille royale, & de la cour, qui devoient être placés dans l’orangerie, & de la multitude qui auroit occupé les terrasses supérieures, tous les bas côtés de la piece des Suisses, &c.

Voici l’ingénieux, l’élégant, & magnifique arrangement qui avoit été fait dans l’orangerie.

En perspective de la piece des Suisses & de toute l’étendue de l’orangerie, on avoit élevé une grande galerie terminée par deux beaux sallons de chaque côté, & suivie dans ses derrieres de toutes les pieces nécessaires pour le service. Un grand sallon de forme ronde étoit au milieu de cette superbe galerie : l’intérieur des sallons, de la galerie, & de toutes les parties accessoires, étoit décoré d’architecture d’ordres composés. Les pilastres étoient peints en lapis ; les chapiteaux, les bases, les corniches étoient rehaussés d’or ; & la frise peinte en lapis étoit ornée de guirlandes de fleurs.

Dans les parties accessoires, les panneaux étoient peints en breche violette, & les bords d’architecture en blanc veiné. Les moulures étoient dorées, ainsi que les ornemens & les accessoires.

On avoit rassemblé dans les plafonds les sujets les plus rians de l’Histoire & de la Fable : ils étoient comme encadrés par des chaînes de fleurs peintes en coloris, portées par des grouppes d’amours & de génies joüans, avec leurs divers attributs.

Les trumeaux & les panneaux étoient couverts des glaces les plus belles ; & on y avoit multiplié les girandoles & les lustres, autant que la symmétrie & les places l’avoient permis.

C’est dans le sallon du milieu de cette galerie que devoit être dressée la table du banquet royal.

L’extérieur de ces édifices orné d’une noble architecture, étoit décoré de riches pentes à la turque, avec portiques, pilastres, bandeaux, architraves, corniches, & plusieurs grouppes de figures allégoriques à la fête. Tous les ornemens en fleurs étoient peints en coloris ; tous les autres étoient rehaussés d’or : au tour intérieur de l’orangerie, en face de la galerie, on avoit construit un portique élégant dont les colonnes séparées étoient fermées par des cloisons peintes des attributs des diverses nations de l’Europe. Les voûtes représentoient l’air, & des génies en grouppes variés & galans, qui portoient les fleurs & les fruits que ces divers climats produisent. Dans les côtés étoient une immense quantité de girandoles cachées par la bâtisse ingénieuse, à différens étages, sur lesquels étoient étalés des marchandises, bijoux, tableaux, étoffes, &c. des pays auxquels elles étoient censées appartenir.

Dans le fond étoit élevé un théatre ; il y en avoit encore un dans le milieu & à chacun des côtés : aux quatre coins étoient des amphithéatres remplis de musiciens habillés richement, avec des habits des quatre parties de l’Europe. Tout le reste étoit destiné aux différens objets de modes, d’industrie, de magnificence, & de luxe, qui caractérisent les mœurs & les usages des divers habitans de cette belle partie de l’univers.

Au moment que le roi seroit arrivé, cinquante vaisseaux équipés richement à l’antique, de grandeurs & de formes différentes ; vingt frégates & autant de galeres portant des troupes innombrables de guerriers répandus sur les ponts & armés à la greque, auroient paru courir à pleines voiles contre la ville bâtie : le feu de ces vaisseaux & celui de la ville étoit composé par un artifice singulier, que la fumée ne devoit point obscurcir, & qui auroit laissé voir sans confusion tous ses desseins & tous ses effets. Les assaillans après les plus grands efforts, & malgré la défense opiniâtre de la ville, étoient cependant vainqueurs ; la ville étoit prise, saccagée, détruite ; & sur ses débris s’élevoit tout-à-coup un riche palais à jour. Voyez Feu d’Artifice.

Le festin alors devoit être servi ; & comme un changement rapide de théatre, toutes les différentes parties de l’orangerie, telles qu’on les a dépeintes, se trouvoient frappées de lumiere ; le palais magique du fond de la piece des Suisses, les fermes qui représentoient à ses côtés les divers paysages, la suite de maisons, les coupures de campagne, &c. qu’on a expliquées plus haut, se trouvoient éclairés sur les divers desseins de cette construction, ou suivant les différentes formes des arbres dont la campagne étoit couverte.

Les deux côtés du château, toute la partie des jardins qui aboutissoit en angle sur l’orangerie & sur la piece des Suisses, étoient remplis de lumieres qui dessinoient les attributs de l’amour & ceux de l’hymen. Des ruches couvertes d’abeilles figurées par des lampions du plus petit calibre & multipliées à l’infini, offroient une allégorie ingénieuse & saillante de la fête qu’on célébroit, & de l’abondance des biens qui devoient la suivre. Les trompettes, les tymbales, & les corps de musique des quatre coins de l’orangerie, devoient faire retentir les airs pendant que le Roi, la Reine, & la famille royale, dans le sallon du milieu, & toute la cour, à vingt autres tables différentes, joüiroient du service le plus exquis. Après le soupé, le premier coup-d’œil auroit fait voir cette immensité de desseins formés au loin par la lumiere, & cette foule de personnages répandus dans l’enceinte de l’orangerie représentant les différentes nations de l’Europe, & placés avec ordre dans les cases brillantes où ils avoient été distribués.

On devoit trouver, au sortir de la galerie, en joüissant de la vûe de toutes les richesses étrangeres, qui avoient été rassemblées sous les beaux portiques, un magnifique opéra, qui, au moment de l’arrivée du roi, auroit commencé son spectacle.

Au sortir du grand théatre, la cour auroit suivi le Roi sous tous les portiques : les étoffes, le goût, les meubles élégans, les bijoux de prix, auroient été distribués par une lotterie amusante & pleine de galanterie, à toutes les dames & à tous les seigneurs de la cour.

Le magnifique spectacle de ce séjour, après qu’on auroit remonté le grand escalier, & qu’on auroit apperçû l’illumination du bassin, de l’orangerie, des deux faces du château, & des deux parties des jardins qui y répondent, auroit servi de clôture aux fêtes surprenantes de ce jour tant desiré.

L’attente de la nation fut retardée d’une année ; & alors des circonstances qui nous sont inconnues lierent sans doute les mains zélées des ordonnateurs. Sans autre fête qu’un grand feu d’artifice, ils laisserent la cour & la ville se livrer aux vifs transports de joie que la naissance d’un prince avoit fait passer dans les cœurs de tous les François. Voyez Fêtes de la Ville de Paris

Les douceurs de la paix & un accroissement de bonheur, par la naissance de Monseigneur le duc de Berry, firent renaître le goût pour les plaisirs. M. le duc d’Aumont fut chargé en 1754 des préparatifs des spectacles. Le théatre de Fontainebleau fut repris sous œuvre, & exerça l’adresse féconde du sieur Arnoult, machiniste du roi, aidée des soins actifs de l’ordonnateur & du zele infatigable des exécutans. On vit représenter avec la plus grande magnificence, six différens opéra françois qui étoient entremêlés les jours qu’ils laissoient libres des plus excellentes tragédies & comédies de notre théatre.

L’ouverture de ce théatre fut faite par la naissance d’Osiris, prologue allégorique à la naissance de monseigneur le duc de Berry ; on en avoit chargé les auteurs du ballet des fêtes de l’hymen & de l’amour, qui avoient fait la clôture des fêtes du mariage : ainsi les talens modernes furent appellés dans les lieux même où les anciens étoient si glorieusement applaudis. Le petit opéra d’Anacréon, ouvrage de ces deux auteurs ; Alcimadure, opéra en trois actes précédé d’un prologue, & en langue languedocienne, de M. Mondonville, eurent l’honneur de se trouver à la suite de Thésée, cet ouvrage si fort d’action ; d’Alceste, le chef-d’œuvre du merveilleux & du pathétique ; enfin de Thétis, opéra renommé du célebre M. de Fontenelle. On a vû ce poëte philosophe emprunter la main des graces pour offrir la lumiere au dernier siecle. Il joüit à la fois de l’honneur de l’avoir éclairé, & des progrès rapides que doivent à ses efforts les Lettres, les Arts, & les Sciences dans le nôtre.

M. Blondel de Gagny, Intendant pour lors des menus-plaisirs du Roi, seconda tout le zele de l’ordonnateur. Par malheur pour les Arts & les talens, qu’il sait discerner & qu’il aime, il a préféré le repos aux agrémens dont il étoit sûr de joüir dans l’exercice d’une charge à laquelle il étoit propre. Tous les sujets différens qui pendant cinquante jours avoient déployé leurs talens & leurs efforts pour contribuer au grand succès de tant d’ouvrages, se retirerent comblés d’éloges, encouragés par mille attentions, récompensés avec libéralité. (B)

Fêtes de la Ville de Paris. On a vû dans tous les tems le zele & la magnificence fournir à la capitale de ce royaume des moyens éclatans de signaler son zele & son amour pour nos rois. L’histoire-de-tous les regnes rappelle aux Parisiens quelque heureuse circonstance que leurs magistrats ont célébrée par des fêtes. Notre objet nous borne à ne parler que de celles qui peuvent honorer ou éclairer les Arts.

Le mariage de Madame, infante, offrit à feu M. Turgot une occasion d’en donner une de ce genre ; on croit devoir la décrire avec quelque détail. L’administration de ce magistrat sera toûjours trop chere aux vrais citoyens, pour qu’on puisse craindre à son égard d’en trop dire.

Le Roi, toute la famille royale lui firent espérer d’honorer ses fêtes de leur présence ; il crut devoir ne leur offrir que des objets dignes d’eux.

On étoit en usage de prendre l’hôtel-de-ville pour le centre des réjoüissances publiques. Les anciennes rubriques, que les esprits médiocres réverent comme des lois sacrées, ne sont pour les têtes fortes que des abus ; leur destruction est le premier degré par lequel ils montent bientôt aux plus grandes choses. Telle fut la maniere constante dont M. Turgot se peignit aux François, pendant le cours de ses brillantes prevôtés. Il pensa qu’une belle fête ne pouvoit être placée sur un terrein trop beau, & il choisit l’éperon du pont-neuf sur lequel la statue d’Henri IV. est élevée, pour former le point de vûe principal de son plan.

Ce lieu, par son étendue, par la riche décoration de divers édifices qu’il domine & qui l’environnent, sur-tout par le bassin régulier sur lequel il est élevé, pouvoit faire naître à un ordonnateur de la trempe de celui-ci, les riantes idées des plus singuliers spectacles. Voici celles qu’il déploya aux yeux les plus dignes de les admirer.

On vit d’abord s’élever rapidement sur cette espece d’esplanade un temple consacré à l’hymen ; il étoit dans le ton antique ; ses portiques étoient de cent-vingt piés de face, & de quatre-vingt piés de haut, sans y comprendre la hauteur de l’appui & de la terrasse de l’éperon, qui servoit de base à tout l’édifice, & qui avoit quarante piés de hauteur.

Le premier ordre du temple étoit composé de trente-deux colonnes d’ordre dorique, de quatre piés de diametre & trente-trois piés de fust, formant un quarré long de huit colonnes de face, sur quatre de retour.

Elles servoient d’appui à une galerie en terrasse de cent cinq piés de long, ornée de distance en distance de belles statues sur leurs piés-d’estaux. Au dessus de la terrasse, & à l’à-plomb des colonnes du milieu, s’élevoit un socle antique formé de divers compartimens ornés de bas-reliefs, & couronné de douze vases.

Deux massifs étoient bâtis dans l’intérieur, afin d’y pratiquer des escaliers commodes. Le socle au reste formoit une seconde terrasse de retour avec les bases, chapiteaux, entablemens, & balustrades, servans d’appui à une galerie en terrasse de cent cinq piés de long, divisée par des pié-d’estaux. Au dessus de cette terrasse, & à l’à-plomb des colonnes du milieu, s’élevoit un socle en attique, formé de compartimens ornés de bas-reliefs, & couronné de douze vases ; deux corps solides étoient construits dans l’intérieur, dans lesquels on avoit pratiqué des escaliers.

Toute la construction de cet édifice étoit en relief, ainsi que les plafonds, enrichis de compartimens en mosaïque, guillochés, rosettes, festons, &c. à l’imitation des anciens temples, & tels qu’on le voit au panthéon, dont on avoit imité les ornemens ; à la reserve cependant des bases que l’on jugea à propos de donner aux colonnes, pour s’accommoder à l’usage du siecle : elles y furent élevées sur des socles d’environ quatre piés de haut, servans comme de repos aux balustrades de même hauteur qui étoient entre les entre-colonnemens. C’est la seule différence que le nouvel édifice eût avec ceux de l’antiquité, où les colonnes d’ordre dorique étoient presque toûjours posées sur le rez-de-chaussée, quoique sans base. A cela près, toutes les proportions y furent très-bien gardées. Ces colonnes avoient huit diametres un quart de longueur, qui est la véritable proportion que l’espace des entre-colonnemens exige de cette ordonnance : il devoit y avoir un second ordre ionique ; mais le tems trop court pour l’exécution, força de s’en tenir au premier ordre dorique, qui se grouppant avec le massif, pour monter au haut de l’édifice, formoit un très-beau quarté long.

Ving-huit statues isolées, de ronde bosse, de dix piés de proportion, représentant diverses divinités avec leurs symboles & attributs, étoient posées sur les pié-d’estaux de la balustrade, à l’à-plomb des colonnes.

On préféra pour tout cet édifice & pour ses ornemens, la couleur de pierre blanche à celle des différens marbres qu’on auroit pû imiter ; outre que la couleur blanche a toûjours plus de relief, sur-tout aux lumieres & dans les ténebres, la vraissemblance est aussi plus naturelle & l’illusion plus certaine : aussi ce temple faisoit-il l’effet d’un édifice réel, construit depuis long-tems dans la plus noble simplicité de l’antique sans ornement postiche, & sans mélange d’aucun faux brillant. Telle renaîtra de nos jours la belle & noble Architecture ; nous la reverrons sortir des mains d’un moderne qui manquoit à la gloire de la nation : le choix éclairé de M. le marquis de Marigny a sû le mettre à sa place. C’est-là le vrai coup de maître dans l’ordonnateur. Le talent une fois placé, les beautés de l’art pour éclore en foule n’ont besoin que du tems.

La terrasse en saillie qui portoit le temple, étoit décorée en face d’une architecture qui formoit trois arcades & deux pilastres en avant-corps dans les angles : on voyoit aussi dans chacun des deux côtés, une arcade accompagnée de ses pilastres. Toute cette décoration étoit formée par des refends & bossages rustiques, & elle étoit parfaitement d’accord avec le temple. Tous les membres de l’architecture étoient dessinés par des lampions ; & l’intérieur des arcades, à la hauteur de l’imposte, étoient préparées pour donner dans le tems une libre issuë à des cascades, des nappes, des torrens de feu, qui firent un effet aussi agréable que surprenant.

Sur la terrasse du temple s’élevoit un attique porté par des colonnes intérieures, & orné de panneaux chargés de bas-reliefs : des vases ornés de sculpture étoient posés au haut de l’attique, à l’à-plomb des colonnes.

Les corps solides des escaliers étoient ornés d’architecture & de bas-reliefs, de niches, de statues, &c.

Aux deux côtés de cet édifice s’élevoient, le long des parapets du pont-neuf, trente-six pyramides, dont dix-huit de quarante piés de haut, & dix-huit de vingt-six, qui se joignoient par de grandes consoles, & qui portoient des vases sur leur sommet. Cette décoration, préparée particulierement pour l’illumination, accompagnoit le bâtiment du milieu ; elle étoit du dessein de feu M. Gabriel, premier architecte du Roi : la premiere étoit du chevalier Servandoni.

Décoration de la Riviere, illumination, &c.

Dans le milieu du canal que forme la Seine, & vis-à-vis le balcon préparé pour leurs Majestés, s’élevoit un temple transparent, composé de huit portiques en arcades & pilastres, avec des figures relatives au sujet de la fête. Il formoit un sallon à huit pans, du milieu desquels s’élevoit une colonne transparente qui avoit le double de la hauteur du portique, & qui étoit terminée par un globe aussi transparent, semé de fleurs-de-lis & de tours. Tous les chassis de ce temple, qui sembloit consacré à Apollon, étoient peints, & présentoient aux yeux mille divers ornemens : il paroissoit construit sur des rochers, entre lesquels on avoit pratiqué des escaliers qui y conduisoient.

Ce sallon disposé en gradins, & destiné pour la musique, étoit rempli d’un très-grand nombre des plus habiles symphonistes. Le concert commença d’une maniere vive & bruyante, au moment que le Roi parut sur son balcon ; il se fit entendre tant que dura la fête, & ne fut interrompu que par les acclamations réitérées du peuple.

Entre le temple & le pont-neuf étoient quatre grands bateaux en monstres marins ; il y en avoit quatre autres dans la même position entre le temple & le pont-royal, & tout-à-coup on joüit du spectacle de divers combats des uns contre les autres. Ces monstres vomissoient de leurs gueules & de leurs narines, des feux étincelans d’un volume prodigieux & de diverses couleurs : les uns traçoient en l’air des figures singulieres ; les autres tombant comme épuisés dans les eaux, y reprenoient une nouvelle force, & y formoient des pyramides & des gerbes de feu, des soleils, &c.

Une joûte commença la fête. Il y avoit deux troupes de joûteurs, l’une à la droite, & l’autre à la gauche du temple. Chacune étoit composée de vingt joûteurs & de trente-six rameurs. Les maîtres de la joûte étoient dans des bateaux particuliers. Tous les joûteurs étoient habillés de blanc uniformément, & à la legere ; leurs vêtemens, leurs bonnets & leurs jarretieres étoient ornés de touffes de rubans de différentes couleurs, avec des écharpes de taffetas, &c. Ils joûterent avec beaucoup d’adresse, de force & de résolution, & avec un zele & une ardeur admirables. La ville récompensa les deux joûteurs victorieux par un prix de la valeur de vingt pistoles chacun, & d’une médaille.

A la premiere obscurité de la nuit on vit paroître l’illumination ; elle embellissoit les mouvemens de la multitude, en éclairant les flots de ce peuple innombrable répandu sur les quais. On joüissoit à-la-fois des lumieres qui éclairoient les échafauds, de celles qui brilloient aux fenêtres, aux balcons, & sur des terrasses richement & ingénieusement ornées ; ce qui se joignant à la variété des couleurs des habits, & à la parure recherchée & brillante des hommes & des femmes, dont la clarté des lumieres relevoit encore l’éclat, faisoit un coup-d’œil & divers points de perspective dont la vûe étoit éblouie & séduite.

L’illumination commença par le temple de l’hymen, dont tout l’entablement étoit profilé de lumieres, ainsi que les balustrades, sur lesquelles s’élevoient de grands lustres ou girandoles en ifs dans les entre-colonnes, formés par plus de cent lumieres chacun. Toute la suite des pyramides & pilastres chantournés, avec leurs pié-d’estaux réunis par des consoles, dont on a parlé, élevés sur les parapets du pont à droite & à gauche, étoit couverte d’illuminations, ainsi que toute la décoration de la terrasse en saillie, dont les refends & les ceintres étoient profilés, & chargés de gros lampions & de terrines.

Ce qui répondoit parfaitement à la magnificence de cette illumination, c’étoit de voir le long des deux quais, sur le pont-neuf & le pont-royal, des lustres composés chacun d’environ quatre-vingt grosses lumieres, suspendus aux mêmes endroits où l’on met ordinairement les lanternes de nuit.

Mais voici une illumination toute nouvelle. Quatre-vingts petits bâtimens de différentes formes, dont la mâture, les vergues, les agrès & les cordages étoient dessinés par de petites lanternes de verre, & mouvantes, au nombre de plus de dix mille, entrerent dans le grand canal du côté du pont-neuf ; & après diverses marches figurées, elles se diviserent en quatre quadrilles, & borderent les rivages de la Seine entre le pont-neuf & le pont-royal.

Un même nombre de bateaux de formes singulieres, & chargés de divers artifices, se mêlerent avec symmétrie aux premiers ; le sallon octogone, transparent, paroissoit comme au centre de cette brillante & galante fête, & sembloit sortir du sein des feux & des eaux.

On ne s’apperçut point de la fuite du jour ; la nuit qui lui succéda, étoit environnée de la plus brillante lumiere.

Le signal fut donné, & dans le même instant le temple de l’hymen, tous les édifices qui bordent des deux côtés les quais superbes qui servoient de cadre à ce spectacle éclatant, le pont-royal & le pont-neuf, les échafauds qui étoient élevés pour porter cette foule de spectateurs, les amphithéatres qui remplissoient les terreins depuis les bords de la Seine jusqu’à fleur des parapets, tout fut illuminé presqu’au même moment : on ne vit plus que des torrens de lumiere soûmis à l’art du dessein, & formant mille figures nouvelles, embellies par des contrastes, détachées avec adresse les unes des autres, ou par les formes de l’architecture sur lesquelles elles étoient placées, ou par l’ingénieuse variété des couleurs dont on avoit eu l’habileté d’embellir les feux divers de la lumiere.

Feu d’artifice.

Le bruit de l’artillerie, le son éclatant des trompettes, annoncerent tout-à-coup un spectacle nouveau. On vit s’élancer dans les airs de chaque côté du temple de l’hymen, un nombre immense de fusées qui partirent douze à douze des huit tourelles du pont-neuf ; cent quatre-vingts pots à aigrette & plusieurs gerbes de feu leur succéderent. Dans le même tems on vit briller une suite de gerbes sur la tablette de la corniche du pont ; & le grand soleil fixe, de soixante piés de diametre, parut dans toute sa splendeur au milieu de l’entablement. Directement au-dessous on avoit placé un grand chiffre d’illumination de couleurs différentes, imitant l’éclat des pierreries, lequel, avec la couronne dont il étoit surmonté, avoit trente piés de haut ; & aux côtés, vis-à-vis les entre-colonnes du temple, on voyoit deux autres chiffres d’artifice de dix piés de haut, formant les noms des illustres époux, en feu bleu, qui contrastoit avec les feux différens dont ils étoient entourés.

On avoit placé sur les deux trotoirs du pont-neuf, à la droite & à la gauche du temple, au-delà de l’illumination des pyramides, deux cents caisses de fusées de cinq à six douzaines chacune. Ces caisses tirées cinq à la fois, succéderent à celles qu’on avoit vû partir des tourelles, à commencer de chaque côté, depuis les premieres, auprès du temple, & successivement jusqu’aux extrémités à droite & à gauche.

Alors les cascades ou nappes de feu rouge sortirent des cinq arcades de l’éperon du pont-neuf ; elles sembloient percer l’illumination dont les trois façades étoient revêtues, & dont les yeux pouvoient à peine soûtenir l’éclat. Dans le même tems un combat de plusieurs dragons commença sur la Seine, & le feu d’eau couvrit presque toute la surface de la riviere.

Au combat des dragons succéderent les artifices dont les huit bateaux de lumieres étoient chargés. Au même endroit, dans un ordre différent, étoient trente-six cascades ou fontaines d’artifice d’environ trente piés de haut, dans de petits bateaux, mais qui paroissoient sortir de la riviere.

Ce spectacle des cascades, dont le signal avoit été donné par un soleil tournant, avoit été précédé d’un berceau d’étoiles produit par cent soixante pots à aigrettes, placés au bas de la terrasse de l’éperon.

Quatre grands bateaux servant de magasin à l’artifice d’eau, étoient amarrés près des arches du pont-neuf, au courant de la riviere, & quatre autres pareils du côté du pont-royal. L’artifice qu’on tiroit de ces bateaux, consistoit dans un grand nombre de gros & petits barrils chargés de gerbes & de pots, qui remplissoient l’air de serpenteaux, d’étoiles & de genouillieres. Il y avoit aussi un nombre considérable de gerbes à jetter à la main, & de soleils tournant sur l’eau.

La fin des cascades fut le signal de la grande girande sur l’attique du temple, qui étoit composée de près de six mille fusées. On y mit le feu par les deux extrémités au même instant ; & au moment qu’elle parut, les deux petites girandes d’accompagnement, placées sur le milieu des trotoirs du pont-neuf, de chaque côté, composées chacune d’environ cinq cents fusées, partirent, & une derniere salve de canon termina cette magnifique fête.

Tout l’artifice étoit de la composition de M. Elric, saxon, capitaine d’Artillerie dans les troupes du roi de Prusse.

Le lendemain, 30 Août, M. Turgot voulut encore donner un nouveau témoignage de zele au Roi, à madame Infante, & à la famille royale. Il étoit un de ces hommes rares qui ont l’art de rajeunir les objets ; ils les mettent dans un jour dont on ne s’étoit pas avisé avant eux, ils ne sont plus reconnoissables. Telle sut la magie dont se servit alors feu M. Turgot. Il trouva le secret de donner un bal magnifique qui amusa la Cour & Paris toute la nuit, dans le local le moins disposé peut-être pour une pareille entreprise. M. le maréchal de Richelieu parut en 1745 avoir hérité du secret de ce magistrat célebre. Voyez Fêtes de la Cour de France.

Bal de la ville de Paris, donné dans son hôtel
la nuit du 30 Août 1739.

Trois grandes salles dans lesquelles on dansa, avoient été préparées avec le plus de soin, & décorées avec autant d’adresse que d’élégance. L’architecture noble de la premiere, qu’on avoit placée dans la cour, étoit composée d’arcades & d’une double colonnade à deux étages, qui contribuoient à l’ingénieuse & riche décoration dont cette salle fut ornée. Pour la rendre plus magnifique & plus brillante par la variété des couleurs, toute l’architecture fut peinte en marbre de différentes especes ; on y préféra ceux dont les couleurs étoient les plus vives, les mieux assorties, & les plus convenables à la clarté des lumieres & aux divers ornemens de relief rehaussés d’or, qui représentoient les sujets les plus agréables de la fable, embellis encore par des positions & des attributs relatifs à l’objet de la fête.

Au fond de cette cour changée en salle de bal, on avoit construit un magnifique balcon en amphithéatre, qui étoit rempli d’un grand nombre de symphonistes. L’intérieur de toutes ces arcades étoit en gradins, couverts de tapis en forme de loges, d’une très-belle disposition, & d’une grande commodité pour les masques, auxquels on pouvoit servir des rafraîchissemens par les derrieres. Elle étoit couverte d’un plafond de niveau, & éclairée d’un très-grand nombre de lustres, de girandoles & de bras à plusieurs branches, dont l’ordonnance déceloit le goût exquis qui ordonnoit tous ces arrangemens.

La grande salle de l’hôtel-de-ville, qui s’étend sur toute la façade, servoit de seconde salle ; elle étoit décorée de damas jaune, enrichi de fleurs en argent : on y avoit élevé un grand amphithéatre pour la symphonie. Les embrasures & les croisées étoient disposées en estrades & en gradins, & la salle étoit éclairée par un grand nombre de bougies.

La troisieme salle étoit disposée dans celle qu’on nomme des gouverneurs ; on l’avoit décorée d’étoffe bleue, ornée de galons & gaze d’or, ainsi que l’amphithéatre pour la symphonie : elle étoit éclairée par une infinité de lumieres placées avec art.

On voyoit par les croisées de ces deux salles, tout ce qui se passoit dans la premiere : c’étoit une perspective ingénieuse qu’on avoit ménagée pour multiplier les plaisirs. On communiquoit d’une salle à l’autre par un grand appartement éclairé avec un art extrème.

Auprès de ces trois salles on avoit dressé des buffets décorés avec beaucoup d’art, & munis de toutes sortes de rafraîchissemens, qui furent offerts & distribués avec autant d’ordre & d’abondance que de politesse.

On compte que le concours des masques a monté à plus de 12000 depuis les huit heures du soir, que le bal commença, jusqu’à huit heures du matin. Toute cette fête se passa avec tout l’amusement, l’ordre & la tranquillité qu’on pouvoit desirer, & avec une satisfaction & un applaudissement général.

Les ordres avoient été si bien donnés, que rien de ce qu’on auroit pû desirer n’y avoit été oublié. Les précautions avoient été portées jusqu’à l’extrème, & tous les accidens quelconques avoient dans des endroits secrets, les remedes, les secours, les expédiens qui peuvent les prévenir ou les réparer. La place de Greve & toutes les avenues furent toûjours libres, ensorte qu’on abordoit à l’hôtel-de-ville commodément, sans accidens & sans tumulte. Des fallots sur des poteaux, éclairoient la place & le port de la Greve, jusque vers le Pont-Marie, où l’on avoit soin de faire défiler & ranger les carrosses ; il y avoit des barrieres sur le rivage, pour prévenir les accidens.

Toutes les dispositions de cette grande fête ont été conservées dans leur état parfait pendant huit jours, pour donner au peuple la liberté de les voir.

Les grands effets que produisit cette merveilleuse fête, sur plus de 600000 spectateurs, sont restés gravés pour jamais dans le souvenir de tous les François. Aussi le nom des Turgots sera-t-il toujours cher à une nation sensible à la gloire, & qui mérite plus qu’une autre de voir éclore dans son sein les grandes idées des hommes. Voyez Illumination, Feu d’Artifice, &c.

Il y a eu depuis des occasions multipliées, où la ville de Paris a fait éclater son zèle & sa magnificence ; ainsi la convalescence du plus chéri de nos Rois, son retour de Metz (voyez Festins royaux), nos victoires, les deux mariages de monseigneur le Dauphin, ont été célébrés par des fêtes, des illuminations, des bals, des feux d’artifice ; mais un trait éclatant, supérieur à tous ceux que peuvent produire les arts, un trait qui fait honneur à l’humanité, & digne en tout d’être éternisé dans les fastes de l’Europe, est l’action généreuse qui tint lieu de fête à la naissance de monseigneur le duc de Bourgogne.

Six cents mariages faits & célébrés aux dépens de la ville, furent le témoignage de son amour pour l’état, de son ardeur pour l’accroissement de ses forces, de l’humanité tendre qui guide ses opérations dans l’administration des biens publics.

Dans tous les tems cette action auroit mérité les loüanges de tous les gens de bien, & les transports de reconnoissance de la nation entiere. Une circonstance doit la rendre encore plus chere aux contemporains, & plus respectable a la postérité.

Au moment que le projet fut proposé à la ville, les préparatifs de la plus belle fête étoient au point de l’exécution. C’est à l’hôtel de Conty que devoit être donné le spectacle le plus ingénieux, le plus noble, le moins ressemblant qu’on eût imaginé encore. Presque toutes les dépenses étoient faites. J’ai vû, j’ai admiré cent fois tous ces magnifiques préparatifs. On avoit pris des précautions infaillibles contre les caprices du tems, l’évenement auroit illustré pour jamais & l’ordonnateur, & nos meilleurs artistes occupés à ce superbe ouvrage. Le succès paroissoit sûr. La gloire qui devoit le suivre fut sacrifiée, sans balancer, au bien plus solide de donner à la patrie de nouveaux citoyens. Quel est le vrai françois qui ne sente la grandeur, l’utilité, la générosité noble de cette résolution glorieuse ? Quelle admirable leçon pour ces hommes superficiels, qui croyent se faire honneur de leurs richesses en se livrant à mille goûts frivoles ! Quel exemple pour nos riches modernes, qui ne restituent au public les biens immenses qu’ils lui ont ravis, que par les dépenses superflues d’un luxe mal entendu, qui, en les déplaçant, les rend ridicules !

Toutes les villes considérables du royaume imiterent un exemple aussi respectable ; & l’état doit ainsi à l’hôtel-de-ville de sa capitale, une foule d’hommes nés pour l’aimer, le servir, & le défendre. (B)

Fêtes des grandes Villes du Royaume de France. C’est ici qu’on doit craindre les dangers d’une matiere trop vaste. Rien ne seroit plus agréable pour nous, que de nous livrer à décrire par des exemples aussi honorables que multipliés les ressources du zêle de nos compatriotes, dans les circonstances, où leur amour pour le sang de leurs rois a la liberté d’éclater. On verroit dans le même tableau la magnificence constante de la ville de Lyon embellie par le goût des hommes choisis qui la gouvernent, toûjours marquée au coin de cet amour national, qui fait le caractere distinctif de ses citoyens. A côté des fêtes brillantes, qui ont illustré cette ville opulente, on seroit frappé des ressources des habitans de nos beaux ports de mer, dans les circonstances où le bonheur de nos rois, ou la gloire de la patrie, leur ont fourni les occasions de montrer leur adresse & leur amour. On trouveroit dans le cœur de la France, sous les yeux toûjours ouverts de nos Parlemens, des villes plus tranquilles, mais moins opulentes, suppléer dans ces momens de joie, à tous les moyens faciles qu’offre aux autres la fortune par l’activité, l’élégance, les nouveautés heureuses, les prodiges imprévûs que fournit à l’industrie & au bon esprit la fécondité des talens & des arts. Telles seroient les fêtes de Toulouse, de Rennes, de Rouen, de Dijon, de Mets, &c. que nous pourrions décrire ; mais on s’attache ici au nécessaire. Les soins qu’on a pris à Bordeaux, lors du passage de notre premiere dauphine dans cette ville, sont un précis de tout ce qui s’est jamais pratiqué de plus riche, de plus élégant dans les différentes villes du royaume ; & les arts différens, qui se sont unis pour embelir ces jours de gloire, ont laissé dans cette occasion aux artistes plusieurs modeles à méditer & à suivre.

On commence cette relation du jour que madame la dauphine arriva à Bayonne ; parce que les moyens qu’on prit pour lui rendre son voyage agréable & facile, méritent d’être connus des lecteurs qui savent apprécier les efforts & les inventions des arts.

Madame la dauphine arriva le 15 Janvier 1745 à Bayonne. Elle passa sous un arc de triomphe de quarante piés de hauteur, au-dessus duquel étoient accollées les armes de France & celles d’Espagne, soûtenues par deux dauphins, avec cette inscription : Quam bene perpetuis sociantur nexibus ambo ! De chaque côté de l’arc de triomphe régnoient deux galeries, dont la supérieure étoit remplie par les dames les plus distinguées de la ville, & l’autre l’étoit par cinquante-deux jeunes demoiselles habillées à l’espagnole. Toutes les rues par lesquelles madame la dauphine passa, étoient jonchées de verdure, tendues de tapisseries de haute-lisse, & bordées de troupes sous les armes.

Une compagnie de basques qui étoit allée au-devant de cette princesse à une lieue de la ville, l’accompagna en dansant au son des flûtes & des tambours jusqu’au palais épiscopal, où elle logea pendant son séjour à Bayonne.

Dès que le jour fut baissé, les places publiques, l’hôtel-de-ville & toutes les rues furent illuminées ; le 17 madame la dauphine partit de Bayonne, & continua sa route.

En venant de Bayonne, on entre dans la généralité de Bordeaux par les landes de captioux, qui contiennent une grande étendue de pays plat, où on n’apperçoit que trois ou quatre habitations dispersées au loin, avec quelques arbres aux environs.

L’année précédente, l’intendant de Guienne prévoyant le passage de l’auguste princesse que la France attendoit, fit au-travers de ces landes aligner & mettre en état-un chemin large de quarante-deux piés, bordé de fossés de six piés.

Vers le commencement du chemin, dans une partie tout-à-fait unie & horisontale, les pâtres du pays, huit jours avant l’arrivée de madame la dauphine, avoient fait planter de chaque côté, à six piés des bords extérieurs des fossés, 300 pins espacés de 24 piés entr’eux ; ils formoient une allée de 1200 toises de longueur, d’autant plus agréable à la vûe, que tous ces pins étoient entierement semblables les uns aux autres, de 8 à 9 piés de tige, de 4 piés de tête, & d’une grosseur proportionnée. On sait la propriété qu’ont ces arbres, d’être naturellement droits & toûjours verds.

Au milieu de l’allée on avoit élevé un arc de triomphe de verdure, présentant au chemin trois portiques. Celui du milieu avoit 24 piés de haut sur 16 de large, & ceux des côtés en avoient 17 de haut sur quatre de large. Ces trois portiques étoient répétés sur les flancs, mais tous trois de hauteur seulement de 17 piés, & de 9 de largeur : le tout formant un quarré long sur la largeur du chemin, par l’arrangement de 16 gros pins, dont les têtes s’élevoient dans une juste proportion au-dessus des portiques. Les ceintres de ces portiques étoient formés avec des branchages d’autres pins, de chênes verds, de lierres, de lauriers & de myrtes, & il en pendoit des guirlandes de même espece faites avec soin, soit pour leurs formes, soit pour les nuances des différens verds. Les tiges des pins, par le moyen de pareils branchages, étoient proprement ajustées en colonnes torses : de la voûte centrale de cet arc de triomphe champêtre, descendoit une couronne de verdure, & au-dessus du portique du côté que venoit madame la dauphine, étoit un grand cartouche verd, où on lisoit en gros caracteres : A la bonne arribado de noste dauphino.

On voyoit sur la même façade cette autre inscription latine ; les six mots dont elle étoit composée furent rangés ainsi :

Jubet amor,
Fortuna negat,
Natura juvat.

Les pâtres, au nombre de trois cents, étoient rangés en haie entre les arbres, à commencer de l’arc de triomphe du côté que venoit madame la dauphine ; ils avoient tous un bâton, dont le gros bout se perdoit dans une touffe de verdure. Ils étoient habillés uniformément comme ils ont coûtume d’être en hyver, avec une espece de sur-tout de peau de mouton, fournie de sa laine, des guêtres de même, & sur la tête, une toque appellée vulgairement barret, qui étoit garnie d’une cocarde de rubans de soie blanche & rouge.

Outre ces trois cents pâtres à pié, il y en avoit à leur tête cinquante habillés de même, montés sur des échasses d’environ 4 piés. Ils étoient commandés par un d’entr’eux, qui eut l’honneur de présenter par écrit à madame la dauphine, leur compliment en vers dans leur langage.

Le compliment fut terminé par mille & mille cris de vive le Roi, vive la Reine, vive monseigneur le Dauphin, vive madame la dauphine.

Les députés du corps de ville de Bordeaux vinrent à Castres le 26. Ils furent présentés à madame la dauphine, & le lendemain elle arriva à Bordeaux sur les trois heures & demie du soir, au bruit du canon de la ville & de celui des trois forts. La princesse trouva à la porte S. Julien un arc de triomphe très-beau, que la ville avoit fait élever.

Le plan que formoit la base de cet édifice, étoit un rectangle de 60 piés de longueur & de 18 piés de largeur, élevé de soixante piés de hauteur, non compris le couronnement. Ses deux grandes faces étoient retournées d’équerre sur le grand chemin, ornées d’architecture d’ordre dorique, enrichies de sculpture & d’inscriptions. Il étoit ouvert dans son milieu par une arcade de plein ceintre, en chacune de ses deux faces, qui étoient réunies entr’elles par une voûte en berceau, dont les naissances portoient sur quatre colonnes isolées, avec leurs arriere-pilastres, ce qui formoit un portique de 14 piés de largeur sur 30 piés de hauteur.

Les deux côtés de cet édifice en avant-corps formoient deux quarrés, dont les angles étoient ornés par des pilastres corniers & en retour, avec leurs bases & chapiteaux portant un entablement qui regnoit sur les quatre faces de l’arc de triomphe. La frise étoit ornée de ses triglifes & métopes, enrichis alternativement de fleurs-de-lis & de tours en bas relief. La corniche l’étoit de ses mutules, & de toutes les moulures que cet ordre prescrit.

Au-dessus de cet entablement s’élevoit un attique, où étoient les compartimens qui renfermoient des inscriptions que nous rapporterons plus bas.

A l’à-plomb de huit pilastres, & au-dessus de l’attique, étoient posés huit vases, quatre sur chaque face, au milieu desquelles étoient deux grandes volutes en adoucissement, qui servoient de support aux armes de l’alliance, dont l’ensemble formoit un fronton, au sommet duquel étoit un étendart de 27 piés de hauteur sur 36 de largeur, avec les armes de France & d’Espagne.

Les entre-pilastres au pourtour étoient enrichis de médaillons, avec leurs festons en sculpture : au bas desquels & à leur à-plomb étoient des tables refoüillées, entourées de moulures ; l’imposte qui regnoit entre deux, servoit d’architrave aux quatre colonnes & aux quatre pilastres, portant le ceintre avec son archivolte.

Cet édifice, qui étoit de relief en toutes ses parties, étoit feint de marbre blanc. Il étoit exécuté avec toute la sévérité des regles attachées à l’ordre dorique.

Sur le compartiment de l’attique, tant du côté de la campagne que de celui de la ville, étoit l’inscription suivante : Anagramma numericum. Unigenire regis filio Ludovico, & augustæ principi Hispaniæ, connubio junctis, civitas Burdigalensis & sex viri erexerunt.[4]

Au-dessous de cette inscription & dans la frise de l’entablement, étoit ce vers tiré de Virgile.

Ingredere, & votis jam nunc assuesce vocari.[5]

Les médaillons en bas-relief des entre-pilastres, placés au-dessus des tables refouillées & impostes ci-dessus décrits, renfermoient les emblêmes suivans.

Dans l’un, vers la campagne, on voyoit la France tenant d’une main une fleur-de-lis, & de l’autre une corne d’abondance.

Elle étoit habillée à l’antique, avec un diadème sur la tête & un écusson des armes de France à ses piés. L’Espagne étoit à la gauche, en habit militaire, comme on la voit dans les médailles antiques, avec ces mots pour ame, concordia æterna, union éternelle ; dans l’exergue étoit écrit, Hispania, Gallia ; l’Espagne, la France.

Dans l’autre, aussi vers la campagne, la ville de Bordeaux étoit représentée par une figure, tenant une corne d’abondance d’une main, & faisant remarquer de l’autre son port. Derriere elle on voyoit son ancien amphithéatre, vis-à-vis la Garonne, qui étoit reconnoissable par un vaisseau qui paroissoit arriver : l’inscription, Burdigalensium gaudium, & dans l’exergue ces mots, adventus Delphinæ 1745 ; l’arrivée de madame la dauphine remplit de joie la ville de Bordeaux.

Du côté de la ville, l’emblème de la droite représentoit un miroir ardent qui reçoit les rayons du soleil, & qui les refléchit sur un flambeau qu’il allume ; & pour légende, cælesti accenditur igne, le feu qui l’a allumé vient du ciel.

Dans l’autre, on voyoit la déesse Cybele assise entre deux lions, couronnée de tours, tenant dans sa main droite les armes de France, & dans sa gauche une tige de lis. Pour légende, ditabit olympum nova Cybeles, cette nouvelle Cybele enrichira l’olympe de nouveaux dieux.

Sur les côtés de cet arc de triomphe, étoient deux médaillons sans emblème. Au premier, felici adventui, à l’heureuse arrivée. Au second, venit expectata dies, le jour si attendu est arrivé.

Madame la dauphine trouva auprès de cet arc de triomphe le corps de ville qui l’attendoit. Le comte de Segur étoit à la tête. Le corps de ville eut l’honneur d’être présenté à madame la dauphine par M. Desgranges, & de la complimenter : le comte de Segur porta la parole.

Le compliment fini, le carrosse de madame la dauphine passa lentement sous l’arc de triomphe, & entra dans la rue Bouhaut. Toutes les maisons de cette rue, qui a plus de deux cents toises de long en ligne presque droite, & que l’Intendant avoit eu soin de faire paver de neuf, pour que la marche y fût plus douce, étoient couvertes des plus belles tapisseries.

Au bout de la rue madame la dauphine vit la perspective du palais que l’on y avoit peint. De la porte de S. Julien on découvre du fond de la rue Bouhaut, à la distance d’environ deux cents toises, les faces des deux premieres maisons qui forment l’embouchure de la rue du Cahernan, qui est à la suite & sur la même direction que la précédente. Celle de la droite, qui est d’un goût moderne & fort enrichie d’architecture, présentoit un point de vûe agréable, bien différent de celle de la gauche, qui n’étoit qu’une masure informe.

Pour éviter cette difformité & corriger le défaut de symmétrie, on y éleva en peinture le pendant de la maison de la droite ; & entre les deux on forma une grande arcade, au-dessus de laquelle les derniers étages de ces deux maisons étoient prolongés, de façon qu’ils s’y réunissoient, & que par leur ensemble elles présentoient un palais de marbre lapis & bronze, richement orné de peintures & dorures, avec les armes de France & d’Espagne accompagnées de plusieurs trophées & attributs relatifs à la fête.

Ce bâtiment, dont le portique ou arcade faisoit l’entrée de la rue du Cahernan, produisoit un heureux effet ; le carrosse de madame la dauphine tourna à droite pour entrer sur les fossés où étoit le corps des six régimens des troupes bourgeoises. Elle passa sous un nouvel arc de triomphe, placé vis-à-vis les fenêtres de son appartement.

La rue des Fossés est très-considérable, tant par sa longueur, qui est de plus de 400 toises, que par sa largeur, d’environ 80 piés : on s’y replie sur la droite dans une allée d’ormeaux, qui regne au milieu & sur toute la longueur de la rue.

On avoit élevé dans cette allée un superbe corps de bâtiment isolé, de 32 piés en quarré, sur 48 piés de hauteur, qui répondoit exactement aux fenêtres de l’appartement préparé pour madame la dauphine.

L’avantage de cette situation avoit animé l’architecte à rendre ce morceau d’architecture digne des regards de l’auguste princesse pour laquelle il étoit destiné.

Cet ouvrage, qui formoit un arc de triomphe, étoit ouvert en quatre faces par quatre arcades, chacune de 32 piés de hauteur sur 16 piés de largeur, dont les opposées étoient réunies par deux berceaux qui perçoient totalement l’édifice, & formoient par leur rencontre une voûte d’arête dans le milieu.

Ce bâtiment, quoique sans colonnes & sans pilastres, étoit aussi riche qu’élégant. Les ornemens y étoient en abondance, & sans confusion ; le tout en sculpture de relief & en dorure, sur un fond de marbre de différentes couleurs.

Ces ornemens consistoient en seize tables saillantes, couronnées de leurs corniches, & accompagnées de leurs chûtes de festons.

Seize médailles entourées de palmes, avec les chiffres en bas-relief de monseigneur le Dauphin & de madame la dauphine.

Quatre impostes avec leurs frises couronnoient les quatre corps solides sur lesquels reposoit l’édifice, & entres lesquels étoient les arcades ou portiques, dont les voûtes étoient enrichies de compartimens de mosaïque, parsemés de fleurs-de-lis, & de tours de Castille dorées.

On avoit suspendu sous la clé de la voûte d’arête une couronne de six piés de diametre, & de hauteur proportionnée, garnie de lauriers & de fleurs, avec des guirlandes dans le même goût : ouvrage que madame la dauphine pouvoit appercevoir sans cesse de ses fenêtres.

Au-dessus des impostes & à côté de chaque archivolte, étoient deux panneaux refouillés & enrichis de moulures.

L’entablement qui couronnoit cet édifice, étoit d’ordre composite, avec architrave, frise & corniche, enrichie de ses médaillons & rosettes, dont les profils & saillies étoient d’une élégante proportion.

Quatre écussons aux armes de France & d’Espagne étoient posés aux quatre clés des ceintres, & s’élevoient jusqu’au haut de l’entablement. Ces armes étoient accompagnées de festons & chûtes de fleurs.

L’édifice étoit terminé par des acroteres ou pié-d’estaux couronnés de leurs vases, posés à l’à-plomb des quatre angles, dont les intervalles étoient remplis de balustrades qui renfermoient une terrasse de 30 piés en quarré, sur quoi étoit élevée une pyramide de 40 piés de hauteur, pour recevoir l’appareil d’un feu d’artifice qui devoit être exécuté le soir de l’arrivée de madame la dauphine.

Cet édifice avoit environ 86 piés d’élevation, y compris la pyramide.

Madame la dauphine entra enfin dans la cour de l’hôtel-de-ville destiné pour son palais, pendant le séjour qu’elle feroit à Bordeaux.

A l’entrée de la cour, étoit l’élite d’un régiment des troupes bourgeoises, dont les jurats avoient composé la garde de jour & de nuit.

Les gardes de la porte & ceux de la prevôté occupoient la premiere salle de l’hôtel-de-ville ; la porte de cette salle étoit gardée au-dehors par les troupes bourgeoises.

Les cent-suisses occupoient la seconde salle ; les gardes-du-corps la troisieme.

Dans la quatrieme, il y avoit un dais garni de velours cramoisi, avec des galons & des franges d’or ; le ciel & le dossier étoient ornés dans leurs milieux des écussons des armes de France & d’Espagne, d’une magnifique broderie en or & argent ; sous ce dais, un fauteüil doré sur un tapis de pié, avec un carreau, le tout de même velours, garni de galons, glands, & crépines d’or.

La chambre de madame la dauphine étoit meublée d’une belle tapisserie, avec plusieurs trumeaux de glace, tables en consoles, lustres & girandoles ; on n’y avoit pas oublié, non plus que dans la piece précédente, le portrait de monseigneur le Dauphin.

Les jurats revêtus de leurs robes de cérémonie, vinrent recevoir les ordres de madame la dauphine, & lui offrir les présens de la ville.

A l’entrée de la nuit il fut fait une illumination générale, tant dans la ville que dans les fauxbourgs ; & sur les huit heures on tira un feu d’artifice. On servit ensuite le souper de madame la dauphine, pendant lequel plusieurs musiciens placés dans une chambre voisine, exécuterent des symphonies italiennes.

Le 28 la ville offrit des présens aux dames & aux seigneurs de la cour de madame la dauphine, & aux principaux officiers de sa maison.

A midi madame la dauphine se rendit à l’église métropolitaine, accompagnée des dames & seigneurs de sa cour, & des principaux officiers de sa maison.

Elle entra dans cette église par la porte royale, dont le parvis étoit jonché de fleurs naturelles.

On avoit aussi fait orner cette porte de guirlandes de fleurs semblables, & on y avoit mis les armes de France & d’Espagne, & de monseigneur le Dauphin, celles du chapitre au-dessous.

Cette princesse fut haranguée par le doyen du chapitre, & conduite processionnellement jusqu’au milieu du chœur ; & quand la messe fut finie, le chapitre qui s’étoit placé dans les stalles, en sortit pour aller au milieu du chœur prendre madame la dauphine, & la précéder processionnellement jusqu’à la porte royale.

Ce jour elle reçut les complimens de toutes les cours : elle alla ensuite à l’opéra ; l’amphithéatre étoit reservé pour cette princesse & sa cour.

On avoit fait au milieu de la balustrade, sur la longueur de huit piés, un avancement en portion de cercle de trois piés de saillie ; madame la dauphine se plaça dans un fauteuil de velours cramoisi, sur un tapis de pié vis-à-vis cette saillie circulaire, qui étoit aussi couverte d’un tapis de pareil velours bordé d’un galon d’or.

Il y eut d’abord un prologue à l’honneur de monseigneur le Dauphin & de madame la dauphine[6] : ensuite on joüa deux actes des Indes galantes, celui des Incas, & celui des Fleurs, & on y joignit deux ballets pantomimes ; & cette princesse sortant de l’opéra & rentrant par la principale porte de l’hôtel-de-ville, trouva un nouveau spectacle : c’étoit un palais de l’hymen illuminé.

Dans le fond de l’hôtel-de-ville, en face de la principale entrée qui est sur la rue des Fossés, on avoit construit un temple d’ordre ionique. Ce temple qui désignoit le palais de l’hymen, avoit 90 piés de largeur sur 45 piés de hauteur, non compris le sommet du fronton.

Le porche étoit ouvert par six colonnes isolées, qui formoient un exastile.

Aux deux extrémités se trouvoient deux corps solides, flanqués par deux pilastres de chaque côté.

Les six colonnes & les quatre pilastres avec leurs entablemens, étoient couronnés par un fronton de 71 piés de long.

On montoit dans ce porche de 61 piés 6 pouces de long, sur 9 piés de large, par sept marches de 59 piés de long.

Les colonnes avoient 27 piés de hauteur, 3 piés de diametre, & 6 piés d’entre-colonne, appellé systile.

La porte & les croisées à deux étages étoient en face des autres colonnes.

Le plafond du porche que portoient les colonnes, étoit un compartiment régulier de caisses quarrées, coupées par des plate-bandes, ornées de moulures dans le goût antique.

Cet ouvrage étoit exécuté avec toute la sévérité & l’exactitude des regles de l’ordre ionique. Les colonnes, leurs bases, leurs chapiteaux, l’entablement, le fronton & le tympan enrichi de sculpture, représentoient les armes de France & d’Espagne ornées de festons : le tout en général étoit de relief, avec une simple couleur de pierre sur tous les bois & autres matieres employées à la construction de ce palais. Les chambranles des croisées & de la porte, leurs plate-bandes & appuis ornés de leurs moulures, imitoient parfaitement la réalité ; les chassis des mêmes croisées étoient à petit bois, garnies de leurs carreaux de verre effectif, avec des rideaux couleur de feu qui paroissoient au derriere. Les deux ventaux de la porte étoient d’assemblage, avec panneaux en saillie sur leurs bâtis, les cadres avec leurs moulures de relief, pour recevoir des emblèmes qui furent peints en camayeu. Tout étoit si bien concerté, que cet ouvrage pouvoit passer pour un chef d’œuvre.

Au milieu de l’entablement de ce palais étoit une table avec un cadre doré, qui occupoit en hauteur celle de l’architrave & de la frise, & en largeur celle de quatre colonnes. Elle renfermoit en lettres dorées, l’inscription suivante : Ad honorem connubii augustissimi & felicissimi Ludovici Delphini Franciæ, & Mariæ Theresia Hispaniæ, hoc ædificium erexit & dedicavit civitas Burdigalensis[7].

En face de l’édifice sur chacun des deux corps solides, étoit un médaillon renfermant un emblème. Celui de la droite représentoit deux lis, qui fleurissent d’eux-mêmes & sans culture étrangere ; ce qui faisoit allusion au prince & à la princesse, en qui le sang a réuni toutes les graces & toutes les vertus. Cela étoit exprimé par l’inscription, nativo cultu florescunt.

L’emblème de la gauche représentoit deux amours qui soûtenoient les armes de France & d’Espagne, avec ces mots, propagini imperii gallicani, à la gloire de l’empire françois.

Un troisieme médaillon qui couronnoit la porte d’entrée du palais, renfermoit un emblème qui représentoit deux mains jointes tenant un flambeau allumé, avec l’inscription, fides & ardor mutuus, l’union & la tendresse mutuelle de deux époux.

Sur les retours des corps solides, dans l’intérieur du porche, étoient deux autres médaillons sans emblème : au premier, amor aquitanicus : au second, fidelitas aquitanica : l’amour & la fidélité inviolables de la Guienne.

La façade sous le porche étoit éclairée d’un grand nombre de pots-à-feu non-apparens, & attachés près-à-près au derriere des colonnes, depuis leur base jusqu’à leur chapiteau ; ce qui lui donnoit un éclat très-brillant. Les corniches du fronton & celles de tout l’entablement, étoient aussi illuminées de quantité de terrines, dont les lumieres produisoient un fort bel effet.

Lorsque la princesse fut dans son appartement, elle vit l’illumination de l’arc de triomphe, placé vis-à-vis ses fenêtres. On fit les mêmes illuminations les vendredi, samedi, & dimanche suivans, & chaque fois dans un goût différent.

Après le souper de madame la dauphine, il y eut un bal dans la salle de spectacle ; & comme cette salle fait partie de l’hôtel-de-ville, elle s’y rendit par la porte de l’intérieur.

Le 29 madame la dauphine, suivie de toute sa cour, sortit de l’hôtel-de-ville en carrosse à huit chevaux, pour se rendre sur le port de Bordeaux, & y voir mettre à l’eau un vaisseau percé pour 22 canons, du port d’environ 350 tonneaux.

Sur le chemin que cette princesse devoit faire pour aller au port, à l’extrémité de la rue des Fossés, à quelque distance de la porte de la ville, on avoit élevé une colonne d’ordre dorique de 6 piés de diametre, de 50 piés de hauteur compris sa base & son chapiteau.

Le pié-d’estal qui avoit 18 piés de hauteur, étoit orné, sur les quatre angles de sa corniche, de quatre dauphins & autres attributs ; ses quatre faces étoient décorées de tables avec moulures, qui renfermoient quatre inscriptions ; la premiere en françois, la seconde en espagnol, la troisieme en italien, & la quatrieme en latin.

Au-haut du chapiteau, un amortissement de 8 piés de haut, sur lequel étoit posé un globe de 6 piés de diametre : ce globe étoit d’azur, parsemé de fleurs-de-lis & de tours de Castille.

On avoit placé au-dessus de ce globe un étendard de 20 piés de hauteur, sur 30 piés de largeur, où étoient les armes de France & d’Espagne.

Cette colonne étoit feinte de marbre blanc veiné, ainsi que le pié-d’estal ; les moulures, ornemens, vases, & chapiteaux, étoient en dorure, & toutes ces hauteurs réunies formoient une élevation de 102 piés.

Madame la dauphine s’arrêta auprès de cette colonne, tant pour la considérer que pour lire les quatre inscriptions composées en quatre différentes langues.

Elle alla ensuite sur le port, & fut placée dans un fauteuil sous une espece de pavillon tapissé, couvert d’un voile, dont les bords étoient garnis d’une guirlande de laurier.

Le vaisseau ayant été béni, madame la dauphine lui donna son nom, & sur le champ il fut lancé à l’eau.

Madame la dauphine, après avoir admiré quelque tems ce point de vûe, fut conduite dans une salle où les officiers de la bouche avoient préparé sa collation.

La princesse se retira ensuite aux flambeaux, & se rendit à l’hôtel des fermes du roi.

Cet hôtel compose une des façades latérales de la place royale, construite sur le bord de la Garonne ; il avoit été fait pour en illuminer les façades extérieures & intérieures ; de grands préparatifs ne purent réussir ce jour-là, quant à la façade extérieure, parce qu’un vent de nord violent qui y donnoit directement, éteignoit une partie des lampions & des pots-à-feu à mesure qu’on les allumoit. La même raison empêcha que l’illumination des vaisseaux que les jurats avoient ordonnée, & que madame la dauphine devoit voir de cet hôtel, ne pût être exécutée.

Quant à la façade intérieure, comme elle se trouvoit à l’abri du vent, l’illumination y eut un succès entier.

Les préparatifs n’avoient pas été moindres pour le dedans de la maison ; on avoit garni les piliers des voûtes, les escaliers, les plafonds, & les corridors d’une infinité de placards à double rang, portant chacun deux bougies.

Les appartemens du premier étage destinés pour recevoir madame la dauphine & toute sa cour, étoient richement meublés & éclairés par quantité de lustres qui se répétoient dans les glaces.

Dans une chambre à côté de celle de la princesse, étoient les plus habiles musiciens de la ville, qui exécuterent un concert dont madame la dauphine parut satisfaite.

On avoit servi une collation avec des rafraîchissemens, dans une autre chambre de l’appartement.

La princesse qui étoit arrivée vers les six heures à l’hôtel des fermes, y resta jusqu’à huit heures.

Le soir madame la dauphine alla au bal, habillée en domino bleu ; elle se plaça dans la même loge & en même compagnie que le jour précédent, & honora l’assemblée de sa présence pendant plus de deux heures.

Le même jour la princesse honora pour la seconde fois de sa présence l’opéra ; elle étoit placée comme la premiere fois, & les mêmes personnes eurent l’honneur d’être admises à l’amphithéatre : on joüa l’opera d’Issé sans prologue, & à cette représentation parut une décoration qui venoit d’être achevée sur les desseins & par les soins du cher Servandoni.

Le 31 Janvier elle y alla pour la troisieme fois, & l’on représenta l’opera d’Hipolyte & Aricie.

Le soir il fut déclaré qu’elle partiroit sûrement le lendemain à 6 heures & demie précises du matin.

Le lendemain, au moment que madame la dauphine sortoit de son appartement, les jurats revêtus de leurs robes de cérémonie, eurent l’honneur de lui rendre leurs respects, & de la supplier d’accepter la maison navale, que la ville avoit fait préparer pour son voyage, & que cette princesse eut la bonté d’accepter.

Cette maison navale étoit en forme de char de triomphe ; le corps de la barque, du port de quarante tonneaux, étoit enrichi de bas-reliefs en dorure sur tout son pourtour ; la proue l’étoit d’un magnifique éperon, représentant une renommée d’une attitude élégante ; les porte-vergues étoient ornées de fleurs-de-lis & de tours ; le haut de l’étrave terminé par un dauphin ; la poupe décorée sur toute la hauteur & la largeur, des armes de France & d’Espagne, avec une grande couronne en relief ; les bouteilles étoient en forme de grands écussons aux armes de France, dont les trois fleurs-de-lis étoient d’or sur un fond d’azur, le tout de relief ; les préceintes formoient comme de gros cordons de feuilles de laurier, aussi en bas-relief en dorure ; le restant de la barque jusqu’à la flotaison, étoit doré en plein & chargé de fleurs-de-lis & de tours en relief.

La chambre de 20 piés de longueur sur 10 piés de largeur, étoit percée de huit croisées garnies de leurs chassis à verre, à deux rangs de montans ; il y avoit trois portes aussi avec leurs chassis, pareils à ceux des croisées ; tout l’intérieur, ainsi que le dessous de l’impériale, étoit garni de velours cramoisi enrichi de galons & de crêpines d’or, avec un dais placé sur l’arriere, sur une estrade de 8 piés de profondeur & de la largeur de la chambre, du surplus de laquelle elle étoit séparée par une balustrade dorée en plein, ouverte dans son milieu pour le passage.

Le ciel & le dossier du dais étoient enrichis dans leur milieu de broderie ; il y avoit sous ce dais un fauteuil & un carreau aussi de velours cramoisi, avec des glands & galons d’or.

Le dessus de l’impériale étoit d’un fond rouge parsemé de fleurs-de-lis & de tours de relief, toutes dorées ; ce qui formoit une mosaïque d’une beauté singuliere.

Les deux épis étoient ornés d’amortissemens en sculpture, & les quatre arêtiers l’étoient de quatre dauphins, dont les têtes paroissoient sur l’à-plomb des quatre angles de l’entablement, & leurs queues se réunissoient aux deux épis : le tout de relief & dorure.

Les trumeaux d’entre les croisées & portes étoient ornés extérieurement de chûtes de festons ; le dessus des linteaux, tant des croisées que des portes, ornés aussi d’autres festons, le tout de relief & dorés en plein ; une galerie de 2 piés 6 pouces de largeur, bordée d’une balustrade, dont les balustrades, le socle, & l’appui étoient également dorés en plein, entouroit la chambre qui étoit isolée ; ce qui ajoûtoit une nouvelle grace à ce bâtiment naval, dont la décoration avoit été ménagée avec prudence & sans confusion.

Il étoit remorqué par quatre chaloupes peintes ; le fond bleu, les préceintes, & les carreaux dorés.

Dans chaque chaloupe étoient vingt matelots, un maître de chaloupe, & un pilote, habillés d’un uniforme bleu, garni d’un galon d’argent, ainsi que les bonnets qui étoient de même couleur.

Les rames étoient peintes, le fond bleu, avec des fleurs-de-lis en or & des croissans en argent, qui font partie des armes de la ville.

Il y avoit aussi une chaloupe pour la symphonie, qui étoit armée comme celles de remorque.

Enfin dans la maison navale il y avoit deux premiers pilotes, quatre autres pour faire passer la voix, & six matelots pour la manœuvre.

Avant sept heures madame la dauphine se rendit sur le port dans sa chaise ; elle fut portée jusque sur un pont préparé pour faciliter l’embarquement. Les jurats y étoient en robes de cérémonie, avec un corps de troupes bourgeoises.

Cette princesse étant sortie de sa chaise, le comte de Rubempré, alors malade, prit sa main gauche, & elle donna sa main droite à M. de Ségur sous-maire de Bordeaux. Elle entra ainsi suivie de toute sa cour dans la maison navale, dans laquelle étoient l’intendant de la province & sa suite, le corps-de-ville, l’ordonnateur de la marine, &c.

Au départ de la princesse, l’air retentit des vœux que faisoit pour elle une multitude prodigieuse de peuple, répandu sur le rivage, dans les vaisseaux & dans les bateaux du port.

Une batterie de canon, que les jurats avoient fait placer environ cent pas au-dessous du lieu de l’embarquement, fit une salve qui servit de signal pour celle du premier vaisseau ; celle-ci pour celle du second, & successivement jusqu’au dernier : ces vaisseaux, tant françois qu’étrangers, tous pavoisés, pavillons & flammes dehors, étoient rangés sur deux lignes : ces salves différentes furent réitérées, aussi bien que celles des trois châteaux, qui furent faites chacune en son tems.

Une chaloupe remplie de symphonistes, tournoit sans cesse autour de la maison navale ; mais ce n’étoit pas le seul bateau qui voltigeoit ; il y en avoit autour d’elle quantité d’autres de toute espece, & différemment ornés, qui faisoient de tems en tems des salves de petits canons.

Dans la distance qu’il y a du bout des chartreux à la traverse de Lormont, le tems étoit si calme & la marée si belle, qu’on se détermina à continuer la route de la même maniere jusqu’à Blaye.

La navigation continua ainsi par le plus beau tems du monde : on arriva insensiblement au lieu appellé le Bec-d’Ambés, où les deux rivieres, de Garonne & Dordogne, se réunissent, & où commence la Gironde ; l’eau étoit très-calme, madame la dauphine alla sur la galerie, & y demeura près d’un quart d’heure à considérer les différens tableaux dont la nature a embelli cet admirable point-de-vûe.

Lorsque madame la dauphine fut rentrée, les députés du corps-de-ville de Bordeaux lui demanderent la permission de lui présenter un dîner que la ville avoit fait préparer, & d’avoir l’honneur de l’y servir ; ce que madame la dauphine ayant eu la bonté d’agréer, suivant ce qui s’étoit pratiqué lors du passage de sa Majesté catholique, pere de cette princesse, la cuisine de la ville aborda la maison navale, & celle de la bouche qui avoit suivi depuis Bordeaux, se retira.

Au signal qui fut donné, les chaloupes de remorque leverent les rames, soûtenant seulement de la chaloupe de devant, pour tenir les autres en ligne.

M. Cazalet eut l’honneur d’entrer dans l’intérieur de la chambre de madame la dauphine, séparée du reste par une balustrade, de mettre le couvert, & de présenter le pain ; les deux autres députés se joignirent à lui, & ils eurent l’honneur de servir ensemble madame la dauphine, & de lui verser à boire.

On se trouva au port à la fin du dîner, après l’abordage la princesse sortit sur un pont que les jurats de Bordeaux avoient fait construire ; le comte de Rubempré tenant sa main gauche, M. Cazalet ayant l’honneur de tenir la droite, elle se mit dans sa chaise pour se rendre à l’hôtel qui lui étoit préparé.

On voit par ces détails ce que le génie & le zele peuvent unis ensemble. On ne vit à Bordeaux, pendant le séjour de madame la dauphine, que des réjoüissances & des acclamations de joie ; ce n’étoit que fêtes continuelles dans la plûpart des maisons. Le premier président du parlement & l’intendant donnerent l’exemple ; ils tinrent soir & matin des tables aussi délicatement que magnifiquement servies.

Le corps-de-ville de Bordeaux tint aussi matin & soir des tables très-délicates, & tout s’y passa avec cette élégance aimable, dont le goût sait embellir les efforts de la richesse. (B)

Fêtes des Princes de France. Nos princes, dans les circonstances du bonheur de la nation, signalent souvent par leur magnificence leur amour pour la maison auguste dont ils ont la gloire de descendre, & se plaisent à faire éclater leur zele aux yeux du peuple heureux qu’elle gouverne.

C’est cet esprit dont tous les Bourbons sont animés, qui produisit lors du sacre du Roi en 1725, ces fêtes éclatantes à Villers-Coterets, & à Chantilly, dont l’idée, l’exécution & le succès furent le chef-d’œuvre du zele & du génie. On croit devoir en rapporter quelques détails qu’on a rassemblés d’après les mémoires du tems.

Le Roi après son sacre partit de Soissons le 2 de Novembre 1722 à dix heures du matin, & il arriva à Villers-Coterets sur les trois heures & demie, par la grande avenue de Soissons. On l’avoit ornée dans tous les intervalles des arbres, de torcheres de feuillée portant des pots à feu. L’avenue de Paris, qui se joint à celle-ci dans le même alignement, faisant ensemble une étendue de près d’une lieue, étoit décorée de la même maniere.

Premiere journée. Après que Sa Majesté se fut reposée un peu de tems, elle parut sur le balcon qui donne sur l’avant-cour du château.

Cette avant-cour est très-vaste, tous les appartemens bas étoient autant de cuisines, offices & salles à manger ; ainsi pour la dérober à la vûe, & à trois toises de distance, on avoit élevé deux amphitéatres longs de seize toises sur vingt piés de hauteur, distribués par arcades, sur un plan à pan coupé & isolé. Les gradins couverts de tapis, étoient placés dans l’intervalle des avant-corps ; les parois des amphithéatres étoient revêtus de feuillées, qui contournoient toutes les architectures des arcades, ornées de festons & de guirlandes, & éclairées de lustres, chargés de longs flambeaux de cire blanche. Des lumieres arrangées ingénieusement sous différentes formes, terminoient ces amphithéatres.

Au milieu de l’avant-cour on avoit élevé entre les deux amphithéatres une espece de terrasse fort vaste, qui devoit servir à plusieurs exercices, & on avoit menagé tout autour des espaces très-larges pour le passage des carrosses, qui pouvoient y tourner partout avec une grande facilité. A six toises des quatre encognures, on avoit établi quatre tourniquets à courir la bague, peints & décorés d’une maniere uniforme.

Pour former une liaison agréable entre toutes ces parties, on avoit posé des guéridons de feuillées chargées de lumieres, qui conduisoient la vûe d’un objet à l’autre par des lignes droites & circulaires. Ces guéridons lumineux étoient placés dans un tel ordre, qu’ils laissoient toute la liberté du passage.

Quand le Roi fut sur son balcon, ayant auprès de sa personne une partie de sa cour, le reste alla occuper les fenêtres du corps du château, qui, aussi bien que les aîles, étoit illuminé avec une grande quantité de lampions & de flambeaux de cire blanche : ces lumieres rangées avec art sur les différentes parties de l’architecture, produisoient diverses formes agréables & une variété infinie.

L’arrivée de Sa Majesté sur son balcon, fut célébrée par l’harmonie bruyante de toute la symphonie, placée sur les amphithéatres, & composée des instrumens les plus champêtres & les plus éclatans : car dans cet orquestre, qui réunissoit un très-grand nombre de violons, de haut-bois & de trompettes-marines, on comptoit plus de quarante cors-de-chasse. Les tourniquets à courir la bague, occupés par des dames supposées des campagnes & des châteaux voisins, & par des cavaliers du même ordre, divertirent d’abord le Roi. Les danseurs de corde commencerent ensuite leurs exercices, au son des violons & des haut-bois : dans les vuides de ce spectacle, les trompettes-marines & les cors-de-chasse se joignoient aux violons & aux haut-bois, & joüoient les airs de la plus noble gaieté. La joie regnoit souverainement dans toute l’assemblée, & les sauteurs pendant ce tems l’entretenoient par leur souplesse & par les mouvemens variés de la plus surprenante agilité.

Après ce divertissement, le Roi voulut voir courir la bague de plus près ; alors les tourniquets furent remplis de jeunes princes & seigneurs, qui briguerent l’emploi d’amuser Sa Majesté, parmi lesquels le duc de Chartres, le comte de Clermont, le grand-Prieur & le prince de Valdeik, le duc de Retz, le marquis d’Alincourt, le chevalier de Pesé, se distinguerent.

Après avoir été témoin de leur adresse, le Roi remonta & se mit au jeu. Dès que la partie du Roi fut finie, les comédiens Italiens donnerent un impromptu comique, composé des plus plaisantes scenes de leur théatre, que Lelio avoit rassemblées, & qui réjoüirent fort Sa Majesté.

Tous les gens de goût sont d’accord sur la beauté de l’ordonnance du parc & des jardins de Villers-Coterets : le parterre, la grande allée du parc, & les deux qui sont à droite & à gauche du château, furent illuminées par une quantité prodigieuse de pots-à-feu. Tous les compartimens, dessinés par les lumieres, ne laissoient rien échapper de leurs agrémens particuliers.

Sa Majesté descendit pour voir de plus près l’effet de cette magnifique illumination. Tout-d’un-coup l’attention générale fut interrompue par le son des haut-bois & des musettes ; les yeux se porterent aussi-tôt où les oreilles avertissoient qu’il se présentoit un plaisir nouveau. On apperçut au fond du parterre, à la clarté de cent flambeaux, portés par des faunes & des satyres, une nôce de village, qui avançoit en dansant vers la terrasse, sur laquelle le Roi étoit ; Thevenard marchoit à la tête de la troupe, portant un drapeau. La nôce rustique étoit composée de danseurs & de danseuses de l’opéra. Dumoulin & la Prévôt représentoient le marié & la mariée. Ce petit ballet fut suivi du souper du Roi & de son coucher.

M. le régent, M. le duc de Chartres, & les grands officiers de leurs maisons, tinrent les différentes tables nécessaires à la foule de grands seigneurs & d’officiers qui formoient la cour de Sa Majesté ; il y eut pendant tout son séjour quatre tables de trente couverts, vingt-une de vingt-cinq, douze de douze, toutes servies en même tems & avec la plus exquise délicatesse.

On calcula dans le tems, que l’on servoit à chaque repas, 5916 plats.

Seconde journée ; chasse du sanglier. Le mardi 3 Novembre, une triple salve de l’artillerie & des boîtes annonça le lever de Sa Majesté ; après la messe, elle descendit pour se rendre à l’amphithéatre qui avoit été dressé dans le parc, où S. M. devoit prendre le plaisir d’une chasse de sanglier dans les toiles. Les princes du sang & les principaux officiers de S. M. le suivirent : l’équipage du Roi pour le sanglier, commandé par le marquis d’Ecquevilly, qui en est capitaine, devoit faire entrer plusieurs sangliers dans l’enceinte qu’on avoit formée près du jardin de l’orangerie.

Pour placer le Roi & toute sa cour, on avoit construit trois galeries découvertes dans la partie intérieure de l’avenue, & sur son alignement, à commencer depuis la grille jusqu’à la contre-allée du parterre. La galerie du milieu préparée pour le Roi avoit douze toises de longueur & trois de largeur ; on y montoit sept marches par un escalier à double rampe qui conduisoit à un repos, d’où l’on montoit sept autres marches de front, qui conduisoient sur le plancher. Cette galerie étoit ornée de colonnes de verdure, dont les entablemens s’unissoient aux branches des arbres de l’avenue, & formoient une architecture rustique plus convenable à la fête, que le marbre & les lambris dorés. Cette union des entablemens & des arbres ressembloit assez à un dais qui servoit de couronnement à la place du Roi. Le plancher étoit couvert de tapis de Turquie, ainsi que les balustrades ; un tapis de velours cramoisi, brodé de grandes crépines d’or, distinguoit la place de S. M. Tout le pourtour de cet édifice, & les rampes des escaliers, étoient revêtus de feuillées.

Aux deux côtés, & à neuf piés de distance de cette grande galerie, on en avoit construit deux autres plus étroites & moins élevées pour le reste des spectateurs, qui ne pouvoient pas tous avoir place sur la galerie du Roi. Ces deux galeries étoient décorées de feuillages comme la grande, & toutes les trois étoient d’une charpente très-solide, & dont l’assemblage avoit été fait avec des précautions infinies, pour prévenir les moindres dangers.

Dès que le Roi fut placé, on lâcha l’un après l’autre cinq sangliers dans les toiles. Cette chasse fut parfaitement belle. Le comte de Saxe, le prince de Valdeik, & quelques autres seigneurs françois y firent éclater leur adresse & leur intrépidité ; ils entrerent dans les toiles armés seulement d’un couteau de chasse & d’un épieu.

Le comte de Saxe se distingua beaucoup dans cette chasse. Le Roi ayant blessé un sanglier d’un dard qu’il lui lança, le comte de Saxe l’arracha d’une main du corps de l’animal, que sa blessure rendoit plus redoutable, tandis que de l’autre main il en arrêta la fureur & les efforts. Il en poursuivit ensuite un autre qu’il irrita de cent façons différentes : lorsqu’il crut avoir poussé sa rage jusqu’au dernier excès, il feignit de fuir ; le sanglier courut sur lui, il se retourna & l’attendit ; appuyé d’une main sur son épieu, il tenoit de l’autre son couteau de chasse. Le sanglier furieux s’élance sur lui ; dans le moment l’intrépide chasseur lui enfonce son couteau de chasse au milieu du front, l’arrête ainsi & le renverse.

Cette chasse, qui divertit beaucoup S. M. & toute la cour, dura jusqu’à une heure après midi, que le Roi rentra pour dîner.

Chasse du cerf. Après le dîné, S. M. monta en caleche au bas de la terrasse ; les princes, toute la cour, le suivirent à cheval.

Le cerf fut chassé pendant plus de deux heures par la meute du Roi ; le comte de Toulouse, grand-veneur de France, en habit uniforme, piquant à la tête. S. M. parcourut toutes les routes du parc : la chasse passa plusieurs fois devant sa caleche ; & le cerf, après avoir tenu très-long-tems devant les chiens, alla donner de la tête contre une grille, & se tua.

Le Roi revint sur les cinq heures dans son appartement, & changea d’habit pour aller à la foire.

Salle de la foire. La foire que M. le duc d’Orléans avoit fait préparer avec magnificence, étoit établie dans la cour intérieure du château ; elle est quarrée & bâtie sur un dessein semblable à l’avant-cour.

Le lecteur ne sera peut-être pas fâché de trouver ici quelque détail de cette foire galante : l’idée en est riante & magnifique, & peut lui poindre quelques-uns de ces traits saillans du génie aussi vaste qu’aimable du grand prince qui l’avoit imaginée.

On avoit laissé de grands espaces qui avoient la forme de rues, tout-au-tour de la cour, entre les boutiques & le milieu du terrein, qu’on avoit parqueté & élevé seulement d’une marche : ce milieu étoit destiné à une salle de bal ; & on n’avoit rien oublié de ce qui pouvoit la rendre aussi magnifique que commode.

La salle n’étoit séparée de ces especes de rue que par une banquette continue, couverte de velours cramoisi. Toute la cour qui renfermoit cette foire étoit couverte de fortes bannes soûtenues par des travées solides, qui servoient encore à suspendre vingt-quatre lustres. Toutes les différentes parties de cette foire étoient ornées d’une très-grande quantité de lustres ; & ces lumieres réfléchies sur de grands miroirs & trumeaux de glaces, étoient multipliées à l’infini.

On entroit dans cette foire par quatre passages qui répondoient aux escaliers du château ; ce lieu n’étant point quarré, & se trouvant plus long que large, les deux faces plus étroites étoient remplies par deux édifices élégans, & les deux autres faces étoient subdivisées en boutiques, séparées au milieu par deux petits théatres.

En entrant de l’avant-cour dans la foire, on rencontroit à droite le théatre de la comédie italienne, qui remplissoit seul une des faces moins larges de la cour. Il étoit ouvert par quatre pilastres peints en marbre blanc, cantonnés de demi-colonnes d’arabesque & de cariatides de bronze doré, qui portoient une corniche dorée, d’où pendoit une pente de velours à crépines d’or, chargée de festons de fleurs : au-dessus regnoit un pié-d’estal en balustrade de marbre blanc à moulure d’or, orné de compartimens, de rinceaux de feuilles entrelacées & liées avec des girandoles chargées de bougies.

On voyoit au haut de ce théatre les armes du Roi grouppées avec des guirlandes de fleurs ; le chiffre de S. M. figuré par deux LL entrelacées, paroissoit dans deux cartouches qui couronnoient les deux ouvertures faites aux deux côtés du théatre pour le passage des acteurs ; ces deux passages étoient doublés d’une double portiere de damas cramoisi à crépines d’or, festonnant sur le haut. Ce théatre élevé seulement de trois piés du rez-de-chaussée représentoit un temple de Bacchus dans un jardin à treillages d’or, couvert de vignes & de raisins. On voyoit la statue du dieu en marbre blanc, qu’environnoient les satyres en lui présentant leurs hommages.

Le théatre italien étoit occupé par deux acteurs & un actrice, Arlequin, Pantalon, & Silvia, qui, par des saillies italiennes & des scènes réjoüissantes, commençoient les plaisirs qu’on avoit répandus à chaque pas dans ce séjour.

Toutes les boutiques de cette foire brillante étoient séparées par deux pilastres de marbre blanc, de l’entre-deux desquels sortoient trois bras en hauteur, à plusieurs branches, garnis de bougies jusqu’au bas de la balustrade. Ces pilastres étoient cantonnés de colonnes arabesques, portans des vases de bronze doré, d’où paroissoient sortir des orangers chargés d’une quantité prodigieuse de fruits & de fleurs ; ils étoient alignés sur les galeries qui regnoient sur tout l’édifice autour de la foire.

Immédiatement au-dessus des boutiques, qui avoient environ huit piés de profondeur & quinze à seize de hauteur, regnoit tout-au-tour la balustrade dont il a été parlé : à chaque côté des orangers, qui étoient deux à deux, il y avoit une girandole garnie de bougies en pyramide ; & entre chaque grouppe d’orangers & de girandoles, il y avoit un ou plusieurs acteurs & actrices de l’opéra, appuyés sur la balustrade, masqués en domino ou autre habit de bal, dont les couleurs étoient très-éclatantes ; ce qui formoit le tableau en même tems le plus surprenant & le plus agréable.

Chaque boutique étoit éclairée par quantité de bras à plusieurs branches & par deux lustres à huit bougies, qui se répétoient dans les glaces. A celles qui étoient destinées pour la bouche, il y avoit de plus des buffets rangés avec art & garnis de girandoles. Toutes les boutiques avoient pour couronnement un cartouche qui contenoit en lettres d’or le nom du marchand le plus connu de la cour, par rapport à la marchandise de la boutique. Les supports des cartouches étoient ornés des attributs qui pouvoient caractériser chaque négoce dans un goût noble. Les musiciens & musiciennes, danseurs & danseuses de l’opéra, vêtus d’habits galans faits d’étoffes brillantes, & cependant convenables aux marchands qu’ils représentoient, y distribuoient généreusement & à tous venans leur marchandise. La premiere boutique étoit celle du pâtissier, sous le nom de Godart ; elle étoit meublée d’un cuir argenté : le fond séparé au milieu par un trumeau de glace, laissoit voir dans ses côtés le lieu destiné au travail du métier, avec tous les ustensiles nécessaires ; la Thierry, danseuse, représentoit la pâtissiere ; elle avoit pour garçons Malterre & Javilliers, qui habillés de toile d’argent, & portant des clayons chargés de ratons tout chauds, couroient vîte les débiter dans la foire. Cette boutique étoit garnie de toute sorte de pâtisserie fine.

La boutique suivante avoit pour inscription Perdrigeon ; elle étoit meublée d’une tenture de brocatelle de Venise, & de glaces, & garnie de dragonnes brodées en or & en argent, nœuds d’épée & de cannes, ceinturons & bonnets brodés richement ; les rubans de toutes sortes de couleurs & d’or & d’argent, les plus à la mode & du meilleur goût, y pendoient en festons de tous côtés : le maître & la maîtresse de la boutique étoient représentés par Dumoulin danseur, & par la Rey, danseuse.

La troisieme boutique étoit un caffé ; on lisoit dans le cartouche le nom de Benachi. Elle étoit tendue d’un beau cuir doré avec des buffets chargés de tasses, soucoupes, & cabarets du Japon & des Indes, & de girandoles de lumieres qui se répétoient dans les trumeaux. Corbie & Julie, chanteur & chanteuse, déguisés en turc & turquesse, ainsi que Deshayes, chanteur, qui leur servoit de garçon, distribuoient le caffé, le thé, & le chocolat.

La quatrieme boutique élevée en théatre d’opérateur, étoit inscrite, le docteur Barry. La forme de ce théatre représentoit une place publique & les rues adjacentes. Scapin en opérateur, Trivelin son garçon, Paqueti en aveugle, & Flaminia femme de l’opérateur, remplissoient ce théatre, & contrefaisoient parfaitement le manége & l’éloquence des arracheurs de dents.

La cinquieme boutique représentoit un ridotto de Venise. Le meuble étoit de velours ; les trumeaux & les bougies y étoient répandus avec profusion. On voyoit plusieurs tables de bassette & de pharaon, tenues par des banquiers bien en fonds, & tous masqués à la vénitienne : c’étoient des courtisans, qui se démasquerent d’abord que le Roi parut.

La sixieme, intitulée Ducreux & Baraillon, avoit pour marchande la Duval, danseuse ; & pour marchandise, des masques, des habits de bal, & des dominos de toutes les couleurs & de toutes les tailles.

Dans la septieme, où étoient Saint-Martin & la Souris la cadette, habillés à l’allemande, on montroit un tableau changeant, d’une invention & d’une variété très-ingénieuse ; & un veau vivant ayant huit jambes. Cette loge étoit meublée de damas, & s’appelloit cadet.

On se trouvoit, en tournant, en face de la cour opposée à celle que remplissoit le théatre de la comédie italienne. Elle étoit décorée de la même ordonnance dans les dehors ; le dedans figuroit une superbe boutique de fayencier, meublée de damas cramoisi, & remplie de tablettes chargées de crystaux rares & singuliers, & de porcelaines fines, des plus belles formes, de la Chine, du Japon & des Indes, qui faisoient partie des lots que le Roi devoit tirer. Javilliers pere, & la Mangot, en hollandois & hollandoise, occupoient cette riche boutique, qui avoit pour inscription, Messager.

La premiere boutique après le magasin de porcelaine, en tournant toûjours à droite, étoit la loge des joüeurs de gobelets, habitée par eux-mêmes, & meublée de drap d’or, avec des glaces. Dans le cartouche étoient les noms de Baptiste & de Dimanche, fameux alors par leurs tours d’adresse.

La seconde, intitulée Lesgu & la Frenaye, & dont les officiers de M. le duc d’Orléans faisoient les honneurs, étoit la bijouterie ; elle étoit meublée de moire d’or, avec une pente autour, relevée en broderie d’or & ornée de glaces. Cette boutique étoit remplie de tout ce que l’on peut imaginer en bijoux précieux, exposés sur des tablettes ; d’autres étoient renfermés dans des coffres de vernis de la Chine, mêlés de curiosités indiennes.

La troisieme, portant le nom de Fredoc, étoit l’académie des jeux de dés, du biribi & du hoca, meublée d’un gros damas galonné d’or.

La quatrieme, faisant face au théatre de l’opérateur, étoit un jeu de marionnettes qui avoit pour titre, Brioché.

La cinquieme, nommée Procope, étoit meublée d’un cuir argenté, & ornée de buffets, de trumeaux, de glaces & de girandoles ; elle étoit destinée pour la distribution de toutes les liqueurs fraîches, & des glaces. Buzeau en arménien, & la Perignon en arménienne, présidoient à cette distribution.

La sixleme, tendue de brocatelle, s’appelloit Bréard ; Dumirail, danseur, en étoit le maître, & y débitoit les ratafia, rossoli, & liqueurs chaudes de toutes les sortes.

La dernière, qui se trouvoit dans l’encoignure, près du théatre italien, étoit enfin intitulée, M. Blanche, & occupée par la Souris l’aînée, & la du Coudray, marchandes de dragées & de toutes sortes de confitures fines.

Un grand amphithéatre paré de tapis & bien illuminé, regnoit tout le long & au-dessus du théatre de la comédie italienne : il étoit rempli par une quantité prodigieuse d’excellens symphonistes.

Le dessus de la loge intitulée Messager, située en face, étoit aussi couronné par un semblable amphithéatre, où étoient placés les musiciens & musiciennes, danseurs & danseuses qui n’avoient point d’emploi dans les boutiques de la foire, déguisés en différens caracteres sérieux, galans & comiques.

La galerie ornée d’orangers & de girandoles, qui avoit bien plus de profondeur aux faces qu’aux ailes, servoit comme de base & d’accompagnement à ces deux amphithéatres, & rendoit le point de vûe d’une beauté & d’une singularité inexprimables. Tel est toûjours l’effet des beaux contrastes.

Le Roi suivi de sa cour, entrant dans ce lieu enchanté, s’arrêta d’abord au théatre de la comédie italienne, où Arlequin, Pantalon & Silvia ne firent pas des efforts inutiles pour divertir Sa Majesté : elle se rendit de-là aux marionnettes, & ensuite aux jeux ; s’y amusa quelque tems, & joüa au hoca & au biribi. Après le jeu, le Roi alla au théatre du docteur Barry : Scapin commença sa harangue, que Trivelin expliquoit en françois, pendant que Flaminia présentoit au Roi, dans un mouchoir de soie, les raretés que lui offroit l’opérateur. Des tablettes garnies d’or, & d’un travail fini, furent le premier bijou qui lui fut offert ; Scapin l’accompagna de ce discours qu’il adressa au Roi :

Voilà des tablettes qui renferment le thrésor de tous les thrésors, Sa Majesté y trouvera l’abregé de tous mes secrets ; le papier qui les contient est incorruptible, & les secrets impayables.

Flaminia eut encore l’honneur de présenter deux autres bijoux au Roi ; un cachet précieux & d’une gravûre parfaite, composé d’une grosse perle ; & d’une antique, avec un petit vase d’une pierre rare, & garni d’or. Scapin fit à chaque présent un commentaire, à la maniere des vendeurs d’orviétan. On distribua ainsi aux princes & aux seigneurs de la cour, des bijoux d’or de toute espece.

Sa Majesté continua sa promenade & fit plusieurs tours dans la foire, pour joüir des divers tours & propos dont les marchands & les marchandes se servent à Paris pour attirer les chalans dans leurs boutiques. Leurs cris, en effet, & leurs empressemens à étaler & à faire accepter leurs marchandises, imitoient parfaitement, quoiqu’en beau, le tumulte, le bruit & l’espece de confusion qu’on trouve dans les foires S. Germain & S. Laurent, dans les tems où elles sont belles. Enfin le Roi, après avoir été longtems diverti par la variété des spectacles & des amusemens de la foire, entra dans la boutique de Lesgu & la Frenaye, & tira lui-même une loterie qui, en terminant la fête, surpassa toute la magnificence qu’elle avoit étalée jusqu’à ce moment, en faisant voir l’élégance, la quantité & la richesse des bijoux qui furent donnés par le sort à toute la cour, & à toute la suite qu’elle avoit attirée à Villers-Coterets.

Cette loterie, la plus fidele qu’on ait jamais tirée, occupa Sa Majesté jusqu’à près de neuf heures du soir. Alors le Roi passa sur le parquet de la salle du bal, située au milieu de la foire, & se plaça dans un fauteuil vers le théatre de la comédie italienne : les princes se rangerent auprès de Sa Majesté. Les banquettes couvertes de velours cramoisi, qui entouroient cette salle, servoient de barriere aux spectateurs. La symphonie placée sur l’amphithéatre, commença le divertissement par une ritournelle. La Julie représentant Terpsicore, accompagnée de Pecourt, compositeur de toutes les danses gracieuses & variées exécutées à Villers-Coterets ; & de Mouret, qui avoit composé tous les airs de ces danses, chanta un récit au Roi.

Après ce récit la suite de Terpsicore se montra digne d’être amenée par une muse. Deux tambourins basques se mirent à la tête de la danse ; un tambourin provençal se rangea au fond de la salle, & on commença un petit ballet, sans chant, très-diversifié par les pas & les caracteres, qui fut exécuté par les meilleur danseurs de l’opéra.

Dès que la danse cessa, on entendit tout-d’un-coup un magnifique chœur en acclamations, mêlé de fanfares, & chanté par tous les acteurs & actrices masqués, placés sur les deux amphithéatres & les deux galeries qui les accompagnoient ; ce qui causa une surprise très-agréable.

Après ce chœur le Roi alla souper, & les masques s’emparerent de la salle du bal. Ensuite on distribua à ceux qui se trouvoient alors dans la foire, tout ce qui étoit resté dans les boutiques des marchands, qui étoient si abondamment fournies, qu’après que toute la cour fut satisfaite, il s’en trouva encore une assez grande quantité pour contenter tous les curieux.

Ce seroit ici le lieu de parler de la fête de Chantilly, donnée dans le même tems ; & de celle donnée à Saint-Cloud par S. A. S. Mgr. le duc d’Orléans pour la Naissance de Monseigneur le duc de Bourgogne ; mais on en trouvera un précis assez détaillé dans quelques autres articles. Voyez Sacre des Rois de France, Illumination, Feu d’Artifice, &c.

On terminera donc celui-ci, déjà peut-être trop long, par le récit d’une fête d’un genre aussi neuf qu’élégant, dont on n’a parlé dans aucun des mémoires du tems, qui mérite à tous égards d’être mieux connue, & qui rappellera à la cour de France le souvenir d’une aimable princesse, qui en étoit adorée.

On doit pressentir à ce peu de mots, que l’on veut parler de S. A. S. mademoiselle de Clermont, surintendante de la maison de la Reine. Ce fut elle, en effet, qui donna à S. M. cette marque publique de l’attachement tendre & respectueux qu’elle inspire à tous ceux qui ont le bonheur de l’approcher. Cette princesse, doüée des dons les plus rares, & les mieux faits pour être bientôt démêlés, malgré la douceur modeste qui, en s’efforçant de les cacher, sembloit encore les embellir, fit préparer en secret le spectacle élégant dont elle vouloit surprendre la Reine. Ainsi le soir du 12 Juillet 1729, en se promenant avec elle sur la terrasse du château de Versailles, elle l’engagea à descendre aux flambeaux jusqu’au labyrinthe.

L’entrée de ce bois charmant se trouva tout-à-coup éclairée par une illumination ingénieuse, & dont les lumieres qui la formoient, étoient cachées par des transparens de feuillées.

Esope & l’Amour sont les deux statues qu’on voit aux deux côtés de la grille. Dès que la Reine parut, une symphonie harmonieuse se fit entendre ; & l’on vit tout-à-coup la fée des plaisirs champêtres, qui en étoit suivie. Elle adressa les chants les plus doux à la Reine, en la pressant de goûter quelques momens les innocens plaisirs qu’elle alloit lui offrir. Les vers qu’elle chantoit, étoient des loüanges délicates, mais sans flaterie ; ils avoient été dictés par le cœur de mademoiselle de Clermont : cette princesse ne flata jamais, & mérita de n’être jamais flatée.

La fée, après son récit, toucha de sa baguette les deux statues dont on a parlé. Au son touchant d’une symphonie mélodieuse elles s’animerent, & joüerent avec la fée une jolie scene, dont les traits legers amuserent la Reine & la cour.

Après ce début, les trois acteurs conduisirent la Reine dans les allées du labyrinthe ; l’illumination en étoit si brillante, qu’on y lisoit les fables qui y sont répandues en inscriptions, aussi aisément qu’en plein jour.

Au premier carrefour, la Reine trouva une troupe de jardiniers qui formerent un joli ballet mêlé de chants & de danses. Cette troupe précéda la Reine en dansant, & l’engagea à venir à la fontaine qu’on trouve avant le grand berceau des oiseaux.

Là plusieurs bergers & bergeres divisés par quadrilles, coururent en dansant au-devant de S. M. & ils représenterent un ballet très-court & fort ingénieux, dont le charme des plaisirs champêtres étoit le sujet.

On peut juger que les eaux admirables de tous ces jolis bosquets joüerent pendant tout le tems que la Reine voulut bien y rester ; & la réflexion des coups de lumiere qui partoient du nombre immense des lumieres qu’on y avoit répandues, augmentoit & varioit à tous les instans les charmes de cet agréable séjour.

La Reine, après le ballet, passa dans le berceau couvert ; il étoit embelli par mille guirlandes de fleurs naturelles, qui entrelacées avec une quantité immense de lustres de crystal & de girandoles dorées, formoient des especes de berceaux aussi riches que galans.

Douze jeunes bouquetieres galamment ajustées, parurent en dansant. Une encore mieux parée, & qui se distinguoit de sa troupe par les graces de ses mouvemens & l’élégance de ses pas, présenta un bouquet de fleurs les plus belles à la Reine : les autres en offrirent à toutes les dames de la cour. Il y avoit autour du berceau un grand nombre de tables de gazon, sur lesquelles on voyoit des corbeilles dorées, remplies de toutes les sortes de fleurs, & dont tout le monde avoit la liberté de se parer.

On passa d’allée en allée jusqu’au carrefour ; on y trouva sur un banc élevé en forme de théatre, deux femmes qui paroissoient en grande querelle. Une symphonie assez longue pour donner à la cour le tems de s’approcher, finit lorsqu’on eut fait un grand demi-cercle autour de ce banc où elles étoient placées : on connut bientôt à leurs discours que l’une étoit la flaterie, & l’autre la critique. Celle-ci, après quelques courtes discussions qui avoient pour objet le bien qu’on avoit à dire d’une si brillante cour, fit convenir la flaterie qu’on n’avoit que faire d’elle pour célébrer les vertus d’une Reine adorée, qui comptoit tous ses momens par quelque nouvelle marque de bonté.

Cette scene fut interrompue par une espece d’allemand, qui perça la foule pour dire, à demi-ivre, que c’étoit bien la peine de tant dépenser en lumieres, pour ne faire voir que de l’eau. Un gascon qui passa d’un autre côté, dit : hé ! sandis, je meurs de faim ; on vit donc de l’air à la cour des rois de France ? A ces deux originaux, en succéderent quelques autres. Ils s’unirent tous à la fin pour chanter leurs plaintes, & ce chœur comique, finit d’une maniere plaisante cette partie de la fête.

La reine & la cour arriverent dans la grande allée qui sépare le labyrinthe de l’île d’amour : on y avoit formé une salle de spectacle de toute la largeur de l’allée, & d’une longueur proportionnée. La salle & le théatre étoient ornés avec autant de magnificence que de goût. Les comédiens françois y représenterent une piece en cinq actes : elle avoit été composée par feu Coypel, qui est mort premier peintre du Roi, & qui a laissé après lui la réputation la plus desirable pour les hommes qui, comme lui, ont constamment aimé la vertu.

Cette piece, dont je n’ai pu trouver ni le sujet ni le titre, fut ornée de cinq intermedes de danse, qui furent exécutés par les meilleurs danseurs de l’opéra.

La reine, après la comédie, rentra dans le labyrinthe, & le parcourut par des routes nouvelles, qu’elle trouva coupées par de jolis amphithéatres, occupés par des orchestres brillans.

Elle se rendit ensuite à l’orangerie, qu’on avoit ornée pour un bal paré : il commença & dura jusqu’à l’heure du festin, qui fut donné chez mademoiselle de Clermont, avec toute l’élégance qui lui étoit naturelle. Toute la cour y assista. Les tables, cachées par de riches rideaux, parurent tout-à-coup dans toutes les salles ; elles sembloient se multiplier, comme la multitude des plaisirs dont on avoit joüi dans la fête.

Croiroit-on que tous ces aprêts, l’idée, la conduite, l’enchaînement des diverses parties de cette fête, furent l’ouvrage de trois jours ? C’est un fait certain qui, vérifié dans le tems, fit donner à tous ces amusemens le nom d’impromptu du labyrinthe. La Reine ignoroit tout ce qui devoit l’amuser pendant cette agréable soirée ; la cour n’étoit pas mieux instruite : hors le festin chez mademoiselle de Clermont, qui avoit été annoncé sans mystere, tout le reste demeura caché, & fut successivement embelli du charme de la surprise.

Les courtisans loüerent beaucoup l’invention, la conduite, l’exécution de cette fête ingénieuse, & toute la cour s’intrigua pour en découvrir l’inventeur. Après bien des propos, des contradictions, des conjectures, les soupçons & les vœux se réunirent sur M. le duc de Saint-Aignan.

Le caractere des hommes se peint presque toûjours dans les traits saillans de leurs ouvrages. Ce secret profond, gardé par tant de monde ; la prévoyance, toûjours si rare dans la distribution des différens emplois ; le choix & l’instruction des Artistes ; l’enchaînement ingénieux des plaisirs, déceloient, malgré sa modestie, l’esprit sage & délicat, qui avoit fait tous ces beaux arrangemens.

Ces jeux legers, qu’une imagination aussi réglée que riante répandoit sur les pas de la Reine la plus respectable, n’étoient que les prémices de ce que M. le duc de Saint-Aignan devoit faire un jour pour servir l’état & pour plaire à son Roi.

M. de Blamont, chevalier de l’ordre de S. Michel, & surintendant de la musique de S. M. composa toutes les symphonies & les chants de cette fête. Il étoit déjà depuis long-tems en possession de la bienveillance de la cour, que sa conduite & ses talens lui ont toûjours conservée. (B)

Fête, est le nom à l’opéra de presque tous les divertissemens. La fête que Neptune donne à Thétis ; dans le premier acte, est infiniment plus agréable que celle que Jupiter lui donne dans le second. Un des grands défauts de l’opéra de Thétis, est d’avoir deux actes de suite sans fêtes ; il étoit peut-être moins sensible autrefois, mais il a paru très frappant de nos jours, parce que le goût du public est décidé pour les fêtes.

L’art d’amener les fêtes, de les animer, de les faire servir à l’action principale, est fort rare : cependant, sans cet art, les plus belles fêtes ne sont qu’un ornement postiche. Voyez Ballet, Coupe, Couper, Divertissement.

Il semble qu’on se serve plus communément du terme de fête pour les divertissemens des tragédies en musique, que pour ceux des ballets. C’est un plus grand mot consacré au genre, que l’opinion, l’habitude & le préjugé paroissent avoir décidé le plus grand. Voyez Opéra. (B)


  1. On transcrit tout ceci, mot-à-mot, du traité des Ballets, du pere Menestrier, jésuite.
  2. Cette partie étoit imitée de la fête de Bergonce de Botta.
  3. En opposition à cet ancien proverbe, & toto divisos orbe Britannos.
  4. Anagramme numérique. La ville & les jurats de Bordeaux ont érigé cet arc de triomphe en l’honneur du mariage de monseigneur le Dauphin, fils unique du Roi, & de madame infante d’Espagne.
  5. Arrivez, auguste Princesse, & recevez avec bonté l’hommage de nos cœurs.
  6. Les paroles sont de Fuzelier, la musique est de M. Rameau.
  7. La ville de Bordeaux a élevé ce palais en l’honneur du très-auguste & très-heureux mariage de Louis dauphin de France, & de Marie Thérese infante d’Espagne.