L’Encyclopédie/1re édition/EXPÉRIMENTAL
EXPÉRIMENTAL, adj. (Philosophie natur.) On appelle Philosophie expérimentale, celle qui se sert de la voie des expériences pour découvrir les lois de la Nature. Voyez Expérience.
Les anciens, auxquels nous nous croyons fort supérieurs dans les Sciences, parce que nous trouvons plus court & plus agréable de nous préférer à eux que de les lire, n’ont pas négligé la physique expérimentale, comme nous nous l’imaginons ordinairement : ils comprirent de bonne heure que l’observation & l’expérience étoient le seul moyen de connoître la Nature. Les ouvrages d’Hippocrate seul seroient suffisans pour montrer l’esprit qui conduisoit alors les philosophes. Au lieu de ces systèmes, sinon meurtriers, du moins ridicules, qu’a enfantés la medecine moderne, pour les proscrire ensuite, on y trouve des faits bien vûs & bien rapprochés ; on y voit un système d’observations qui sert encore aujourd’hui, & qui apparemment servira toûjours de base à l’art de guérir. Or je crois pouvoir juger par l’état de la Medecine chez les anciens, de l’état où la Physique étoit parmi eux, & cela pour deux raisons : la premiere, parce que les ouvrages d’Hippocrate sont les monumens les plus considérables qui nous restent de la physique des anciens ; la seconde, parce que la Medecine étant la partie la plus essentielle & la plus intéressante de la Physique, on peut toûjours juger avec certitude de la maniere dont on cultive celle-ci, par la maniere dont on traite celle-là. Telle est la Physique, telle est la Medecine ; & réciproquement telle est la Medecine, telle est la Physique. C’est une vérité dont l’expérience nous assure, puisqu’à compter seulement depuis le renouvellement des Lettres, quoique nous pûssions remonter plus haut, nous avons toûjours vû subir à l’une de ces sciences les changemens qui ont altéré ou dénaturé l’autre.
Nous savons d’ailleurs que dans le tems même d’Hippocrate plusieurs grands hommes, à la tête desquels on doit placer Démocrite, s’appliquerent avec succès à l’observation de la Nature. On prétend que le medecin envoyé par les habitans d’Abdere pour guérir la prétendue folie du philosophe, le trouva occupé à disséquer & à observer dès animaux ; & l’on peut deviner qui fut jugé le plus fou par Hippocrate, de celui qu’il alloit voir, ou de ceux qui l’avoient envoyé. Démocrite fou ! lui qui, pour le dire ici en passant, avoit trouvé la maniere la plus philosophique de joüir de la Nature & des hommes ; savoir d’étudier l’une & de rire des autres.
Quand je parle, au reste, de l’application que les anciens ont donnée à la physique expérimentale, je ne sai s’il faut prendre ce mot dans toute son étendue. La physique expérimentale roule sur deux points qu’il ne faut pas confondre, l’expérience proprement dite, & l’observation. Celle-ci, moins recherchée & moins subtile, se borne aux faits qu’elle a sous les yeux, à bien voir & à détailler les phénomenes de toute espece que le spectacle de la Nature présente : celle-là au contraire cherche à la pénétrer plus profondément, à lui dérober ce qu’elle cache ; à créer, en quelque maniere, par la différente combinaison des corps, de nouveaux phénomenes pour les étudier : enfin elle ne se borne pas à écouter la Nature, mais elle l’interroge & la presse. On pourroit appeller la premiere, la physique des faits, ou plûtôt la physique vulgaire & palpable ; & réserver pour l’autre le nom de physique occulte, pourvû qu’on attache à ce mot une idée plus philosophique & plus vraie que n’ont fait certains physiciens modernes, & qu’on le borne à désigner la connoissance des faits cachés dont on s’assûre en les voyant, & non le roman des faits supposés qu’on devine bien ou mal, sans les chercher ni les voir.
Les anciens ne paroissent pas s’être fort appliqués à cette derniere physique, ils se contentoient de lire dans la Nature ; mais ils y lisoient fort assidument, & avec de meilleurs yeux que nous ne nous l’imaginons : plusieurs faits qu’ils ont avancés, & qui ont été d’abord démentis par les modernes, se sont trouvés vrais quand on les a mieux approfondis. La méthode que suivoient les anciens en cultivant l’observation plus que l’expérience, étoit très-philosophique, & la plus propre de toutes à faire faire à la Physique les plus grands progrès dont elle fût capable dans ce premier âge de l’esprit humain. Avant que d’employer & d’user notre sagacité pour chercher un fait dans des combinaisons subtiles, il faut être bien assûré que ce fait n’est pas près de nous & sous notre main, comme il faut en Géométrie réserver ses efforts pour trouver ce qui n’a pas été résolu par d’autres. La Nature est si variée & si riche, qu’une simple collection de faits bien complete avanceroit prodigieusement nos connoissances ; & s’il étoit possible de pousser cette collection au point que rien n’y manquât, ce seroit peut-être le seul travail auquel un physicien dût se borner ; c’est au moins celui par lequel il faut qu’il commence, & voilà ce que les anciens ont fait. Ils ont traité la Nature comme Hippocrate a traité le corps humain ; nouvelle preuve de l’analogie & de la ressemblance de leur physique à leur medecine. Les plus sages d’entr’eux ont fait, pour ainsi dire, la table de ce qu’ils voyoient, l’ont bien faite, & s’en sont tenus-là. Ils n’ont connu de l’aimant que sa propriété qui saute le plus aux yeux, celle d’attirer le fer : les merveilles de l’Electricité qui les entouroient, & dont on trouve quelques traces dans leurs ouvrages, ne les ont point frappés, parce que pour être frappé de ces merveilles il eût fallu en voir le rapport à des faits plus cachés que l’expérience a sû découvrir dans ces derniers tems ; car l’expérience, parmi plusieurs avantages, a entre autres celui d’étendre le champ de l’observation. Un phénomene que l’expérience nous découvre, ouvre nos yeux sur une infinité d’autres qui ne demandoient, pour ainsi dire, qu’à être apperçûs. L’observation, par la curiosité qu’elle inspire & par les vuides qu’elle laisse, mene à l’expérience ; l’expérience ramene à l’observation par la même curiosité qui cherche à remplir & à serrer de plus en plus ces vuides ; ainsi on peut regarder en quelque maniere l’expérience & l’observation comme la suite & le complément l’une de l’autre.
Les anciens ne paroissent avoir cultivé l’expérience que par rapport aux Arts, & nullement pour satisfaire, comme nous, une curiosité purement philosophique. Ils ne décomposoient & ne combinoient les corps que pour en tirer des usages utiles ou agréables, sans chercher beaucoup à en connoître le jeu ni la structure. Ils ne s’arrêtoient pas même sur les détails dans la description qu’ils faisoient des corps ; & s’ils avoient besoin d’être justifiés sur ce point, ils le seroient en quelque maniere suffisamment par le peu d’utilité que les modernes ont trouvé à suivre une méthode contraire.
C’est peut-être dans l’histoire des animaux d’Aristote qu’il faut chercher le vrai goût de physique des anciens, plûtôt que dans ses ouvrages de physique, où il est moins riche en faits & plus abondant en paroles, plus raisonneur & moins instruit ; car telle est tout-à-la-fois la sagesse & la manie de l’esprit humain, qu’il ne songe guere qu’à amasser & à ranger des matériaux, tant que la collection en est facile & abondante ; mais qu’à l’instant que les matériaux lui manquent, il se met aussi-tôt à discourir ; ensorte que réduit même à un petit nombre de matériaux, il est toûjours tenté d’en former un corps, & de délayer en un système de science, ou en quelque chose du moins qui en ait la forme, un petit nombre de connoissances imparfaites & isolées.
Mais en reconnoissant que cet esprit peut avoir présidé jusqu’à un certain point aux ouvrages physiques d’Aristote, ne mettons pas sur son compte l’abus que les modernes en ont fait durant les siecles d’ignorance qui ont duré si long-tems, ni toutes les inepties que ses commentateurs ont voulu faire prendre pour les opinions de ce grand homme.
Je ne parle de ces tems ténébreux, que pour faire mention en passant de quelques génies supérieurs, qui abandonnant cette méthode vague & obscure de philosopher, laissoient les mots pour les choses, & cherchoient dans leur sagacité & dans l’étude de la Nature des connoissances plus réelles. Le moine Bacon, trop peu connu & trop peu lû aujourd’hui, doit être mis au nombre de ces esprits du premier ordre ; dans le sein de la plus profonde ignorance, il sut par la force de son génie s’élever au-dessus de son siecle, & le laisser bien loin derriere lui : aussi fut-il persécuté par ses confreres, & regardé par le peuple comme un sorcier, à-peu-près comme Gerbert l’avoit été près de trois siecles auparavant pour ses inventions méchaniques ; avec cette différence que Gerbert devint pape, & que Bacon resta moine & malheureux.
Au reste le petit nombre de grands génies qui étudioient ainsi la Nature en elle-même, jusqu’à la renaissance proprement dite de la Philosophie, n’étoient pas vraiment adonnés à ce qu’on appelle physique expérimentale. Chimistes plûtôt que physiciens, ils paroissent plus appliqués à la décomposition des corps particuliers, & au détail des usages qu’ils en pouvoient faire, qu’à l’étude générale de la Nature. Riches d’une infinité de connoissances utiles ou curieuses, mais détachées, ils ignoroient les lois du mouvement, celles de l’Hydrostatique, la pesanteur de l’air dont ils voyoient les effets, & plusieurs autres vérités qui sont aujourd’hui la base & comme les élémens de la physique moderne.
Le chancelier Bacon, Anglois comme le moine, (car ce nom & ce peuple sont heureux en philosophie), embrassa le premier un plus vaste champ : il entrevit les principes généraux qui doivent servir de fondement à l’étude de la Nature, il proposa de les reconnoître par la voie de l’expérience, il annonça un grand nombre de découvertes qui se sont faites depuis. Descartes qui le suivit de près, & qu’on accusa (peut-être assez mal-à-propos) d’avoir puisé des lumieres dans les ouvrages de Bacon, ouvrit quelques routes dans la physique expérimentale, mais la recommanda plus qu’il ne la pratiqua ; & c’est peut-être ce qui l’a conduit à plusieurs erreurs. Il eut, par exemple, le courage de donner le premier des lois du mouvement ; courage qui mérite la reconnoissance des Philosophes, puisqu’il a mis ceux qui l’ont suivi, sur la route des lois véritables ; mais l’expérience, ou plûtôt, comme nous le dirons plus bas, des réflexions sur les observations les plus communes, lui auroient appris que les lois qu’il avoit données étoient insoûtenables. Descartes, & Bacon lui-même, malgré toutes les obligations que leur a la Philosophie, lui auroient peut-être été encore plus utiles, s’ils eussent été plus physiciens de pratique & moins de théorie ; mais le plaisir oisif de la méditation & de la conjecture même, entraîne les grands esprits. Ils commencent beaucoup & finissent peu ; ils proposent des vûes, ils prescrivent ce qu’il faut faire pour en constater la justesse & l’avantage, & laissent le travail méchanique à d’autres, qui éclairés par une lumiere étrangere, ne vont pas aussi loin que leurs maîtres auroient été seuls : ainsi les uns pensent ou rêvent, les autres agissent ou manœuvrent, & l’enfance des Sciences est longue, ou, pour mieux dire, éternelle.
Cependant l’esprit de la physique expérimentale que Bacon & Descartes avoient introduit, s’étendit insensiblement. L’académie del Cimento à Florence, Boyle & Mariotte, & après eux plusieurs autres, firent avec succès un grand nombre d’expériences : les académies se formerent & saisirent avec empressement cette maniere de philosopher : les universités plus lentes, parce qu’elles étoient déjà toutes formées lors de la naissance de la physique expérimentale, suivirent long-tems encore leur méthode ancienne. Peu-à-peu la physique de Descartes succéda dans les écoles à celle d’Aristote, ou plûtôt de ses commentateurs. Si on ne touchoit pas encore à la vérité, on étoit du-moins sur la voie : on fit quelques expériences ; on tenta de les expliquer : on auroit mieux fait de se contenter de les bien faire, & d’en saisir l’analogie mutuelle : mais enfin il ne faut pas espérer que l’esprit se délivre si promptement de tous ses préjugés. Newton parut, & montra le premier ce que ses prédécesseurs n’avoient fait qu’entrevoir, l’art d’introduire la Géométrie dans la Physique, & de former, en réunissant l’expérience au calcul, une science exacte, profonde, lumineuse, & nouvelle : aussi grand du-moins par ses expériences d’optique que par son système du monde, il ouvrit de tous côtés une carriere immense & sûre ; l’Angleterre saisit ces vûes ; la société royale les regarda comme siennes dès le moment de leur naissance : les académies de France s’y prêterent plus lentement & avec plus de peine, par la même raison que les universités avoient eue pour rejetter durant plusieurs années la physique de Descartes : la lumiere a enfin prévalu : la génération ennemie de ces grands hommes, s’est éteinte dans les académies & dans les universités, auxquelles les académies semblent aujourd’hui donner le ton : une génération nouvelle s’est élevée ; car quand les fondemens d’une révolution sont une fois jettés, c’est presque toûjours dans la génération suivante que la révolution s’acheve ; rarement en-deçà, parce que les obstacles périssent plûtôt que de céder ; rarement au-delà, parce que les barrieres une fois franchies, l’esprit humain va souvent plus vite qu’il ne veut lui-même, jusqu’à ce qu’il rencontre un nouvel obstacle qui l’oblige de se reposer pour long-tems.
Qui jetteroit les yeux sur l’université de Paris, y trouveroit une preuve convaincante de ce que j’avance. L’étude de la géométrie & de la physique expérimentale commencent à y regner. Plusieurs jeunes professeurs pleins de savoir, d’esprit, & de courage (car il en faut pour les innovations, même les plus innocentes), ont osé quitter la route battue pour s’en frayer une nouvelle ; tandis que dans d’autres écoles, à qui nous épargnerons la honte de les nommer, les lois du mouvement de Descartes, & même la physique péripatéticienne, sont encore en honneur. Les jeunes maîtres dont je parle forment des éleves vraiment instruits, qui, au sortir de leur philosophie, sont initiés aux vrais principes de toutes les sciences physico-mathématiques, & qui bien loin d’être obligés (comme on l’étoit autrefois) d’oublier ce qu’ils ont appris, sont au contraire en état d’en faire usage pour se livrer aux parties de la Physique qui leur plaisent le plus. L’utilité qu’on peut retirer de cette méthode est si grande, qu’il seroit à souhaiter ou qu’on augmentât d’une année le cours de Philosophie des colléges, ou qu’on prît dès la premiere année le parti d’abréger beaucoup la Métaphysique & la Logique, auxquelles cette premiere année est ordinairement consacrée presque toute entiere. Je n’ai garde de proscrire deux sciences dont je reconnois l’utilité & la nécessité indispensable ; mais je crois qu’on les traiteroit beaucoup moins longuement, si on les réduisoit à ce qu’elles contiennent de vrai & d’utile ; renfermées en peu de pages elles y gagneroient, & la Physique aussi qui doit les suivre.
C’est dans ces circonstances que le Roi vient d’établir dans l’université de Paris une chaire de physique expérimentale. L’état présent de la Physique parmi nous, le goût que les ignorans mêmes témoignent pour elle, l’exemple des étrangers, qui joüissent depuis long-tems de l’avantage d’un tel établissement, tout sembloit demander que nous songeassions à nous en procurer un semblable. L’occasion ne fut jamais plus favorable pour affermir dans un corps aussi utile & aussi estimable que l’université de Paris, le goût de la saine Physique, qui s’y répand avec tant de succès depuis plusieurs années. Le mérite reconnu de l’académicien qui occupe cette chaire, nous répond du succès avec lequel il la remplira. Je suis bien éloigné de lui tracer un plan que sa capacité & son expérience lui ont sans doute déjà montré depuis long-tems. Je prie seulement qu’on me permette quelques réflexions générales sur le véritable but des expériences. Ces réflexions ne seront peut-être pas inutiles aux jeunes éleves, qui se disposent à profiter du nouvel établissement si avantageux au progrès de la Physique. Les bornes & la nature de cet article m’obligeront d’ailleurs à abréger beaucoup ces réflexions, à ne faire que les ébaucher, pour ainsi dire, & en présenter l’esprit & la substance.
Les premiers objets qui s’offrent à nous dans la Physique, sont les propriétés générales des corps, & les effets de l’action qu’ils exercent les uns sur les autres. Cette action n’est point pour nous un phénomene extraordinaire ; nous y sommes accoûtumés dès notre enfance : les effets de l’équilibre & de l’impulsion nous sont connus, je parle des effets en général ; car pour la mesure & la loi précise de ces effets, les Philosophes ont été long-tems à la chercher, & plus encore à la trouver : cependant un peu de réflexion sur la nature des corps, jointe à l’observation des phénomenes qui les environnoient, auroient dû, ce me semble, leur faire découvrir ces lois beaucoup plûtôt. J’avoue que quand on voudra résoudre ce problème métaphysiquement & sans jetter aucun regard sur l’univers, on parviendra peut-être difficilement à se satisfaire pleinement sur cet article, & à démontrer en toute rigueur qu’un corps qui en rencontre un autre doit lui communiquer du mouvement : mais quand on fera attention que les lois du mouvement se réduisent à celles de l’équilibre, & que par la nature seule des corps il y a antérieurement à toute expérience & à toute observation un cas d’équilibre dans la nature, on déterminera facilement les lois de l’impulsion qui résultent de cette loi d’équilibre. Voyez Equilibre. Il ne reste plus qu’à savoir si ces lois sont celles que la nature doit observer. La question seroit bien-tôt décidée, si on pouvoit prouver rigoureusement que la loi d’équilibre est unique ; car il s’ensuivroit de-là que les lois du mouvement sont invariables & nécessaires. La Métaphysique aidée des raisonnemens géométriques fourniroit, si je ne me trompe, de grandes lumieres sur l’unité de cette loi d’équilibre, & parviendroit peut-être à la démontrer (voyez Equilibre) : mais quand elle seroit impuissante sur cet article, l’observation & l’expérience y suppléeroient abondamment. Au défaut des lumieres que nous cherchons sur le droit, elles nous éclairent au moins sur le fait, en nous montrant que dans l’univers, tel qu’il est, la loi de l’équilibre est unique ; les phénomenes les plus simples & les plus ordinaires nous assûrent de cette vérité. Cette observation commune, ce phénomene populaire, si on peut parler ainsi, suffit pour servir de base à une théorie simple & lumineuse des lois du mouvement : la physique expérimentale n’est donc plus nécessaire pour constater ces lois, qui ne sont nullement de son objet. Si elle s’en occupe, ce doit être comme d’une recherche de simple curiosité, pour réveiller & soûtenir l’attention des commençans, à-peu-près comme on les exerce dès l’entrée de la Géométrie à faire des figures justes, pour avoir le plaisir de s’assûrer par leurs yeux de ce que la raison leur a déjà démontré : mais un physicien proprement dit, n’a pas plus besoin du secours de l’expérience pour démontrer les lois du mouvement & de la Statique, qu’un bon géometre n’a besoin de regle & de compas pour s’assûrer qu’il a bien résolu un problème difficile.
La seule utilité véritable que puissent procurer au physicien les recherches expérimentales sur les lois de l’équilibre, du mouvement, & en général sur les affections primitives des corps, c’est d’examiner attentivement la différence entre le résultat que donne la théorie & celui que fournit l’expérience, & d’employer cette différence avec adresse pour déterminer, par exemple, dans les effets de l’impulsion, l’altération causée par la résistance de l’air ; dans les effets des machines simples, l’altération occasionnée par le frotement & par d’autres causes. Telle est la méthode que les plus grands physiciens ont suivie, & qui est la plus propre à faire faire à la Science de grands progrès : car alors l’expérience ne servira plus simplement à confirmer la théorie ; mais différant de la théorie sans l’ébranler, elle conduira à des vérités nouvelles auxquelles la théorie seule n’auroit pû atteindre.
Le premier objet réel de la physique expérimentale sont les propriétés générales des corps, que l’observation nous fait connoître, pour ainsi dire, en gros, mais dont l’expérience seule peut mesurer & déterminer les effets ; tels sont, par exemple, les phénomenes de la pesanteur. Aucune théorie n’auroit pû nous faire trouver la loi que les corps pesans suivent dans leur chûte verticale ; mais cette loi une fois connue par l’expérience, tout ce qui appartient au mouvement des corps pesans, soit rectiligne soit curviligne, soit incliné soit vertical, n’est plus que du ressort de la théorie ; & si l’expérience s’y joint, ce ne doit être que dans la même vûe & de la même maniere que pour les lois primitives de l’impulsion.
L’observation journaliere nous apprend de même que l’air est pesant, mais l’expérience seule pouvoit nous éclairer sur la quantité absolue de sa pesanteur : cette expérience est la base de l’Aérométrie, & le raisonnement acheve le reste. Voyez Aérométrie.
On sait que les fluides pressent & résistent quand ils sont en repos, & poussent quand ils sont en mouvement ; mais cette connoissance vague ne sauroit être d’un grand usage. Il faut, pour la rendre plus précise & par conséquent plus réelle & plus utile, avoir recours à l’expérience ; en nous faisant connoître les lois de l’Hydrostatique, elle nous donne en quelque maniere beaucoup plus que nous ne lui demandons ; car elle nous apprend d’abord ce que nous n’aurions jamais soupçonné, que les fluides ne pressent nullement comme les corps solides, ni comme feroit un amas de petits corpuscules contigus & pressés. Les lois de la chûte des corps, la quantité de la pesanteur de l’air, sont des faits que l’expérience seule a pû sans doute nous dévoiler, mais qui après tout n’ont rien de surprenant en eux-mêmes : il n’en est pas ainsi de la pression des fluides en tout sens, qui est la base de l’équilibre des fluides. C’est un phénomene qui paroît hors des lois générales, & que nous avons encore peine à croire, même lorsque nous n’en pouvons pas douter : mais ce phénomene une fois connu, l’Hydrostatique n’a guere besoin de l’expérience : il y a plus, l’Hydraulique même devient une science entierement ou presqu’entierement mathématique ; je dis presqu’entierement, car quoique les lois du mouvement des fluides se déduisent des lois de leur équilibre, il y a néanmoins des cas où l’on ne peut réduire les unes aux autres qu’au moyen de certaines hypothèses, & l’expérience est nécessaire pour nous assûrer que ces hypotheses sont exactes & non arbitraires.
Ce seroit ici le lieu de faire quelques observations sur l’abus du calcul & des hypothèses dans la Physique, si cet objet n’avoit été déjà rempli par des géometres mêmes qu’on ne peut accuser en cela de partialité. Au fond, de quoi les hommes n’abusent-ils pas ? on s’est bien servi de la méthode des Géometres pour embrouiller la Métaphysique : on a mis des figures de Géométrie dans des traités de l’ame ; & depuis que l’action de Dieu a été réduite en théorèmes, doit-on s’étonner que l’on ait essayé d’en faire autant de l’action des corps ? Voyez Degré.
Que de choses n’aurois-je point à dire ici sur les Sciences qu’on appelle physico-mathématiques, sur l’Astronomie physique entr’autres, sur l’Acoustique, sur l’Optique & ses différentes branches, sur la maniere dont l’expérience & le calcul doivent s’unir pour rendre ces Sciences le plus parfaites qu’il est possible ; mais afin de ne point rendre cet article trop long, je renvoie ces réflexions & plusieurs autres au mot Physique, qui ne doit point être séparé de celui-ci. Je me bornerai pour le présent à ce qui doit être le véritable & comme l’unique objet de la physique expérimentale ; à ces phénomènes qui se multiplient à l’infini, sur la cause desquels le raisonnement ne peut nous aider, dont nous n’appercevons point la chaîne, ou dont au-moins nous ne voyons la liaison que très-imparfaitement, très-rarement, & après les avoir envisagés sous bien des faces : tels sont, par exemple, les phénomenes de la Chimie, ceux de l’électricité, ceux de l’aimant, & une infinité d’autres. Ce sont-là les faits que le physicien doit sur-tout chercher à bien connoître : il ne sauroit trop les multiplier ; plus il en aura recueilli, plus il sera près d’en voir l’union : son objet doit être d’y mettre l’ordre dont ils seront susceptibles, d’expliquer les uns par les autres autant que cela sera possible, & d’en former, pour ainsi dire, une chaîne où il se trouve le moins de lacunes que faire se pourra ; il en restera toûjours assez ; la nature y a mis bon ordre. Qu’il se garde bien sur-tout de vouloir rendre raison de ce qui lui échappe ; qu’il se défie de cette fureur d’expliquer tout, que Descartes a introduite dans la Physique, qui a accoûtumé la plûpart de ses sectateurs à se contenter de principes & de raisons vagues, propres à soûtenir également le pour & le contre. On ne peut s’empêcher de rire, quand on lit dans certains ouvrages de Physique les explications des variations du barometre, de la neige, de la grêle, & d’une infinité d’autres faits. Ces auteurs, avec les principes & la méthode dont ils se servent, seroient du-moins aussi peu embarrassés pour expliquer des faits absolument contraires ; pour démontrer, par exemple, qu’en tems de pluie le barometre doit hausser, que la neige doit tomber en été & la grêle en hyver, & ainsi des autres. Les explications dans un cours de Physique doivent être comme les réflexions dans l’Histoire, courtes, sages, fines, amenées par les faits, ou renfermées dans les faits mêmes par la maniere dont on les présente.
Au reste, quand je proscris de la Physique la manie des explications, je suis bien éloigné d’en proscrire cet esprit de conjecture, qui tout-à-la-fois timide & éclairé conduit quelquefois à des découvertes, pourvû qu’il se donne pour ce qu’il est, jusqu’à ce qu’il soit arrivé à la découverte réelle : cet esprit d’analogie, dont la sage hardiesse perce au delà de ce que la nature semble vouloir montrer, & prévoit les faits, avant que de les avoir vûs. Ces deux talens précieux & si rares, trompent à la vérité quelquefois celui qui n’en fait pas assez sobrement usage : mais ne se trompe pas ainsi qui veut.
Je finis par une observation qui sera courte, n’étant pas immédiatement de l’objet de cet article, mais à laquelle je ne puis me refuser. En imitant l’exemple des étrangers dans l’établissement d’une chaire de physique expérimentale qui nous manquoit, pourquoi ne suivrions-nous pas ce même exemple dans l’établissement de trois autres chaires très-utiles, qui nous manquent entierement, une de Morale, une de Droit public, & une d’Histoire ; trois objets qui appartiennent en un certain sens à la philosophie expérimentale, prise dans toute son étendue. Je suis certainement bien éloigné de mépriser aucun genre de connoissances ; mais il me semble qu’au lieu d’avoir au collége royal deux chaires pour l’Arabe, qu’on n’apprend plus ; deux pour l’Hébreu, qu’on n’apprend guere : deux pour le Grec, qu’on apprend assez peu, & qu’on devroit cultiver davantage ; deux pour l’Eloquence, dont la nature est presque le seul maître, on se contenteroit aisément d’une seule chaire pour chacun de ces objets ; & qu’il manque à la splendeur & à l’utilité de ce collége une chaire de Morale, dont les principes bien développés intéresseroient toutes les nations ; une de Droit public, dont les élémens même sont peu connus en France ; une d’Histoire enfin qui devroit être occupée par un homme tout-à-la-fois savant & philosophe, c’est-à-dire par un homme fort rare. Ce souhait n’est pas le mien seul ; c’est celui d’un grand nombre de bons citoyens ; & s’il n’y a pas beaucoup d’espérance qu’il s’accomplisse, il n’y a du moins nulle indiscrétion à le proposer. (O)