L’Encyclopédie/1re édition/EPERON

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EPERON, s. m. (Manége.) L’éperon est une piece de fer, ou une sorte d’aiguillon, quelquefois à une seule pointe, communément à plusieurs, dont chaque talon du cavalier est armé, & dont il se sert comme d’un instrument très-propre à aider le cheval dans de certains cas, & le plus souvent à le châtier dans d’autres.

Il n’est pas douteux que les anciens avoient des éperons, & qu’ils en faisoient usage. Les Grecs les appelloient τῷ κέντρῳ, calcari cruentare. Virgile, ainsi que Silius Italicus, nous les désignent par cette expression, ferratâ calce :

Quadrupedemque citum ferratâ calce fatigat,

dit le premier ;

& le second :

Ferratâ calce, atque effusâ largus habenâ
Cunctantem impellebat equum.

Térence en fait aussi mention, contra stimulum ut calces. Cicéron encore caractérise cet instrument par le mot de calcar ; il l’employe même dans un sens métaphorique, tel que celui dans lequel Aristote parloit de Callisthene & de Théophraste, lorsqu’il disoit que le premier avoit besoin d’aiguillon pour être excité, & l’autre d’un frein pour le retenir. Il paroît donc que l’usage des éperons pris dans le sens naturel, étoit anciennement très-fréquent : nous n’en voyons cependant aucune trace dans les monumens qui nous restent, & sur lesquels le tems n’a point eu de prise ; mais on doit croire, après les autorités que nous venons de rapporter, que cette armure ne consistant alors que dans une petite pointe de fer sortant en-arriere du talon, on a négligé de la marquer & de la représenter sur les marbres & sur les bronzes.

Le pere de Montfaucon est de ce sentiment : nous trouvons dans son ouvrage une gravure qui nous offre l’image d’un ancien éperon. Ce n’est autre chose qu’une pointe attachée à un demi-cercle de fer qui s’ajustoit dans la caliga, ou dans le campagus, ou dans l’ocrea, chaussures en usage dans ces tems, & qui tantôt étoient fermées & tantôt ouvertes. A une des extrémités du demi-cercle étoit une sorte de crochet qui s’inséroit d’un côté. Le moyen de cette insertion ne nous est pas néanmoins connu. L’autre bout étoit terminé par une tête d’homine.

Autrefois les éperons étoient une marque de distinction dont les gens de la cour étoient même jaloux. Plusieurs ecclésiastiques, peu empressés d’édifier le peuple par leur modestie, en portoient, à leur imitation, sans doute pour s’attirer des hommages que les personnes sensées leur refusoient, & qu’elles leur auroient plûtôt rendus en faveur du soin avec lequel ils se seroient tenus dans les bornes de leur état, qu’eu égard à ces vains ornemens dont ils se paroient. Louis le Débonnaire crut devoir réprimer en eux cette vanité puérile, qui cherche toûjours à se faire valoir & à se faire remarquer par de petites choses. Des évêques assemblés qui pensoient, comme Flechier, que tout ce qui n’a que le monde pour fondement, se dissipe & s’évanouit avec le monde, condamnerent & réprouverent hautement ces témoignages d’orgueil dans des hommes destinés à prêcher l’humilité, non-seulement par leurs discours, mais par leur exemple.

Ce qui fait le plus de honte à l’humanité, est l’attention & le besoin que l’on eut dans tous les siecles de s’annoncer plûtôt par ses titres que par son mérite. L’éperon doré établissoit la différence qui regne entre le chevalier & l’écuyer : celui-ci ne pouvoit le porter qu’argenté. Je ne sai si la grosseur de ce fer, & l’énorme longueur du collet, étoit encore une preuve de bravoure & une marque d’honneur accordées aux grands hommes de guerre ; en ce cas, à en juger par les éperons dont on a décoré les talons de Gatta Mela général Vénitien, dans sa statue élevée vis-à-vis la porte de l’église de S. Antoine de Padoue, on devroit le regarder comme infiniment supérieur en ce genre aux grands Condé, aux Luxembourg, aux Eugene, aux maréchaux de Turenne & de Saxe.

Ne considérons ici l’éperon que relativement à l’usage que nous en faisons, & non relativement à ces magnifiques bagatelles. Il en est de différentes sortes, de plus ou moins simples ; & de plus ou moins composés. Nous en avons vû qui ne consistoient qu’en une petite tige de fer longue de quelques lignes ; cette tige terminée par un bout en une extrémité saillante, ou en plusieurs pointes disposées en couronne, & fermement arrêtée par son autre extrémité dans l’épaisseur de la partie de la botte qui revêt le haut du talon, & quelquefois dans le talon de la botte même, par une platine de métal qui lui sert de base. Cette espece d’aiguillon est très-défectueuse : 1°. on ne peut le séparer de la botte & le transporter à une autre : 2°. les pointes en étant fixes, portent au flanc du cheval qui en est frappé, une atteinte bien plus cruelle que si elles étoient mobiles : 3°. le cavalier voulant marcher avec cette chaussure, se trouve en quelque maniere engagé dans des entraves dont il ne peut se débarrasser, sur-tout s’il n’a pas contracté l’habitude de cheminer en botte. Quelques éperonniers, dans l’espérance de remédier à ces inconvéniens, ont d’une part arrêté simplement par vis cette tige aiguë dans la platine, de sorte qu’elle peut en être enlevée ; & de l’autre ils l’ont refendue en chappe, & ont substitué à ces pointes une roue de métal qu’ils y ont montée en guise de poulie, & qu’ils ont refendue en plusieurs dents pareillement pointues, qui lui donnent une figure étoilée. Cette roue est très-mobile sur son axe ; elle est portée verticalement par la tige, qui conserve une situation presqu’horisontale : ses pointes peuvent donc être, vû sa mobilité & sa position, successivement imprimées sur l’animal, puisqu’elle a dès-lors la facilité de rouler sur son flanc. On peut dire néanmoins que tous ces changemens n’operent rien de bien avantageux. L’incommodité de ne pouvoir appliquer cet éperon à une autre botte, subsiste toûjours ; les impressions fâcheuses qui résultoient du choc des pointes fixes contre le corps du cheval, peuvent encore avoir lieu, si la vis vient à se relâcher, & que conséquemment à ce relâchement la roue ou la poulie, que nous appellerons dans un moment par son vrai nom, de verticale qu’elle étoit & qu’elle doit toûjours être, devenoit horisontale. Enfin je ne pense pas que la facilité de pouvoir ôter la tige de dedans la platine pour marcher avec plus d’aisance, puisse n’être pas balancée par les risques de perdre cette tige ou cette armure. Ce dernier évenement a été prévû ; il a suggéré de nouvelles corrections, & l’idée des éperons à ressort.

Dans ceux-ci la platine, au lieu d’écrou, porte deux anneaux quarrés l’un au-dessus de l’autre, & distans entr’eux de sept ou huit lignes. La tige est prolongée par un petit bras quarré, retourné d’équerre en contre-bas pour enfiler ces deux anneaux, & y être reçû avec justesse. Un petit ressort qui recouvre une partie de sa face antérieure, lui laisse la liberté d’entrer, mais s’oppose à sa sortie aussi-tôt qu’il est en place. En effet, il se sépare alors par le haut de la face sur laquelle l’anneau le tenoit collé, & porte sous ce même anneau jusqu’à ce qu’en le pressant avec le doigt, on le repousse contre cette même face, pour le désaisir & pour dégager l’éperon. Cette construction n’est point exempte de défaut ; le talon se trouve souvent desarmé, le moindre choc déforme ces anneaux, & l’éperon ne peut y rentrer qu’après que l’ouvrier a réparé le mal. Dès qu’ils sont déplacés on les perd facilement, attendu leur petitesse : en un mot ils ne peuvent être changés & servir à une autre chaussure, à moins que la platine n’y soit transportée.

Les éperons préférables à tous égards à ceux que nous venons de décrire, sont ceux dans lesquels nous distinguons le collier, les branches, le collet & la mollette. Le collier est cette espece de cerceau qui embrasse le talon. Il est des épéronniers qui croyent devoir l’appeller le corps de l’éperon. Les branches ; qu’ils nomment alors les bras, sont les parties de ce même collier, qui s’étendent des deux côtés du pié jusque sous la cheville. Le collet est la tige qui semble sortir du collier, & qui se propage en-arriere. Enfin la mollette n’est autre chose que cette sorte de roue dont j’ai parlé, qui est engagée comme une poulie dans le collet refendu en chappe, & qui est refendue elle-même en plusieurs dents pointues. Le collier & le collet, & quelquefois les branches, sont tires de la même piece de métal, par la forge, ou par le même jet de fonte. Ce collier & ces branches doivent être plats en-dedans ; les arrêtes doivent en être exactement abattues & arrondies. Quant à la surface extérieure, elle peut être à côtes, à filets, ou ornée d’autres moulures que je sacrifierois néanmoins à un beau poli ; car-elles ne servent communément qu’à offrir une retraite à la boue. La largeur du collier sera de cinq ou six lignes à son appui sur le talon, & elle diminuera insensiblement, de maniere qu’elle sera réduite à deux ou trois lignes à l’extrémité de chaque branche. Cet appui se fera & sera fixé à l’origine du talon, directement au-dessous de la saillie du tendon d’Achille, afin que d’un côté cette partie sensible ne soit pas exposée à l’impression douloureuse de la réaction, lorsque le cavalier attaque vivement son cheval ; & que de l’autre on ne soit pas obligé d’allonger le collet pour faciliter cette attaque, & d’élever la mollette, dont la situation contraindroit le cavalier, si le collier portoit plus bas, à décoller sa cuisse de dessus les quartiers de la selle, ou à s’efforcer de chercher l’animal sous le ventre, pour l’atteindre & pour le frapper. Du reste il est nécessaire que le collier & les branches soient sur deux plans différens, c’est-à-dire que le collier embrasse parfaitement le talon, & que les branches soient legerement rabaissées au-dessous de la cheville, sans qu’elles s’écartent néanmoins de leur parallélisme avec la plante du pié ; parallélisme qui fait une partie de la grace de l’éperon.

Elles doivent de plus être égales dans leurs plis & en toutes choses dans la même paire d’éperons ; mais elles sont souvent terminées diversement dans différentes paires. Dans les unes elles finissent par une platine quarrée de dix lignes ; cette platine étant toûjours verticale, & refendue en une, & plus fréquemment en deux châsses longues, égales, paralleles & horisontales, au-travers desquelles, & dans ce cas, une seule courroie passe de dedans en-dehors & de dehors en-dedans, pour ceindre ensuite le pié, & pour y assujettir l’éperon. Dans les autres, & cette méthode est la meilleure, chaque carne de leurs extrémités donne naissance à un petit œil de perdrix : cet œil est plat. Le supérieur est plus éloigné de l’appui que l’inférieur, quoiqu’ils se touchent en un point de leur circonférence extérieure. Dans chaque œil de la branche intérieure est assemblé mobilement par S fermée, ou par bouton rivé, un membret à crochet ou à bouton. Dans l’œil inférieur de la branche extérieure est assemblé de même un autre membret semblable aux deux premiers ; & l’œil supérieur de cette même branche porte par la chappe à S fermée ou à bouton rivé, une boucle à ardillon. Les deux membrets inférieurs saisissent une petite courroie qui passe sous le pié, & que par cette raison j’appellerai le sous-pié, par ses bouts qui sont refendus en boutonnieres, tandis que le membret supérieur & la boucle en saisissent un autre fort large dans son milieu, qui passant sur le cou du pié, doit être appellé le sus-pié. En en engageant le bout plus ou moins avant dans la boucle, on assujettit plus ou moins fermement l’éperon.

Le membret à S est le plus commun : il est banni des ouvrages de prix. Ce n’est autre chose qu’un morceau de fer long de dix-huit ou vingt lignes, contourné en S, dont la tête seroit ramenée jusqu’à la pance pour former un chaînon, dont la queue restante en crochet seroit élargie & épatée par le bout pour rendre sa sortie de la boutonniere plus difficile ; dont le plein seroit applati & élargi, pour présenter au pié une plus large surface, précaution sans-laquelle il pourroit le blesser ; dont les déliés enfin seroient ronds sur une ligne de diametre.

Le membret à boutons est plus recherché : c’est une petite lame de métal arrondie par plan à ses deux extrémités ; elle est ébauchée du double plus épaisse qu’elle ne doit rester. L’un de ses bouts est ravalé à moitié épaisseur, pour recouvrir extérieurement l’œil de l’éperon, ravalé lui-même à moitié de l’épaisseur de la branche. Ils sont assemblés par un clou rond, dont la tête formée en bouton reste en-dehors, & dont la tige, après avoir traversé librement le membret, est rivée immobilement à l’œil. L’autre extrémité du membret est ravalée à demi-épaisseur de dehors en-dedans, pour racheter l’épaisseur de la courroie qui doit recouvrir cette extrémité, & le bouton fortement arrêté au centre de la portion du cercle qui termine le membret. La mesure de la longueur de cette tige entre la superficie du membret & le dessous du bouton, est l’épaisseur de la courroie du sous-pié ou du sus-pié, qui doit être librement logée entre deux, quand le bouton est dans la boutonniere.

C’est une très-bonne méthode de briser en charnieres les branches de l’éperon destiné à une chaussure legere ; mais il faut que le nœud de cette charniere soit totalement jetté en-dehors, & que l’intérieur du collier ne soit interrompu par aucune saillie. Au moyen de ces charnieres, les branches sont exactement collées sur la botte, & l’éperon chausse plus juste toute sorte de piés.

Le collet seroit trop matériel, s’il avoit autant de diametre que nous avons laissé de largeur au collier dans son appui : on doit le réduire d’un tiers au moins, mais en-dessus seulement, afin de conserver en-dessous une surface incapable de couper le porte-éperon fixé & cousu à la botte. Il peut être rond ou à pans ; il acquiert de la grace, & devient plus propre à sa destination, si d’horisontal qu’il est à sa naissance, il commence à se relever dès les deux premieres lignes de sa longueur, & continue à se relever de plus en plus à mesure qu’il s’éloigne du collier, pour ensuite être legerement recourbé en contre-bas à son extrémité terminée par deux petites bossettes, par le centre desquelles doit passer l’axe de la mollette. Cet axe doit être exactement rivé.

On fait encore usage d’une autre sorte d’éperon, dont les branches ne sont nullement brisées, & qui ne sont ni refendues à leurs extrémités en une ou deux chasses, ni garnies d’aucun membret. Le collier on est rond de deux lignes environ à la naissance du collet ; il diminue insensiblement par les branches qui sont réduites à leur fin à environ une ligne : là elles sont arrondies ou retournées en voltes très-serrées, d’une seule spire dans le plan du collier, qui n’a d’autre courbure que celle qui lui est nécessaire pour embrasser la chaussure entre son talon & la semelle d’une part, & le quartier de l’empeigne de l’autre, dans le creux de la couture qui les unit. Le collet est relevé perpendiculairement jusqu’à l’appui des éperons ordinaires, & recourbé ensuite contre le flanc du cheval. Ces éperons n’étant maintenus par aucune espece d’attache, peuvent se perdre très-aisément quelque force qu’ayent les ressorts, à moins que la semelle ne soit des plus grossieres. Nous les laissons aux medecins, aux barbiers, aux curés de village, & aux moines. Ils sont connus dans quelques provinces & chez quelques éperonniers, par le nom d’éperons à la chartreuse.

Au surplus, dans la construction de l’éperon en général, la forme de la mollette est ce qui mérite le plus d’attention. Il ne s’agit pas d’estropier, de faire des plaies au cheval, d’en enlever le poil ; il suffit qu’il puisse être sensible à l’aide & au châtiment, & que l’instrument préposé à cet effet soit tel, que par lui nous puissions remplir notre objet. Une mollette refendue en un grand nombre de petites dents, devient une scie, souvent aussi dangereuse que l’éperon à couronne. Une mollette à quatre pointes est défectueuse, en ce que l’une de ces pointes peut entrer jusqu’à ce que les côtés des deux autres, en portant sur la peau, l’arrêtent ; si elle est longue, elle atteindra jusqu’au vif ; si elle est courte, il faut que les trois autres le soient aussi, & dès lors si elles se présentent deux ensemble, elles ne font qu’une impression qui est trop legere. La mollette à cinq pointes paroît plus convenable, pourvû que leur longueur n’excede pas deux lignes. La mollette à six pointes est moins vive ; à sept, elle retombe dans les inconvéniens de la multiplicité. Il n’est pas à-propos encore que ces pointes soient exactement aiguës. La mollette angloise est cruelle par cette raison & par celle de la position horisontale, que quelques éperonniers lui ont nouvellement donné, au lieu de la placer verticalement. Du reste ces ouvriers, par la délicatesse & par la simplicité de leur travail, font honte à nos éperonniers françois. Il faut enfin que cette même piece de l’éperon puisse rouler sans obstacle, & être assez épaisse & percée assez juste pour qu’elle ne se déverse point sur la goupille qui la traverse.

L’éperon peut être fait de toute sorte de métal. Je voudrois du moins que la mollette fût en argent ; les blessures qu’elle peut faire seroient moins à craindre. Il doit être ébauché de près à la forge, fini à la lime douce, s’il est de fer, & ensuite doré, argenté ou étamé, & bruni ; s’il est d’autre métal, on le mettra en couleur, & on le brunira de même : c’est le moyen de le défendre plus long-tems contre les impressions qui peuvent en ternir l’éclat & hâter sa destruction. Voy. quant à la figure de l’éperon, nos Planches de l’Eperonnier.

Anciennement on s’est servi dans les manéges d’une longue perche, ferrée par un bout d’une mollette d’éperon, ou d’un aiguillon, à l’effet de hausser le derriere du cheval dans les sauts. Un écuyer à pié suivoit l’animal, & lui appliquoit cette perche sur la croupe ou dans les fesses, dans le même tems que le cavalier qui le montoit en élevoit le devant. On regardoit comme un habile homme, & l’on admiroit la pratique de celui qui saisissoit parfaitement le tems, & qui choisissoit avec jugement l’endroit où il devoit piquer le cheval avec cet instrument. Il arrivoit souvent que le derriere de l’animal qui détachoit, alloit au-devant de la perche ; il se blessoit vivement, & renversoit l’écuyer ainsi armé en la repoussant avec force. On s’apperçut encore que cette méthode tendoit à décourager certains chevaux, & à en rendre d’autres rétifs ou vicieux ; on l’abandonna, & l’on confia au cavalier une mollette énorme, placée au bout d’un manche de bois d’environ deux piés & demi de longueur. Le collet de ce nouveau genre d’éperon étoit replié d’équerre, & entroit à vis dans ce manche, dont une des extrémités étoit terminée par une virole à écrou. Ensuite de cette grande & heureuse découverte, l’écuyer étant à cheval travailloit seul & sans le secours d’un aide ; sans doute que les avantages & les succès de pareils moyens ont été tels que nous avons crû devoir les abandonner.

Nous avons observé en définissant l’éperon, qu’il nous sert tantôt à aider, tantôt à châtier ; l’approche de l’éperon près du poil, approche qui s’exécute en pliant insensiblement les genoux & sans frapper, forme en effet ce que nous nommons l’aide du pincer ; elle est la plus forte de toutes, aussi ne doit-elle pas toûjours & continuellement être employée : car bientôt le cheval ne seroit plus sensible aux autres. Telle est néanmoins la maniere de la plûpart des écuyers ; leur talon est sans cesse appliqué au corps de l’animal, qu’ils chassent avec force d’un côté ou d’un autre, lorsqu’ils travaillent de deux pistes : de-là naissent l’endurcissement, l’insensibilité, le peu de grace & de justesse de leurs chevaux, qu’ils présentent comme des chevaux parfaitement mis, parce qu’ils fuient avec plus ou moins de promptitude les talons, mais qui s’échappent & s’entablent plûtôt qu’ils ne manient, & dont tous les mouvemens contraints se ressentent de la force qui les a sollicités, & non de l’aisance avec laquelle le maître doit les diriger. Ajoûtons encore que cette mauvaise habitude produit dans l’animal celle de mouvoir sans cesse la queue ; action desagréable que nous appellons guailler, & à laquelle des jambes mal assûrées & branlantes portent souvent les chevaux. L’aide du pincer ne doit donc être administrée que rarement & dans le besoin, c’est-à-dire quand les autres n’operent point l’effet que nous devions en attendre : elle fait l’office de châtiment sur des chevaux d’une extrème finesse, & nous la substituons alors aux coups d’éperon violens, que nous reservons pour ceux qui ont beaucoup moins de sensibilité. Il seroit à craindre de les appliquer sur les premiers ; on les révolteroit d’autant plus aisément, que si le cavalier se roidit seulement sur eux, ils s’inquietent, dérobent les hanches ou les épaules, se traversent, & sont prêts à se livrer à quelque défense. Il est vrai que des chevaux ainsi dressés ne se rencontrent pas dans tous les manéges, & sur-tout dans ceux où l’on enseigne aux éleves à agir plûtôt de leurs jambes que de leur main. L’aide dont il s’agit opere au surplus directement sur la croupe, & dispose l’animal à entendre les autres aides qui sont infiniment plus douces, comme les châtimens avec les éperons le préparent à connoître celle-ci.

Pour attaquer parfaitement le cheval, il faudroit s’attacher à faire le contraire de ce que l’on voit pratiquer à la plûpart, des hommes, que l’on envisage comme de bons modeles. Pour cet effet, au lieu d’ouvrir les jambes ou de les porter d’abord en-avant, lorsqu’on veut vivement frapper des deux, on les approchera legerement du corps de l’animal, & on piquera fortement en appuyant les deux talons. On aura soin aussi de les ôter sur le champ ; car l’éperon fixé au corps de l’animal un certain espace de tems, l’avilit, le courrouce, & l’endurcit. Cet instrument ne devroit être confié qu’à des maîtres véritablement maîtres, c’est-à-dire à des hommes sages, savans, & persuadés qu’il n’en est point de plus nuisible quand on en abuse. Combien est-il de chevaux dont les vices n’ont d’autre source que la violence & la répétition des châtimens ? L’ignorant fait souvent par ce moyen d’un animal paisible & obéissant, un animal rétif, ramingue, & capable de tous les desordres que l’on peut imaginer : l’homme de cheval, au contraire, en rejettant la force & la rigueur, & en dispensant à-propos & avec connoissance les récompenses & les peines, triomphe du cheval le plus indocile & le plus rebelle. (e)

Eperon, (Hist. mod.) nom d’un ordre de chevalerie établi par le pape Pie IV. l’an 1560. Les chevaliers portent une croix tissue de filets d’or. Le pape Innocent XI. le conféra à l’ambassadeur de Venise, le 3 Mai 1677.

Autrefois, lorsqu’on dégradoit un chevalier de l’éperon, ou autre, on le faisoit botter & prendre ses éperons dorés, & on les lui brisoit sur les talons à coups de hache. Voyez le roman de Garin, manuscrit.

Li éperon li soit copé parmi
Près del talon, au franc acier forbi.


Voyez Chevalier.

Eperons, dans la Fortification, sont des solides de maçonnerie joints au revêtement, qui le mettent plus en état de résister à la poussée des terres du rempart. Voyez Contre-forts. (Q)

Eperon, Poulaine, Cap, Avantage, (Mar.) ces noms ont la même signification ; mais les deux derniers ne sont guere en usage.

L’éperon ou la poulaine est un assemblage de plusieurs pieces de bois, qu’on pose en saillie au-devant du vaisseau, qui sert à ouvrir les eaux de la mer, & à assujettir le mât de beaupré par des cordages, qu’on nomme des lieures. On y place plusieurs poulies, pour passer des manœuvres. Voyez Marine, Planc. I. l’éperon coté N.

L’éperon fait une saillie en-avant du corps du vaisseau, à prendre de l’étrave, que les constructeurs reglent sur la nature du bâtiment. Pour les vaisseaux, ils prennent la douzieme partie de l’étrave à l’étambord, qui leur sert à fixer la sortie de l’éperon au-dehors de l’étrave ; pour les frégates, la treizieme partie ; pour les corvettes, la quatorzieme. Par exemple, un vaisseau de quatre-vingts-dix canons, de 168 piés de longueur, aura 14 piés pour la sortie de l’éperon ; une frégate de 28 canons, de 151 piés 3 pouces de longueur, aura 7 piés 9 pouces 2 lignes de sortie de l’éperon.

Il est bon de raccourcir l’éperon & de diminuer sa pesanteur le plus qu’il est possible. Les constructeurs d’aujourd’hui le font beaucoup plus court que les anciens ; ils le restreignent à ce qui est nécessaire pour assujettir le beaupré, & pour placer les poulies qui servent à orienter la misaine, ainsi que toutes les autres voiles d’avant qui sont de grand usage, sur-tout pour faire arriver les vaisseaux : car c’est l’opération à laquelle la plûpart se refusent le plus.

L’éperon est composé d’un grand nombre de pieces, dont la situation se verra beaucoup plus aisément en renvoyant aux figures. Voyez Planche IV. figure 1. Les principales sont la gorgere ou taillemer, cotée 193 ; les aiguilles d’éperon, n°. 184 ; la frise, 185 ; la courbe capucine du gibelot, 186 ; allonge de gibelot, 187 ; les porte-vergues, 188 ; les courbâtons de porte-vergues, 189 ; vaigre de caillebotts d’éperon, 190 ; caillebotis d’éperon, 191 ; traversins d’éperon, 192 ; courbe de la poulaine, 194 ; herpes, 195.

On pourroit entrer dans le détail particulier de la grandeur & des proportions de chacune de ces pieces ; mais cela seroit très-long, & ici de peu d’utilité : on peut en cas de besoin avoir recours à l’excellent traité de la construction des vaisseaux de M. Duhamel. (Z)

Eperon, (Hydraulique.) est le même que arc-boutant. On s’en sert pour soûtenir les murs des terrasses contre la poussée des terres, ou quand on construit un bassin ou un aqueduc dans des terres rapportées. Voyez Arc-boutant. (K)