L’Encyclopédie/1re édition/DESHÉRENCE

DESHERENCE, s. f. (Jurisprud.) qui vient du latin deserere, est le droit qui appartient au Roi ou aux seigneurs hauts justiciers, de prendre chacun dans l’étendue de leur haute justice les biens délaissés par un regnicole françois né en légitime mariage, décédé ab intestat & sans aucun héritier apparent habile à lui succéder.

On ne dit pas que le droit de deshérence soit un droit de succéder, parce qu’en effet ce n’est pas une véritable hérédité, ni même une succession à titre universel ; le Roi ou les seigneurs ne sont chacun que des successeurs particuliers, & à certains biens : ils ne succedent point en tous les droits du défunt ; & c’est moins par translation du droit du défunt en leur personne, que par forme de réunion de la seigneurie privée vacante à la seigneurie publique.

Ce droit consiste, a-t-on dit, à recueillir les biens vacans d’un regnicole ; parce que si c’étoit un étranger non naturalisé, sa succession appartiendroit au Roi par droit d’aubaine & non de desherence, à l’exclusion des seigneurs hauts justiciers dans la justice desquels pourroient se trouver les biens.

On a ajoûté d’un regnicole né en légitime mariage, parce que si c’étoit un bâtard sa succession appartiendroit par droit de bâtardise au Roi ou aux seigneurs ; mais avec cette différence que ceux-ci n’y peuvent prétendre qu’en cas de concours de certaines circonstances. Voyez ci-devant l’article Batard ; voyez aussi Testament.

Le droit de deshérence ne comprend donc que les successions qui sont dévolues au Roi ou aux seigneurs par le seul défaut d’héritier, & non par les autres manieres par lesquelles des biens vacans peuvent appartenir au Roi ou aux seigneurs.

L’origine du droit de deshérence remonte jusqu’aux Grecs, dont il paroit que les Romains avoient emprunté cet usage. Les premiers appelloient les biens vacans τὰ ἀκληρονόμητα, & les Romains caduca ou bona vacantia. La loi des douze tables préféroit au fisc tous ceux qui portoient le même nom que le défunt, appellés gentiles, encore qu’ils ne pussent pas prouver leur parenté.

Strabon rapporte que les empereurs romains avoient établi un magistrat dans l’Egypte pour y faire à leur profit la recherche des biens vacans.

Les biens à titre de deshérence étoient incorporés au fisc des empereurs, comme il est dit au code Théodosien, liv. X. tit. viij. & jx. & au code de Justinien, de bonis vacantibus & eorum incorporatione. Les empereurs Dioclétien & Maximien y déclarent que les successions de ceux qui meurent intestats & sans héritiers appartiennent à leur fisc, à l’exclusion des villes qui prétendoient tenir du prince le droit de recueillir ces biens.

Le fisc ne succédoit qu’à défaut de tous parens & autres habiles à recueillir les biens, comme la femme ou le mari, le consort, le patron.

On observoit la même chose en Italie du tems de Théodoric, suivant ce que dit Cassiodore, liv. X. variar. in hoc casu persona principis post omnes ; hinc optamus non acquirere, dummodo sint qui relicta valeant possidere.

Il en est aussi de même parmi nous ; ce n’est qu’à défaut de tous les parens, de toutes les lignes, & à défaut de la femme ou du mari, que le droit de deshérence est ouvert ; excepté dans quelques coûtumes, comme Bretagne, art. 583. où une ligne ne succede pas au défaut de l’autre.

Ce droit a eu lieu dès le commencement de la monarchie ; & il paroit que sous les deux premieres races de nos rois il n’appartenoit qu’au roi seul ; ce qui n’est pas étonnant, vû qu’il n’y avoit alors que le roi qui eût droit de justice & de fisc. Mais depuis que nos rois ont bien voulu communiquer à certains seigneurs de fiefs le droit de haute, moyenne & basse justice, & en même tems le droit de fisc qui en est une suite, ce qui n’est arrivé que vers le commencement de la troisieme race, les seigneurs hauts justiciers se sont aussi attribué le droit de deshérence chacun dans leur territoire.

Les seigneurs de fiefs ont long-tems prétendu avoir les deshérences comme biens vacans, au préjudice des seigneurs simplement hauts justiciers : ils alléguoient pour appuyer leur prétention, qu’il étoit bien plus naturel de réunir la seigneurie utile vacante à la seigneurie directe, comme l’usufruit à la propriété, que non pas de réunir la seigneurie privée à la seigneurie publique. Cette question est amplement discutée par le spéculateur, tit. de feudis.

Quelques auteurs prétendent que ce n’est point au droit romain, mais à l’usage des fiefs & des main-mortes, que l’on doit rapporter l’ordre des successions établi par la plûpart de nos coûtumes, & singulierement dans le cas de deshérence. Il est certain que les concessions d’héritages faites par les seigneurs, & les affranchissemens par eux accordés à serfs ou gens de main-morte, ont été le germe d’un grand nombre de droits seigneuriaux auxquels celui de deshérence a quelques rapports. Tel étoit le droit de recueillir la succession des serfs qui décédoient sans enfans, ou dont les parens n’étoient pas capables de leur succéder à cause de la diversité de leur condition : car lorsque les seigneurs accordoient quelques affranchissemens particuliers, comme pour entrer dans l’état ecclésiastique, c’étoit presque toûjours à condition que l’impétrant ne pourroit recueillir la succession de ses parens.

Il est aussi à présumer qu’en accordant des affranchissemens généraux aux serfs de leur seigneurie, ils ont retenu quelques vestiges de leurs anciens droits : c’est ainsi que par une charte de 1232, Marguerite comtesse de Flandre, en remettant à ses sujets le droit de main-morte, se reserva celui de meilleur catel qui a encore lieu dans le Hainaut, & qui consiste à choisir dans la maison du défunt le meuble le plus précieux. Voyez les chartes générales du Hainaut, ch. cxxjv. cxxv. & cxxviij. Burgundus, adconsuet. Fland. tract. 15. dit de ce droit de meilleur catel : Tenuior hæc quidem, sed tamen servitus quam civitates & municipia ex privilegio sensim exuêre.

Les seigneurs ont même encore dans les coûtumes de Flandre un droit qui a beaucoup de rapport à celui de deshérènce, & qui est une trace de la main-morte : ce droit consiste dans la préference que le fisc a dans les successions pour les biens d’une ligne défaillante sur les parens des autres lignes. Cet usage a été étendu par un arrêt du parlement de Douai du 14 Août 1748, aux coutumes qui n’ont point de disposition contraire. Nous avons en France plusieurs coûtumes dont la disposition est conforme à ces principes, telles que celle de Normandie, art. 245. & celle de Bretagne, art. 595.

La coûtume d’Anjou, art. 268. & celle du Maine art. 286. sont encore plus singulieres ; elles portent que s’il n’y a hoirs en l’une des lignes, le seigneur de fief en nuesse, c’est-à-dire dans la mouvance immédiate duquel sont les biens, auquel pouvoir & jurisdiction sont les choses & biens assis, succede s’il veut pour la ligne défaillante aux meubles & conquêts ; que quant aux propres, le seigneur de fief y succédera pour le tout entant qu’il en sera trouvé en son fief : mais si le seigneur de fief en nuesse n’avoit droit de moyenne justice, il ne succédera point aux meubles, fors en la baronie de Mayenne, où le bas justicier les a, mais ils seroient acquis à celui qui a droit de moyenne justice immédiate es lieux où seroient trouvés les meubles.

Dupineau dit qu’il appert par-là qu’en Anjou les héritages d’une succession vacante à défaut d’une ligne, font acquis au seigneur de fief immédiat qui n’a que basse justice fonciere ; que les meubles sont acquis au moyen justicier, quoique pour le fief il ne fût que seigneur médiat.

Cette espece de droit de deshérence que les seigneurs se sont attribués au préjudice des héritiers des autres lignes, vient sans doute de ce que les seigneurs qui étoient autrefois les seuls juges entr’eux & leurs serfs, ne connoissoient pour l’ordre des successions que la regle paterna paternis, &c. & que l’on étoit alors dans l’opinion que les héritiers d’un côté étoient étrangers par rapport aux biens de l’autre côté, suivant ce que dit Dargentré sur la coûtume de Bretagne, art. 218. gl. jx. n. 13. & encore art. 456. glos. j. n. 5. nec dubium quin diversarum linearum hæredes licet unius hominis sibi invicem sunt extranei, &c.

Mais la coûtume de Paris, art. 330, porte que s’il n’y a aucuns héritiers du côté & ligne dont sont venus les héritages, ils appartiennent au plus prochain habile à succéder de l’autre côté & ligne, en quelque degré que ce soit.

Les coûtumes de Laon, art. 82. de Châlons, art. 97. Rheims, art. 316. Amiens, art. 88. sont conformes à celle de Paris, & ajoûtent qu’en ce cas les héritages ne sont point réputés vacans, mais qu’ils appartiennent aux parens qui excluent le haut justicier. Celle d’Orléans, art. 326. appelle les parens en quelque degré que ce soit, ascendant ou collatéral ; & celle de Berri, tit xjx. art. 1. ajoûte que les collatéraux, en quelque degré que ce soit, sont toûjours préférés au fisc.

La plûpart de nos auteurs ont applaudi aux dispositions de ces coûtumes ; Dumolin s’est même élevé contre celle de la coûtume d’Anjou, qu’il a traité d’inique. Dupineau tâche de la justifier, en disant que dans cette coûtume le seigneur de fief succede par droit de consolidation & de redintégration.

Mais malgré les raisons de cet auteur & celles de Dargentré, qui ne conviennent que dans leurs coûtumes ; malgré tout ce que l’on peut alléguer pour les seigneurs de fief en général, il est certain que suivant le droit commun, le droit de deshérence appartient aux seigneurs hauts-justiciers, auxquels ce droit a été attribué comme un droit de justice & de fisc, & en récompense des charges de la haute justice, aussi-bien que le droit de confiscation.

On dit que c’est un droit de haute justice, car les seigneurs moyens & bas-justiciers ne l’ont pas.

Au surplus, le droit de deshérence attribué au seigneur haut-justicier, ne préjudicie pas au seigneur féodal dans la directe duquel se trouvent les biens ; car le seigneur haut-justicier est tenu de le reconnoître, & de lui payer un droit de relief pour les fiefs, comme feroit un autre détenteur.

Mais si le seigneur haut-justicier est en même tems seigneur direct des héritages qui lui échéent par deshérence, il ne doit pour cela aucun relief au seigneur supérieur ; parce que la réunion de la seigneurie utile à la directe ne produit point de droits, ainsi que l’établissent les commentateurs sur l’article 51. de la coûtume de Paris.

Si les biens échûs au Roi par deshérence étoient dans la directe d’un autre seigneur, il faudroit ou que le Roi vuidât ses mains de ces biens, ou qu’il indemnisât le seigneur de la directe, n’étant pas séant que le Roi releve d’un de ses sujets, conformément à l’ordonnance de Philippe-le-Bel.

La succession vacante des évêques & autres bénéficiers, soit titulaires ou commendataires, & autres ecclésiastiques séculiers, appartient au Roi ou aux seigneurs hauts-justiciers, à l’exclusion de l’évêque, de l’église, ou monastere.

Quand le défunt laisse des biens en différentes justices royales & seigneuriales, le Roi & les seigneurs hauts justiciers prennent chacun par deshérence les biens qui sont dans leur haute justice.

Les meubles & effets mobiliers ne suivent même point en ce cas la personne ni le domicile ; de sorte que s’ils sont dans une autre justice que celle du domicile, ou s’il s’en trouve dans différentes justices, le Roi & les autres seigneurs hauts justiciers prennent chacun les meubles qui sont dans leur justice : à quoi est conforme le 346 article de la coûtume de Rheims, & le 4 article du titre des droits de haute justice, qui fut proposé lors de la réformation de la coûtume de Paris.

Dans quelques coûtumes où les parens d’une ligne ne succedent pas au défaut de l’autre, il n’est pas permis de disposer de ses propres au préjudice du seigneur, au-delà de la quotité ordinaire fixée par la coûtume. On rapporte encore l’origine de cette prohibition, à la loi de la concession des héritages ; & c’est sur ce principe que par arrêt du parlement de Flandre, du 17 Décembre 1717, une disposition testamentaire fut réduite au tiers des propres, conformément au texte de la coûtume de Bergue-saint-Winocq.

Mais suivant le droit commun, le fisc ne peut faire réduire les dispositions des propres quand elles en comprendroient la totalité ; ainsi que l’observent Choppin, de dom. lib. I. tit. viij. n. 19. Renusson, tr. des propr. ch. iij. sect. 6. & quelques autres auteurs.

Les dettes de celui dont les biens sont recueillis par deshérence, se payent par le Roi & les autres seigneurs, chacun pro modo emolumenti ; & ils n’en sont tenus que jusqu’à concurrence de ce qu’ils amendent, pourvû qu’ils ayent eu la précaution de faire inventaire.

Mais comme les créanciers peuvent ne pas savoir précisément la part dont amende chaque seigneur, & que pour le savoir il faudroit faire une ventilation, ce qui seroit sujet à de grands inconvéniens, on tient que chaque créancier, soit chirographaire ou hypothécaire, peut agir solidairement contre chaque seigneur, sauf le recours de celui-ci contre les autres ; & la raison qui autorise cette action solidaire, est qu’en ce cas les dettes sont proprement une charge fonciere universelle qui s’étend sur tout le bien, & par conséquent est de sa nature solidaire & individuelle, quand même le créancier n’auroit point d’hypotheque expresse. Voyez le traité du droit de deshérence, par Bacquet ; Loyseau, des seigneuries, ch. xij. n. 83. & suiv. Le Bret, tr. de la souveraineté, liv. III. ch. xij. Despeisses, tom. III. pag. 133. Lapeirere, Bouchel, & Lauriere, au mot deshérence ; l’ancienne coûtume de Reims, tit. des succ. art. 9. La coûtume d’Anjou, art. 268. Paris, art. 330. Dufail, liv. I. ch. clij. & liv. II. ch. cxlviij. D’Argentré, sur l’art. 44 de Bret. gloss. 1. n. 8. Chopin, sur Paris, l. I. tit. j. n. 4. Brodeau sur Louet, lett. R. som. 31. (A)