L’Encyclopédie/1re édition/DECALOGUE

◄  DECALITRON
DÉCALQUER  ►

DECALOGUE, s. m. (Théol. Morale.) nom que l’on donne aux dix commandemens de Dieu gravés sur deux tables de pierre, & donnés à Moyse sur le mont Sinaï.

Ce mot est composé du grec δέκα, dix, & de λόγος, discours ou parole, comme si l’on disoit les dix paroles ; c’est pourquoi les Juifs les appellent de tems immémorial les dix paroles.

Le nombre des dix préceptes est certain ; mais les commentateurs ne conviennent pas de leur distinction : car quelques-uns comptent dix préceptes qui regardent Dieu, en distinguant la défense de faire des figures taillées, du précepte qui ordonne de n’avoir point de dieux étrangers. Les autres n’en comptent que trois qui regardent le Seigneur, & sept qui concernent le prochain, en séparant ce précepte, Vous ne desirerez point la maison de votre prochain, d’avec celui-ci, ni sa femme, &c. Ces préceptes ont été conservés dans la loi évangelique, à l’exception de l’observation du sabbat, qui est changée en celle du dimanche, & ils obligent les Chrétiens comme les Juifs. Voyez Dimanche.

Les Samaritains, dans le texte & dans les versions qu’ils ont du Pentateuque, ajoûtent après le dix-septieme verset du vingtieme chapitre de l’Exode, & après le XXIe. verset du ve. chapitre du Deuteronome, un XIe. commandement ; savoir. de bâtir un autel sur le mont Garizim. C’est une interpolation qu’ils ont faite dans le texte, pour s’autoriser à avoir un temple & un autel sur cette montagne, afin de justifier leur schisme, & de décréditer, s’il leur étoit possible, le temple de Jérusalem, & la maniere dont on y adoroit Dieu. Cette interpolation paroît même être de beaucoup antérieure à Jesus-Christ, à qui la femme samaritaine dit dans saint Jean, c. jv. v. 20. patres nostri in monte hoc adoraverunt. Le mot patres marque une tradition ancienne, immémoriale ; & en effet cette opinion pouvoit être née avec le schisme de Jéroboam.

Les Talmudistes, & après eux Postel dans son traité de Phenicum litteris, disent que le Décalogue ou les dix commandemens étoient entierement gravés sur les tables que Dieu donna à Moyse ; mais que cependant le milieu du mem final & du samech demeuroient miraculeusement suspendus, sans être attachés à rien. Voyez la dissertation sur les médailles samaritaines, imprimée à Paris en 1715. Les mêmes auteurs ajoûtent que le Décalogue étoit écrit en lettres de lumiere, c’est-à-dire en caracteres brillans & éclatans.

Tous les préceptes du Décalogue se peuvent déduire de la justice & de la bienveillance universelle que la loi naturelle ordonne, & c’est un beau système que nous allons développer.

La premiere table du Décalogue prescrit nos devoirs envers Dieu ; l’autre, envers les hommes, & toutes deux se réduisent à l’amour de Dieu & des hommes. Or il est clair que l’une & l’autre est renfermée dans le précepte de la bienveillance universelle, qui résulte nécessairement de la considération de la nature, en tant qu’elle a Dieu pour objet, comme le chef du système intellectuel, & les hommes comme soûmis à son empire.

La premiere table du Décalogue se rapporte particulierement à cette partie de la loi de la justice universelle, qui nous enseigne qu’il est nécessaire pour le bien commun, & par conséquent pour le bonheur de chacun de nous en particulier, de rendre à Dieu ce qui lui appartient, c’est-à-dire de reconnoitre que Dieu est le souverain maître de tout & de toutes choses. Pour ce qui est du droit ou de la nécessité de lui attribuer un tel empire, on le déduit de ce que Dieu, infiniment bon, peut & veut obtenir cette fin de la maniere la plus parfaite, étant doüé d’une bonté & d’une sagesse infinie, par laquelle il découvre pleinement toutes les parties de cette grande fin, & tous les moyens les plus propres pour y parvenir ; ayant une volonté qui toûjours embrasse la meilleure fin, & choisit les moyens les plus convenables, parce qu’elle est essentiellement d’accord avec sa sagesse & sa bonté ; étant enfin revêtu d’une puissance qui ne manque jamais d’exécuter ce à quoi sa volonté souverainement sage s’est déterminée.

Dès que l’on a découvert les perfections de l’Être souverain, & la nécessité de l’empire de cet Être souverain par rapport au bien commun, qui est le plus grand de tous, on est suffisamment averti de ne rendre à aucun autre que ce soit, un culte égal à celui que l’on rend à Dieu ; ce qui est défendu dans le premier précepte du Décalogue : de ne se représenter jamais Dieu comme semblable aux hommes, moins encore à d’autres animaux, ou comme ayant une forme corporelle dans laquelle il soit renfermé ; ce qui est défendu dans le second précepte : de ne s’attirer point le courroux & la vengeance de Dieu par quelque parjure ; ce qui fait la matiere du troisieme précepte : de destiner au culte divin une portion convenable de notre tems ; ce que le quatrieme & dernier précepte de la premiere table insinue par l’exemple du sabbat, dont il recommande l’observation.

La seconde table peut être de même déduite de cette partie de la justice universelle, par laquelle la loi naturelle ordonne, comme une chose nécessaire pour le bien commun, d’établir & de maintenir inviolablement entre les hommes des domaines distincts, certains droits de propriété sur les choses, sur les personnes & sur les actions de celles-ci ; c’est-à-dire qu’il s’en fasse une distribution sagement accommodée à la plus excellente fin, & que l’on garde celle que l’on trouve ainsi établie ; de sorte que chacun ait en propre du moins ce qui lui est nécessaire pour se conserver & pour être utile aux autres ; deux effets qui l’un & l’autre contribuent au bonheur public.

Si nous cherchons plus distinctement ce qu’il faut de toute nécessité regarder comme appartenant en propre à chacun, pour le bien de tous, nous trouverons que tout se réduit aux chefs suivans.

1°. Le droit que chacun a de conserver sa vie & ses membres en leur entier, pourvû qu’il ne commette rien de contraire à quelqu’utilité publique, qui soit plus considérable que la vie d’un seul homme. C’est à un tel droit que le sixieme précepte du Décalogue défend de donner aucune atteinte ; & par-là il permet non-seulement, mais encore il ordonne un amour de soi-même restraint dans certaines bornes. De plus, chacun a droit d’exiger la bonne foi & la fidélité dans les conventions qui n’ont rien de contraire au bien public. Entre ces conventions, une des plus utiles au genre humain, c’est celle du mariage, d’où dépend toute l’espérance de laisser des successeurs de famille, & d’avoir des aides dans la vieillesse ; c’est pourquoi le septieme précepte ordonne à chacun de respecter inviolablement la fidélité des engagemens de ce contrat ; c’est le moyen d’être plus assûré que le mari de la mere est le vrai pere ; & en même tems ce précepte fraye le chemin à cette tendresse toute particuliere que chacun a pour ses enfans.

2°. Chacun a besoin absolument de quelque portion des choses extérieures & du service des autres hommes, pour conserver sa vie & pour entretenir sa famille ; comme aussi pour être en état de se rendre utile aux autres. Ainsi le bien public demande que dans le premier partage qu’on doit faire, on assigne à chacun de tels biens, & que chacun conserve la propriété de ceux qui lui sont échûs ; ensorte que personne ne le trouble dans la joüissance de son droit : c’est ce que prescrit le huitieme précepte.

3°. Il est bon encore pour l’utilité publique, que chacun, à l’égard de tous les droits dont nous venons de parler, comme lui étant acquis, soit à l’abri non-seulement des attentats réels, mais encore des atteintes que les autres pourroient y donner par des paroles nuisibles ou par des desirs illégitimes. Tout cela est défendu dans le neuvieme & dixieme précepte du Décalogue. Au reste, de l’obéissance rendue à tous ces préceptes négatifs, il résulte ce que l’on appelle innocence.

Il ne suffit pourtant pas de s’abstenir de faire du mal à qui que ce soit ; le bien commun demande encore manifestement que l’on soit disposé par des sentimens d’affection à rendre service aux autres, & qu’on le fasse dans l’occasion, par des paroles & par des actions, en tout ce que les préceptes du Décalogue indiqués ci-dessus, insinuent être nécessaire pour la fin que l’on doit se proposer. De plus, la bienveillance universelle acquiert de nouvelles forces par les secours de la reconnoissance, ou même par la seule vûe de ceux qu’elle en peut tirer. Cette vertu est prescrite dans le cinquieme précepte du Décalogue, dont j’ai renvoyé exprès à parler dans cet endroit ; & quoique dans ce cinquieme précepte il ne soit fait mention expresse que de la reconnoissance envers nos parens, qui sont nos premiers bienfaiteurs après Dieu, le pere commun de tous, c’est un exemple d’où nous pouvons apprendre, à cause de la parité de raison, qu’il faut montrer les effets de ce sentiment à tous ceux qui nous ont fait du bien, de quelque maniere que ce soit.

On ne peut étendre plus loin l’idée de l’humanité, car on travaille suffisamment au bien public, en éloignant d’un côté les obstacles qui s’y opposent, & prenant d’autre côté des sentimens de bienveillance qui se répandent sur toutes les parties du système des êtres raisonnables, & procurent à chacun, autant qu’il dépend de nous, ce qui lui est nécessaire.

Enfin, comme les hommes ont en partage une raison qui leur enseigne l’existence d’un être souverain, auteur de tous les biens dont ils joüissent, cet être souverain veut par conséquent qu’ils lui rendent l’honneur qu’ils lui doivent, non parce qu’il en a besoin pour lui-même, mais parce qu’il ne peut point se contredire, ni autoriser rien de contraire à ce qui suit nécessairement de la relation qu’il y a entre le Créateur & les créatures : toutes les lois qu’il leur a prescrites tendent à les rendre heureuses ; or pourroient-elles observer ces lois, si elles n’en vénéroient pas l’auteur ? notre propre avantage ne demande-t-il pas encore que nous observions avant toutes choses ce premier devoir, puisqu’il est le fondement des autres, & que sans l’observation de ceux-là, on ne sauroit pratiquer ceux-ci comme il faut ? Ces idées sont donc très-conformes à l’ordre des deux grands préceptes du Décalogue, qui font le sommaire de toute la loi, d’aimer Dieu par-dessus toutes choses, & notre prochain comme nous-mêmes ; c’est-à-dire de reconnoître le Créateur comme notre souverain seigneur tout-puissant, tout bon, tout sage, tout parfait, & de procurer à nos semblables leur bonheur, autant que cela dépend de nous.

Voilà un commentaire également judicieux & philosophique du Décalogue ; je l’ai extrait du beau traité des lois naturelles du docteur Cumberland, & je n’ai rien vû de si bon dans aucun ouvrage de Morale ou de Théologie sur cette matiere. Je n’ajoûterai qu’une seule remarque.

Quoiqu’il soit vrai que les préceptes du Décalogue se rapportent par eux-mêmes au droit naturel, ainsi que le démontre l’illustre évêque de Péterborough, il me paroît néanmoins qu’en tant qu’on considere ces préceptes comme gravés sur deux tables & donnés aux Israëlites par Moyse, on peut les appeller les loix civiles de ce peuple, ou plûtôt les principaux chefs de son droit civil, auxquels le législateur ajoûte ensuite divers commandemens particuliers, accompagnés d’une détermination précise des peines dont il menaçoit les contrevenans. En effet, le Décalogue ne parle point de tous les crimes, pas même de tous ceux qui étoient punissables devant le tribunal civil ; il ne parle que des plus énormes de chaque espece. Il n’y est point fait mention, par exemple, des coups que l’on porte sans aller au delà d’une blessure, mais seulement de l’homicide ; ni de tout profit illicite qui tourne au détriment d’autrui, mais seulement du larcin ; ni de toute perfidie, mais du seul faux témoignage. Le Décalogue ne contient donc que les principaux chefs, ou les fondemens du gouvernement politique des Juifs ; mais néanmoins ces fondemens (mettant à part ce qui regardoit en particulier la nation judaïque) renferment des lois qui sont naturellement imposées à tous les hommes, & à l’observation desquelles ils sont tenus dans l’indépendance de l’état de la nature, comme dans toute société civile. Art. de M. le Chevalier de Jaucourt.