L’Encyclopédie/1re édition/CROCODILE

◄  CROCHUAUX
CROCOTE  ►

CROCODILE, s. m. crocodilus, (Hist. nat. Zoolog.) animal amphybie qui ressemble au lésard, mais qui est beaucoup plus grand ; voyez Lésard. Aristote & Pline rapportent qu’il ne cesse de croître pendant toute sa vie, & que sa longueur s’étend jusqu’à huit coudées ; Hérodote & Elien prétendent qu’il en a jusqu’à vingt-six, ce qui fait six toises & demie. Selon les nouvelles relations, les crocodiles sont bien plus grands ; on en a vû à Madagascar qui avoient jusqu’à dix toises. Sur la fin de l’année 1681 on en amena un à Versailles dans la ménagerie du Roi ; il y vécut pendant près d’un mois. Sa longueur n’étoit que de trois piés neuf pouces & demi ; il avoit la queue aussi longue que le reste du corps ; le ventre étoit l’endroit le plus large, & n’avoit que cinq pouces & demi ; la longueur des bras depuis le corps jusqu’au bout des ongles, étoit de six pouces & demi ; celle des jambes de sept pouces & demi, & celle de la tête de sept pouces. Les yeux avoient neuf lignes de longueur d’un angle à l’autre ; la tête étoit plate, & il n’y avoit pas un pouce de distance entre les deux yeux. Le dessus du corps & les ongles étoient d’un gris-brun, verdâtre, mêlé en plusieurs endroits d’un autre verd-blanchâtre ; il avoit les dents blanches, & le dessous du corps & de la queue, le dedans des jambes & le dessous des pattes, d’un blanc un peu jaunâtre. La plûpart des auteurs prétendent que les crocodiles sont jaunes, & que leur nom vient de leur couleur de safran, crocus. Celui dont il s’agit ici, avoit tout le corps couvert d’écailles, à l’exception de la tête, dont la peau étoit colée immédiatement sur les os. Il y avoit de trois sortes d’écailles ; celles qui se trouvoient sur les bras, les jambes, les flancs, & sur la plus grande partie du cou, étoient à-peu-près rondes, plus ou moins grandes, & placées irrégulierement. Les écailles du dos, du milieu du cou & du dessus de la queue, étoient très-fortes, & formoient des bandes qui s’étendoient d’un côté à l’autre. Ces bandes étoient sillonnées transversalement, & paroissoient divisées en plusieurs écailles. Ces especes de sillons sembloient être continués d’une bande à l’autre, & se prolonger le long du corps ; ainsi les écailles formoient des files longitudinales dans ce sens, & des files transversales le long des bandes, & étoient posées comme des pavés les uns contre les autres : les joints qui se trouvoient entre les bandes, n’étoient formés que par la peau de l’animal. Il y avoit sur le milieu de ces écailles, une crête plus ou moins élevée. Celles de la troisieme sorte couvroient le ventre, le dessous de la queue, le dessous du cou & de la mâchoire, le dedans des jambes & le dessous des pates ; elles étoient minces, flexibles, & n’avoient point de crête ; leur figure étoit quarrée : elles étoient jointes les unes contre les autres par de forts ligamens. Ce crocodile avoit le bout du museau pointu, & deux narines en forme de croissant. Les yeux étoient posés de façon que le grand angle se trouvoit en avant, & le petit en arriere. Les paupieres étoient grandes & mobiles toutes les deux ; il y avoit sur les bords, des dentelures au lieu de cils ; & aussi au-dessus des orbites, une autre dentelure au lieu de sourcils. Les ouvertures des oreilles se trouvoient au-dessus des yeux ; elles étoient recouvertes par la peau, qui formoit pour ainsi dire deux paupieres fermées exactement. Les dents étoient au nombre de soixante-huit, dix-neuf de chaque côté de la mâchoire supérieure, & quinze du côté de l’inférieure ; elles étoient plus longues les unes que les autres, mais toutes creuses, pointues & recourbées vers le gosier. La bouche étant fermée, les dents de l’une des mâchoires se trouvoient places entre celles de l’autre. La mâchoire supérieure n’étoit point mobile, comme on l’a crû autrefois. Les piés de devant avoient cinq doigts, & ceux de derriere seulement quatre ; mais les premiers étoient les plus petits : il y avoit des membranes entre les doigts, & des écailles entre les doigts & sur les membranes. Les ongles étoient noirâtres, crochus & pointus, mais moins que les dents. Mém. pour servir à l’hist. des animaux, par M. Perrault, tome III.

Le crocodile est fort pesant, & ne se retourne qu’avec peine pour changer de chemin. On prétend qu’il a une odeur suave, mais il est très-dangereux ; il déchire avec ses ongles, dévore avec ses dents, & brise jusqu’aux os les plus durs. Ses œufs sont de la grosseur de ceux d’une oye ; il y en a environ soixante à chaque ponte : cet animal les dépose dans le sable, la chaleur du soleil fait éclorre les petits sans incubation. On trouve des crocodiles dans le Nil, le Niger, le Gange, &c. Ray, sinop. anim. quad.

Aux Antilles on appelle le crocodile du nom de cayman ; on le trouve dans la mer, dans les rivieres, & même sur la terre, parmi les roseaux dans les îles inhabitées. On en a vû qui avoient jusqu’à dix-huit piés de longueur, & qui étoient aussi gros qu’une barrique. La peau du dos résiste à un coup de mousquet chargé de bales ramées ; mais on peut le blesser au ventre, & sur tout aux yeux. Sa bouche est si grande, ses mâchoires sont si fortes, ses dents si pointues, que l’on prétend qu’il peut couper un homme par le milieu du corps ; au moins on assûre qu’il coupe la cuisse tout net, & les traces de ses pates sont aussi profondes que celles d’un cheval de carosse. Il court assez vîte sur la terre, mais seulement en ligne droite ; ainsi lorsqu’on en est poursuivi, il faut faire plusieurs détours pour l’éviter plus aisément. Les crocodiles qui sont dans l’eau douce, ont une odeur de musc qui se répand à plus de cent pas aux environs, & qui parfume l’eau. Ceux qui sont dans la mer n’ont point d’odeur. On dit que ces animaux ferment les yeux à demi, & qu’ils se laissent aller au fil de l’eau sans faire aucun mouvement, comme une piece de bois qui floteroit dans un courant ; & qu’ils surprennent par cette ruse les animaux qui viennent boire sur le bord des étangs ou des rivieres, & même les hommes qui se baignent. Lorsqu’un crocodile a trouvé le moyen d’approcher d’un bœuf ou d’une vache, il s’élance sur l’animal, le saisit par le mufle, & l’entraine au fond de l’eau pour le noyer, & manger ensuite.

On a appellé îles du cayman, certaines îles qui ne sont fréquentées que dans les tems où l’on va tourner la tortue : comme on laisse sur le sable leurs dépoüilles, il vient un grand nombre de crocodiles les manger, d’où vient le nom de ces îles.

On rapporte dans différentes relations, que les Chinois apprivoisent les crocodiles, qu’ils les engraissent pour les manger : la chair en est blanche ; les Européens la trouvent fade & trop musquée. Hist. nat. des îles Ant. &c.

M. de la Condamine rapporte, d’après les Negres de la riviere des Amazones, que les tigres résistent au crocodile, lorsqu’ils en sont attaqués sur les bords de cette riviere. Le tigre enfonce ses griffes dans les yeux du crocodile, & se laisse entraîner dans l’eau plûtôt que de lâcher prise. Les crocodiles de l’Amazone ont jusqu’à vingt piés de longueur, & peut-être plus. M. de la Condamine en a vû un grand nombre sur la riviere de Guayaquil ; ils restent pendant des journées entieres sur la vase étendus au soleil. Voyage de la riviere des Amazones.

Le crocodile de Ceylan est nommé kimbula par les habitans du pays ; il est marqué de taches noirâtres.

On a envoyé au cabinet d’Histoire naturelle un crocodile du Gange, qui differe des autres par le museau, qui est fort long & fort effilé. (I)

* Crocodile, (Myth.) Les Egyptiens ont traité cet animal diversement : il étoit adoré dans quelques contrées, où on l’apprivoisoit : on l’attachoit par les pattes de devant ; on lui mettoit aux oreilles des pierres précieuses, & on le nourrissoit de viandes consacrées jusqu’à ce qu’il mourût. Alors on l’embaumoit ; on renfermoit sa cendre dans des urnes, & on la portoit dans la sépulture des rois. Il y en avoit d’assez fous pour se féliciter de leur bonheur, s’il arrivoit qu’un crocodile eût dévoré quelques-uns de leurs enfans. Ailleurs on les abhorroit, on les chassoit, & on les tuoit, & cela aussi par un sentiment de religion : ici on croyoit que Typhon le meurtrier d’Osiris & l’ennemi de tous les dieux, s’étoit transformé en crocodile : d’autres en faisoient le symbole de la divinité, & tiroient des présages du bon ou mauvais accueil des vieux crocodiles. Si l’animal recevoit des alimens de la main qui les lui présentoit, cette bonté s’interprétoit favorablement ; le refus au contraire étoit de mauvais augure. Il ne s’agit que de mettre l’imagination des hommes en mouvement, bien-tôt ils croiront les extravagances les plus outrées. Le crocodile n’aura point de langue ; il aura autant de dents qu’il y a de jours dans l’an ; il y aura des tems & des lieux où il cessera d’être malfaisant ; certains Egyptiens en étoient là, & souffroient très impatiemment qu’on leur reprochât leur sotte crédulité. Celui qui osoit soûtenir qu’un crocodile avoit attaqué un Egyptien, quoiqu’il fût sur le Nil & dans une barque de papyrus, étoit un impie.

Crocodile, (Belles lett.) en termes de Rhétorique, signifie une sorte d’argumentation captieuse & sophistique, dont on se sert pour mettre en défaut un adversaire peu précautionné, & le faire tomber dans un piége. Voyez Sophisme.

On a appellé cette maniere de raisonner crocodile, à cause de l’histoire suivante imaginée par les Poëtes ou par les Rhéteurs. Un crocodile, disent-ils, avoit enlevé le fils d’une pauvre femme, lequel se promenoit sur les bords du Nil ; cette mere désolée supplioit l’animal de lui rendre son fils ; le crocodile repliqua qu’il le lui rendroit sain & sauf, pourvû qu’elle même répondît juste à la question qu’il lui proposeroit. Veux-je te rendre ton fils ou non, lui demanda le crocodile : la femme soupçonnant que l’animal vouloit la tromper, répondit avec douleur : tu ne veux pas me le rendre ; & demanda que son fils lui fût rendu, comme ayant pénétré la véritable intention du crocodile. Point du tout, repartit le monstre, car si je te le rendois, tu n’aurois point dit vrai ; ainsi je ne puis te le donner sans que ta premiere réponse ne soit fausse, ce qui est contre notre convention. Voyez Dilemme.

On peut rapporter à cette espece de sophisme, les propositions appellées mentientes ou insolubles, qui se détruisent elles-mêmes ; telle qu’est celle de ce poëte Crétois : omnes ad unum Cretenses semper mentiuntur ; tous les Crétois, sans en excepter un seul, mentent toûjours. En effet, ou le poëte ment quand il assure que tous les Crétois mentent, ou il dit vrai. Or dans l’un ou l’autre cas il y a quelques Crétois qui ne mentent pas. La proposition générale est donc nécessairement fausse. (G)