L’Encyclopédie/1re édition/SOPHISME
SOPHISME, s. m. (Logique.) le sophisme est le singe du syllogisme. Pour être séduisant & captieux, il faut nécessairement qu’il en affecte la figure & la mine. On peut dire de lui en général, que ce qu’il a de vicieux consiste dans une contravention à quelqu’une des regles générales ou particulieres de quelqu’une des quatre figures, d’où résultent toutes les sortes des syllogismes.
La logique du Port-Royal les réduit à sept ou huit, ne s’arrêtant pas à remarquer ceux qui sont trop grossiers pour surprendre les personnes un peu attentives.
Le premier, consiste à prouver autre chose que ce qui est en question. Ce sophisme est appellé par Aristote ignoratio elenchi, c’est-à-dire l’ignorance de ce qu’on doit prouver contre son adversaire ; c’est un vice très-ordinaire dans les contestations des hommes. On dispute avec chaleur, & souvent on ne s’entend pas l’un l’autre. La passion ou la mauvaise foi fait qu’on attribue à son adversaire ce qui est éloigné de son sentiment, pour le combattre avec plus d’avantage, ou qu’on lui impute les conséquences qu’on s’imagine pouvoir tirer de sa doctrine, quoiqu’il les désavoue & qu’il les nie.
Le second suppose pour vrai ce qui est en question ; c’est ce qu’Aristote appelle pétition de principe. On peut rapporter à ce sophisme tous les raisonnemens où l’on prouve une chose inconnue, par une qui est autant ou plus inconnue, ou une chose incertaine, par une autre qui est autant ou plus incertaine.
La troisieme prend pour cause ce qui n’est point cause. Ce sophisme s’appelle non causa pro causâ, il est très-ordinaire parmi les hommes, & on y tombe en plusieurs manieres : c’est ainsi que les Philosophes ont attribué mille effets à la crainte du vuide, qu’on a prouvé démonstrativement en ce tems & par des expériences ingénieuses, n’avoir pour cause que la pesanteur de l’air. On tombe dans le même sophisme, quand on se sert de causes éloignées & qui ne prouvent rien, pour prouver des choses ou assez claires d’elles-mêmes, ou fausses, ou du-moins douteuses. L’autre cause qui fait tomber les hommes dans ce sophisme, est la sotte vanité qui nous fait avoir honte de reconnoître notre ignorance ; car c’est de-là qu’il arrive que nous aimons mieux nous forger des causes imaginaires des choses dont on nous demande raison, que d’avouer que nous n’en savons pas la cause ; & la maniere dont nous nous échappons de cette confession de notre ignorance est assez plaisante. Quand nous voyons un effet dont la cause est inconnue, nous nous imaginons l’avoir découverte, lorsque nous avons joint à cet effet un mot général de vertu ou de faculté, qui ne forme dans notre esprit aucune autre idée, sinon que cet effet a quelque cause ; ce que nous savions bien, avant d’avoir trouvé ce mot. Ceux qui ne font point profession de science, & à qui l’ignorance n’est pas honteuse, avouent franchement qu’ils connoissent ces effets, mais qu’ils n’en savent pas la cause ; au lieu que les savans qui rougiroient d’en dire autant, s’en tirent d’une autre maniere, & prétendent qu’ils ont découvert la vraie cause de ces effets, qui est, par exemple, qu’il y a dans les arteres une vertu pulsifique, dans l’aimant une vertu magnétique, dans le sené une vertu purgative, & dans le pavot une vertu soporifique. Voilà qui est fort commodément résolu ; & il n’y a point de Chinois qui n’eût pû avec autant de facilité, se tirer de l’admiration où on étoit des horloges en ce pays-là, lorsqu’on leur en apporta d’Europe ; car il n’auroit eu qu’à dire, qu’il connoissoit parfaitement la raison de ce que les autres trouvoient si merveilleux, & que ce n’étoit autre chose, sinon qu’il y avoit dans cette machine une vertu indicatrice qui marquoit les heures sur le cadran, & une vertu sonorifique qui les faisoit sonner : il se seroit rendu par-là aussi savant dans la connoissance des horloges, que le sont ces Philosophes dans la connoissance du battement des arteres, & des propriétés de l’aimant, du sené & du pavot.
Il y a encore d’autres mots qui servent à rendre les hommes savans à peu de frais, comme de sympathie, d’antipathie, de qualités occultes. Ce qui les rend ridiculement savans, c’est qu’ils s’imaginent l’être effectivement, pour avoir trouvé un mot auquel ils attachent une certaine qualité imaginaire, que ni eux ni personne n’a jamais conçue.
Le quatrieme consiste dans un dénombrement imparfait. C’est le défaut le plus ordinaire des personnes habiles que de faire des dénombremens imparfaits, & de ne considérer pas assez toutes les manieres dont une chose peut être ou peut arriver ; d’où ils concluent témérairement, ou qu’elle n’est pas, parce qu’elle n’est pas d’une certaine maniere, quoiqu’elle puisse être d’une autre : ou qu’elle est de telle & telle façon, quoiqu’elle puisse être encore d’une autre maniere qu’ils n’ont pas considérée.
Le cinquieme fait juger d’une chose par ce qui ne lui convient que par accident. Ce sophisme est appellé fallacia accidentis. Il consiste à tirer une conclusion absolue, simple & sans restriction de ce qui n’est vrai que par accident : c’est ce que font tant de gens qui déclament contre l’antimoine, parce qu’étant mal appliqué, il produit de mauvais effets ; & d’autres qui attribuent à l’éloquence tous les mauvais effets qu’elle produit, quand on en abuse ; ou à la Médecine les fautes de quelques ignorans.
On tombe aussi souvent dans ce mauvais raisonnement, quand on prend les simples occasions pour les véritables causes ; comme qui accuseroit la religion chrétienne d’avoir été la cause du massacre d’une infinité de personnes, qui ont mieux aimé souffrir la mort que de renoncer Jesus-Christ ; au lieu que ce n’est ni à la religion chrétienne, ni à la constance des martyrs qu’on doit attribuer ces meurtres, mais à la seule injustice & à la seule cruauté des payens.
On voit aussi un exemple considérable de ce sophisme dans le raisonnement ridicule des Epicuriens, qui concluoient que les dieux devoient avoir une forme humaine, parce que dans toutes les choses humaines, il n’y avoit que l’homme qui fût doué de la raison. « Les dieux, disoient ils, sont très heureux : nul ne peut être heureux sans la vertu : il n’y a point de vertu sans la raison, & la raison ne se trouve nulle part ailleurs qu’en ce qui a la forme humaine : il faut donc avouer que les dieux sont en forme humaine. » Voilà qui n’est pas bien conclu. En vérité ce que M. de Fontenelle a dit des anciens, savoir qu’ils ne sont pas sujets, sur quelque matiere que ce soit, à raisonner dans la derniere perfection, n’est point exagéré. « Souvent, dit cet auteur ingénieux, de foibles convenances, de petites similitudes, des jeux d’esprit peu solides, des discours vagues & confus passent chez eux pour des preuves ; aussi rien ne leur coute à prouver ; mais ce qu’un ancien démontroit en se jouant, donneroit à l’heure qu’il est, bien de la peine à un pauvre moderne ; car de quelle rigueur n’est-on pas sur les raisonnemens ? On veut qu’ils soient intelligibles, on veut qu’ils soient justes, on veut qu’ils concluent. On aura la malignité de démêler la moindre équivoque ou d’idées ou de mots ; on aura la dureté de condamner la chose du monde la plus ingénieuse, si elle ne va pas au fait. Avant M. Descartes on raisonnoit plus commodément ; les siecles passés sont bien heureux de n’avoir pas eu cet homme-là. »
Le sixieme passe du sens divisé au sens composé, ou du sens composé au sens divisé ; l’un de ces sophismes s’appelle fallacia compositionis, & l’autre fallacia divisionis. J. C. dit dans l’Evangile, en parlant de ses miracles : les aveugles voient, les boiteux marchent droit, les sourds entendent. Il est évident que cela ne peut être vrai, qu’en prenant ces choses séparément, c’est-à-dire dans le sens divisé. Car les aveugles ne voyoient pas demeurant aveugles, & les sourds n’entendoient pas demeurant sourds. C’est aussi dans le même sens qu’il est dit dans les Ecritures, que Dieu justifie les impies ; car cela ne veut pas dire qu’il tient pour justes ceux qui sont encore impies, mais bien qu’il rend justes, par sa grace, ceux qui étoient impies.
Il y a au contraire, des propositions qui ne sont vraies qu’en un sens opposé à celui-là, qui est le sens divisé. Comme quand S. Paul dit : que les médisans, les fornicateurs, les avares n’entreront point dans le royaume des cieux, car cela ne veut pas dire que nul de ceux qui auront eu ces vices ne seront sauvés, mais seulement que ceux qui y demeureront attachés ne le seront pas.
Le septieme passe de ce qui est vrai à quelque égard, à ce qui est vrai simplement ; c’est ce qu’on appelle dans l’école, à dicto secundùm quid, ad dictum simpliciter. En voici des exemples. Les Epicuriens prouvoient encore que les dieux devoient avoir la forme humaine, parce qu’il n’y en a point de plus belle que celle-là, & que tout ce qui est beau doit être en dieu. C’étoit fort mal raisonner ; car la forme humaine n’est point absolument une beauté, mais seulement au regard des corps ; & ainsi n’étant une perfection qu’à quelque égard & non simplement, il ne s’ensuit point qu’elle doive être en dieu, parce que toutes les perfections sont en dieu.
Nous voyons aussi dans Cicéron, au III. livre de la nature des dieux, un argument ridicule de Cotta contre l’existence de Dieu, qui a le même défaut. « Comment, dit-il, pouvons-nous concevoir Dieu, ne lui pouvant attribuer aucune vertu ? Car, dirons-nous qu’il a de la prudence, mais la prudence consistant dans le choix des biens & des maux, quel besoin peut avoir Dieu de ce choix, n’étant capable d’aucun mal ? Dirons-nous qu’il a de l’intelligence & de la raison, mais la raison & l’intelligence nous servent à nous, à découvrir ce qui nous est inconnu par ce qui nous est connu ; or il ne peut y avoir rien d’inconnu à Dieu ? La justice ne peut aussi être en Dieu, puisqu’elle ne regarde que la société des hommes ; ni la tempérance, parce qu’il n’a point de voluptés à modérer ; ni la force, parce qu’il n’est susceptible ni de douleur ni de travail, & qu’il n’est exposé à aucun péril. Comment donc pourroit être Dieu, ce qui n’auroit ni intelligence ni vertu » ? Ce qu’il y a de merveilleux dans ce beau raisonnement, c’est que Cotta ne conclud qu’il n’y a point de vertu en Dieu, que parce que l’imperfection qui se trouve dans la vertu humaine n’est pas en Dieu. De sorte que ce lui est une preuve que Dieu n’a point d’intelligence, parce que rien ne lui est caché ; c’est-à-dire qu’il ne voit rien, parce qu’il voit tout, qu’il ne peut rien, parce qu’il peut tout ; qu’il ne jouit d’aucun bien, parce qu’il possede tous les biens.
Le huitieme enfin, se réduit à abuser de l’ambiguité des mots ; ce qui se peut faire en diverses manieres. On peut rapporter à cette espece de sophisme, tous les syllogismes qui sont vicieux, parce qu’il s’y trouve quatre termes, soit parce que le moyen terme y est pris deux fois particulierement, ou parce qu’il est susceptible de divers sens dans les deux prémisses ; ou enfin parce que les termes de la conclusion ne sont pas pris de la même maniere dans les prémisses que dans la conclusion. Car nous ne restraignons pas le mot d’ambiguité, aux seuls mots qui sont grossierement équivoques, ce qui ne trompe presque jamais ; mais nous comprenons par-là tout ce qui peut faire changer du sens à un mot, par une altération imperceptible d’idées, parce que diverses choses étant signifiées par le même son, on les prend pour la même chose.
Ainsi quand vous entendrez le sophisme suivant :
Les apôtres étoient douze,
Judas étoit apôtre ;
Donc Judas étoit douze.
le sophiste aura beau dire que l’argument est en forme ; pour le confondre, sans nulle discussion ni embarras, démêlez simplement l’équivoque du mot les apôtres. Ce mot les apôtres signifie dans le syllogisme en question, les apôtres en tant que pris tous ensemble & faisant le nombre de douze. Or dans cette signification, comment dire dans la mineure, or Judas étoit apôtre ? Judas étoit-il apôtre en tant que les apôtres sont pris tous ensemble au nombre de douze ?
Citons encore pour exemple ce sophisme burlesque.
Le manger salé fait boire beaucoup ;
Or boire beaucoup fait passer la soif :
Donc le manger salé fait passer la soif.
Ce sophisme porte un masque de syllogisme ; mais il sera bientôt démasqué par une simple attention : c’est que le moyen terme, qui paroît le même dans la premiere & dans la seconde proposition, change imperceptiblement à la faveur d’un petit mot qui est de plus dans l’une, & qui est de moins dans l’autre. Or un petit mot ne fait pas ici une petite différence. Une diphtongue altérée causa autrefois de furieux ravages dans l’Eglise ; & une particule changée, n’en fait pas de moindres dans la Logique pour conserver au moyen terme, le même sens dans les deux propositions. Il falloit énoncer dans la mineure, or faire boire beaucoup fait passer la soif. Au lieu de cela, on supprime ici dans la mineure, le verbe faire devant le mot boire, ce qui change le sens, puisque faire boire & boire, ne sont pas la même chose.
On pourroit appeller simplement le sophisme, une équivoque ; & pour en découvrir le vice ou le nœud, il ne faudroit que découvrir l’équivoque.