L’Encyclopédie/1re édition/CORPUSCULAIRE

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CORPUSCULAIRE, adj. (Physique.) c’est ainsi qu’on appelle cette physique qui cherche la raison des phénomenes dans la configuration, la disposition, & le mouvement des parties des corps. En voici une idée un peu plus étendue. La physique corpusculaire suppose que le corps n’est autre chose qu’une masse étendue, & n’y reconnoît rien que ce qui est renfermé dans cette idée, c’est-à-dire une certaine grandeur jointe à la divisibilité des parties, où l’on remarque une figure, une certaine situation, du mouvement & du repos, qui sont des modes de la substance étendue. Par-là on prétend pouvoir rendre raison des propriétés de tous les corps, sans avoir recours à aucune forme substantielle, ni à aucune qualité qui soit distincte de ce qui résulte de l’étendue, de la divisibilité, de la figure, de la situation, du mouvement, & du repos. Cette physique ne reconnoît aucunes especes intentionnelles, ni aucuns écoulemens par le moyen desquels on apperçoive les objets. Les qualités sensibles de la lumiere, des couleurs, du chaud, du froid, des saveurs, ne sont dans les corps que la disposition des particules dont ils se trouvent composés, & en nous, que des sensations de notre ame, causées par l’ébranlement des organes.

Ce sont-là les opinions de Descartes, mais il a des précurseurs dans l’antiquité.

Leucippe & Démocrite furent les premiers qui enseignerent dans la Grece la physique corpusculaire ; Epicure l’apprit d’eux, & la perfectionna tellement qu’à la fin elle prit son nom, & qu’on l’appella la philosophie d’Epicure.

Il y a eu divers philosophes, qui, sans suivre l’athéisme de Démocrite, soutenoient que toutes choses étoient composées de corpuscules, comme Ecphantus, Heraclide, Asclepiade, & Métrodore de Chio. En général tous les Atomistes qui ont vêcu avant Démocrite & Leucippe, ont joint la créance d’une divinité avec la doctrine des atomes ; de sorte qu’on peut dire d’eux ce que Sidoine Apollinaire a dit d’Arcésilas :

Post hos, Arcesilas, divinâ mente paratam
Conjicit hanc molem, confectam partibus illis
Quas atomos vocat ipse leves.

Les anciens considérant l’idée qu’ils avoient de l’ame & ce qu’ils connoissoient dans le corps, trouvoient qu’ils pouvoient concevoir distinctement deux choses, qui sont les principales de tout ce qu’il y a dans l’univers. L’une est la matiere, qu’ils regardoient comme incapable de soi-même d’agir ; & l’autre est une faculté agissante. Duo quærenda sunt, dit Ciceron, unum quæ materia sit ex quâ quæque res efficiatur, alterum quæ res sit quæ quidque efficiat. On prouve la même chose par Séneque & par l’auteur du livre de placitis philosophorum, qui est parmi les œuvres de Plutarque.

Bien loin que la philosophie corpusculaire mene à l’athéisme, elle conduit au contraire à reconnoître des êtres distincts de la matiere. En effet, la physique corpusculaire n’attribue rien au corps que ce qui est renfermé dans l’idée d’une chose impénétrable & étendue, & qui peut être conçu comme une de ses modifications, comme la grandeur, la divisibilité, la figure, la situation, le mouvement & le repos, & tout ce qui résulte de leur différente combinaison ; ainsi cette physique ne sauroit admettre que la vie & la pensée soient des modifications du corps ; d’où il s’ensuit que ce sont des propriétés d’une autre substance distincte du corps. Cette physique ne reconnoissant dans les corps d’autre action que le mouvement local, & le mouvement étant nécessairement l’effet de l’action d’un être différent du corps mû, il s’ensuit qu’il y a quelque chose dans le monde qui n’est pas corps ; sans quoi les corps dont il est composé n’auroient jamais commencé à se mouvoir. Selon cette philosophie on ne peut pas expliquer les phénomenes des corps par un pur méchanisme, sans admettre des causes différentes de ce méchanisme, & qui soient intelligentes & immatérielles. Il est évident par les principes de la même philosophie, que nos sensations elles-mêmes ne sont pas des effets matériels, puisqu’il n’y a rien dans les corps qui soit semblable aux sensations que nous avons du chaud, du froid, du rouge, du doux, de l’amer, &c. D’où il s’ensuit que ce sont des modifications de notre ame, & que par conséquent elle est immatérielle. Enfin il est aussi clair par cette philosophie, que les sens ne sont pas juges de la vérité, même à l’égard des corps, puisque les qualités sensibles dont ils paroissent revêtus n’y sont nullement ; ainsi il faut qu’il y ait en nous quelque chose de supérieur aux sens, qui juge de leurs rapports & qui distingue ce qui est véritablement dans le corps de ce qui n’y est pas. Ce ne peut être que par une faculté supérieure, qui se donne à elle-même les mouvemens qu’elle veut, c’est-à-dire qui est immatérielle.

La physique corpusculaire a encore divers avantages. Voici les deux principaux : 1°. elle rend le monde corporel intelligible, puisque le méchanisme est une chose que nous entendons, & qu’hors cela nous ne concevons rien distinctement dans le corps. Dire qu’une chose se fait par le moyen d’une forme ou d’une qualité occulte, n’est autre chose que dire que nous ne savons pas comment elle se fait, ou plutôt c’est faire l’ignorance où nous sommes de la cause d’un effet, la cause de cet effet-là, en la déguisant sous les termes de formes & de qualités. On conçoit encore clairement que le froid, le chaud, &c. peuvent être des modifications de notre ame, dont les mouvemens des corps extérieurs sont des occasions. Mais on ne sauroit comprendre que ce soient des qualités des corps mêmes, distinctes de la disposition de leurs particules. 2°. L’autre avantage de la physique corpusculaire, c’est qu’elle prépare l’esprit à trouver plus facilement la preuve de l’existence des substances corporelles, en établissant une notion distincte du corps. Il faut que celui qui veut prouver qu’il y a quelque chose dans le monde outre les corps, détermine exactement les propriétés des corps, autrement il prouveroit seulement qu’il y a quelque chose outre un certain je ne sais quoi qu’il ne connoît pas, & qu’il appelle corps. Ceux qui rejettent la philosophie corpusculaire composent les corps de deux substances, dont l’une est la matiere destituée de toute forme, par conséquent incorporelle ; l’autre est la forme, qui étant sans matiere est aussi immatérielle. Par-là on confond si fort les idées de ce qui est matériel & immatériel, qu’on ne peut rien prouver concernant leur nature.

Le corps lui-même devient incorporel ; car tout ce qui est composé de choses immatérielles, est nécessairement immatériel, & ainsi il n’y auroit rien du tout de corporel dans la nature. Au lieu que la philosophie corpusculaire établissant une notion distincte du corps, montre clairement jusqu’où ses opérations peuvent s’étendre, où celles des substances immatérielles commencent, & par conséquent qu’il faut de nécessité que ces dernieres existent dans le monde.

Il faut cependant avoüer qu’on abuse très-souvent de cette philosophie ; écoutons M. Wolf là-dessus. In scriptis eorum qui philosophiam corpuscularem excoluêre, multum inest veritatis, etsi circa prima rerum materialium principia erraverint autores. Non tamen ideò probamus promiscuè quæ ab autoribus philosophiæ corpuscularis traduntur : nihil enim frequentius est, quàm ut figuras & molem corpusculorum ad libitum fingant, ubi eas ignorantes in ipsis phænomenis acquiescere debebant. Exempli gratiâ, nemo hucusque explicuit qualia sint aëris corpuscula, etsi certum sit per eorum qualitates elasticitatem aëris explicari. Deficiunt hactenus principia, quorum ope certè quid de iis colligi datur. Quamobrem in phænomeno acquiescendum erat quod scilicet aër possit comprimi, & continuò se se per majus spatium expandere nitatur. Enim verò non desunt philosophi qui cùm corpuscula principia essendi proxima corporum observabilium esse agnoscant, elaterem quoque aëris per corpuscula ejus explicaturi, figuras aliasque qualitates pro arbitrio fingunt, etsi nullo modo demonstrare possint corpusculis aëris convenire istiusmodi figuras & qualitates, quales ipsis tribuunt. Minimè igitur probamus, si quis philosophus corpuscularis sapere velit ultra quod intelligit. Absit autem ut philosophiæ corpusculari tribuamus quod philosophi est vitium. Deinde philosophi corpusculares in universum omnes hactenus in eo peccant, quod prima rerum materialium principia corpuscula esse existiment ; M. Wolf parle ici en Leibnitien : il ajoûte : Et plerique etiam à veritate oberrant dum non alias in corpusculis qualitates quàm mechanicas agnoscunt. Il n’y a qu’à lire tous les écrits que la fameuse baguette divinatoire a occasionnés, pour achever de se convaincre des abus dont la physique corpusculaire est susceptible. Wolf, Cosmol. §. 236. in schol. Cet article est de M. Formey.