L’Encyclopédie/1re édition/CONQUÊTE

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CONQUÊTE, s. f. (Droit des gens.) acquisition de la souveraineté par la supériorité des armes d’un prince étranger, qui réduit enfin les vaincus à se soûmettre à son empire.

Il est très-important d’établir le juste pouvoir du droit de conquête, ses lois, son esprit, ses effets, & les fondemens de la souveraineté acquise de cette maniere. Mais pour ne point m’égarer faute de lumieres dans des chemins obscurs & peu battus, je prendrai des guides éclairés, connus de tout le monde, qui ont nouvellement & attentivement parcouru ces routes épineuses, & qui me tenant par la main m’empêcheront de tomber.

On peut définir le droit de conquête, un droit nécessaire, légitime, & malheureux, qui laisse toûjours à payer une dette immense pour s’acquitter envers la nature humaine.

Du droit de la guerre dérive celui de conquête, qui en est la conséquence. Lorsqu’un peuple est conquis, le droit que le conquérant a sur lui suit quatre sortes de lois : la loi de la nature, qui fait que tout tend à la conservation des especes ; la loi de la lumiere naturelle, qui veut que nous fassions à autrui ce que nous voudrions qu’on nous fît ; la loi qui forme les sociétés politiques, qui sont telles que la nature n’en a point borné la durée ; enfin la loi tirée de la chose même.

Ainsi un état qui en a conquis un autre, le traite d’une des quatre manieres suivantes ; ou il continue à le gouverner selon ses lois, & ne prend pour lui que l’exercice du gouvernement politique & civil ; ou il lui donne un nouveau gouvernement politique & civil ; ou il détruit la société & la disperse dans d’autres ; ou enfin il extermine tous les citoyens.

Les deux premieres manieres sont conformes au droit des gens que nous suivons aujourd’hui. J’observerai seulement sur la seconde, que c’est une entreprise hasardée dans le conquérant de vouloir donner ses lois & ses coûtumes au peuple conquis : cela n’est bon à rien, parce que dans toutes sortes de gouvernemens on est capable d’obéir. Les deux dernieres manieres sont plus conformes au droit des gens des Romains ; sur quoi l’on peut juger à quel point nous sommes devenus meilleurs. Il faut rendre hommage à nos tems modernes, à la raison présente, à la religion d’aujourd’hui, à notre philosophie, à nos mœurs. Nous savons que la conquête est une acquisition, & que l’esprit d’acquisition porte avec lui l’esprit de conservation, & d’usage, & non pas celui de destruction.

Les auteurs de notre droit public fondés sur les histoires anciennes, étant sortis des cas rigides, sont tombés dans de grandes erreurs : ils ont donné dans l’arbitraire ; ils ont supposé dans les conquérans un droit, je ne sai quel, de tuer ; ce qui leur a fait tirer des conséquences terribles comme le principe, & établir des maximes que les conquérant eux-mêmes, lorsqu’ils ont eu le moindre sens, n’ont jamais prises. Il est clair que lorsque la conquête est faite, le conquérant n’a plus le droit de tuer, puisqu’il n’est plus dans le cas de la défense naturelle, & de sa propre conservation.

Ce qui a fait penser ainsi nos auteurs politiques, c’est qu’ils ont cru que le conquérant avoit droit de détruire la société ; d’où ils ont conclu qu’il avoit celui de détruire les hommes qui la composent ; ce qui est une conséquence faussement tirée d’un faux principe : car de ce que la société seroit anéantie, il ne s’ensuivroit pas que les hommes qui la forment dussent aussi être anéantis. La société est l’union des hommes, & non pas les hommes ; le citoyen peut périr, & l’homme rester.

Du droit de tuer dans la conquête, les politiques ont tiré le droit de réduire en servitude ; mais la conséquence est aussi mal fondée que le principe.

On n’a droit de réduire en servitude, que lorsqu’elle est nécessaire pour la conservation de la conquête. L’objet de la conquête est la conservation : la servitude n’est jamais l’objet de la conquête ; mais il peut arriver qu’elle soit un moyen nécessaire pour aller à la conservation.

Dans ce cas, il est contre la nature de la chose que cette servitude soit éternelle ; il faut que le peuple esclave puisse devenir sujet. L’esclavage dans la conquête est une chose d’accident : lorsqu’après un certain espace de tems toutes les parties de l’état conquérant se sont liées avec celles de l’état conquis, par des coûtumes, des mariages, des lois, des associations, & une certaine conformité d’esprit, la servitude doit cesser. Car les droits du conquérant ne sont fondés que sur ce que ces choses-là ne sont pas, & qu’il y a un éloignement entre les deux nations, tel que l’une ne peut pas prendre confiance en l’autre.

Ainsi le conquérant qui réduit le peuple en servitude, doit toûjours se reserver des moyens (& ces moyens sont sans nombre) pour l’en faire sortir le plûtôt qu’il est possible.

Ce ne sont point là, ajoûte M. de Montesquieu, des choses vagues, ce sont des principes, & nos peres qui conquirent l’empire Romain les pratiquerent. Les lois qu’ils firent dans le feu, dans l’action, dans l’impétuosité, dans l’orgueil de la victoire, ils les adoucirent : leurs lois étoient dures, ils les rendirent impartiales. Les Bourguignons, les Goths & les Lombards vouloient toûjours que les Romains fussent le peuple vaincu : les lois d’Euric, de Gondebaud & de Rotharis, firent du Barbare & du Romain des concitoyens.

Au lieu de tirer du droit de conquête des conséquences si fatales, les politiques auroient mieux fait de parler des avantages que ce droit peut quelquefois apporter au peuple vaincu. Ils les auroient mieux sentis, si notre droit des gens étoit exactement suivi, & s’il étoit établi dans toute la terre. Quelquefois la frugalité d’une nation conquérante l’a mis en état de laisser aux vaincus le nécessaire que leur ôtoit leur propre prince. On a vû des états opprimés par les traitans, être soulagés par le conquérant, qui ne se trouvoit pas dans les engagemens ni les besoins qu’avoit le prince legitime. Une conquête peut détruire des préjugés nuisibles, & mettre, si on ose le dire, une nation sous un meilleur génie. Quel bien les Espagnols ne pouvoient-ils pas faire aux Mexicains, & par leurs conquêtes destructives quels maux ne leur firent-ils pas ? Je supprime les détails sur les regles de conduite que doivent observer les divers états conquérans, pour le bien & la conservation de leurs conquêtes ; on les trouvera dans l’illustre auteur de l’esprit des lois.

Il y auroit plusieurs remarques à faire sur la conquête considérée comme un moyen d’acquérir la souveraineté ; je dois encore me borner aux principales.

1°. La conquête considérée en elle-même, est plûtôt l’occasion d’acquérir la souveraineté, que la cause immédiate de cette acquisition. La cause immédiate de l’acquisition de la souveraineté, c’est toûjours le consentement du peuple ou exprès ou tacite : sans ce consentement l’état de guerre subsiste toûjours entre deux ennemis, & l’on ne sauroit dire que l’un soit obligé d’obéir à l’autre : tout ce qu’il y a, c’est que le consentement du vaincu est extorqué par la supériorité du vainqueur.

2°. Toute conquête légitime, suppose que le vainqueur ait eu un juste sujet de faire la guerre au vaincu ; sans cela la conquête n’est pas elle-même un titre suffisant ; car on ne peut pas s’emparer de la souveraineté d’une nation par la loi du plus fort, & par la seule prise de possession, comme d’une chose qui n’est à personne. Que l’on ne parle point de la gloire du prince à faire des conquêtes, sa gloire seroit son orgueil ; c’est une passion, & non pas un droit légitime. Ainsi lorsqu’Alexandre porta la guerre chez les peuples les plus éloignés, & qui n’avoient jamais entendu parler de lui, certainement une pareille conquête n’étoit pas un titre plus juste d’acquérir la souveraineté, que le brigandage n’est un moyen légitime de s’enrichir. La qualité & le nombre des personnes ne changent point la nature de l’action ; l’injure est la même, le crime est égal.

Mais si la guerre est juste, la conquête l’est aussi ; car premierement elle est une suite naturelle de la victoire, & le vaincu qui se rend au vainqueur, ne fait que racheter sa vie. D’ailleurs, les vaincus s’étant engagés par leur faute dans une guerre injuste, plûtôt que d’accorder la juste satisfaction qu’ils devoient, ils sont censés avoir tacitement consenti d’avance aux conditions que le vainqueur leur imposeroit, pourvû qu’elles n’eussent rien d’injuste ni d’inhumain.

Que faut-il penser des conquêtes injustes, & d’une soumission extorquée par la violence ? Peut-elle donner un droit légitime ? Puffendorf (Liv. VII. ch. vij.) répond qu’il faut distinguer, si l’usurpateur a changé une république en monarchie, ou bien s’il a dépossedé le légitime monarque. Dans le dernier cas, il est indispensablement obligé de rendre la couronne à celui qu’il en a dépouillé, ou à ses héritiers, jusqu’à ce que l’on puisse raisonnablement présumer qu’ils ont renoncé à leurs prétentions, & c’est ce qu’on présume toûjours, lorsqu’il s’est écoulé un tems considérable sans qu’ils ayent voulu ou pû faire effort pour recouvrer la couronne.

Le droit des gens admet donc une espece de prescription entre les rois ou les peuples libres, par rapport à la souveraineté ; c’est ce que demande l’intérêt & la tranquillité des sociétés. Il faut qu’une possession soutenue & paisible de la souveraineté, la mette une fois hors d’atteinte, autrement il n’y auroit jamais de fin aux disputes touchant les royaumes & leurs limites, ce qui seroit une source de guerres perpétuelles, & à peine y auroit-il aujourd’hui un souverain qui possedât l’autorité légitimement.

Il est effectivement du devoir des peuples de résister dans les commencemens à l’usurpateur de toutes leurs forces, & de demeurer fideles à leur souverain ; mais si malgré tous leurs efforts leur souverain a du dessous, & qu’il ne soit plus en état de faire valoir son droit, ils ne sont obligés à rien de plus, & ils peuvent pourvoir à leur conservation.

Les peuples ne sauroient se passer de gouvernement ; & comme ils ne sont pas tenus de s’exposer à des guerres perpétuelles pour soutenir les intérêts de leur premier souverain, ils peuvent rendre légitime par leur consentement le droit de l’usurpateur ; & dans ces circonstances, le souverain dépouillé doit se consoler de la perte de ses états comme d’un malheur sans remede.

A l’égard du premier cas, si l’usurpateur a changé une république en monarchie, s’il gouverne avec modération & avec équité, il suffit qu’il ait regné paisiblement pendant quelque tems, pour donner lieu de croire que le peuple s’accommode de sa domination, & pour effacer ainsi ce qu’il y avoit de vicieux dans la maniere dont il l’avoit acquise : c’est ce qu’on peut appliquer au regne d’Auguste ; ou si l’on ne veut pas lui en faire l’application, on ne doit pas moins recevoir notre maxime, que par laps de tems,

Les usurpateurs des provinces
En deviennent les justes princes
En donnant de plus justes lois.

Que si au contraire le prince qui s’est rendu maître du gouvernement d’une république l’exerce tyranniquement ; s’il maltraite les citoyens & les opprime, on n’est point alors obligé de lui obéir ; dans ces circonstances la possession la plus longue n’emporte autre chose, qu’une longue continuation d’injustice.

Au reste, rien ne doit mieux corriger les princes de la folie des usurpations & des conquêtes lointaines, que l’exemple des Espagnols & des Portugais, & de toutes autres conquêtes moins éloignées, que leur inutilité, leur incertitude & leurs revers. Mille exemples nous apprennent combien peu il faut compter sur ces sortes d’acquisitions. Il arrive tôt ou tard qu’une force majeure se sert des mêmes moyens pour les enlever à celui qui les a faites, ou à ses enfans. C’est ainsi que la France perdit sous le regne de Jean, ce que Philippe Auguste & S. Louis avoient conquis sur les Anglois, & qu’Edouard III. perdit les conquêtes qu’il avoit lui-même faites en France. On vit ensuite un des successeurs d’Edouard (Henri V.) réparer avantageusement toutes les pertes de ses prédécesseurs, & enfin les François à leur tour, recouvrer peu de tems après tout ce que ce prince leur avoit enlevé.

Les conquêtes se font aisément, parce qu’on les fait avec toutes ses forces & qu’on profite de l’occasion ; elles sont difficiles à conserver, parce qu’on ne les défend qu’avec une partie de ces forces. L’aggrandissement des états d’un prince conquérant, montre de nouveaux côtés par où on peut le prendre, & on choisit aussi pour cet effet des conjonctures favorables. C’est le destin des héros de se ruiner à conquérir des pays qu’ils perdent ensuite. La réputation de leurs armes peut étendre leurs états ; mais la réputation de leur justice en augmenteroit la force plus solidement. Ainsi comme les monarques doivent avoir de la sagesse pour augmenter légitimement leur puissance, ils ne doivent pas avoir moins de prudence afin de la borner. Art. de M. le Ch. de Jaucourt.