L’Encyclopédie/1re édition/COECITÉ

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CŒCITÉ, sub. f. (Physiol.) privation de la vûe, soit par défaut de naissance, soit par l’âge, par accident ou par maladie : perte du sens qui est le plus fécond en merveilles, & dont l’organe est le miroir de l’ame :

Seasons return, but not to me returns
Day, or the sweet approach of ev’n, or morn,
Or sight of vernal bloom, or summer’s rose
Or flocks, or herds, or humane face divine :
But cloud instead, and ever during dark
Surrounds me....

« Les saisons & les années reviennent, mais le jour ne revient pas pour moi ; les riantes couleurs du soir & du matin ne me consolent point : je ne vois plus les boutons du printems, ni les roses de l’été : la beauté du visage de l’homme où le Créateur a imprimé les traits divins de sa ressemblance, ne frappe plus ma vûe : je suis entouré d’épais nuages, une nuit sans fin m’environne. »

Telles sont les tristes réflexions que fait Milton sur la perte de sa vûe. Il n’étoit pas dans le cas des aveugles-nés ; il regrettoit des biens qu’il connoissoit, & qui ne touchent point les autres. Combien d’accidens différens peuvent nous jetter dans le même malheur pendant le cours de la vie ? Je ne me propose point de faire avec exactitude la triste énumération de ces accidens, je me contenterai de généralités ; le détail se trouvera dans ce Dictionnaire sous chaque article.

Les causes nombreuses qui produisent la cœcité, sont internes ou externes.

Les causes internes, sont toutes les maladies de quelque espece qu’elles soient, qui attaquant violemment le globe de l’œil, détruisent sa figure, ses tuniques, ses humeurs, ses vaisseaux & ses nerfs ; ainsi des tumeurs inflammatoires, des abcès, des apostumes, des skirrhes, des cancers, &c. seront autant de causes de l’aveuglement.

La vision est encore abolie par de graves maladies sur la cornée & la conjonctive, telles que leur obscurcissement, leur épaississement, leur suppuration, & les cicatrices de ces tuniques sur l’axe de la vûe.

Si l’humeur aqueuse vient à manquer, ou à s’écouler dans la cornée transparente, l’œil s’éteint ; si elle croupit, elle détruit la fabrique de cet organe par sa putréfaction ; si elle s’épaissit entre les parties internes de l’uvée & le crystallin, ce sont des suffusions, des cataractes, & par conséquent la cœcité.

Si l’uvée se resserre & devient immobile, l’aveuglement de jour en est l’effet ; si elle suppure, c’est l’aveuglement de jour & de nuit.

L’opacité, la corruption, la fonte, l’atrophie du crystallin, produisent la cataracte ou le glaucome, & en même tems la perte de la vûe : l’humeur vitrée exposée aux mêmes maux a la même suite.

La choroïde, la tunique de Ruisch, etant sujettes par leur structure & leur délicatesse à l’inflammation & à la suppuration, seront affectées de nuages & de visions confuses, qui se terminent par la privation de la lumiere.

La prunelle, la retine & les nerfs optiques attaqués de paralisie, d’érosion, de corruption, d’obstruction, ensorte que la communication libre entre ces parties dans leur origine & la moëlle du cerveau soit abolie, la cœcité doit en résulter inévitablement.

Les causes externes sont ou communes à tous les pays, ou particulieres à certains lieux & à certains hommes.

Les causes externes communes à tous les pays seront les coups violens, les chûtes sur l’œil, les piquûres, les blessures, les plaies, les exhalaisons venéneuses, qui picotant, déchirant, rompant & séparant entierement par leur violence les parties intérieures de l’œil, le font sortir hors de son orbite, ou confondant intérieurement son organisation produisent la cœcité douloureuse qui suit nécessairement de ce ravage.

Les causes particulieres de la cœcité chez certains peuples & à certaines personnes, sont la trop grande quantité de lumiere qui blesse perpétuellement leur vûe ; on en a des exemples frequens dans le septentrion. Les Samojedes, les habitans de la nouvelle Zemble, les Borandiens, les Lapons, les Groënlandois, & les sauvages du nord, continuellement éblouis par l’éclat de la neige pendant l’hiver, le printems & l’automne, & toûjours étouffés par la fumée pendant l’été, deviennent la plûpart aveugles en avançant en âge. La neige éclairée par le soleil dans ces pays du nord, éblouit les yeux des voyageurs au point qu’ils sont obligés de se couvrir d’un crêpe pour n’être pas aveuglés. Il en est de même des plaines sabloneuses de l’Afrique : la réflexion de la lumiere y est si vive, qu’il n’est pas possible d’en soûtenir l’éclat sans courir le risque de perdre la vûe.

Les brodeurs, les tapissiers, les ciseleurs, les graveurs, & tous ceux qui parmi nous ont des métiers de cette espece, fatiguent considérablement leur vûe, & la perdent à la fin ; parce que l’éclat de l’or, de l’argent, & des autres couleurs, fait une impression trop vive sur leurs yeux, ce qui les affoiblit & les ruine, les rayons de lumiere n’étant plus suffisament modifiés par la rétine.

Les Astronomes par l’usage du télescope, les Naturalistes par celui du microscope, & les gens de lettres par leurs travaux perpétuels, se préparent un aveuglement prématuré. Milton, le célebre Milton, ne devint aveugle que parce que dès l’âge de 12 ans il ne quittoit ses études qu’après minuit ; la foiblesse de sa vûe ne put jamais le corriger de cette habitude. Comment abandonner une occupation délicieuse, consolante dans l’adversité, propre à rehausser le lustre de la fortune dans la prospérité, répandant en tous tems d’innocens plaisirs, sans embarras, sans soucis & sans regrets ?

Le seul bon avis qu’on puisse donner aux gens qui lisent & qui écrivent long-tems de suite, c’est du moins d’éviter de travailler à une lumiere trop forte ; il vaut beaucoup mieux, à choix égal, faire usage d’une lumiere trop foible, l’œil s’y accoutume bien-tôt ; on ne peut tout au plus que le fatiguer en diminuant la quantité de lumiere, & on ne peut manquer de le blesser en la multipliant ; l’on doit ce conseil & les faits sur la trop grande lumiere comme cause de la cœcité à l’ingénieux physicien qui a décoré son histoire naturelle d’une charmante physiologie.

La cœcité, apanage de la vieillesse ou de la décrépitude, naît du retrécissement de l’uvée, de la conjonctive, de la cornée, de la diminution du crystallin, de la coalescence des vaisseaux, du manque d’esprits, & pour le dire en un mot de l’usement de la machine qui n’est susceptible d’aucun remede.

Mais n’y en a-t-il point pour la cœcité produite par les autres causes dont nous avons parlé ? La Medecine & la Chirurgie n’y peuvent-elles rien ? Faut-il toûjours desesperer de la cure de cette maladie ? D’heureuses expériences ont quelquefois prouvé le contraire, & l’Art nous apprend à distinguer les especes de cœcité qui sont incurables, d’avec celles dont on peut tenter & opérer la guérison.

La cœcité symptomatique, quelle qu’elle soit, ne doit point allarmer, elle finit avec le mal dont elle émane. Celle, par exemple, qui provient de pituite, de lymphe épaissie dans le cerveau, & qui accompagne les maladies soporeuses & apoplectiques, cesse avec la maladie par les remedes résolutifs, épispastiques, volatils, catharctiques, & par les sternutatoires.

La cœcité produite par la suppression d’un ulcere ou de toute matiere morbifique, portée par la circulation dans le cerveau, se rétablit par la cure ordinaire de la métastase.

La cœcité causée par l’altération du crystallin, se guérit, comme on sait, par l’opération ; mais la cataracte adhérente à l’iris est sans remede.

La cœcité subite occasionnée par des vapeurs de lieux soûterrains, est encore guérissable : nous en avons un exemple dans l’histoire de l’académie des Sciences, ann. 1711. p. 26. Des exhalaisons d’une vieille fosse produisirent un aveuglement réel sur deux manœuvres ; ils recouvrerent la vûe en vingt-quatre heures par des compresses imbibées d’une liqueur spiritueuse tirée des plantes aromatiques mises sur les yeux, qui reporterent les esprits dans cet organe.

Mais, je le dis avec douleur, l’atrophie de l’œil, sa sortie entiere de l’orbite par quelque coup ou instrument, ensorte qu’il ne tient plus qu’à quelques fibres nerveuses, charnues, ou membraneuses, l’abcès de la cornée, les cicatrices de cette partie qui couvrent la prunelle, le desséchement entier du crystallin, la fonte du corps vitré, la destruction de la choroïde, la flétrissure des nerfs optiques, leur paralysie, &c. forment tout autant d’especes de cœcité qui sont absolument incurables.

Je ne parlerai point ici de la cœcité de naissance, ni des aveugles-nés. Voyez Aveugle & Aveuglement. Art. de M. le Chevalier de Jaucourt.