L’Encyclopédie/1re édition/CASUISTE

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 756-757).
◄  CASUEL
CASZBEQUI  ►

* CASUISTE, s. m. (Morale.) Qu’est-ce qu’un Casuiste ? c’est un Théologien qui s’est mis en état par une longue étude des devoirs de l’homme & du Chrétien, de lever les doutes que les fideles peuvent avoir sur leur conduite passée, présente & future ; d’apprécier la griéveté devant Dieu & devant les hommes, des fautes qu’ils ont commises, & d’en fixer la juste réparation.

D’où l’on voit que la fonction de Casuiste est une des plus difficiles par l’étendue des lumieres qu’elle suppose, & une des plus importantes & des plus dangereuses par la nature de son objet. Le Casuiste tient, pour ainsi dire, la balance entre Dieu & la créature ; il s’annonce pour conservateur du dépôt sacré de la morale évangélique ; il prend en main la regle éternelle & inflexible des actions humaines ; il s’impose à lui-même l’obligation de l’appliquer sans partialité ; & quand il oublie son devoir, il se rend plus coupable que celui qui vend aux peuples leur subsistance temporelle à faux poids & à fausse mesure.

Le Casuiste est donc un personnage important par son état & par son caractere ; un homme d’autorité dans Israël, dont par conséquent la conduite & les écrits ne peuvent être trop rigoureusement examinés : voilà mes principes. Cependant je ne sai s’il faut approuver la plaisanterie éloquente & redoutable de Pascal, & le zele peut-être indiscret avec lequel d’autres auteurs, d’ailleurs très-habiles & très respectables, poursuivirent vers le milieu du siecle dernier, la morale relâchée de quelques Casuistes obscurs. Ils ne s’apperçurent pas sans doute que les principes de ces Casuistes recueillis en un corps, & exposés en langue vulgaire, ne manqueroient pas d’enhardir les passions, toûjours disposées à s’appuyer de l’autorité la plus frêle. Le monde ignoroit qu’on eût osé enseigner qu’il est quelquefois permis de mentir, de voler, de calomnier, d’assassiner pour une pomme, &c. Quelle nécessité de l’en instruire ? Le scandale que la délation de ces maximes occasionna dans l’Eglise, fut un mal plus grand que celui qu’auroient jamais fait des volumes poudreux relégués dans les ténebres de quelques bibliotheques monastiques.

En effet, qui connoissoit Villalobos, Connink, Llamas, Achozier, Dealkoser, Squilanti, Bizoteri, Tribarne, de Grassalis, de Pitigianis, Strevesdorf, & tant d’autres, qu’on prendroit à leurs noms & à leurs opinions pour des Algériens ? pour qui leurs principes étoient-ils dangereux ? pour les enfans qui ne savent pas lire ? pour les laboureurs, les marchands, les artisans, & les femmes qui ignorent la langue dans laquelle la plûpart ont écrit ? pour les gens du monde qui lisent à peine les ouvrages de leur état ; qui ont oublié le peu de Latin qu’ils ont rapporté des colléges, & à qui une dissipation continuelle ne laisse presque pas le tems de parcourir un roman ? pour une poignée de Théologiens éclairés & décidés sur ces matieres ? Je voudrois bien qu’un bon Casuiste m’apprît qui est le plus coupable ou de celui à qui il échappe une proposition absurde qui passeroit sans conséquence, ou de celui qui la remarque & qui l’éternise.

Mais, après avoir protesté contre tout desir d’une liberté qui s’exerceroit aux dépens de la tranquillité de l’état & de la religion, ne puis-je pas demander si l’oubli que je viens de proposer par rapport aux corrupteurs obscurs de la morale Chrétienne, n’est pas applicable à tout autre auteur dangereux, pourvû qu’il ait écrit en langue savante ? Il me semble qu’il faut ou embrasser l’affirmative, ou abandonner les Casuistes. Car pourquoi les uns mériteroient-ils plus d’attention que les autres ? Des Casuistes relâchés seroient-ils moins pernicieux & plus méprisables que des inconvaincus ?

Mais, dira-t-on, ne vaudroit-il pas mieux qu’il n’y eût ni incrédules ni mauvais Casuistes, & que les productions des uns & des autres ne parussent ni en langue savante, ni en langue vulgaire ? Rien n’est plus vrai, de même qu’il seroit à souhaiter qu’il n’y eût ni maladies ni méchanceté parmi les hommes. Mais c’est une nécessité qu’il y ait des malades & des méchans, & il y a des maladies & des crimes que les remedes ne font qu’aigrir.

Et qui vous a dit, continuera-t-on, qu’il est aussi nécessaire qu’il y ait parmi nous des Casuistes relâchés & des incrédules, que des méchans & des malades ? N’avons-nous pas des lois qui peuvent nous mettre à couvert de l’incrédulité & du relâchement ?

Je ne prétens point donner des bornes aux puissances ecclésiastiques & civiles : personne ne respecte plus que moi l’autorité des lois publiées contre les auteurs dangereux ; mais je n’ignore pas que ces lois existoient long-tems avant les Casuistes relâchés & leur Apologiste, & qu’elles ne les ont pas empêchés de penser & d’écrire.

Je sais aussi que par l’éclat de la procédure, les lois civiles pourroient arracher des productions misérables à l’obscurité profonde où elles ne demanderoient qu’à rester, & que c’est-là précisément ce qu’elles auroient de commun avec les lois ecclésiastiques dans la censure de Casuistes ignorés, qu’une délation maligne auroit fait connoître mal-à-propos.

Au reste, c’est moins ici une opinion que je prétens établir, qu’une question que je propose. C’est aux sages magistrats, chargés du depôt des lois, & aux illustres prélats qui veillent pour le maintien de la foi & de la morale évangélique, à décider dans quels cas il vaut mieux ignorer que punir ; & quelles sont, pour me servir de l’expression d’un auteur célebre, les bornes précises de la nécessité dans lesquelles il faut tenir les abus & les scandales. V. Cas, Aius-Locutius, & le J. de Trevoux, Nov. 1751.