L’Encyclopédie/1re édition/AIUS-LOCUTIUS

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 241).
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* AIUS-LOCUTIUS, Dieu de la parole, que les Romains honoroient sous ce nom extraordinaire : mais comme il faut savoir se taire, ils avoient aussi le Dieu du silence. Lorsque les Gaulois furent sur le point d’entrer en Italie, on entendit sortir du bois de Vesta ; une voix qui crioit ; si vous ne relevez les murs de la ville, elle sera prise. On négligea cet avis ; les Gaulois arriverent, & Rome fut prise. Après leur retraite on se rappella l’oracle, & on lui éleva un autel sous le nom dont nous parlons. Il eut ensuite un Temple à Rome, dans l’endroit même où il s’étoit fait entendre la premiere fois. Ciceron dit au deuxieme livre de la Divination, que quand ce Dieu n’étoit connu de personne, il parloit ; mais qu’il s’étoit tu depuis qu’il avoit un Temple & des autels, & que le Dieu de la parole étoit devenu muet aussi-tôt qu’il avoit été adoré. Il est difficile d’accorder la vénération singuliere que les Payens avoient pour leurs Dieux, avec la patience qu’ils ont eue pour les discours de certains Philosophes : ces Chrétiens qu’ils ont tant persécutés, disoient-ils rien de plus fort que ce qu’on lit dans Ciceron ? Les livres de la Divination ne sont que des traités d’irreligion. Mais quelle impression devoient faire sur les peuples, ces morceaux d’éloquence où les Dieux sont pris à témoin, & sont invoqués ; où leurs menaces sont rappellées ; en un mot, où leur existence est supposée ; quand ces morceaux étoient prononcés par des gens dont on avoit une foule d’écrits philosophiques, où les Dieux & la religion étoient traités de fables ! Ne trouveroit-on pas la solution de toutes ces difficultés dans la rareté des manuscrits du tems des Anciens ? Alors le peuple ne lisoit gueres : il entendoit les discours de ses Orateurs, & ces discours étoient toûjours remplis de piété envers les Dieux ; mais il ignoroit ce que l’Orateur en pensoit & en écrivoit dans son cabinet ; ces ouvrages n’étoient qu’à l’usage de ses amis. Dans l’impossibilité où l’on sera toûjours d’empêcher les hommes de penser & d’écrire, ne seroit-il pas à désirer qu’il en fût parmi nous, comme chez les Anciens ? Les productions de l’incrédulité ne sont à craindre que pour le peuple & que pour la foi des simples. Ceux qui pensent bien savent à quoi s’en tenir ; & ce ne sera pas une brochure qui les écartera d’un sentier qu’ils ont choisi avec examen, & qu’ils suivent par goût. Ce ne sont pas de petits raisonnemens absurdes qui persuadent à un Philosophe d’abandonner son Dieu : l’impiété n’est donc à craindre que pour ceux qui se laissent conduire. Mais un moyen d’accorder le respect que l’on doit à la croyance d’un peuple, & au culte national, avec la liberté de penser, qui est si fort à souhaiter pour la découverte de la vérité, & avec la tranquillité publique, sans laquelle il n’y a point de bonheur ni pour le Philosophe, ni pour le peuple ; ce seroit de défendre tout écrit contre le gouvernement & la religion en langue vulgaire ; de laisser oublier ceux qui écriroient dans une langue savante, & d’en poursuivre les seuls traducteurs. Il me semble qu’en s’y prenant ainsi, les absurdités écrites par les Auteurs, ne feroient de mal à personne. Au reste, la liberté qu’on obtiendroit par ce moyen, est la plus grande, à mon avis, qu’on puisse accorder dans une société bien policée. Ainsi partout où l’on n’en joüira pas jusqu’à ce point-là, on n’en sera peut-être pas moins bien gouverné : mais à coup sûr, il y aura un vice dans le gouvernement partout où cette liberté sera plus étendue. C’est-là, je crois, le cas des Anglois & des Hollandois : il semble qu’on pense dans ces contrées, qu’on ne soit pas libre, si l’on ne peut être impunément effréné[1].


  1. Voir erratum, tome III, p. xv.