L’Encyclopédie/1re édition/BAYANISME ou BAIANISME

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 2p. 166-168).
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BAYANISME ou BAIANISME, s. m. (Hist. ecclés. & Théol.) erreur de Baïus & de ses disciples.

Michel Baïus ou de Bay, né en 1513 à Melin, dans le territoire d’Ath en Haynault, après avoir étudié à Louvain & passé successivement par tous les grades de cette université, y reçut le bonnet de docteur en 1550, & fut nommé l’année suivante, par Charles V. pour y remplir une chaire d’Écriture sainte, avec Jean Hessels, son compagnon d’étude & son ami. Il enseigna dans ses écrits & fit imprimer diverses erreurs sur la grace, le libre arbitre, le péché originel, la charité, la mort de Jesus-Christ, &c. Elles sont contenues dans 76 propositions, condamnées d’abord en 1567 par le pape Pie V.

On peut rapporter toutes les propositions de Baïus à trois chefs principaux. Les unes regardent l’état d’innocence ; les autres l’état de nature tombée ou corrompue par le péché ; & les autres enfin l’état de nature réparée par le fils de Dieu fait homme & mort en croix.

1o. Les anges & les hommes sont sortis des mains de Dieu justes & innocens : mais Baïus & ses disciples ont prétendu que la destination des anges & du premier homme à la béatitude céleste, que les graces qui les menoient de proche en proche à cette derniere fin, que les mérites qui résultoient de ces graces, & la récompense qui étoit attachée à ces mérites, n’étoient pas proprement des bienfaits non dûs ou des dons gratuits ; que ces dons étoient inséparables de la condition des anges & du premier homme, & que Dieu ne les leur devoit pas moins qu’il devoit à ce dernier la vûe, l’oüie, & les autres facultés naturelles. Tout cela est appuyé sur ce principe fondamental de Baïus, que ce n’est point par une destination accidentelle & arbitraire que la vision ou joüissance intuitive de Dieu a été préparée aux anges & au premier homme, mais en vertu du droit de leur création dans l’état d’innocence, & par une suite de leur condition naturelle : qu’une créature raisonnable & sans tache ne peut avoir d’autre fin que la vision intuitive de son Créateur ; que par conséquent Dieu n’a pû, sans être lui-même l’auteur du péché, créer les anges & le premier homme que dans un état exclusif de tout crime, ni par conséquent les destiner qu’a la béatitude céleste : que cette destination étoit à la vérité un don de Dieu, mais un don que Dieu ne pouvoit leur refuser sans déroger à sa bonté, à sa sainteté, à sa justice. Telle est la doctrine de Baïus dans son livre de primâ hominis justitiâ, sur-tout chap. viij. & elle est exprimée dans les propositions 21, 23, 24, 26, 27, 55, 71, & 72, condamnées par la bulle de Pie V. 2o. Si Dieu n’a pû créer les anges & l’homme dans ce premier état, sans cette destination essentielle, il est évident qu’il a été dans l’obligation indispensable de leur départir les moyens nécessaires pour arriver à leur fin ; d’où il résulte que toutes les graces, soit actuelles soit habituelles, qu’ils ont reçûes dans l’état d’innocence, leur étoient dûes comme une suite naturelle de leur création. 3o. Que les mérites des vertus & des bonnes actions étoient de même espece, c’est-à-dire, naturels, ou ce qui revient au même, le fruit de la premiere création. 4o. Que la félicité éternelle attachée à ces mérites étoit de même ordre, c’est-à-dire une pure rétribution, où la libéralité gratuite de Dieu n’entroit pour rien ; en un mot qu’elle étoit une récompense & non pas une grace. Dans ce système, les dons divins gratuits n’avoient donc point de lieu dans l’économie du salut des anges & du premier homme, puisque tout y étoit dû & un apanage nécessaire de la nature innocente. 5°. Enfin, par rapport à cet état Baïus & ses disciples ont erré sur ce qui concerne la connoissance des devoirs, l’exemption des souffrances, & l’immortalité, en soûtenant que l’homme innocent étoit à l’abri de l’ignorance, des peines & de la mort en vertu de sa création, & que l’exemption de tous ces maux étoit une dette que Dieu payoit à l’état d’innocence ou un ordre établi par la loi naturelle toujours invariable, parce qu’elle a pour objet ce qui est essentiellement bon & juste. C’est la doctrine expresse des propositions 53, 69, 70, & 75 de Baïus. Voyez le P. Duchesne, hist. du Baïanisme, liv. II. pag. 177. 180. & liv. IV. pag. 356. & 361. & le traité historique & dogmatique sur la doctrine de Baïus, par l’abbé de la Chambre, tom. I. chap. ij. pag. 49. & suiv.

II°. Quant à l’état de nature tombée, voici les erreurs de Baïus & de ses sectateurs sur la nature du péché originel, sa transfusion, & ses suites. 1°. Dans leur système le peché originel n’est autre chose que la concupiscence habituelle dominante. 2°. Cette idée supposée, la transfusion du péché d’Adam n’est plus un mystere qui révolte la raison ; ce n’est plus l’effet du violement d’une loi de Dieu qui ait attaché le sort des hommes à la fidélité de leur premier pere. Ce péché se transmet de la même maniere que l’aveuglement, la goutte, & les autres mauvaises qualités physiques de ceux dont on tient la naissance : cette communication se fait indépendamment de tout arrangement arbitraire de la part de Dieu ; tout péché par sa nature ayant la force d’infecter le transgresseur & toute sa postérité, comme a fait le péché originel, prop. 50. & cependant ce dernier est en nous sans aucun rapport à la volonté du premier pere, prop. 46. Sur les suites du péché originel Baïus dit, 1°. que le libre arbitre sans la grace n’a de forces que pour pécher, prop. 28. 2°. qu’il ne peut éviter aucun péché, prop. 29. que tout ce qui en sort, même l’infidélité négative, est un péché ; que l’esclave du péché obéit toûjours à la cupidité dominante ; que jusqu’à ce qu’il agisse par l’impression de la charité, toutes ses actions partent de la cupidité & sont des péchés. Prop. 34. 36. 64. 68. &c. 3°. qu’il ne peut y avoir en lui aucun amour légitime dans l’ordre naturel, pas même de Dieu, aucun acte de justice, aucun bon usage du libre arbitre, ce qui paroît dans les infideles, dont toutes les actions sont des péchés, comme les vertus des philosophes sont des vices. Prop. 25. & 26. Ainsi, selon Baïus, la nature tombée & destituée de la grace est dans une impuissance générale à tout bien, & toûjours déterminée au mal que sa cupidité dominante lui propose. Il ne lui reste ni liberté de contrariété, ni liberté de contradiction exempte de nécessité : incapable d’aucun bien, elle ne peut produire d’action qui ne soit un péché ; & nécessitée au mal, elle s’y porte au gré du penchant qui la domine, & n’en est ni moins criminelle ni moins punissable devant Dieu. Voyez le P. Duchesne, hist. du Baïanisme, liv. II pag. 180. 182. & liv. IV. pag. 361. & 367. & le traité historique & dogmatique déjà cité, pag. 54. & suiv.

III°. Les erreurs de Baïus, d’Hessels, & de leurs sectateurs, ne sont pas moins frappantes quant à l’état de nature réparée par le rédempteur : ils disent formellement, que la rétribution de la vie éternelle s’accorde aux bonnes actions, sans avoir égard aux mérites de Jesus-Christ ; qu’elle n’est pas même, à proprement parler, une grace de Dieu, mais l’effet & la suite de la loi naturelle, par laquelle il a été établi par un juste jugement de Dieu, dès la premiere institution du genre humain, que le royaume céleste seroit le salaire de l’obéissance à la loi ; que toute bonne œuvre est de sa nature méritoire du ciel, comme toute mauvaise est de sa nature méritoire de la damnation ; que les bonnes œuvres ne tirent pas leur mérite de la grace d’adoption, mais uniquement de leur conformité à la loi ; que le mérite ne se prend pas de l’état de grace, mais seulement de l’obéissance à la loi ; que les bonnes actions des catéchumenes, qui précedent la remission de leurs péchés, comme la foi & la penitence, méritent la vie éternelle. Prop. 11. 12. 13. 18. 69.

La justification des adultes, selon Baïus, de justif. cap. viij. & de justit. cap. iij. & iv. consiste dans la pratique des bonnes œuvres & la rémission des péchés. La rémission des péchés peut s’entendre de la coulpe & de la peine éternelle ou temporelle : l’obéissance à la loi justifie sans remettre la peine éternelle ; pour la coulpe, elle passe avec la peine du péché. En conséquence les Baiamstes ont avancé, que le pécheur pénitent n’est point vivifié par le ministere du prêtre qui l’absout, & qu’il n’en reçoit que la remission de la peine ; que les sacremens de baptême & de pénitence ne remettent point la coulpe, mais la peine seulement ; qu’ils ne conferent point la grace sanctifiante ; qu’il peut y avoir dans les pénitens & les catéchumenes une charité parfaite, sans que leurs péchés leur soient remis ; que la charité, qui est la plénitude de la loi, n’est pas toûjours jointe avec la rémission des péchés ; que le catéchumene vit dans la justice avant que d’avoir obtenu la rémission de ses péchés ; qu’un homme en péché mortel peut avoir une charité même parfaite, sans cesser d’être sujet à la damnation éternelle ; parce que la contrition, meme parfaite, jointe à la charité & au desir du sacrement, ne remet point la dette de la peine éternelle, hors le cas de nécessité ou de martyre, sans la réception actuelle du sacrement. Prop. 31. 54. 55. 67. 68. &c.

Comme dans le système de Baïus on est formellement justifié par l’obéissance à la loi, ce docteur & ses disciples disent qu’ils ne reconnoissent d’autre obéissance à la loi que celle qui coute de l’esprit de charité ; Prop. 6. point d’amour légitime dans la créature raisonnable, que cette loüable charité que le S. Esprit répand dans le cœur, & par laquelle on aime Dieu ; & que tout autre amour est cette cupidité vicieuse qui attache au monde, & que S. Jean réprouve. Prop. 38.

Enfin leur doctrine n’est pas moins erronée sur le mérite & la valeur des bonnes œuvres, puisqu’ils avancent d’un côté que dans l’état de la nature réparée il n’y a point de vrais mérites qui ne soient gratuitement conférés à des indignes ; & que de l’autre ils prétendent que les bonnes œuvres des fideles qui les justifient, ne peuvent pas satisfaire à la justice de Dieu pour les peines temporelles qui restent à expier après la remission des péchés, ni les expier ex condigno : ces peines, selon eux, ne pouvant pas être rachetées, même par les souffrances des Saints. Prop. 8. 57. 74. Voyez les auteurs cités ci-dessus : voyez aussi l’abrégé du Trait. de la grace de Tournely par M. Montagne, doct. de Sorb. de la maison de S. Sulpice.

Ce système, comme le remarque solidement ce dernier théologien, est un composé bisarre & monstrueux de Pélagianisnme, quant à ce qui regarde l’état de nature innocente, & de Luthéranisme & de Calvinisme pour ce qui concerne l’état de nature tombée. Quant à l’état de nature réparée, tous les sentimens de Baïus, sur-tout sur la justification, l’efficace des sacremens, & le mérite des bonnes œuvres, sont si directement opposés à la doctrine du concile de Trente, qu’ils ne pouvoient éviter les différentes censures qu’ils ont essuyées.

En effet, dès 1552 Ricard Tapper, Josse Ravestein, Richtou, Cuner, & d’autres docteurs de Louvain, s’éleverent contre Baïus & Hessels, qui répandoient les premieres semences de leurs opinions. En 1560, deux gardiens des Cordeliers de Flandre en déférerent 18 articles à la faculté de Théologie de Paris, qui les condamna par sa censure du 27 Juin de la même année. En 1567 parut la bulle de Pie V. du premier Octobre, portant condamnation de 76 propositions qu’elle censuroit in globo, mais sans nommer Baïus. Le cardinal de Granvelle, chargé de l’exécution de ce decret, l’envoya à Morillon son vicaire général, qui le présenta à l’université de Louvain le 29 Décembre 1567. La bulle fut reçûe avec respect, & Baïus même parut d’abord s’y soûmettre : mais ensuite il écrivit une longue apologie de sa doctrine qu’il adressa au pape, avec une lettre du 8 Janvier 1569. Pie V. après un mûr examen, confirma le 13 Mai suivant son premier jugement, & écrivit un bref à Baïus pour l’engager à se soûmettre sans tergiversation. Baïus hésita quelque tems, & se soûmit enfin en donnant à Morillon une révocation des propositions condamnées. Mais après la mort de Josse Ravestein, arrivée en 1570, Baïus & ses disciples remuerent de nouveau : Grégoire XIII. pour mettre fin à ces troubles, donna une bulle le 29 Janvier 1579, en confirmation de celle de Pie V. son prédécesseur, & choisit pour la faire accepter par l’université de Louvain, François Tolet Jésuite, & depuis cardinal. Baïus rétracta alors ses propositions, & de vive voix, & par un écrit signé de sa main, & daté du 24 Mars 1580. Dans les huit années suivantes qui s’écoulerent jusqu’à la mort de Baïus, les contestations se réveillerent, & ne furent enfin assoupies que par un corps de doctrine dressé par les Théologiens de Louvain, & adopté par ceux de Douai. Jacques Janson, professeur de Théologie à Louvain, voulut ressusciter les opinions de Baïus, & en chargea le fameux Cornélius Jansénius, son éleve, qui dans son ouvrage intitulé Augustinus, a renouvellé les principes & la plûpart des erreurs de Baïus. Voyez l’histoire du Baianisme par le P. Duchesne, qui rapporte tous ces évenemens dans un détail que la nature de cet ouvrage ne nous permet pas d’imiter. Voy. Jansénisme. (G)