L’Encyclopédie/1re édition/JANSÉNISME

Briasson, David l’aîné, Le Breton, Durand (Tome 8p. 448-450).
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* JANSÉNISME, s. m. (Hist. ecclés.) dispute sur la grace, & sur différens autres points de la doctrine chrétienne, à laquelle un ouvrage de Corneille Jansénius a donné lieu.

Corneille Jansénius naquit de parens catholiques à Laerdam en Hollande. Il etudia à Utrecht, à Louvain & à Paris. Le fameux Jean du Verger de Hauranne, abbé de S. Cyran, son ami, le mena à Bayonne, où il passa douze ans en qualité de principal du collége. Ce fut-là qu’il ébaucha l’ouvrage qui parut après sa mort sous le titre d’Augustinus. De retour à Louvain, il y prit le bonnet de docteur, obtint une chaire de professeur pour l’Ecriture-sainte, & fut nommé à l’évêché d’Ypres qu’il ne posséda pas long-tems. Il mourut de peste quelques années après sa nomination.

Il avoit travaillé vingt ans à son ouvrage. Il y mit la derniere main avant sa mort, & laissa à quelques amis le soin de le publier.

Ce livre le fut en effet en 1640 à Louvain en un volume in-folio, divisé en trois parties, qui traitent principalement de la grace.

On trouve dans l’ouvrage de Jansénius, & dans son testament, diverses protestations de sa soûmission au S. Siége.

Le pape Urbain VIII. proscrivit en 1649 l’Augustinus de Corneille Jansénius, comme renouvellant les erreurs du Bayanisme. Cornet, syndic de la faculté, en tira quelques propositions qu’il déféra à la Sorbonne, qui les condamna. Le docteur Saint-Amour & soixante & dix autres appellerent de cette décision au parlement. La faculté porta l’affaire devant le clergé. Les prélats, dit M. Godeau, voyant les esprits trop échauffés, craignirent de prononcer, & renvoyerent la chose au pape Innocent X. Cinq cardinaux & treize consulteurs tinrent par l’ordre d’Innocent, dans l’espace de deux ans & quelques mois, trente-six congrégations. Le pape présida en personne aux dix dernieres. Les propositions y furent discutées. Le docteur Saint-Amour, l’abbé de Bourzeis, & quelques autres qui défendoient la cause de Jansénius, furent entendus ; & l’on vit paroître en 1653 le jugement de Rome qui censure & qualifie les propositions suivantes.

Premiere proposition. Aliqua Dei præcepta hominibus justis volentibus & conantibus, secundùm proesentes quas habent vires, sunt impossibilia. Deest quoque illis gratia quâ possibilia fiant. Quelques commandemens de Dieu sont impossibles à des hommes justes qui veulent les accomplir, & qui font à cet effet des efforts selon les forces présentes qu’ils ont. La grace même qui les leur rendroit possibles, leur manque.

Cette proposition qui se trouve mot pour mot dans Jansénius, fut déclarée téméraire, impie, blasphématoire, frappée d’anathème, & hérétique.

Calvin avoit prétendu que tous les commandemens sont impossibles à tous les justes, même avec la grace efficace, & cette erreur avoit été proscrite dans la sixieme session du concile de Trente.

La doctrine de l’Eglise est que Deus impossibilia non jubet, sed jubendo monet & facere quod possis, & petere quod non possis ; que Dieu n’ordonne rien d’impossible, mais avertit en ordonnant & de faire ce que l’on peut, & de demander ce que l’on ne peut pas.

Seconde proposition : interiori gratiæ in statu naturæ lapsæ nunquam resistitur. Dans l’état de nature tombée, on ne résiste jamais à la grace intérieure.

Cette proposition n’est pas mot à mot dans l’ouvrage de Jansénius ; mais la doctrine qu’elle présente fut notée d’hérésie, parce qu’elle parut opposée à ces paroles de J. C. Jerusalem, quoties volui congregare filios tuos, sicut gallina congregat pullos suos sub alis, & noluisti. Jérusalem, combien de fois n’ai-je pas voulu rassembler tes enfans, comme la poule rassemble ses petits sous ses aîles, & tu ne l’as pas voulu ? & à celles-ci que S. Etienne adresse aux Juifs : durà cervice & incircumcisis cordibus, vos semper Spiritui sancto resistitis. Têtes dures, cœurs incirconcis, vous résistez toûjours à l’Esprit saint ; & à ce passage de S. Paul, videte ne quis vestrûm desit gratiæ Dei. Faites qu’aucun de vous ne résiste à la grace de Dieu.

Troisieme proposition : ad merendum vel demerendum in statu naturæ lapsoe, non requiritur in homine libertas a necessitate, sed sufficit libertas a coactione. Dans l’état de nature tombée, l’homme pour mériter ou pour démériter n’a pas besoin d’une liberté exemte de nécessité, il lui suffit d’une liberté exemte de contrainte.

On ne lit pas cette proposition dans Jansénius, mais celle-ci : l’homme est libre, dès qu’il n’est pas contraint. La nécessité simple, c’est-à-dire la détermination invincible qui part d’un principe extérieur, ne répugne point à la liberté. Une œuvre est méritoire ou déméritoire, lorsqu’on la fait sans contrainte, quoiqu’on ne la fasse pas sans nécessité. Voyez lib. VI. de grat. Christ. C’est la suite du penchant de la délectation victorieuse, où l’homme mérite & démérite, quoique son action exemte de contrainte ne le soit pas de nécessité.

La proposition troisieme fut déclarée hérétique ; car il est de foi que le mouvement de la grace efficace même n’emporte point de nécessité.

Luther & Calvin n’avoient admis dans l’homme de liberté que pour le physique des actions. Quant au moral, ils prétendoient que l’exemtion de contrainte suffisoit ; & que quoique nécessité, on pourroit mériter ou démériter ; le concile de Trente avoit anathématisé ces erreurs.

Quatrieme proposition : semi-pelagiani admittebant proevenientis gratiæ necessitatem ad singulos actus, etiam ad initium fidei ; & in hoc erant hoeretici quod vellent eam gratiam talem esse cui posset humana voluntas resistere vel obtemperare. Les semi-pélagiens admettoient la nécessité d’une grace prévenante pour toutes les bonnes œuvres, même pour le commencement de la foi ; & ils étoient hérétiques, en ce qu’ils pensoient que cette grace étoit telle que la volonté de l’homme pouvoit s’y soumettre ou y résister.

La premiere partie de cette proposition est un fait, & on lit dans Jansénius, liv. VII. & VIII. de l’hérés. pélag. il n’est pas douteux que les demi-Pélagiens n’ayent admis la nécessité d’une grace actuelle & intérieure pour les premieres volontés de croire, d’espérer, &c.

Cette opinion de Jansénius sur le sémi-pélagianisme est regardée par tous les Théologiens comme contraire à la vérité & à l’autorité de S. Augustin, & la qualité de fausse de la censure tombe là-dessus.

Quant à la seconde partie qui concerne le dogme, elle a été qualifiée d’hérétique. Ainsi il paroit qu’il falloit dire, 1°. que les sémi-Pélagiens n’ont point admis la nécessité d’une grace intérieure pour le commencement de la foi ; 2°. que, quand ils l’auroient admise, ils n’auroient point erré en prétendant que cette grace étoit telle que la volonté pût y consentir ou la rejetter.

Cinquieme proposition : semi-Pelagianum est dicere Christum pro omnibus hominibus mortuum esse aut sanguinem fudisse. C’est une erreur demi-pélagienne que Jesus-Christ est mort pour tous les hommes, ou qu’il ait répandu son sang pour eux.

Jansénius dit, de grat. Christ. lib. III. cap. ij. que les peres, bien loin de penser que Jesus-Christ soit mort pour le salut de tous les hommes, ont regardé cette opinion comme une erreur contraire à la foi catholique, & que le sentiment de S. Augustin est, qu’il n’est mort que pour les prédestinés, & qu’il n’a pas plus prié son Pere pour le salut des réprouvés que pour le salut des démons.

Le symbole de Nicée a dit, qui propter nos homines & propter nostram salutem descendit de cælis… incarnatus est… passus est & la cinquieme proposition fut condamnée comme impie, blasphématoire & hérétique.

Cependant M. Bossuet dit, justif. des réflex. moral. p. 67. qu’il ne faut pas faire un point de foi également décidé de la volonté de sauver tous les justifiés, & de celle de sauver tous les hommes.

Telles sont les cinq fameuses propositions qui donnerent lieu à la bulle d’Innocent X. à laquelle on objecta que les cinq propositions n’étoient pas dans le livre de Jansénius, & qu’elles n’avoient pas été condamnées dans le sens de cet auteur, & l’on vit naître la fameuse distinction du fait & du droit.

Diverses assemblées du clergé de France tenues en 1654, 5, 6, & 7, statuerent, 1°. que les cinq propositions étoient dans le livre de Jansénius ; 2°. qu’elles avoient été condamnées dans le sens propre & naturel de l’auteur.

Innocent X. adressa à ce sujet un bref en 1654. Alexandre VII. son successeur, dit dans sa constitution de 1656, que les cinq propositions extraites de l’Augustinus, ont été condamnées dans le sens de l’auteur.

Cependant M. Arnauld, lett. à un duc & pair, soûtint que les propositions n’étoient point dans Jansénius ; qu’elles n’avoient point été condamnées dans son sens, & que toute la soûmission qu’on pouvoit exiger des fideles à cet égard, se réduisoit au silence respectueux. Il prétendit encore que la grace manque au juste dans des occasions où l’on ne peut pas dire qu’il ne peche pas ; qu’elle avoit manqué à Pierre en pareil cas, & que cette doctrine étoit celle de l’Ecriture & de la tradition.

La Sorbonne censura en 1656 ces deux propositions ; & M. Arnauld ayant refusé de se soûmettre à sa décision, fut exclus du nombre des docteurs. Les candidats signent encore cette censure.

Cependant les disputes continuoient. Pour les étouffer, le clergé, dans différentes assemblées tenues depuis 1655 jusqu’en 1661, dressa une formule de foi que les uns souscrivirent, & que d’autres rejetterent. Les évêques s’adresserent à Rome, & il en vint en 1665 une bulle qui enjoignit la signature du formulaire, appellé communément d’Alexandre VII. dont voici la teneur.

Ego N. constitutioni apostolicæ Innocent. X. datoe die tertia Maii, an. 1653, & constitutioni Alex. VII. datæ die sexta Octob. an. 1656. summorum pontificum, me subjicio, & quinque propositiones ex Cornelii Jansenii libro cui nomen est Augustinus excerptas, & in sensu ab eodem autore intento, prout illas perdictas propositiones sedes apostolica damnavit, sincero animo damno ac rejicio, & ita juro. Sic me Deus adjuvet, & hæc sancta Evangelia.

Louis XIV. donna en 1665 une déclaration qui fut enregistrée au parlement, & qui confirma la signature du formulaire sous des peines grieves. Le formulaire devint ainsi une loi de l’Église & de l’Etat

Les défenseurs du formulaire disent que les cinq propositions ont été condamnées dans le sens de Jansénius, car elles ont été déférées & discutées à Rome dans ce sens.

Ce sens est clair ou obscur. S’il est clair, le pape, les évêques & tout le clergé est donc bien aveugle. S’il est obscur, les Jansénistes sont donc bien éclairés.

Le jugement d’Innocent X. est irréformable, parce qu’il a été porté par un juge compétent, après une mûre délibération, & accepté par l’Église. Personne ne doute, dit M. Bossuet, lett. aux relig. de P. R. que la condamnation des propositions ne soit canonique.

Cependant MM. Pavillon évêque d’Aleth, Choart de Buzenval évêque d’Amiens, Caulet évêque de Pamiers & Arnauld évêque d’Angers distinguerent expressément dans leurs mandemens la question de fait & celle de droit.

Le pape irrité voulut leur faire faire leur procès, & nomma des commissaires. Il s’éleva une contestation sur le nombre des juges. Le roi en vouloit douze. Le pape n’en vouloit que dix. Celui-ci mourut, & sous son successeur Clement IX MM d’Estrées, alors évêque de Laon & depuis cardinal, de Gondrin archevêque de Sens, & Vialart évêque de Châlons, proposerent un accommodement, dont les termes étoient, que les quatre évêques donneroient & feroient donner dans leurs diocèses une nouvelle signature de formulaire, par laquelle on condamneroit les propositions de Jansénius sans aucune restriction, la premiere ayant été jugée insuffisante.

Les quatre évêques y consentirent. Cependant dans les procès-verbaux des synodes diocésains qu’ils tinrent pour cette nouvelle signature, on fit la distinction du fait & du droit, & l’on inséra la clause du silence respectueux sur le fait. La volonté du pape fut-elle ou ne fut-elle pas éludée ? C’est une grande question entre les Jansénistes & leurs adversaires.

Il est certain que la question de fait peut être prise en divers sens. 1°. Pour le fait personnel, c’est-à-dire quelle a été l’intention personnelle de Jansénius. 2°. Pour le fait grammatical, savoir si les propositions se trouvent mot pour mot dans Jansénius. 3°. Pour le fait dogmatique, ou l’attribution des propositions à Jansénius, & leur liaison avec le dogme.

On convient que la decision de l’Église ne peut s’étendre au fait pris soit au premier soit au second sens. Mais est-ce du fait pris dans ces deux sens, ou du fait pris au troisieme qu’il faut entendre la distinction dans laquelle persisterent les quatre évêques & les dix-neuf autres qui se joignirent à eux ? C’est une difficulté que nous laissons à examiner à ceux qui se chargeront de l’histoire ecclésiastique de ces tems.

Quoi qu’il en soit, voilà ce qu’on appelle la paix de Clement IX.

Les évêques de Flandres ayant fait quelque altération à la souscription du formulaire, quelques docteurs de Louvain dépêcherent à Rome un des leurs, appellé Hennebel, pour se plaindre de cette témérité ; & Innocent XII. donna en 1694 & en 1696 deux brefs, dans l’un desquels il dit : « Nous attachant inviolablement aux constitutions de nos prédécesseurs Innocent X. & Aléxandre VII. nous déclarons que nous ne leur avons donné ni ne donnons aucune atteinte, qu’elles ont demeuré & demeurent encore dans toute leur force ». Il ajoûte dans l’autre : « Nous avons appris avec étonnement que certaines gens ont osé avancer que dans notre premier bref, nous avions altéré & réformé la constitution d’Alexandre VII. & le formulaire dont il a prescrit la signature. Rien de plus faux, puisque par ledit bref nous avons confirmé l’un & l’autre, que nous y adhérons constamment, que telle est & a toûjours été notre intention ».

Le pape, dans un de ces brefs, dit des Jansénistes, les prétendus Jansénistes. Ce mot de prétendus diversement interprété par les deux partis, acheve d’obscurcir la question de la signature pure & simple du formulaire.

Depuis la paix de Clément IX. les esprits avoient été assez tranquilles, lorsqu’en 1702 on vit paroître le fameux cas de conscience. Voici ce que c’est.

On supposoit un ecclésiastique qui condamnoit les cinq propositions dans tous les sens que l’Eglise les avoit condamnées, même dans le sens de Jansénius de la maniere qu’Innocent XII. l’avoit entendu dans ses brefs aux évêques de Flandres, & auquel cependant on avoit réfusé l’absolution, parce que, quant à la question de fait, c’est-à-dire, à l’attribution des propositions au livre de Jansénius, il croyoit que le silence respectueux suffisoit ; & l’on demandoit à la Sorbonne ce qu’elle pensoit de ce refus d’absolution.

Il parut une décision signée de quarante docteurs, dont l’avis étoit que le sentiment de l’ecclésiastique n’étoit ni nouveau ni singulier, qu’il n’avoit jamais été condamné par l’Eglise, & qu’on ne devoit point pour ce sujet lui refuser l’absolution.

Cette piece ralluma l’incendie. Le cas de conscience occasionna plusieurs mandemens. Le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, exigea & obtint des docteurs qui l’avoient signé une rétractation. Un seul tint ferme, & fut exclus de la Sorbonne.

Cependant les disputes renouvellées ne finissant point, Clément XI. qui occupoit alors la chaire de S. Pierre, après plusieurs brefs, publia sa bulle, Vineam Domini sabaoth. Elle est du 15 Juillet 1705. Et il paroît que son objet est de déclarer que le silence respectueux sur le fait ne suffit pas pour rendre à l’Eglise la pleine & entiere obéissance qu’elle exige des fidelles.

La question étoit devenue si embarrassée, si subtile, qu’on dispute encore sur cette bulle. Mais il faut avouer qu’elle fut regardée dans les premiers momens comme une autorité contraire au silence respectueux.

M. l’évêque de Montpellier, qui l’avoit d’abord acceptée, se rétracta dans la suite.

Jamais les hommes n’ont peut-être montré tant de dialectique & de finesse que dans toute cette affaire.

Ce fut alors qu’on fit la distinction du double sens des propositions de Jansénius, l’un qui est le sens vrai, naturel & propre de Jansénius, & l’autre qui est un sens putatif & imaginé. On convint que les propositions étoient hérétiques dans le sens putatif & imaginé par le souverain pontife, mais non dans leur sens vrai, propre & naturel.

Voilà où la question du Jansénisme & du formulaire en est venue.

Les disputes occasionnées par le livre de Quesnel & par sa condamnation, ayant commencé précisément lorsque celles que l’ouvrage de Jansénius avoit excitées, alloient peut-être s’éteindre, on a donné le nom de Jansénistes aux défenseurs de Quesnel & aux adversaires de la bulle Unigenitus. Voyez les articles Quenelistes, Unigenitus, &c.