L’Encyclopédie/1re édition/ASSOUPISSEMENT

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 773-774).
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* ASSOUPISSEMENT, s. m. (Med.) état de l’animal dans lequel les actions volontaires de son corps & de son ame paroissent éteintes & ne sont que suspendues. Il faut en distinguer particulierement de deux especes ; l’un, qui est naturel & qui ne provient d’aucune indisposition, & qu’on peut regarder comme le commencement du sommeil : il est occasionné par la fatigue, le grand chaud, la pesanteur de l’atmosphere, & autres causes semblables. L’autre, qui naît de quelque dérangement ou vice de la machine, & qu’il faut attribuer à toutes les causes qui empêchent les esprits de fluer & refluer librement, & en assez grande quantité, de la moelle du cerveau par les nerfs aux organes des sens & des muscles qui obéissent à la volonté, & de ces organes à l’origine de ces nerfs dans la moelle du cerveau. Ces causes sont en grand nombre : mais on peut les rapporter 1°. à la pléthore. Le sang des pléthoriques se raréfie en été. Il étend les vaisseaux déja fort tendus par eux-mêmes ; tout le corps résiste à cet effort, excepté le cerveau & le cervelet, où toute l’action est employée à le comprimer ; d’où il s’ensuit assoupissement & apoplexie ; 2°. à l’obstruction ; 3°. à l’effusion des humeurs ; 4°. à la compression ; 5°. à l’inflammation ; 6°. à la suppuration ; 7°. à la gangrene ; 8°. à l’inaction des vaisseaux ; 9°. à leur affaissement produit par l’inanition ; 10°. à l’usage de l’opium & des narcotiques. L’opium produit son effet, lorsqu’il est encore dans l’estomac : un chien à qui on en avoit fait avaler fut disséqué, & on le lui trouva dans l’estomac ; il n’a donc pas besoin pour agir, d’avoir passé par les veines lactées ; 11°. à l’usage des aromates. Les droguistes disent qu’ils tombent dans l’assoupissement, quand ils ouvrent les caisses qu’on leur envoye des Indes, pleines d’aromates ; 12°. aux matieres spiritueuses, fermentées, & trop appliquées aux narines : celui qui flairera long-tems du vin violent s’enivrera & s’assoupira ; 13°. aux mêmes matieres intérieurement prises ; 14°. à des alimens durs, gras, pris avec excès, & qui s’arrêtent long-tems dans l’estomac. On trouvera aux différens articles des maladies où l’assoupissement a lieu, les remedes qui conviennent.

On lit dans les mémoires de l’Académie des Sciences, l’histoire d’un assoupissement extraordinaire. Un homme de 45 ans, d’un tempérament sec & robuste, à la nouvelle de la mort inopinée d’un homme avec lequel il s’étoit querellé, se prosterna le visage contre terre, & perdit le sentiment peu à peu. Le 26 Avril 1715, on le porta à la Charité, où il demeura l’espace de quatre mois entiers ; les deux premiers mois, il ne donna aucune marque de mouvement, ni de sentiment volontaire. Ses yeux furent fermés nuit & jour, il remuoit seulement les paupieres. Il avoit la respiration libre & aisée ; le pouls petit & lent, mais égal. Ses bras restoient dans la situation où on les mettoit. Il n’en étoit pas de même du reste du corps ; il falloit le soûtenir, pour faire avaler à cet homme quelques cueillerées de vin pur : ce fut pendant ces quatre mois sa seule nourriture ; aussi devint-il maigre, sec & décharné. On fit tous les remedes imaginables pour dissiper cette léthargie ; saignées, émétiques, purgatifs, vésicatoires, sangsues, &c. & l’on n’en obtint d’autre effet que celui de le réveiller pour un jour, au bout duquel il retomba dans son état. Pendant les deux premiers mois, il donna quelques signes de vie ; quand on avoit différé à le purger, il se plaignoit, & serroit les mains de sa femme. Dès ce tems, il commença à ne se plus gâter. Il avoit l’attention machinale de s’avancer au bord du lit où l’on avoit placé une toile cirée. Il buvoit, mangeoit, prenoit des bouillons, du potage, de la viande, & sur-tout du vin, qu’il ne cessa pas d’aimer pendant sa maladie, comme il faisoit en santé. Jamais il ne découvrit ses besoins par aucun signe. Aux heures de ses repas, on lui passoit le doigt sur les levres, il ouvroit la bouche sans ouvrir les yeux, avaloit ce qu’on lui présentoit, se remettoit & attendoit patiemment un nouveau signe. On le rasoit régulierement ; pendant cette opération, il restoit immobile comme un mort. Le levoit-on après dîner, on le trouvoit dans sa chaise les yeux fermés, comme on l’y avoit mis. Huit jours avant sa sortie de la Charité, on s’avisa de le jetter brusquement dans un bain d’eau froide : ce remede le surprit en effet ; il ouvrit les yeux, regarda fixement, ne parla point dans cet état, sa femme le fit transporter chez elle, où il est présentement, dit l’auteur du mémoire : on ne lui fait point de remede ; il parle d’assez bon sens, & il revient de jour en jour. Ce fait est extraordinaire : le suivant ne l’est pas moins.

M. Homberg lut en 1707 à l’Académie, l’extrait d’une lettre hollandoise, imprimée à Geneve, qui contenoit l’histoire d’un assoupissement, causé par le chagrin & précédé d’une affection mélancolique de trois mois. Le dormeur hollandois l’emporte sur celui de Paris. Il dormit six mois de suite sans donner aucune marque de sentiment ni de mouvement volontaire ; au bout de six mois, il se réveilla, s’entretint avec tout le monde pendant vingt-quatre heures, & se rendormit ; peut-être dort-il encore.