L’Encyclopédie/1re édition/ANTIPODES
ANTIPODES, adj. pl. m. (Géogr.) c’est un terme relatif par lequel on entend, en Géographie, les peuples qui occupent des contrées diamétralement opposées les unes aux autres. Voyez Terre & Antichtones.
Ce mot vient du Grec. Il est composé de ἀντὶ, contra, & de πῆς, ποδὸς, pié. Ceux qui sont sur des paralleles à l’équateur également éloignés de ce cercle, les uns du côté du midi, les autres du côté du nord ; qui ont le même méridien, & qui sont sous ce méridien à la distance les uns des autres de 180 degrés, ou de la moitié de ce méridien, sont antipodes, c’est-à-dire, ont les pieds diamétralement opposés.
Les antipodes souffrent à peu près le même degré de chaud & de froid ; ils ont les jours & les nuits également longs, mais en des tems opposés. Il est midi pour les uns, quand il est minuit pour les autres ; & lorsque ceux-ci ont le jour le plus long, les autres ont le jour le plus court. Voyez Chaleur, Jour, Nuit , &c.
Nous disons que les antipodes souffrent à peu près, & non exactement, le même degré de chaud & de froid. Car 1°. il y a bien des circonstances particulieres qui peuvent modifier l’action de la chaleur solaire, & qui font souvent que des peuples situés sous le même climat ne joüissent pourtant pas de la même température. Ces circonstances sont en général la position des montagnes, le voisinage ou l’éloignement de la mer, les vents, &c. 2°. Le soleil n’est pas durant toute l’année à la même distance de la terre ; il en est sensiblement plus éloigné au mois de Juin qu’au mois de Janvier ; d’où il s’ensuit que, toutes choses d’ailleurs égales, notre été en France doit être moins chaud que celui de nos antipodes, & notre hyver moins froid. Aussi trouve-t-on de la glace dans les mers de l’hémisphere méridional à une distance beaucoup moindre de l’équateur, que dans l’hémisphere septentrional.
L’horison d’un lieu étant éloigné du zénith de ce lieu de 90 degrés, il s’ensuit que les antipodes ont le même horison. Voyez Horison.
Il s’ensuit encore que, quand le soleil se leve pour les uns, il se couche pour les autres. Voyez Lever & Coucher.
Platon passe pour avoir imaginé le premier la possibilité des antipodes, & pour être l’inventeur de ce nom. Comme ce Philosophe concevoit la terre sphérique, il n’avoit plus qu’un pas à faire pour conclure l’existence des antipodes. Voyez Terre.
La plûpart des anciens ont traité cette opinion avec un souverain mépris ; n’ayant jamais pû parvenir à concevoir comment les hommes & les arbres subsistoient suspendus en l’air, les piés en haut ; en un mot, tels qu’ils paroissent devoir être dans l’autre hemisphere.
Ils n’ont pas fait réflexion que ces termes en-haut, en-bas, sont des termes purement relatifs, qui signifient seulement plus loin ou plus près du centre de la terre, centre commun où tendent tous les corps pesans ; & qu’ainsi nos antipodes n’ont pas plus que nous la tête en bas & les piés en haut, puisqu’ils ont comme nous les piés plus près du centre de la terre, & la tête plus loin de ce même centre. Avoir la tête en bas & les piés en haut, c’est avoir le corps placé de maniere que la direction de la pesanteur se fasse des piés vers la tête : or c’est ce qui n’a point lieu dans les antipodes ; car ils sont poussés comme nous vers le centre de la terre, suivant une direction qui va de la tête aux piés.
Si nous en croyons Aventinus, Boniface archevêque de Mayence & légat du pape Zacharie, dans le huitieme siecle, déclara hérétique un évêque de ce tems, nommé Virgile, pour avoir osé soûtenir qu’il y avoit des antipodes.
Comme quelques personnes employoient ce fait, quoique mal-à-propos, pour prouver que l’Eglise n’étoit pas infaillible, un anonyme a crû pouvoir le révoquer en doute dans les Mémoires de Trévoux.
Le seul monument, dit l’auteur anonyme, sur lequel ce fait soit appuyé, ainsi que la tradition qui nous l’a transmis, est une lettre du pape Zacharie à Boniface : « S’il est prouvé, lui dit le souverain Pontife dans cette lettre, que Virgile soûtient qu’il y a un autre monde & d’autres hommes sous cette terre, un autre soleil, & une autre lune ; assemblez un Concile ; condamnez-le ; chassez-le de l’Eglise, après l’avoir dépouillé de la Prêtrise, &c. » L’auteur que nous venons de citer, prétend que cet ordre de Zacharie demeura sans effet, que Boniface & Virgile vécurent dans la suite en bonne intelligence, & que Virgile fut même canonisé par le Pape. Mém. de Trévoux, Janvier 1708.
L’anonyme va plus loin. Il soûtient que, quand même cette histoire seroit vraie, on ne pourroit encore accuser le Pape d’avoir agi contre la vérité & contre la justice. Car, dit-il, les notions qu’on avoit alors des antipodes étoient bien différentes des nôtres. « Les démonstrations des Mathématiciens donnerent lieu aux conjectures des Philosophes : ceux-ci assûroient que la mer formoit autour de la terre deux grands cercles qui la divisoient en quatre parties ; que la vaste étendue de l’océan & les chaleurs excessives de la zone-torride empêchoient toute communication entre ces parties ; en sorte qu’il n’étoit pas possible que les hommes qui les habitoient, fussent de la même espece & provinssent de la même tige que nous. Voilà, dit cet auteur, ce que l’on entendoit alors par antipodes. »
Ainsi parle l’anonyme, pour justifier le pape Zacharie : mais toutes ces raisons ne paroissent pas fort concluantes. Car la lettre du pape Zacharie porte, selon l’anonyme même, ces mots : S’il est prouvé que Virgile soûtient qu’il y a un autre monde & d’autres hommes sous cette terre, condamnez-le. Le Pape ne reconnoissoit donc point d’antipodes, & regardoit comme une hérésie d’en soûtenir l’existence. Il est vrai qu’il ajoûte ces mots, un autre soleil, une autre lune. Mais 1o. quelqu’un qui soûtient l’existence des antipodes, peut très-bien soûtenir qu’ils ont un autre soleil & une autre lune que nous ; comme nous disons tous les jours, que le soleil d’Ethiopie n’est pas le même que celui de France ; c’est-à-dire, que l’action du soleil est différente, & agit en différens tems sur ces deux pays ; que la lune de Mars & celle de Septembre sont différentes, &c. Ainsi ces mots un autre soleil, une autre lune, pouvoient bien, & selon Virgile, & dans la lettre du Pape même, avoir un sens très-simple & très-vrai. Ces mots, un autre soleil sous notre terre, ne signifient pas plus deux soleils, que ces mots, un autre monde sous notre terre, ne signifient une autre terre sous notre terre.
Enfin il est plus que vraissemblable que c’étoit-là en effet le sens de Virgile, puisqu’en admettant la terre sphérique & l’existence des antipodes, c’est une conséquence nécessaire qu’ils ayent le même soleil que nous, lequel les éclaire pendant nos nuits. Aussi l’anonyme supprimant dans la suite de sa dissertation ces mots sous notre terre, qu’il avoit pourtant rapportés d’abord, prétend que le Pape n’a pas nié les antipodes, mais seulement qu’il y eût d’autres hommes, un autre soleil, une autre lune. 2o. Quand même Virgile auroit soûtenu l’existence réelle d’un autre soleil & d’une autre lune pour les antipodes ; il n’y auroit eu en cela qu’une erreur physique, à la vérité assez grossiere, mais qui ne mérite pas, ce me semble, le nom d’hérésie ; & en cas que le Pape eut voulu la qualifier telle, il devoit encore distinguer cette prétendue hérésie de la vérité que soûtenoit Virgile sur l’existence des antipodes ; & ne pas mêler tout ensemble dans la même phrase, ces mots, d’autres hommes sous notre terre, un autre soleil, & une autre lune.
A l’égard de l’opinion générale où l’apologiste anonyme prétend que l’on étoit alors sur les antipodes, que conclurre de-là, sinon que le Pape étoit comme tous les autres dans l’erreur sur ce sujet, mais qu’il n’en étoit pas plus en droit de prendre pour article de foi, une opinion populaire & fausse, & de vouloir faire condamner Virgile comme hérétique, pour avoir soûtenu la vérité contraire.
Enfin la bonne intelligence vraie ou prétendue dans laquelle Boniface & Vingile vécurent depuis, ne prouve point que le pape Zacharie ne se soit pas trompé, en voulant faire condamner Virgile sur les antipodes. Si Virgile se retracta, c’est peut-être tant pis pour lui.
Dans toutes ces discussions, je suppose les faits exactement tels que l’anonyme les raconte ; je n’ignore point que l’opinion la plus généralement reçûe est que le Pape condamna en effet Virgile pour avoir soûtenu l’existence des antipodes, & peut-être cette opinion est-elle la plus vraie : mais la question dont il s’agit, est trop peu importante pour être examinée du côté du fait.[1]
Je suis fort étonné que l’anonyme n’ait pas pris un parti beaucoup plus court & plus sage ; c’étoit de passer condamnation sur l’article du Pape Zacharie, & d’ajoûter que cette erreur physique du Pape ne prouve rien contre l’infaillibilité de l’Eglise. Nous soûtenons le mouvement de la terre, quoique les livres saints semblent attribuer le mouvement au soleil ; parce que dans ce qui n’est point de foi, les livres saints se conforment au langage ordinaire. De même, quoique le Pape ait pû se tromper sur une question de Cosmologie & de Physique, on ne sauroit en conclurre que l’Eglise & les Conciles généraux qui la représentent, ne soient pas infaillibles dans les matieres qui regardent la foi. (Voyez sur cela les décisions du Concile de Constance, & les articles de l’assemblée du Clergé 1682.) Cette réponse est tranchante, & je ne comprends pas comment elle n’est point venue à l’anonyme.
Pour en venir aux sentimens des premiers Chrétiens sur les antipodes, il paroît qu’ils n’étoient point d’accord entr’eux sur ce sujet. Les uns, plûtôt que d’admettre les inductions des Philosophes, nioient jusqu’aux démonstrations des Mathématiciens sur la sphéricité de la terre. Ce fut le parti que Lactance prit, comme on peut s’en assûrer par le xxjv. chap. du livre III. de ses Inst. D’autres s’en tinrent à révoquer en doute les conjectures des Philosophes ; c’est ce que fit S. Augustin, comme on voit au chap. jx. du livre XVI. de la Cité de Dieu. Après avoir examiné, s’il est vrai qu’il y ait des Cyclopes, des Pygmées & des nations qui ayent la tête en bas & les piés en haut ; il passe à la question des antipodes, & il demande si la partie inférieure de notre terre est habitée. Il commence par avoüer la sphéricité de la terre ; il convient ensuite qu’il y a une partie du globe diamétralement opposée à celle que nous habitons : mais il nie que cette partie soit peuplée ; & les raisons qu’il en apporte, ne sont pas mauvaises pour un tems où on n’avoit point encore découvert le nouveau monde. Premierement, ceux qui admettent des antipodes, dit-il, ne sont fondés sur aucune histoire. 2°. Cette partie inférieure de la terre peut être totalement submergée. 3°. Admettre des antipodes, & conséquemment des hommes d’une tige différente de la nôtre, (car les anciens regardant la communication de leur monde avec celui des antipodes, comme impossible, la premiere supposition entraînoit la seconde) c’est contredire les saintes écritures qui nous apprennent que toute la race humaine descend d’un seul homme. Telle est l’opinion de ce Pere de l’Eglise.
On voit par-là que S. Augustin se trompoit en croyant que les antipodes devoient être d’une race différente de la nôtre. Car enfin ces antipodes existent, & il est de foi que tous les hommes viennent d’Adam. A l’égard de la maniere dont ces peuples ont passé dans les terres qu’ils habitent, rien n’est plus facile à expliquer ; on peut employer pour cela un grand nombre de suppositions toutes aussi vraissemblables les unes que les autres. Au reste nous remarquerons ici que S. Augustin condamne à la vérité, comme hérétique, l’opinion qui feroit venir les antipodes d’une autre race que de celle d’Adam ; mais il ne condamne pas comme telle, celle qui se borneroit purement & simplement à l’existence des antipodes. S’il avoit pensé à séparer ces deux opinions, il y a grande apparence qu’il se seroit déclaré pour la seconde.
Quoi qu’il en soit, quand même il se seroit trompé sur ce point peu important de la Géographie, ses écrits n’en seront pas moins respectés dans l’Eglise, sur tout ce qui concerne les vérités de la foi & de la tradition ; & il n’en sera pas moins l’Oracle des Catholiques contre les Manichéens, les Donatistes, les Pélagiens, Semi-pélagiens, &c.
Nous pouvons ajoûter à cela, que les Peres de l’Eglise n’étoient pas les seuls qui rejettassent la possibilité des antipodes.
Lucrece avoit pris ce parti, long-tems avant eux, comme il paroît par la fin du premier livre, v. 10. 60. &c. Voyez aussi le livre de Plutarque de Facie in orbe lunæ. Pline réfute la même opinion. Liv. II. c. lxv.
Ce qu’il y a de plus propre aux antipodes, & en quoi seulement nous les considérons ici, c’est d’être dans des lieux diamétralement opposés entr’eux sur le globe terrestre ; de maniere qu’ayant mené une perpendiculaire ou une verticale à un lieu quelconque, & qui par conséquent passe par le zénith de ce lieu, l’endroit opposé de la surface du globe que cette verticale prolongée ira couper, en soit l’antipode. Tout le reste n’est qu’accessoire à cette idée dans la supposition énoncée ou tacite de la sphéricité de la terre ; car si la terre n’est point une sphere, si c’est une sphéroïde elliptique, applati, ou allongé vers les poles, il n’y a plus d’antipodes réciproques ; c’est-à-dire, par exemple, qu’ayant mené une ligne par le zénith de Paris & par le centre de cette ville, qui est dans l’hémisphère boréal, cette ligne ira couper l’hémisphere austral en un point qui sera l’antipode de Paris, mais dont Paris ne sera pas l’antipode ; ainsi l’égalité réciproque de position, de latitude, de jour & de nuit dans les hémispheres opposés à six mois de différence, & tout ce qu’on a coûtume de renfermer dans l’idée des antipodes, comme inséparable, ne l’est plus, & doit effectivement en être séparé dès que l’on déroge à la sphéricité de la terre. Il ne faut qu’un peu d’attention pour s’en convaincre.
Tout ceci est fondé sur ce que la sphere, ou, pour simplifier cette théorie, le cercle, est la seule figure réguliere que tous les diametres passans par son centre coupent à angles droits. Donc en toute figure terminée par une autre courbe, dans l’ellipse, par exemple, la perpendiculaire menée à un de ses points ou à sa tangente, excepté les deux axes qui répondent ici à la ligne des poles, ou à un diametre quelconque de l’équateur, ne sauroit passer par son centre, ni aller rencontrer la partie opposée du méridien elliptique à angles droits : donc le nadir de Paris n’est pas le zénith de son antipode, & réciproquement. Si l’on élevoit au milieu de Paris une colonne bien perpendiculaire à la surface de la terre, elle ne seroit pas dans la même ligne que celle qu’on éleveroit pareillement au point antipode de Paris : mais elle en déclineroit par un angle plus ou moins grand, selon que l’ellipse où le méridien elliptique differeroit plus ou moins du cercle. La latitude de l’un & de l’autre de ces deux points differera donc en même raison, & conséquemment la longueur des jours & des nuits, des mêmes saisons, &c.
Les lieux situés à l’un & l’autre pole, ou sur l’équateur, en sont exceptés ; parce que dans le premier cas, c’est un des axes de l’ellipse qui joint les deux points ; & que dans le second il s’agit toûjours d’un cercle, dont l’autre axe de l’ellipse est le diametre ; le sphéroïde quelconque applati ou allongé étant toûjours imaginé résulter de la révolution du méridien elliptique autour de l’axe du monde. Voyez Hist. acad. 1741. (O)