L’Encyclopédie/1re édition/AGRICULTURE

Texte établi par D’Alembert, Diderot (Tome 1p. 183-190).
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AGRICULTURE, s. s. (Ordre Encycl. Histoire de la Nat. Philos. Science de la Nat. Botan. Agricult.) L’agriculture est, comme le mot le fait assez entendre, l’art de cultiver la terre. Cet art est le premier, le plus utile, le plus étendu, & peut-être le plus essentiel des arts. Les Egyptiens faisoient honneur de son invention à Osiris ; les Grecs à Cerès & à Triptoleme son fils ; les Italiens à Saturne ou à Janus leur Roi, qu’ils placerent au rang des Dieux en reconnoissance de ce bienfait. L’agriculture fut presque l’unique emploi des Patriarches, les plus respectables de tous les hommes par la simplicité de leurs mœurs, la bonté de leur ame, & l’élevation de leurs sentimens. Elle a fait les délices des plus grands hommes chez les autres peuples anciens. Cyrus le jeune avoit planté lui-même la plûpart des arbres de ses jardins, & daignoit les cultiver ; & Lisandre de Lacédemone, & l’un des chefs de la République, s’écrioit à la vûe des jardins de Cyrus : O Prince, que tous les hommes vous doivent estimer heureux, d’avoir sü joindre ainsi la vertu à tant de grandeur & de dignité ! Lisandre dit la vertu, comme si l’on eût pensé dans ces tems qu’un Monarque agriculteur ne pouvoit manquer d’être un homme vertueux ; & il est constant du moins qu’il doit avoir le goût des choses utiles & des occupations innocentes. Hiéron de Syracuse, Attalus, Philopator de Pergame, Archelaüs de Macédoine, & une infinité d’autres, sont loüés par Pline & par Xenophon, qui ne loüoient pas sans connoissance, & qui n’étoient pas leurs sujets, de l’amour qu’ils ont eu pour les champs & pour les travaux de la campagne. La culture des champs fut le premier objet du Législateur des Romains ; & pour en donner à ses sujets la haute idée qu’il en avoit lui-même, la fonction des premiers Prêtres qu’il institua, fut d’offrir aux Dieux les prémices de la terre, & de leur demander des recoltes abondantes Ces Prêtres étoient au nombre de douze ; ils étoient appellés Arvales, de arva, champs, terres labourables. Un d’entr’eux étant mort, Romulus lui-même prit sa place ; & dans la suite on n’accorda cette dignité qu’à ceux qui pouvoient prouver une naissance illustre. Dans ces premiers tems, chacun faisoit valoir son héritage, & en tiroit sa subsistance. Les Consuls trouverent les choses dans cet état, & n’y firent aucun changement. Toute la campagne de Rome fut cultivée par les vainqueurs des Nations. On vit pendant plusieurs siecles, les plus célebres d’entre les Romains, passer de la campagne aux premiers emplois de la République, &, ce qui est infiniment plus digne d’être observé, revenir des premiers emplois de la République aux occupations de la campagne. Ce n’étoit point indolence ; ce n’étoit point dégoût des grandeurs, ou éloignement des affaires publiques : on retrouvoit dans les besoins de l’Etat nos illustres agriculteurs, toujours prêts à devenir les défenseurs de la patrie. Serranus semoit son champ, quand on l’appella à la tête de l’Armée Romaine : Quintius Cincinnatus labouroit une piece de terre qu’il possédoit au-delà du Tibre, quand il reçut ses provisions de Dictateur ; Quintius Cincinnatus quitta ce tranquille exercice ; prit le commandement des armées ; vainquit les ennemis ; fit passer les captifs sous le joug ; reçut les honneurs du triomphe, & fut à son champ au bout de seize jours. Tout dans les premiers tems de la République & les plus beaux jours de Rome, marqua la haute estime qu’on y faisoit de l’agriculture : les gens riches, locupletes, n’étoient autre chose que ce que nous appellerions aujourd’hui de gros Laboureurs & de riches Fermiers. La premiere monnoie, pecunia à pecu, porta l’empreinte d’un mouton ou d’un bœuf, comme symboles principaux de l’opulence : les registres des Questeurs & des Censeurs s’appellerent pascua. Dans la distinction des citoyens Romains, les premiers & les plus considérables furent ceux qui formoient les tribus rustiques, rusticæ tribus : c’étoit une grande ignominie, d’être réduit, par le défaut d’une bonne & sage œconomie de ses champs, au nombre des habitans de la ville & de leurs tribus, in tribu urbana. On prit d’assaut la ville de Carthage : tous les livres qui remplissoient ses Bibliotheques furent donnés en présent à des Princes amis de Rome ; elle ne se réserva pour elle que les vingt-huit livres d’agriculture du Capitaine Magon. Decius Syllanus fut chargé de les traduire ; & l’on conserva l’original & la traduction avec un très-grand soin. Le vieux Caton étudia la culture des champs, & en écrivit : Ciceron la recommande à son fils, & en fait un très bel éloge : Omnium rerum, lui dit-il, ex quibus aliquid exquisitur, nihil est agriculturâ melius, nihil uberius, nihil dulcius, nihil homine libero dignius. « De tout ce qui peut être entrepris ou recherché, rien au monde n’est meilleur, plus utile, plus doux, enfin plus digne de l’homme libre, que l’agriculture ». Mais cet éloge n’est pas encore de la force de celui de Xénophon. L’agriculture naquit avec les lois & la société ; elle est contemporaine de la division des terres. Les fruits de la terre furent la premiere richesse : les hommes n’en connurent point d’autres, tant qu’ils furent plus jaloux d’augmenter leur félicité dans le coin de terre qu’ils occupoient, que de se transplanter en différens endroits pour s’instruire du bonheur ou du malheur des autres : mais aussitôt que l’esprit de conquête eut agrandi les sociétés & enfanté le luxe, le commerce, & toutes les autres marques éclatantes de la grandeur & de la méchanceté des peuples ; les métaux devinrent la représentation de la richesse, l’agriculture perdit de ses premiers honneurs ; & les travaux de la campagne abandonnés à des hommes subalternes, ne conserverent leur ancienne dignité que dans les chants des Poëtes. Les beaux esprits des siecles de corruption, ne trouvant rien dans les villes qui prêtât aux images & à la peinture, se répandirent encore en imagination dans les campagnes, & se plurent à retracer les mœurs anciennes, cruelle satyre de celles de leur tems : mais la terre sembla se venger elle-même du mépris qu’on faisoit de sa culture. « Elle nous donnoit autrefois, dit Pline, ses fruits avec abondance ; elle prenoit, pour ainsi dire, plaisir d’être cultivée par des charrues couronnées par des mains triomphantes ; & pour correspondre à cet honneur, elle multiplioit de tout son pouvoir ses productions. Il n’en est plus de même aujourd’hui ; nous l’avons abandonnée à des Fermiers mercenaires ; nous la faisons cultiver par des esclaves ou par des forçats ; & l’on seroit tenté de croire qu’elle a ressenti cet affront. » Je ne sai quel est l’état de l’agriculture à la Chine : mais le Pere du Halde nous apprend que l’Empereur, pour en inspirer le goût à ses sujets, met la main à la charrue tous les ans une fois ; qu’il trace quelques sillons ; & que les plus distingués de sa Cour lui succedent tour à tour au même travail & à la même charrue.

Ceux qui s’occupent de la culture des terres sont compris sous les noms de Laboureurs, de Laboureurs fermiers, Sequestres, Œconomes, & chacune de ces dénominations convient à tout Seigneur qui fait valoir ses terres par ses mains, & qui cultive son champ. Les prérogatives qui ont été accordées de tout tems à ceux qui se sont livrés à la culture des terres, leur sont communes à tous. Ils sont soûmis aux mêmes lois, & ces lois leur ont été favorables de tout tems ; elles se sont même quelquefois étendues jusqu’aux animaux qui partageoient avec les hommes les travaux de la campagne. Il étoit défendu par une loi des Athéniens, de tuer le bœuf qui sert à la charrue ; il n’étoit pas même permis de l’immoler en sacrifice. « Celui qui commettra cette faute, ou qui volera quelques outils d’agriculture, sera puni de mort ». Un jeune Romain accusé & convaincu d’avoir tué un bœuf, pour satisfaire la bisarrerie d’un ami, fut condamné au bannissement, comme s’il eût tué son propre Métayer, ajoûte Pline.

Mais ce n’étoit pas assez que de protéger par des lois les choses nécessaires au labourage, il falloit encore veiller à la tranquillité & à la sûreté du Laboureur & de tout ce qui lui appartient. Ce fut par cette raison que Constantin le Grand défendit à tout créancier de saisir pour dettes civiles les esclaves, les bœufs, & tous les instrumens du labour. « S’il arrive aux créanciers, aux cautions, aux Juges mêmes, d’enfreindre cette loi, ils subiront une peine arbitraire à laquelle ils seront condamnés par un Juge supérieur ». Le même Prince étendit cette défense par une autre loi, & enjoignit aux Receveurs de ses deniers, sous peine de mort, de laisser en paix le Laboureur indigent. Il concevoit que les obstacles qu’on apporteroit à l’agriculture diminueroient l’abondance des vivres & du commerce, & par contrecoup l’étendue de ses droits. Il y eut un tems où l’habitant des provinces étoit tenu de fournir des chevaux de poste aux couriers, & des bœufs aux voitures publiques ; Constantin eut l’attention d’excepter de ces corvées le cheval & le bœuf servant au labour. « Vous punirez séverement, dit ce Prince à ceux à qui il en avoit confié l’autorité, quiconque contreviendra à ma loi. Si c’est un homme d’un rang qui ne permette pas de sévir contre lui, dénoncez-le moi, & j’y pourvoirai : s’il n’y a point de chevaux ou de bœufs que ceux qui travaillent aux terres, que les voitures & les couriers attendent ». Les campagnes de l’Illyrie étoient désolées par de petits Seigneurs de villages qui mettoient le Laboureur à contribution & le contraignoient à des corvées nuisibles à la culture des terres : les Empereurs Valens & Valentinien instruits de ces désordres les arrêterent par une loi qui porte exil perpétuel & confiscation de tous biens contre ceux qui oseront à l’avenir exercer cette tyrannie.

Mais les lois qui protegent la terre, le Laboureur & le bœuf, ont veillé à ce que le Laboureur remplît son devoir. L’Empereur Pertinax voulut que le champ laissé en friche appartînt à celui qui le cultiveroit ; que celui qui le défricheroit fût exempt d’imposition pendant dix ans ; & s’il étoit esclave, qu’il devînt libre. Aurelien ordonna aux Magistrats municipaux des villes d’appeller d’autres citoyens à la culture des terres abandonnées de leur domaine, & il accorda trois ans d’immunité à ceux qui s’en chargeroient. Une loi de Valentinien, de Théodose & d’Arcade met le premier occupant en possession des terres abandonnées, & les lui accorde sans retour, si dans l’espace de deux ans personne ne les réclame : mais les Ordonnances de nos Rois ne sont pas moins favorables à l’agriculture que les Lois Romaines.

Henri III. Charles IX. Henri IV. se sont plûs à favoriser par des Reglemens les habitans de la campagne. Ils ont tous fait défenses de saisir les meubles, les harnois, les instrumens & les bestiaux du Laboureur. Louis XIII. & Louis XIV. les ont confirmés. Cet article n’auroit point de fin, si nous nous proposions de rapporter toutes les Ordonnances relatives à la conservation des grains depuis la semaille jusqu’à la récolte. Mais ne sont-elles pas toutes bien justes ? Est-il quelqu’un qui voulût se donner les fatigues & faire toutes les dépenses nécessaires à l’agriculture, & disperser sur la terre le grain qui charge son grenier, s’il n’attendoit la récompense d’une heureuse moisson ?

La Loi de Dieu donna l’exemple. Elle dit : « Si l’homme fait du dégât dans un champ ou dans une vigne en y laissant aller sa bête, il réparera ce dommage aux dépens de son bien le meilleur. Si le feu prend à des épines & gagne un amas de gerbes, celui qui aura allumé ce feu supportera la perte ». La loi des hommes ajoûta : « Si quelque voleur de nuit dépouille un champ qui n’est pas à lui, il sera pendu, s’il a plus de quatorze ans ; il sera battu de verges, s’il est plus jeune, & livré au propriétaire du champ, pour être son esclave jusqu’à ce qu’il ait réparé le dommage, suivant la taxe du Préteur. Celui qui mettra le feu à un tas de blé, sera fouetté & brûlé vif. Si le feu y prend par sa négligence, il payera le dommage, ou sera battu de verges, à la discrétion du Préteur ».

Nos Princes n’ont pas été plus indulgens sur le dégât des champs. Ils ont prétendu qu’il fût seulement réparé, quand il êtoit accidentel ; & réparé & puni, quand il étoit médité. « Si les bestiaux se répandent dans les blés, ils seront saisis, & le berger sera châtié ». Il est défendu, même aux Gentils-hommes, de chasser dans les vignes, dans les blés, dans les terres ensemencées. Voyez l’Edit d’Henri IV. c. Follembray, 12 Janvier 1599. Voyez ceux de Louis XIV. Août 1689. & 20 Mai 1704. Ils ont encore favorisé la récolte en permettant d’y travailler même les jours de Fêtes. Mais nous renvoyons à l’article Grain & à d’autres articles, ce qui a rapport à la récolte, à la vente, au commerce, au transport, à la police des grains, & nous passons à la culture des terres.

Pour cultiver les terres avec avan age, il importe d’en connoître la nature : telle terre demande une façon, telle autre une autre ; celle-ci une espece de grains, celle-là une autre espece. On trouvera à l’article Terre & Terroir en général ce qui y a rapport, & aux plantes différentes le terroir & la culture qu’elles demandent : nous ne réserverors ici que ce qui concerne l’agriculture en général ou le labour.

1. Proportionnez vos bêtes & vos ustenciles, le nombre, la profondeur, la figure, la saison des labours & des repos, à la qualité de vos terres & à la nature de votre climat.

2. Si votre domaine est de quelqu’étendue, divisez-le en trois parties égales ou à peu près ; c’est ce qu’on appelle mettre ses terres en soles.

Semez l’une de ces trois parties en blé, l’autre en avoine & menus grains, qu’on appelle mars, & laissez la troisieme en jachere.

3. L’année suivante, semez la jachere en blé ; changez en avoine celle qui étoit en blé, & mettez en jachere celle qui étoit en avoine.

Cette distribution rendra le tribut des années, le repos & le travail des terres à peu près égaux, si l’on combine la bonté des terres avec leur étendue. Mais le Laboureur prudent, qui ne veut rien laisser au hasard, aura plus d’égard à la qualité des terres qu’à la peine de les cultiver ; & la crainte de la disette le déterminera plûtôt à fatiguer considérablement une année, afin de cultiver une grande étendue de terres ingrates, & égaliser ses années en revenus, que d’avoir des revenus inégaux en égalisant l’étendue de ses labours ; & il ne se mettra que le moins qu’il pourra dans le cas de dire, ma sole de blé est forte ou foible cette année.

4. Ne dessolez point vos terres, parce que cela vous est défendu, & que vous ne trouveriez pas votre avantage à les faire porter plus que l’usage & un bon labourage ne le permettent.

5. Vous volerez votre maître, si vous êtes fermier, & que vous décompotiez contre sa volonté, & contre votre bail. Voyez Décompoter.

Terres à blé. Vous donnerez trois façons à vos terres à blé avant que de les ensemencer, soit de froment, soit de méteil, soit de seigle : ces trois façons vous les donnerez pendant l’année de jachere. La premiere aux environs de la Saint Martin, ou après la semaille des menus grains vers Pâques : mais elle est plus avantageuse & plus d’usage en automne. Elle consiste à ouvrir la terre & à en détruire les mauvaises herbes : cela s’appelle faire la cassaille, ou sombrer, ou égerer, ou jacherer, ou lever le guéret, ou guerter, ou mouvoir, ou casser, tourner, froisser les jacheres. Ce premier labour n’est gueres que de quatre doigts de profondeur, & les sillons en sont serrés : il y a pourtant des Provinces où l’on croit trouver son avantage à le donner profond. Chacun a ses raisons. On retourne en terre par cette façon le chaume de la dépouille précédente, à moins qu’on n’aime mieux y mettre le feu. Si on y a mis le feu, on laboure sur la cendre, ou bien on brûle le chaume, comme nous venons de dire ; ou on l’arrache pour en faire des meules, & l’employer ensuite à différens usages ; ou on le retourne, en écorchant légerement la terre. Dans ce dernier cas, on lui donne le tems de pourir, & au mois de Décembre on retourne au champ avec la charrue, & on lui donne le premier des trois véritables labours : ce labour est profond, & s’appelle labour en plante. Il est suivi de l’émotage qui se fait avec le casse-motte, mais plus souvent avec une forte herse garnie de fortes dents de fer. Il faut encore avoir soin d’ôter les pierres ou d’épierrer, d’ôter les souches ou d’essarter les ronces, les épines, &c.

Le second labour s’appelle binage ; quand on a donné la premiere façon avant l’hyver, on bine à la fin de l’hyver ; si on n’a donné la premiere façon qu’après l’hyver, on bine six semaines ou un mois après. On avance ou on recule ce travail, suivant la température de l’air ou la force des terres. Il faut que ce labour soit profond.

Le troisieme labour s’appelle, ou tierçage, ou rebinage. On fume les terres avant que de le donner, si on n’y a pas travaillé plûtôt. Il doit être profond quand on ne donne que trois façons ; on le donne quand l’herbe commence à monter sur le guéret, & qu’on est prêt à l’emblaver, & tout au plus huit à quinze jours avant.

Comme il faut qu’il y ait toûjours un labour avant la semaille, il y a bien des terres qui demandent plus de trois labours. On donne jusqu’à quatre à cinq labours aux terres fortes, à mesure que les herbes y viennent ; quand la semaille est précédée d’un 4e labour, ce labour est léger ; il s’appelle traverser. On ne traverse point les terres glaiseuses, enfoncées, & autres d’où les eaux s’écoulent difficilement. Quand on donne plus de trois labours, on n’en fait gueres que deux ou trois pleins ; deux l’hyver, un avant la semaille : les autres ne sont proprement que des demi-labours qui se font avec le soc simple, sans coutre & sans oreilles.

Terres à menus grains. On ne laisse reposer ces terres depuis le mois de Juillet ou d’Août qu’elles ont été dépouillées de blé, que jusqu’en Mars qu’on les ensemence de menus grains. On ne leur donne qu’un ou deux labours, l’un avant l’hyver, l’autre avant de semer. Ceux qui veulent amender ces terres y laissent le chaume, ou le brûlent : ils donnent le premier labour aux environs de la Saint-Martin, & le second vers le mois de Mars.

On n’emploie en France que des chevaux ou des bœufs. Le bœuf laboure plus profondément, commence plûtôt, finit plus tard, est moins maladif, coûte moins en nourriture & en harnois, & se vend quand il est vieux : il faut les accoupler serrés, afin qu’ils tirent également. On se sert de buffles en Italie, d’ânes en Sicile ; il faut prendre ces animaux jeunes, gras, vigoureux, &c.

1. N’allez point aux champs sans connoître le fonds, sans que vos bêtes soient en bon état, & sans quelque outil tranchant. La terre n’est bonne que quand elle a dix-huit pouces de profondeur.

2. Choisissez un tems convenable ; ne labourez ni trop tôt ni trop tard ; c’est la premiere façon qui décidera des autres quant aux terres.

3. Ne labourez point quand la terre est trop seche : ou vous ne feriez que l’égratigner par un labour superficiel, ou vous dissiperiez sa substance par un labour profond. Le labour fait dans les grandes chaleurs doit être suivi d’un demi-labour avant la semaille.

4. Si vous labourez par un tems trop mou, la terre chargée d’eau se mettra en mortier ; ensorte que ne devenant jamais meuble, la semence s’y porteroit mal. Prenez le tems que la terre est adoucie, après les pluies ou les brouillards.

5. Renouvellez les labours quand les herbes commencent à pointer, & donnez le dernier peu de tems avant la semaille.

6. Labourez fortement les terres grasses, humides & fortes, & les novales ; légerement les terres sabloneuses, pierreuses, seches, & légeres, & non à vive jauge.

7. Ne poussez point vos sillons trop loin, vos bêtes auront trop à tirer d’une traite. On dit qu’il seroit bon que les terres fussent partagées en quartiers, chacun de quarante perches de long au plus pour les chevaux, & de cent cinquante piés au plus pour les bœufs ; ne les faites reposer qu’au bout de la raie.

8. Si vous labourez sur une colline, labourez horisontalement, & non verticalement.

9. Labourez à plat & uniment dans les pays où vos terres auront besoin de l’arrosement des pluies. Labourez en talus, à dos d’âne, & en sillons hauts, les terres argilleuses & humides. On laisse dans ces derniers cas un grand sillon aux deux côtés du champ pour recevoir & décharger les eaux.

10. Que vos sillons soient moins larges, moins unis, & plus élevés dans les terres humides que dans les autres. Si vos sillons sont étroits, & qu’ils n’aient que quatorze à quinze pouces de largeur sur treize à quatorze de hauteur, labourez du midi au Nord, afin que vos grains ayent le soleil des deux côtés. Cette attention est moins nécessaire si vos sillons sont plats. Si vous labourez à plat & en planches des terres humides, n’oubliez pas de pratiquer au milieu de la planche un sillon plus profond que les autres, qui reçoive les eaux. Il y a des terres qu’on laboure à uni, sans sillons ni planches, & où l’on se contente de verser toutes les raies du même côté, en ne prenant la terre qu’avec l’oreille de la charrue ; ensorte qu’après le labour on n’apperçoit point d’enrue ; on se sert alors d’une charrue à tourne-oreille.

11. Sachez que les sillons porte-eaux ne sont permis que quand ils ne font point de tort aux voisins, & qu’ils sont absolument nécessaires.

12. Donnez le troisieme labour de travers, afin que votre terre émotée en tout sens se nettoye plus facilement de pierres, & s’imbibe plus aisément des eaux de pluie.

13. Que votre dernier labour soit toûjours plus profond que le précédent. Que vos sillons soient pressés. Changez rarement de soc. Ne donnez point à la même terre deux fois de suite la même sorte de grains. Ne faites point labourer à prix d’argent : si vous y êtes forcé, veillez à ce que votre ouvrage se fasse bien.

14. Ayez une bonne charrue. V. à l’article Charrue, une casse-mote, une herse, des pioches, &c.

Voulez-vous connoître le travail de votre année ? le voici.

En Janvier. Dépouillez les gros légumes. Retournez les jacheres. Mettez en œuvre les chanvres & lins. Nettoyez, raccommodez vos charrettes, tombereaux, & apprêtez des échalas & des osiers. Coupez les saules & les peupliers. Relevez les fossés, façonnez les haies. Remuez les terres des vignes. Fumez ceux des arbres fruitiers qui languiront. Emondez les autres. Essartez les prés. Battez les grains. Retournez le fumier. Labourez les terres légeres & sablonneuses qui ne l’ont pas été à la Saint-Martin. Quand il fera doux, vous recommencerez à planter dans les vallées. Entez les arbres & arbrisseaux hâtifs. Enterrez les cormes, amandes, noix, &c. Faites tiller le chanvre & filer. Faites faire des fagots & du menu bois. Faites couver les poules qui demanderont. Marquez les agneaux que vous garderez. Salez le cochon. Si vous êtes en pays chaud, rompez les guérets, préparez les terres pour la semaille de Mars, &c.

En Fevrier. Continuez les ouvrages précédens. Plantez la vigne. Curez, taillez, échaladez les vignes plantées. Fumez les arbres, les champs, les prés, les jardins, & les couches. Habillez les prairies. Elaguez les arbres, nettoyez-les de feuilles mortes, de vers, de mousse, d’ordures, &c. Donnez la façon aux terres que vous semerez en Mars, sur-tout à celles qui sont en côteaux. Vous semerez l’avoine, si vous écoutez le proverbe. Semez les lentilles, les pois chiches, le chanvre, le lin, le pastel. Préparez les terres à sainfoin. Visitez vos vins s’ils sont délicats. Plantez les bois, les taillis, les rejettons. Nettoyez le colombier, le poulaillier, &c. Repeuplez la garenne. Raccommodez les terriers. Achetez des ruches & des mouches. Si votre climat est chaud, liez la vigne à l’échalas. Rechauffez les piés des arbres. Donnez le verrat aux truies, sinon attendez.

En Mars. Semez les petits blés, le lin, les avoines, & les mars. Achevez de tailler & d’échalader les vignes. Donnez tout le premier labour. Faites les fagots de sarmens. Soûtirez les vins. Donnez la seconde façon aux jacheres. Sarclez les blés. Semez les olives, & autres fruits à noyau. Dressez des pepinieres. Greffez les arbres avant qu’ils bourgeonnent. Mettez vos jardins en état. Semez la lie d’olive sur les oliviers languissans. Défrichez les prés. Achetez des bœufs, des veaux, des genisses, des poulains, des taureaux, &c.

En Avril. Continuez de semer les mars & le sainfoin. Labourez les vignes & les terres qui ne l’ont pas encore été. Greffez les arbres fruitiers. Plantez les oliviers, greffez les autres. Taillez la vigne nouvelle. Donnez à manger aux pigeons, car ils ne trouveront plus rien. Donnez l’étalon aux cavales, aux ânesses, & aux brebis. Nourrissez bien les vaches qui vêlent ordinairement dans ce tems. Achetez des mouches ; cherchez-en dans les bois. Nettoyez les ruches, & faites la chasse aux papillons.

En Mai. Semez le lin, le chanvre, la navette, le colsa, le millet, & le panis, si vous êtes en pays froid. Plantez le safran. Labourez les jacheres. Sarclez les blés. Donnez le second labour & les soins nécessaires à la vigne. Otez les pampres & les sarmens sans fruit. Coupez les chênes & les aunes pour qu’ils pelent. Emondez & entez les oliviers. Soignez les mouches à miel, & plus encore les vers à soie. Tondez les brebis. Faites beurre & fromage. Remplissez vos vins. Châtrez vos veaux. Allez chercher dans les forêts du jeune feuillage pour vos bestiaux.

En Juin. Continuez les labours & les semailles des mois précédens. Ebourgeonnez & liez la vigne. Continuez de soigner les mouches, & de châtrer les veaux. Faites provision de beurre & de fromage. Si vous êtes en pays froid, tondez vos brebis. Donnez le deuxieme labour aux jacheres. Charriez les fumiers & la marne. Préparez & nettoyez l’aire de la grange. Châtrez les mouches à miel. Tenez leurs ruches nettes. Fauchez les prés, & autres verdages. Fanez le foin. Recueillez les légumes qui sont en maturité. Sciez sur la fin du mois vos orges quarrés. En Italie, vous commencerez à dépouiller vos fromens, partout vous vous disposerez à la moisson. Battez du blé pour la semaille. Dépouillez les cerisiers. Amassez des claies, & parquez les bestiaux.

En Juillet. Achevez de biner les jacheres. Continuez de porter les fumiers. Dépouillez les orges de primeur, les navettes, colsas, lins, vers à soie, récoltes, les légumes d’été. Serrez ceux d’hyver. Donnez le troisieme labour à la vigne. Otez le chiendent. Unissez la terre pour conserver les racines. Déchargez les pommiers & les poiriers des fruits gâtés & superflus. Ramassez ceux que les vents auront abattus, & faites-en du cidre de primeur. Faites couvrir vos vaches. Visitez vos troupeaux. Coupez les foins. Vuidez & nettoyez vos granges. Retenez des moissonneurs. En climat chaud, achetez à vos brebis des beliers, & rechaussez les arbres qui sont en plein vent.

En Août. Achevez la moisson. Arrachez le chanvre. Faites le verjus. En pays froid, effeuillez les seps tardifs ; en pays chaud, ombragez-les. Commencez à donner le troisieme labour aux jacheres. Battez le seigle pour la semaille prochaine. Continuez de fumer les terres. Cherchez des sources, s’il vous en faut, vous aurez de l’eau toute l’année, quand vous en trouverez en Août. Faites la chasse aux guêpes. Mettez le feu dans les pâtis pour en consumer les mauvaises herbes. Préparez vos pressoirs, vos cuves, vos tonneaux, & le reste de l’attirail de la vendange.

En Septembre. Achevez de dépouiller les grains & les chanvres, & de labourer les jacheres ; fumez les terres ; retournez le fumier ; fauchez la deuxieme coupe des prés ; cueillez le houblon, le senevé, les pommes, les poires, les noix, & autres fruits d’automne ; ramassez le chaume pour couvrir vos étables ; commencez à semer les seigles, le méteil & même le froment ; coupez les riz & les millets ; cueillez & préparez le pastel & la garence ; vendangez sur la fin du mois. En pays chaud, semez les pois, la vesce, le sénegré, la dragée, &c. cassez les terres pour le sainfoin ; faites de nouveaux prés ; raccommodez les vieux ; semez les lupins, & autres grains de la même nature, & faites amas de cochons maigres pour la glandée.

En Octobre. Achevez votre vendange & vos vins, & la semaille des blés ; recueillez le miel & la cire ; nettoyez les ruches ; achevez la récolte du safran ; serrez les orangers ; semez les lupins, l’orge quarré, les pois, les féverolles, l’hyvernache ; faites le cidre & le résiné ; plantez les oliviers ; déchaussez ceux qui sont en pié ; confisez les olives blanches ; commencez sur la fin de ce mois à provigner la vigne, à la rueller, si c’est l’usage ; veillez aux vins nouveaux ; commencez à abattre les bois, à tirer la marne & à planter. En pays chaud, depuis le 10 jusqu’au 23, vous semerez le froment ras & barbu, & même le lin, qu’on ne met ici en terre qu’au printems.

En Novembre. Continuez les cidres ; abattez les bois ; plantez, provignez & déchaussez la vigne ; amassez les olives quand elles commencent à changer de couleur, tirez-en les premieres huiles ; plantez les oliviers, taillez les autres ; semez de nouveaux piés ; récoltez les marons & chataignes, la garence & les osiers ; serrez les fruits d’automne & d’hyver ; amassez du gland pour le cochon ; serrez les raves ; ramassez & faites sécher des herbes pour les bestiaux ; charriez les fumiers & la marne ; liez les vignes ; rapportez & serrez les échalas ; coupez les branches de saules ; tillez-les ou fendez ; faites l’huile de noix ; commencez à tailler la vigne ; émondez les arbres ; coupez les bois à bâtir & à chauffer ; nettoyez les ruches, & visitez vos serres & vos fruiteries. On a dans un climat chaud des moutons dès ce mois ; on lâche le bouc aux chevres ; on seme le blé ras & barbu, les orges, les féves & le lin. En pays froid & tempéré, cette semaille ne se fait qu’en Mars.

En Décembre. Défrichez les bois, coupez-en pour bâtir & chauffer ; fumez & marnez vos terres ; battez votre blé ; faites des échalas, des paniers de jonc & d’osier, des rateaux, des manches ; préparez vos outils ; raccommodez vos harnois & vos ustensiles ; tuez & salez le cochon ; couvrez de fumier les piés des arbres & les légumes que vous voulez garder jusqu’au printems ; visitez vos terres ; étêtez vos peupliers & vos autres arbres, si vous voulez qu’ils poussent fortement au printems ; tendez des rets & des piéges, & recommencez votre année. Voyez le détail de chacune de ces opération à leurs articles.

Voilà l’année, le travail & la maniere de travailler de nos laboureurs. Mais un Auteur Anglois a proposé un nouveau système d’agriculture que nous allons expliquer, d’après la traduction que M. Duhamel nous a donnée de l’ouvrage Anglois, enrichi de ses propres découvertes.

M. Tull distingue les racines, en pivotantes qui s’enfoncent verticalement dans la terre, & qui soûtiennent les grandes plantes, comme les chênes & les noyers ; & en rampantes, qui s’étendent parallelement à la surface de la terre. Il prétend que celles-ci sont beaucoup plus propres à recueillir les sucs nourriciers que celles-là. Il démontre ensuite que les feuilles sont des organes très-nécessaires à la santé des plantes, & nous rapporterons à l’article Feuille les preuves qu’il en donne : d’où il conclut que c’est faire un tort considerable aux lusernes & aux sainfoins, que de les faire paître trop souvent par le bétail, & qu’il pourroit bien n’être pas aussi avantageux qu’on se l’imagine de mettre les troupeaux dans les blés quand ils sont trop forts.

Après avoir examiné les organes de la vie des plantes, la racine & la feuille, M. Tull passe à leur nourriture : il pense que ce n’est autre chose qu’une poudre très-fine, ce qui n’est pas sans vraissemblance, ni sans difficulté ; car il paroît que les substances intégrantes de la terre doivent être dissolubles dans l’eau, & les molécules de terre ne semblent pas avoir cette propriété : c’est l’observation de M. Duhamel. M. Tull se fait ensuite une question très-embarrassante ; il se demande si toutes les plantes se nourrissent d’un même suc ; il le pense : mais plusieurs Auteurs ne sont pas de son avis ; & ils remarquent très bien que telle terre est épuisée pour une plante, qui ne l’est pas pour une autre plante ; que des arbres plantés dans une terre où il y en a eu beaucoup & long-tems de la même espece, n’y viennent pas si bien que d’autres arbres ; que les sucs dont l’orge se nourrit, étant plus analogues à ceux qui nourrissent le blé, la terre en est plus épuisée qu’elle ne l’eût été par l’avoine ; & par conséquent que tout étant égal d’ailleurs, le blé succede mieux à l’avoine dans une terre qu’à l’orge. Quoi qu’il en soit de cette question, sur laquelle les Botanistes peuvent encore s’exercer, M. Duhamel prouve qu’un des principaux avantages qu’on se procure en laissant les terres sans les ensemencer pendant l’année de jachere, consiste à avoir assez de tems pour multiplier les labours autant qu’il est nécessaire pour détruire les mauvaises herbes, pour ameublir & soulever la terre, en un mot pour la disposer à recevoir le plus précieux & le plus délicat de tous les grains, le froment : d’où il s’ensuit qu’on auroit beau multiplier les labours dans une terre, si on ne laissoit des intervalles convenables entre ces labours, on ne lui procureroit pas un grand avantage. Quand on a renversé le chaume & l’herbe, il faut laisser pourrir ces matieres, laisser la terre s’imprégner des qualités qu’elle peut recevoir des météores, sinon s’exposer par un travail précipité à la remettre dans son premier état. Voilà donc deux conditions ; la multiplicité des labours, sans laquelle les racines ne s’étendant pas facilement dans les terres, n’en tireroient pas beaucoup de sucs ; des intervalles convenables entre ces labours, sans lesquels les qualités de la terre ne se renouvelleroient point. A ces conditions il en faut ajoûter deux autres ; la destruction des mauvaises herbes, ce qu’on obtient par les labours fréquens ; & le juste rapport entre la quantité de plantes & la faculté qu’a la terre pour les nourrir.

Le but des labours fréquens, c’est de diviser les molécules de la terre ; d’en multiplier les pores, & d’approcher des plantes plus de nourriture : mais on peut encore obtenir cette division par la calcination & par les fumiers. Les fumiers alterent toûjours un peu la qualité des productions ; d’ailleurs on n’a pas du fumier autant & comme on veut, au lieu qu’on peut multiplier les labours à discrétion sans altérer la qualité des fruits. Les fumiers peuvent bien fournir à la terre quelque substance : mais les labours réitérés exposent successivement différentes parties de la terre aux influences de l’air, du soleil & des pluies, ce qui les rend propres à la végétation.

Mais les terres qui ont resté long-tems sans être ensemencées, doivent être labourées avec des précautions particulieres, dont on est dispensé quand il s’agit de terres qui ont été cultivées sans interruption. M. Tull fait quatre classes de ces terres : 1°. celles qui sont en bois ; 2°. celles qui sont en landes ; 3°. celles qui sont en friche ; 4°. celles qui sont trop humides. M. Tull remarque que quand la rareté du bois n’auroit pas fait cesser la coûtume de mettre le feu à celles qui étoient en bois pour les convertir en terres labourables, il faudroit s’en départir ; parce que la fouille des terres qu’on est obligé de faire pour enlever les souches, est une excellente façon que la terre en reçoit, & que l’engrais des terres par les cendres est sinon imaginaire, du moins peu efficace. 2°. Il faut, selon lui, brûler toutes les mauvaises productions des landes vers la fin de l’été, quand les herbes sont desséchées, & recourir aux fréquens labours. 3°. Quant aux terres en friche, ce qui comprend les sainfoins, les lusernes, les trefles, & généralement tous les prés, avec quelques terres qu’on ne laboure que tous les huit ou dix ans, il ne faut pas se contenter d’un labour pour les prés, il faut avec une forte charrue à versoir commencer par en mettre la terre en grosses mottes, attendre que les pluies d’automne ayent brisé ces mottes, que l’hyver ait achevé de les détruire, & donner un second labour, un troisieme, &c. en un mot ne confier du froment à cette terre que quand les labours l’auront assez affinée. On brûle les terres qui ne se labourent que tous les dix ans ; & voici comment on s’y prend : on coupe toute la surface en pieces les plus régulieres qu’on peut, comme on les voit en aaa (fig. 1. Pl. d’agriculture) de huit à dix pouces en quarré sur deux à trois doigts d’épaisseur : on les dresse ensuite les unes contre les autres, comme on voit en bbb (fig. 2.) Quand le tems est beau, trois jours suffisent pour les dessécher : on en fait alors des fourneaux. Pour former ces fourneaux, on commence par élever une petite tour cylindrique, afb (fig. 3.) d’un pié de diametre. Comme la muraille de la petite tour est faite avec des gasons, son épaisseur est limitée par celle des gasons : on observe de mettre l’herbe en-dedans, & d’ouvrir une porte f d’un pié de largeur, du côté que souffle le vent. On place au-dessus de cette porte un gros morceau de bois qui sert de lintier. On remplit la capotte de la tour de bois sec mêlé de paille, & l’on acheve le fourneau avec les mêmes gasons en dôme, comme on voit (fig. 4.) en e d. Avant que la voûte soit entierement fermée, on allume le bois, puis on ferme bien vîte la porte d, fermant aussi avec des gasons les crevasses par où la fumée sort trop abondamment.

On veille aux fourneaux jusqu’à ce que la terre paroisse embrasée ; on étouffe le feu avec des gasons, si par hasard il s’est formé des ouvertures, & l’on rétablit le fourneau. Au bout de 24 à 28 heures le feu s’éteint & les mottes sont en poudre, excepté celles de dessus qui restent quelque fois crues, parce qu’elles n’ont pas senti le feu. Pour éviter cet inconvénient, il n’y a qu’à faire les fourneaux petits : on attend que le tems soit à la pluie, & alors on répand la terre cuite le plus uniformément qu’on peut, excepté aux endroits où étoient les fourneaux. On donne sur le champ un labour fort léger ; on pique davantage les labours suivans ; si l’on peut donner le premier labour en Juin, & s’il est survenu de la pluie, on pourra tout d’un coup retirer quelque profit de la terre, en y semant du millet, des raves, &c. ce qui n’empêchera pas de semer du seigle ou du blé l’automne suivant. Il y en a qui ne répandent leur terre brûlée qu’immédiatement avant le dernier labour. M. Tull blâme cette méthode malgré les soins qu’on prend pour la faire réussir ; parce qu’il est très avantageux de bien mêler la terre brûlée avec le terrein. 4°. On égouttera les terres humides par un fossé qui sera pratiqué sur les côtés, ou qui la refendra. M. Tull expose ensuite les différentes manieres de labourer : elles ne different pas de celles dont nous avons parlé plus haut : mais voici où son système va s’éloigner le plus du système commun. Je propose, dit M. Tull, de labourer la terre pendant que les plantes annuelles croissent, comme on cultive la vigne & les autres plantes vivaces. Commencez par un labour de huit à dix pouces de profondeur ; servez-vous pour cela d’une charrue à quatre coutres & d’un soc fort large : quand votre terre sera bien préparée, semez : mais au lieu de jetter la graine à la main & sans précaution, distribuez-la par rangées, suffisamment écartées les unes des autres. Pour cet effet ayez mon semoir. Nous donnerons à l’article Semoir la description de cet instrument. A mesure que les plantes croissent, labourez la terre entre les rangées ; servez-vous d’une charrue légere. V. à l’art. Charrue la description de celle-ci. M. Tull se demande ensuite s’il faut plus de grains dans les terres grasses que dans les terres maigres, & son avis est qu’il en faut moins où les plantes deviennent plus vigoureuses.

Quand au choix des semences, il préfere le nouveau froment au vieux. Nos fermiers trempent leurs blés dans l’eau de chaux : il faut attendre des expériences nouvelles pour savoir s’ils ont tort ou raison ; & M. Duhamel nous les a promises. On estime qu’il est avantageux de changer de tems en tems de semence, & l’expérience justifie cet usage. Les autres Auteurs prétendent qu’il faut mettre dans un terrein maigre des semences produites par un terrein gras, & alternativement. M. Tull pense au contraire, que toute semence doit être tirée des meilleurs terreins ; opinion, dit M. Duhamel, agitée, mais non démontrée dans son ouvrage. Il ne faut pas penser comme quelques-uns, que les grains changent au point que le froment devienne seigle ou ivraie. Voilà les principes généraux d’agriculture de M. Tull, qui different des autres dans la maniere de semer, dans les labours fréquens, & dans les labours entre les plantes. C’est au tems & aux essais à décider, à moins qu’on n’en veuille croire l’auteur sur ceux qu’il a faits. Nous en rapporterons les effets aux articles Blé, Froment, Sainfoin, &c. & ici nous nous contenterons de donner le jugement qu’en porte M. Duhamel, à qui l’on peut s’en rapporter quand on sait combien il est bon observateur.

Il ne faut pas considérer, dit M. Duhamel, si les grains de blé qu’on met en terre en produisent un plus grand nombre, lorsqu’on suit les principes de M. Tull ; cette comparaison lui seroit trop favorable. Il ne faut pas non plus se contenter d’examiner si un arpent de terre cultivé suivant ses principes, produit plus qu’une même quantité de terre cultivée à l’ordinaire ; dans ce second point de vûe, la nouvelle culture pourroit bien n’avoir pas un grand avantage sur l’ancienne.

Ce qu’il faut examiner, c’est 1°. si toutes les terres d’une ferme cultivées, suivant les principes de M. Tull, produisent plus de grains que les mêmes terres n’en produiroient cultivées à l’ordinaire : 2°. si la nouvelle culture n’exige pas plus de frais que l’ancienne, & si l’accroissement de profit excede l’accroissement de dépense : 3°. si l’on est moins exposé aux accidens qui frustrent l’espérance du Laboureur, suivant la nouvelle méthode que suivant l’ancienne,

A la premiere question, M. Tull répond qu’un arpent produira plus de grain cultivé suivant ses principes, que selon la maniere commune. Distribuez, dit-il, les tuyaux qui sont sur les planches dans l’étendue des plates bandes, & toute la superficie de la terre se trouvera aussi garnie qu’à l’ordinaire : mais mes épis seront plus longs, les grains en seront plus gros, & ma récolte sera meilleure.

On aura peine à croire que trois rangées de froment placées au milieu d’un espace de six piés de largeur, puissent par leur fécondité suppléer à tout ce qui n’est pas couvert ; & peut-être, dit M. Duhamel, M. Tull exagere-t-il : mais il faut considérer que dans l’usage ordinaire il y a un tiers des terres en jachere, un tiers en menus grains, & un tiers en froment ; au lieu que suivant la nouvelle méthode, on met toutes les terres en blé : mais comme sur six piés de largeur on n’en emploie que deux, il n’y a non plus que le tiers des terres occupées par le froment. Reste à savoir si les rangées de blé sont assez vigoureuses, & donnent assez de froment, non-seulement pour indemniser de la récolte des avoines, estimée dans les fermages le tiers de la récolte du froment, mais encore pour augmenter le profit du Laboureur.

A la seconde question, M. Tull répond qu’il en coûte moins pour cultiver ses terres ; & cela est vrai, si l’on compare une même quantité de terre cultivée par l’une & l’autre méthode : mais comme suivant la nouvelle il faut cultiver toutes les terres d’une ferme, & que suivant l’ancienne on en laisse reposer un tiers, qu’on ne donne qu’une culture au tiers des avoines, & qu’il n’y a que le tiers qui est en blés, qui demande une culture entiere, il n’est pas possible de prouver en faveur de M. Tull ; reste à savoir si le profit compensera l’excès de dépense.

C’est la troisieme question ; M. Tull répond que des accidens qui peuvent arriver aux blés, il y en a que rien ne peut prévenir, comme la grêle, les vents, les pluies & les gelées excessives, certaines gelées accidentelles, les brouillards secs, &c. mais que quant aux causes qui rendent le blé petit & retrait, chardonné, &c. sa méthode y obvie.

Mais voici quelque chose de plus précis : supposez deux fermes de trois cens arpens, cultivées l’une par une méthode, l’autre par l’autre ; le fermier qui suivra la route commune divisera sa terre en trois soles, & il aura une sole de cent arpens en froment, une de même quantité en orge, en avoine, en pois, &c. & la troisieme sole en repos.

Il donnera un ou deux labours au lot des menus grains, trois ou quatre labours au lot qui doit rester en jachere, & le reste occupé par le froment ne sera point labouré. C’est donc six labours pour deux cens arpens qui composent les deux soles en valeur ; ou, ce qui revient au même, son travail se réduit à labourer une fois tous les ans quatre ou six cens arpens.

On paye communément six francs pour labourer un arpent ; ainsi, suivant la quantité de labours que le fermier doit donner à ses terres, il déboursera 2400 ou 3600 liv.

Il faut au moins deux mines & demie de blé, mesure de Petiviers, la mine pesant quatre-vingts livres, pour ensemencer un arpent. Quand ce blé est chotté, il se renfle & il remplit trois mines ; c’est pourquoi l’on dit qu’on seme trois mines par arpent. Nous le supposerons aussi, parce que le blé de semence étant le plus beau & le plus cher, il en résulte une compensation. Sans faire de différence entre le prix du blé de récolte & celui de semence, nous estimons l’un & l’autre quatre liv. la mine ; ainsi il en coûtera 1200 liv. pour les cent arpens.

Il n’y a point de frais pour ensemencer & herser les terres, parce que le laboureur qui a été payé des façons met le blé en terre gratis.

On donne pour scier & voiturer le blé dans la grange six livres par arpent ; ce qui fait pour les cent arpens 600 liv.

Ce qu’il en coûte pour arracher les herbes ou sarcler, varie suivant les années ; on peut l’évaluer à une liv. dix sous par arpent, ce qui fera 150 livres.

Il faut autant d’avoine ou d’orge que de blé pour ensemencer le lot qui produira ces menus grains : mais comme ils sont à meilleur marché, les fermiers ne les estiment que le tiers du froment. 400. liv.

Les frais de semaille se bornent au roulage, qui se paye à raison de dix sous l’arpent. 50 liv.

Les frais de récolte se montent à 200 liv. le tiers des frais de récolte du blé. 200 liv.

Nous ne tiendrons pas compte des fumiers : 1°. parce que les fermiers n’en achetent pas ; ils se contentent du produit de leur fourrage : 2°. ils s’employent dans les deux méthodes, avec cette seule différence que dans la nouvelle méthode on fume une fois plus de terre que dans l’ancienne.

Les frais de fermage sont les mêmes de part & d’autre, ainsi que les impôts : ainsi la dépense du fermier qui cultive trois cens arpens de terre à l’ordinaire, se monte à 5000 liv. s’il ne donne que trois façons à ses blés, & une à ses avoines ; ou à 6200 liv. s’il donne quatre façons à ses blés, & deux à ses avoines.

Voyons ce que la dépouille de ses terres lui donnera. Les bonnes terres produisant environ cinq fois la semence, il aura donc quinze cens mines, ou 6000 livres.

La récolte des avoines étant le tiers du froment, lui donnera 2000 liv.

Et sa récolte totale sera de 8000 liv. ôtez 5000 liv. de frais, reste 3000 liv. sur quoi il faudroit encore ôter 1200 liv. s’il avoit donné à ses terres plus de quatre façons.

On suppose que la terre a été cultivée pendant plusieurs années à la maniere de M. Tull, dans le calcul suivant : cela supposé, on doit donner un bon labour aux plates bandes après la moisson, un labour léger avant de semer, un labour pendant l’hyver, un au printems, un quand le froment monte en tuyau, & un enfin quand il épie. C’est six labours à donner aux trois cens arpens de terre. Les trois cens arpens doivent être cultivés & ensemencés en blé : ce seroit donc 1800 arpens à labourer une fois tous les ans. Mais comme à chaque labour il y a un tiers de la terre qu’on ne remue pas, ces 1800 arpens seront réduits à 1200 ou à 1000 ; ce qui coutera à raison de six liv. 6000 ou 7200 liv.

On ne consume qu’un tiers de la semence qu’on a coûtume d’employer ; ainsi cette dépense sera la même pour les 300 arpens que pour les 100 arpens du calcul précédent. 1200 liv.

Supposons que les frais de semence & de récolte soient les mêmes pour chaque arpent que dans l’hypothese précédente, c’est mettre les choses au plus fort, ce seroit pour les trois cens arpens 1800 liv.

Le sarclage ne sera pas pour chaque arpent le tiers de ce que nous l’avons supposé dans l’hypothese précédente ; ainsi nous mettons pour les trois cens arpens 150 liv.

Toutes ces sommes réunies font 10350 liv. que le fermier sera obligé de dépenser, & cette dépense excede la dépense de l’autre culture de 5350 liv.

On suppose, contre le témoignage de M. Tull, que chaque arpent ne produira pas plus de froment qu’un arpent cultivé à l’ordinaire. J’ai mis quinze mines par arpent ; c’est 4500 mines pour les trois cens arpens, à raison de quatre liv. la mine, 18000 liv. Mais si l’on ôte de 18000 l. la dépense de 10350 liv. restera à l’avantage de la nouvelle culture sur l’ancienne 4650 liv.

D’où il s’ensuit que quand deux, arpens cultivés suivant les principes de M. Tull, ne donneroient que ce qu’on tire d’un seul cultivé à l’ordinaire, la nouvelle culture donneroit encore 1650 livres par trois cens arpens de plus que l’ancienne. Mais un avantage qu’on n’a pas fait entrer en calcul, & qui est très-considérable, c’est que les récoltes sont moins incertaines.

Nous nous sommes étendus sur cet objet, parce qu’il importe beaucoup aux hommes. Nous invitons ceux à qui leurs grands biens permettent de tenter des expériences coûteuses, sans succès certain & sans aucun derangement de fortune, de se livrer à celles-ci, d’ajoûter au parallele & aux conjectures de M. Duhamel les essais. Cet habile Académicien a bien senti qu’une légere tentative feroit plus d’effet sur les hommes que des raisonnemens fort justes, mais que la plûpart ne peuvent suivre, & dont un grand nombre, qui ne les suit qu’avec peine, se méfie toûjours. Aussi avoit-il fait labourer une piece quarrée oblongue de terre, dont il avoit fait semer la moitié à l’ordinaire, & l’autre par rangées éloignées les unes des autres d’environ quatre piés. Les grains étoient dans les rangées à six pouces les uns des autres. Ce petit champ fut semé vers la fin de Décembre. Au mois de Mars M. Duhamel fit labourer à la bêche la terre comprise entre les rangées : quand le blé des rangées montoit en tuyau, il fit donner un second labour, enfin un troisieme avant la fleur. Lorsque ce blé fut en maturité, les grains du milieu de la partie cultivée à l’ordinaire n’avoient produit qu’un, deux, trois, quatre, quelquefois cinq & rarement six tuyaux ; au lieu que ceux des rangées avoient produit depuis dix-huit jusqu’à quarante tuyaux ; & les épis en étoient encore plus longs & plus fournis de grains. Mais malheureusement, ajoûte M. Duhamel, les oiseaux dévorerent le grain avant sa maturité, & l’on ne put comparer les produits.